Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier

Sudaco, S.p.A. c. Connexions commerciales internationales CT inc.

2012 QCCA 2254

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-021052-105

(500-17-058045-108)

 

DATE :

14 décembre 2012

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

JULIE DUTIL, J.C.A.

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

 

SUDACO SPA

APPELANTE - Demanderesse

c.

 

CONNEXIONS COMMERCIALES INTERNATIONALES C.T. INC.

INTIMÉE - Défenderesse

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L'appelante se pourvoit contre un jugement rendu séance tenante le 10 septembre 2010 (dont les motifs ont été déposés le 17 novembre 2010) par la Cour supérieure du district de Montréal (honorable Michel Delorme), qui a accueilli le moyen d'irrecevabilité fondé sur la prescription soumis par la défenderesse et rejeté sa requête introductive d'instance, avec dépens.

[2]           Pour les motifs de la juge Thibault, auxquels souscrivent les juges Dutil et Bouchard, LA COUR :


 

[3]           REJETTE l'appel, avec dépens.

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

Me Eva Derhy

Boscher Derhy Desmarais Godwin

Pour l'appelante

 

Me Andrée Dolan

Cossette Dolan Avocats

Pour l'intimée

 

Date d’audience :

6 novembre 2012



 

 

MOTIFS DE LA JUGE THIBAULT

 

 

[4]           La question posée dans l'appel concerne la prescription d'une action sur compte intentée par l'appelante le 6 mai 2010 pour recouvrer le prix de marchandises livrées à l'intimée et réclamées dans quatre factures datées des 29 juin, 9 décembre, 13 décembre et 23 décembre 2006. Plus précisément, le litige vise à décider s'il y a eu interruption ou suspension de la prescription.

1-         Les faits

[5]           Les parties ont vécu, sans histoire, une relation d'affaires vicennale jusqu'à ce que, en 2006, l'intimée éprouve de la difficulté à faire face à ses obligations, accumulant ainsi des retards importants pour les deux premières factures de l'année. Puis, l'intimée omet d'effectuer les paiements requis pour les quatre dernières factures datées des 29 juin, 9 décembre, 13 décembre et 23 décembre 2006. Cela entraîne l'envoi d'une mise en demeure et l'institution de procédures judiciaires au Québec et en Algérie.

[6]           Le 16 février 2008, l'intimée intente devant le tribunal de Biskra en Algérie une action dans laquelle elle demande à être dispensée du paiement des factures de l'appelante. Cette dernière produit une défense dans laquelle elle requiert, d'une part, le rejet de l'action de l'intimée et, d'autre part, la condamnation de cette dernière au paiement des factures impayées.

[7]           Le 3 avril 2008, l'appelante intente, devant la Cour supérieure du district de Montréal, une action sur compte pour réclamer à l'intimée le paiement des quatre factures impayées (86 155,50 $). L'intimée oppose à cette action un moyen d'irrecevabilité fondé sur la litispendance. Elle invoque que les parties ont présenté le même litige devant le tribunal algérien. La requête est accueillie et l'action sur compte rejetée le 6 août 2008.

[8]           Le 29 novembre 2008, le tribunal algérien rejette l'action de l'intimée et refuse de libérer cette dernière du paiement des factures. Le tribunal algérien rejette également la demande de l'appelante visant le paiement des factures pour le motif que les tribunaux canadiens sont saisis de cette demande.

[9]           Le jugement du tribunal algérien et un certificat de non-appel sont notifiés à l'appelante le 29 juin 2009. La traduction officielle dans la langue française de ces documents, rédigés originalement en langue arabe, est portée à la connaissance de l'appelante le ou vers le 21 décembre 2009.

[10]        Le 3 mai 2010, l'appelante intente devant la Cour supérieure du district de Montréal sa deuxième action sur compte contre l'intimée réclamant encore une fois le paiement des quatre factures. L'intimée oppose un moyen d'irrecevabilité de l'action, cette fois fondé sur la prescription du recours. Le moyen d'irrecevabilité est accueilli séance tenante, le 10 septembre 2010 et, en conséquence, l'action de l'appelante est rejetée.

[11]        Dans son mémoire d'appel, l'appelante a déposé des pièces qui n'avaient pas été produites devant la Cour supérieure sans requérir de la Cour l'autorisation de faire une preuve nouvelle[1]. Il s'agit d'une demande d'appel datée du 18 juillet 2010 par laquelle l'intimée cherche à faire réformer le jugement rendu par le tribunal algérien de première instance, le jugement du tribunal d'appel algérien rejetant cette demande le 24 octobre 2009 pour motif de tardiveté et le pourvoi de l'intimée devant la Cour de cassation, le 14 décembre 2010. Le dossier est muet quant au résultat de cette procédure, mais lors de l'audition devant la Cour, l'avocate de l'appelante a indiqué que la Cour de cassation algérienne avait rejeté l'appel de l'intimée le 1er décembre 2011.

2-         Le jugement de première instance

[12]        Après une audition de quelques minutes tenue le 10 septembre 2010, le juge de première instance rejette, séance tenante, l'action de l'appelante. Les motifs du jugement sont transcrits le 17 novembre 2010. Ils sont contenus dans les paragraphes suivants :

[1]        CONSIDÉRANT la réclamation de la demanderesse faisant l'objet de la requête introductive d'instance;

[2]        CONSIDÉRANT la demande de rejet de cette requête vu la prescription du recours, soumise par la défenderesse;

[3]        CONSIDÉRANT le jugement rendu le 6 août 2008 par madame la juge Anne-Marie Trahan rejetant, pour cause de litispendance, une première requête introductive d'instance de la demanderesse ainsi que le jugement rendu le 29 novembre 2008 par madame la juge Hlimi Hadia de la Cour de Biskra;

[4]        VU les articles 2889 , 2892 , 2894 , 2895 et 2925 du Code civil du Québec;

[5]        CONSIDÉRANT que le recours de la demanderesse a été introduit en mai 2010;

[6]        Le Tribunal estime ce recours prescrit.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[7]        ACCUEILLE le moyen d'irrecevabilité fondé sur la prescription soumis par la défenderesse;

[8]        REJETTE la requête introductive d'instance de la demanderesse;

[9]        AVEC DÉPENS.

3-         Les moyens d'appel

[13]        L'appelante propose que le dépôt de l'action de l'intimée, de sa défense et demande reconventionnelle en Algérie ainsi que sa première action au Québec ont interrompu la prescription.

[14]        Elle plaide aussi de façon subsidiaire que, s'il n'y a pas eu interruption de la prescription, il y a eu suspension de celle-ci puisqu'elle a été dans l'impossibilité d'agir au Québec jusqu'au jugement final du tribunal algérien.

[15]        Dans son mémoire d'appel, l'appelante fait enfin valoir que l'abus de procédure de la part de l'intimée ne doit pas la priver de son recours. À l'audience, l'avocate de l'appelante a toutefois renoncé à ce moyen.

4-         L'analyse

[16]        D'entrée de jeu, précisons que le droit de l'appelante de recouvrer de l'intimée le paiement de chacune des quatre factures datées des 29 juin, 9 décembre, 13 décembre et 23 décembre 2006 se prescrit par trois ans, suivant les termes de l'article 2925 C.c.Q. En conséquence, l'appelante devait intenter son recours au plus tard les 29 juin, 9 décembre, 13 décembre et 23 décembre 2009.

[17]        Sauf en présence d'un cas d'interruption ou de suspension de la prescription, l'action intentée par l'appelante en mai 2010 serait prescrite. Voyons si, comme le plaide cette dernière, il y a eu interruption ou suspension de la prescription.

[18]        La question de l'interruption de la prescription a été plaidée en première instance. Il aurait été utile que le juge indique les raisons pour lesquelles il n'a pas conclu à l'existence d'un cas d'interruption de la prescription. Il est bien certain que la charge de travail d'un juge qui siège dans une salle dite à volume ne lui permet pas toujours le luxe de donner des motifs détaillés, mais il est important que celui-ci indique, de façon minimale, le raisonnement qui lui a permis d'atteindre sa conclusion.

4.1-     L'interruption de la prescription

[19]        Comme on le sait, le bénéfice principal rattaché à l'interruption de la prescription est le fait que, après l'interruption, la prescription recommence à courir pour le même laps de temps, comme le prévoit l'article 2903 C.c.Q. :

2903. Après l'interruption, la prescription recommence à courir par le même laps de temps.

2903. Following interruption, prescription begins to run again for the same period.

[20]        L'intimée plaide que l'action intentée par l'appelante au Québec le 3 avril 2008, sa propre action intentée en Algérie le 16 février 2008 ou la défense et demande reconventionnelle présentée par l'appelante dans ce même pays le 29 mars 2008, ne peuvent avoir eu pour effet d'interrompre la prescription, car, dans les trois cas, les procédures ont été rejetées ce qui, vu l'article 2894 C.c.Q., empêche l'interruption de la prescription.

[21]        De plus, selon l'intimée, une défense ne peut être qualifiée de demande en justice au sens de l'article 2892 C.c.Q., et partant, une telle procédure n'est pas sujette au bénéfice de l'interruption de la prescription.

[22]        La règle générale en matière d'interruption de la prescription est que le dépôt d'une demande en justice (et, à cet égard, la demande reconventionnelle est considérée comme une demande en justice) avant l'expiration du délai de prescription interrompt la prescription :

2892. Le dépôt d'une demande en justice, avant l'expiration du délai de prescription, forme une interruption civile, pourvu que cette demande soit signifiée à celui qu'on veut empêcher de prescrire, au plus tard dans les 60 jours qui suivent l'expiration du délai de prescription.

La demande reconventionnelle, l'intervention, la saisie et l'opposition sont considérées comme des demandes en justice. Il en est de même de l'avis exprimant l'intention d'une partie de soumettre un différend à l'arbitrage, pourvu que cet avis expose l'objet du différend qui y sera soumis et qu'il soit signifié suivant les règles et dans les délais applicables à la demande en justice.

[Je souligne]

2892. The filing of a judicial demand before the expiry of the prescriptive period constitutes a civil interruption, provided the demand is served on the person to be prevented from prescribing not later than 60 days following the expiry of the prescriptive period.

Cross demands, interventions, seizures and oppositions are considered to be judicial demands. The notice expressing the intention by one party to submit a dispute to arbitration is also considered to be a judicial demand, provided it describes the object of the dispute to be submitted and is served in accordance with the rules and time limits applicable to judicial demands.

[23]        En revanche, une telle interruption n'a pas lieu dans le cas, notamment, du rejet de la demande. Dans une telle situation, l'effet interruptif de la demande en justice disparaît rétroactivement, comme si la demande n'avait jamais été présentée[2]. Cela découle de l'article 2894 C.c.Q. qui énonce ce qui suit :

 

2894. L'interruption n'a pas lieu s'il y a rejet de la demande, désistement ou péremption de l'instance.

2894. Interruption does not occur if the application is dismissed, the suit discontinued or perempted.

[24]        L'expression « demande en justice » contenue à l'article 2892 C.c.Q. a reçu une interprétation large. Dans son ouvrage La prescription[3], l'auteure Céline Gervais répertorie les procédures qui ont été considérées par les tribunaux comme des demandes en justice :

Ø  Une requête en délaissement forcé;

Ø  Une demande en dommages et intérêts à la suite d'un appel jugé abusif (art. 524 C.p.c.);

Ø  Une requête en jugement déclaratoire;

Ø  Une saisie-arrêt;

Ø  Une plainte au Tribunal du travail;

Ø  Un processus d'arbitrage;

Ø  Une demande d'arbitrage de compte d'honoraires;

Ø  Un avis d'hypothèque légale suivi d'une requête en radiation contestée;

Ø  Une plainte au Bureau de révision de l'évaluation foncière;

Ø  Une demande d'indemnité déposée à la Régie de l'assurance automobile du Québec,

Ø  Une demande au percepteur des pensions alimentaires;

Ø  Une poursuite intentée aux États-Unis.

[25]        Je précise que, selon la jurisprudence de la Cour, une action intentée dans un autre pays constitue une demande en justice au sens de l'article 2892 C.c.Q., et partant, elle interrompt la prescription[4].

[26]        Ici, la défense présentée à l'action intentée par l'intimée en Algérie doit être considérée comme comportant aussi une demande reconventionnelle (qui interrompt la prescription aux termes de l'article 2892 C.c.Q.) parce que, non seulement cette procédure recherchait le rejet de l'action, mais, en plus, elle demandait de façon expresse la condamnation de l'intimée à payer les quatre factures, tel qu'il appert des conclusions du « contre mémoire » produit par l'appelante à l'encontre de l'action intentée par l'intimée en Algérie :

 

Par ces motifs

En la forme : statuer l'irrecevabilité de l'instance pour vice de forme.

Subsidiairement en le fond : statuer le rejet de l'instance pour non fondement, en revanche et conformément à l'article 4 du code de procédure civile, la condamnation de la demanderesse au paiement du montant des quatre factures non-payes estimé à 86.155.50 Dollars canadien (quatre vingt-six mille, cent cinquante dollars canadien et cinquante cent, dont l'équivalent serait en monnaie algérienne 5.327.390.91 DA (Cinq million trois cent vingt sept mille trois cent quatre vingt dix dinars algérien et quatre vingt onze centimes.

Avec sa condamnation aux dommages et intérêts dont la somme ne serait pas inférieure à 3.500.000.00 DA (Trois million cinq cent mille dinars algérien) pour le retard et le surplus des frais dépensés par la requérante au cours de l'opération d'encaissement.

Laissant les frais de justice également à la charge de la demanderesse.

[Reproduction intégrale]

[27]        En conséquence, l'argument de l'intimée selon lequel la procédure déposée par l'appelante en Algérie ne constitue pas une demande en justice au sens de l'article 2892 C.c.Q. est mal fondé et il doit être rejeté.

[28]        Le rejet de la défense et demande reconventionnelle de l'appelante empêche-t-il l'interruption de la prescription comme le plaide l'intimée? Sur cette question, l'appelante plaide d'abord que sa défense et demande reconventionnelle devant le tribunal algérien n'a pas été rejetée. Elle propose ensuite que, même en cas de rejet, seul le rejet « sur le fond » d'un recours prive celui-ci du bénéfice de l'interruption de la prescription. Comme son action n'a pas été rejetée sur le fond par le tribunal algérien, l'appelante en déduit que la prescription a été interrompue jusqu'à ce que le tribunal algérien rejette sa défense et demande reconventionnelle.

[29]        L'action de l'intimée ainsi que la défense et demande reconventionnelle de l'appelante ont été rejetées par le tribunal algérien le 29 novembre 2008 dans un jugement qui a été notifié à l'appelante le 29 juin 2009. Contrairement à l'affirmation de l'appelante selon laquelle le tribunal algérien s'est seulement dessaisi de sa défense et demande reconventionnelle au profit des tribunaux canadiens, il y a eu un véritable rejet des demandes de l'appelante. Le texte du jugement algérien ne laisse place à aucune incertitude : « Attendu qu'il appert au tribunal que la défenderesse a intenté une action contre la demanderesse devant la Justice Canadienne pour le paiement des factures, et ce, en vertu d'une requête jointe ce qui rend les demandes de la défenderesse rejetées ».

[30]        De plus, la première action intentée par l'appelante au Québec a aussi été rejetée le 6 août 2008 pour le motif de litispendance. J'ouvre une parenthèse pour dire que ce jugement est mal fondé en droit. En effet, la juge aurait dû suspendre le recours au lieu de le rejeter comme l'article 3137 C.c.Q. le prévoit :

3137. L'autorité québécoise, à la demande d'une partie, peut, quand une action est introduite devant elle, surseoir à statuer si une autre action entre les mêmes parties, fondée sur les mêmes faits et ayant le même objet, est déjà pendante devant une autorité étrangère, pourvu qu'elle puisse donner lieu à une décision pouvant être reconnue au Québec, ou si une telle décision a déjà été rendue par une autorité étrangère.

3137. On the application of a party, a Québec authority may stay its ruling on an action brought before it if another action, between the same parties, based on the same facts and having the same object is pending before a foreign authority, provided that the latter action can result in a decision which may be recognized in Québec, or if such a decision has already been rendered by a foreign authority.

[31]        Mais le fait est que cette action a été rejetée et que l'appelante ne s'est pas pourvue en appel. Ce sont donc les effets reliés à un rejet d'action qui s'appliquent et non ceux d'une suspension (art. 2848 C.c.Q.). En conséquence, il n'y a pas d'interruption de la prescription reliée à cette action.

[32]        Selon l'article 2894 C.c.Q., le rejet de sa demande prive l'appelante du bénéfice de l'interruption de la prescription sous réserve de l'exception de l'article 2895 C.c.Q. Cette disposition confère au demandeur un délai additionnel de trois mois pour faire valoir son droit lorsqu'une décision n'a pas été rendue sur le fond de l'affaire et que la prescription est acquise.

[33]        L'appelante plaide qu'il y a eu interruption de la prescription parce que sa défense et demande reconventionnelle n'a pas été rejetée sur le fond.

[34]        Une certaine doctrine[5] a exprimé l'avis que l'article 2894 C.c.Q. s'applique aux cas de rejet d'une action sur le fond :

La formulation générale de l'article 2894 C.c.Q. ne concerne en réalité que le « rejet de la demande » sur le fond. Cela résulte a contrario de l'article 2895 , al.1 C.c.Q., qui règle le cas du rejet de la demande sans décision sur le fond.  La mise en œuvre de cette règle nouvelle doit notamment tenir compte de l'article 251 C.p.c., qui vise la même situation par la formule « rejet de la demande, sauf recours », ces derniers mots impliquant l'absence de décision sur le fond.

[35]        La Cour a cependant écrit que l'article 2894 C.c.Q. couvre tous les cas de rejet, que ce soit sur le fond ou pour un motif procédural en référant au fait que le texte de l'article 2894 C.c.Q. ne fait aucune distinction.

[36]        Ainsi, dans Marier c. Tétrault[6], la Cour rappelle :

[26]     Il faut d'abord revenir à l'article 2894 C.c.Q., qui se situe au sein d'un groupe de dispositions traitant des effets interruptifs des procédures judiciaires ou assimilées à celles-ci (art. 2892 à 2897 C.c.Q.). Comme on vient de le voir, l'interruption de prescription, édicte l'article 2894, « n'a pas lieu s'il y a rejet de la demande, désistement ou péremption de l'instance ». Trois situations distinctes sont donc envisagées ici, soit le rejet de la demande (qu'il s'agisse d'un rejet sur le fond ou d'un rejet procédural, le législateur ne distinguant pas), le désistement et la péremption. Le législateur enchaîne immédiatement avec l'article 2895 C.c.Q., qui s'applique « [l]orsque la demande d'une partie est rejetée sans qu'une décision ait été rendue sur le fond de l'affaire ». Le législateur parle bien ici du rejet de l'action, et non pas du désistement ou de la péremption. Le désistement n'est donc pas visé par l'article 2895 C.c.Q., et ce, qu'il soit volontaire ou, par l'effet de la loi, réputé.

[Soulignements dans le texte original]

[37]        La lecture de concert des articles 2894 et 2895 C.c.Q. va dans le même sens que l'interprétation retenue dans l'arrêt Marier précité et permet de rejeter l'argument proposé par l'appelante voulant que seul un rejet « sur le fond » d'une affaire empêche l'interruption de la prescription. D'une part, le texte de l'article 2894 C.c.Q. ne limite pas le rejet d'une procédure aux seuls cas où le fond de l'affaire a été tranché, mais il vise tous les cas de rejet. D'autre part, le fait que l'article 2895 C.c.Q. tempère l'effet de la règle générale dans les cas où une décision n'a pas été rendue sur le fond appuie l'idée que cette règle générale s'applique à tous les cas de rejet :

2895. Lorsque la demande d'une partie est rejetée sans qu'une décision ait été rendue sur le fond de l'affaire et que, à la date du jugement, le délai de prescription est expiré ou doit expirer dans moins de trois mois, le demandeur bénéficie d'un délai supplémentaire de trois mois à compter de la signification du jugement, pour faire valoir son droit.

Il en est de même en matière d'arbitrage; le délai de trois mois court alors depuis le dépôt de la sentence, la fin de la mission des arbitres ou la signification du jugement d'annulation de la sentence.

2895. Where the application of a party is dismissed without a decision having been made on the merits of the action and where, on the date of the judgment, the prescriptive period has expired or will expire in less than three months, the plaintiff has an additional period of three months from service of the judgment in which to claim his right.

The same applies to arbitration; the three-month period then runs from the time the award is made, from the end of the arbitrators' mandate, or from the service of the judgment annulling the award.

[38]        Les règles relatives à la prescription forment un tout cohérent. On sait que le dépôt d'une demande en justice interrompt la prescription (art. 2892 C.c.Q.) jusqu'à ce que le jugement passe en force de chose jugée (art. 2896 C.c.Q.). On sait aussi que si la demande est rejetée, il n'y a pas interruption de la prescription (art. 2894 C.c.Q.). Cela signifie que la prescription a continué à courir depuis les faits générateurs du droit. Deux situations peuvent alors se produire : le temps requis pour prescrire n'est pas écoulé ou la prescription est acquise. C'est dans ce dernier cas que l'article 2895 C.c.Q. entre en jeu et qu'il accorde un délai de grâce de trois mois pour intenter une autre action (quand le délai de prescription est expiré ou qu'il doit expirer dans moins de trois mois). Si l'article 2894 C.c.Q. ne visait que l'action rejetée sur le fond, cela entraînerait comme conséquence qu'il y aurait interruption de la prescription dans le cas de rejet pour vice de forme et donc que la prescription ne pourrait être acquise. Cela aurait aussi comme effet de rendre inutile l'article 2895 C.c.Q. J'en conclus que l'article 2894 C.c.Q. vise tant le rejet qui porte sur le fond d'une demande que celui qui porte sur la forme.

[39]        L'appelante pouvait donc bénéficier d'un délai de grâce de trois mois en vertu de l'article 2895 C.c.Q. dans la mesure où, lors du rejet des procédures algériennes et de l'action intentée au Québec, la prescription était acquise. Comme le précise cet article, le délai de trois mois se compte depuis de la date de signification du jugement. Il n'est pas nécessaire de décider si la signification du jugement correspond à la date de sa notification ou à celle de sa traduction puisque, de toute manière, l'appelante n'a pas intenté son nouveau recours à l'intérieur d'un délai de trois mois de la plus tardive de ces dates.

[40]        Devant la Cour, l'appelante a proposé un moyen additionnel dont elle n'avait pas traité dans son mémoire. Elle plaide qu'il y a eu interruption de la prescription jusqu'au 24 octobre 2010 ou jusqu'au 1er décembre 2011, dates où les appels interjetés par l'intimée ont été rejetés par le tribunal d'appel algérien et la Cour de cassation du même pays, et cela, en vertu de l'article 2896 C.c.Q. :

2896. L'interruption résultant d'une demande en justice se continue jusqu'au jugement passé en force de chose jugée ou, le cas échéant, jusqu'à la transaction intervenue entre les parties.

Elle a son effet, à l'égard de toutes les parties, pour tout droit découlant de la même source.

 

2896. An interruption resulting from a judicial demand continues until the judgment acquires the authority of a final judgment (res judicata) or, as the case may be, until a transaction is agreed between the parties.

The interruption has effect with regard to all the parties in respect of any right arising from the same source.

[41]        Même si l'appelante avait été autorisée à déposer une preuve nouvelle, son argument n'aurait pas été retenu. En effet, comme elle ne s'est pas pourvue en appel contre le jugement rendu par le tribunal algérien, qui a rejeté sa défense et demande reconventionnelle le 29 novembre 2008, celui-ci est passé en force jugée au plus tard à cette dernière date.

[42]        En conséquence, vu le rejet de son action et son défaut d'intenter un autre recours dans les trois mois de celui-ci, l'appelante n'a pas droit au bénéfice de l'interruption de la prescription.

4.2-     La suspension de la prescription

[43]        Contrairement à l'interruption de la prescription qui fait repartir le délai à son point de départ, la suspension de la prescription ne fait que l'arrêter temporairement, pour le temps que dure la cause de la suspension.

[44]        L'appelante plaide qu'il y a eu suspension de la prescription pendant la période où les procédures ont été en cours en Algérie jusqu'à ce que le jugement rendu par le tribunal algérien lui soit notifié. Selon ses calculs, le délai de prescription de trois ans se traduirait par une période de 1 095 jours. Ce délai, qui a commencé à courir le 30 juin 2006, aurait été suspendu pendant la période où les procédures algériennes ont été en cours, soit entre le 16 février 2008 (date de l'action) qui est le 597e jour et le 15 décembre 2009 (date de la notification du jugement) qui deviendrait, en raison de la suspension de la prescription, le 598e jour, repoussant ainsi l'échéance du délai de prescription au 26 avril 2011, soit le 1 095e jour. Partant, la deuxième action intentée par l'appelante en mai 2010 ne serait pas prescrite.

[45]        L'appelante a raison de dire que, si les procédures algériennes avaient suspendu la prescription jusqu'à la notification du jugement, la deuxième action intentée au Québec le 11 mai 2010 ne serait pas prescrite.

[46]        Il faut donc vérifier s'il existe une cause valable de suspension de la prescription. L'appelante plaide que c'est le cas parce qu'elle aurait été dans l'« impossibilité en fait d'agir » jusqu'au jugement algérien, selon l'article 2904 C.c.Q. :

2904. La prescription ne court pas contre les personnes qui sont dans l'impossibilité en fait d'agir soit par elles-mêmes, soit en se faisant représenter par d'autres.

2904. Prescription does not run against persons if it is impossible in fact for them to act by themselves or to be represented by others.

[47]        Comme le rappelle l'auteure Céline Gervais dans son ouvrage La Prescription[7], le motif de suspension de la prescription fondé sur l'impossibilité en fait d'agir repose sur des motifs de sens commun et d'équité. Il est contraire à notre idée de la justice d'opposer des délais à une personne qui n'a pas la faculté d'agir et ainsi d'interrompre elle-même le cours de la prescription. En revanche, si la situation découle de la négligence d'une partie, elle ne pourra pas tirer bénéfice de sa faute.

[48]        La notion d'impossibilité d'agir n'est pas définie à l'article 2904 C.c.Q. La question de savoir si une personne est dans l'impossibilité d'agir est une question de fait laissée à l'appréciation des tribunaux[8].

[49]        Convenons d'abord que l'appelante n'a pas été dans l'impossibilité d'agir. En effet, elle a agi et elle a été en mesure d'interrompre le cours de la prescription par une demande en justice en opposant à l'action intentée par l'intimée en Algérie une défense et demande reconventionnelle. Comme nous l'avons vu plus haut, une demande en justice intentée dans un autre pays interrompt la prescription.

[50]        Certes, les deux recours de l'appelante ont été rejetés tant par le tribunal algérien que par la Cour supérieure pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le fond de l'affaire. On sait que les deux jugements sont erronés. La Cour supérieure aurait dû suspendre l'action intentée le 3 avril 2011 au lieu de la rejeter. Le tribunal algérien a rejeté la défense et demande reconventionnelle de l'appelante pour le motif que les tribunaux canadiens étaient saisis du litige alors que cela n'était pas le cas.

[51]        Mais l'infortune de l'appelante découle ici de sa négligence. Premièrement, elle a réclamé en même temps devant les tribunaux de deux juridictions différentes, le paiement des mêmes factures. Deuxièmement, elle a omis d'interjeter appel du jugement rendu le 6 août 2008, qui rejetait son action au lieu de la suspendre. Troisièmement, elle a fait défaut d'informer le tribunal algérien du rejet de son action au Québec. Quatrièmement, elle a négligé d'intenter sa nouvelle action dans le délai de trois mois de la signification du jugement du tribunal algérien (art. 2895 C.c.Q.).

[52]        Pour ces motifs, je propose de rejeter l'appel, avec dépens.

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 



[1]     Dans sa réplique, l'avocate de l'appelante a fait une demande verbale pour produire une preuve nouvelle, demande qui a été rejetée par la Cour pour motif de tardiveté.

[2]     Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les Obligations, 6e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 1106.

[3]     Gervais, Céline, La Prescription, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 137-138.

[4]     Flanagan c. Périard, 2008 QCCA 614 .

[5]     Maurice Tancelin et Daniel Gardner, Jurisprudence commentée sur les obligations, 9e éd., Montréal, Wilson & Lafleur Ltée, 2006, p. 1082. Dans Laincy c. Bouchard 2006 QCCA 1647 , la Cour cite avec approbation cette doctrine à son paragraphe 29, mais la question constituait un obiter dictum.

[6]     2008 QCCA 2108 , paragr. 26. Voir aussi Genest c. Labelle, 2009 QCCA 2438 , paragr. 42.

[7]     C. Gervais, La Prescription, supra, note 3, p. 159.

[8]     Ibid., p. 159, note 29 : Witold  Rodys, Traité de droit civil du Québec, t. 15, Montréal, Wilson & Lafleur, 1957, p .222; Pierre Martineau, La prescription, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 1977, p. 218, no 216 et p. 353, no 1553; GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, Commentaires du ministre de la Justice, t. 2, Publications du Québec, 1993, p. 1822; Maurice Tancelin, Les obligations - actes et responsabilités, 6e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 1997, p. 773, no 1553; Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e éd., vol 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 1205 à 1207, no 1-1430 et Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, 2e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2007, p. 1132; O'Hearn c. Roy, EYB 1996-29312, J.E. 97-34 (C.A.); Catudal c. Borduas, EYB 2006-109272 , [2006] R.J.Q. 2052 , [2006] R.R.A. 597 , J.E. 2006-1758 (C.A.) et Pereira c. Hum, EYB 2006-107396 (C.S.).

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.