Bruno c. Filippi |
2013 QCCA 1751 |
COUR D'APPEL
CANADA
PROVINCE DE QUÉBEC
No: |
500-09-023731-136 |
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(500-17-032992-060) |
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PROCÈS-VERBAL D'AUDIENCE |
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DATE: |
8 octobre 2013 |
CORAM: LES HONORABLES |
MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
GUY GAGNON, J.C.A. |
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MANON SAVARD, J.C.A. |
APPELANTS |
AVOCATS |
FRANCESCO BRUNO et GISELLA PALMERINO TORELLI |
Me Dominique Zaurrini Me
Alessandra Leuci
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INTIMÉS |
AVOCATS |
ROBERTO FILIPPI
COMPAGNIE WEYERHAEUSER LIMITÉE |
Me
Richard R. Provost
Me Stéphane Pitre Me
Simon Daigle |
Requête de l’intimée Compagnie Weyerhaeuser Limitée en rejet d’appel d'un jugement rendu le 13 juin 2013 par l'honorable Marie Gaudreau de la Cour supérieure, district de Montréal, avec une demande subsidiaire de cautionnement.
Requête de l’intimé Roberto Filippi en rejet d’appel d'un jugement rendu le 13 juin 2013 par l'honorable Marie Gaudreau de la Cour supérieure, district de Montréal. |
Greffier : Robert Osadchuck |
Salle : Pierre-Basile-Mignault |
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AUDITION |
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Audition continuée du 7 octobre 2013. Les avocats ont été dispensés de se présenter à la Cour et avisés que l'arrêt leur serait transmis par courrier électronique. |
9 h 30 Par la Cour : arrêt - voir page suivante. |
Robert Osadchuck |
Greffier |
PAR LA COUR
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ARRÊT |
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[1] Les appelants poursuivent les intimés (et d'autres défendeurs) en dommages-intérêts, leur reprochant diverses fautes commises dans le cours des travaux de construction de leur résidence et plus précisément dans la conception et la supervision de l'installation d'un plancher de granit. Ce plancher s'est en effet fissuré, deux ans après la fin des travaux environ, ce dont les appelants attribuent la responsabilité aux intimés.
[2] Estimant que ceux-ci n'ont commis aucune faute et que le préjudice dont se plaignent les appelants est attribuable aux travaux effectués par l'un d'eux, qui n'aurait pas suivi les plans de l'ingénieur et intimé Filippi, la juge de première instance rejette l'action, avec dépens incluant les frais des experts. Elle rejette également la demande reconventionnelle de l'intimé Filippi, sans frais.
[3] Les appelants se pourvoient contre ce jugement, mais à l'endroit des seuls intimés Filippi et Compagnie Weyerhaeuser Limitée. Chacun de ces derniers présente une requête pour rejet d'appel.
[4] Dans Bui c. Pelletier[1], la Cour écrit ceci :
[1] La Cour est saisie d’une requête en rejet d’appel d’un jugement de la Cour supérieure du district de Rimouski (l’honorable Jean-François Émond), du 4 février 2010, qui constate que deux lots appartenant à l’appelante sont grevés d’une servitude réelle de passage en faveur de la terre à bois de l’intimé et aussi que, cette terre à bois étant enclavée, « le chemin forestier utilisé depuis 60 ans demeure, selon la preuve faite, le passage qui peut être le plus naturellement réclamé, compte tenu de l’état des lieux, de l’avantage du fonds enclavé et des inconvénients que le passage occasionne [à l’appelante] ».
[2] Dans ce pourvoi, il n’y a pas de question de droit en litige, il ne s’agit que de l’application du droit aux faits de l’espèce, auquel cas la règle est bien connue. La Cour a maintes fois rappelé « qu’il n’est pas du rôle d’une instance d’appel de refaire le procès de première instance, mais plutôt et seulement de s’assurer que le juge de première instance n’a pas commis d’erreur déterminante. » [renvoi omis]
[3] Dans les 36 pages de son avis d’appel, l’appelante ne précise pas de pareille erreur. Au contraire, elle reprend tout le débat de première instance et soutient que le juge a fait erreur en tout. En quelque sorte l’appelante veut reprendre le procès et replaider sa thèse, avec, entre autres, les plans et les photos qu’elle nous a exhibés à l’audience.
[4] Le fardeau est lourd pour qui prétend à une erreur de fait d’un jugement de première instance. La règle de déférence d’une Cour d’appel en pareil cas a encore été rappelée récemment [renvoi omis] :
[25] Suivant l'enseignement répété de la Cour suprême du Canada, une cour d'appel ne peut intervenir sur les conclusions de fait ou sur les inférences tirées de ces faits par les juges de première instance à moins d'établir l'existence d'une erreur manifeste et déterminante[i]. Cela vaut également pour l'appréciation de la crédibilité des témoins ordinaires et des témoins experts[ii].
[26] Récemment, la Cour précisait le fardeau de démonstration qui incombe aux appelants qui invoquent l'existence d'erreurs manifestes et déterminantes :
Lorsqu’une preuve de quelque complexité prête à interprétation et requiert de la part du juge de première instance l’appréciation individuelle puis globale de multiples éléments, dont certains sont divergents ou contradictoires, il ne suffit pas de sélectionner aux fins du pourvoi tout ce qui aurait pu être interprété différemment, à l’exclusion de tout le reste, afin de réitérer une thèse déjà tenue pour non fondée par le juge qui a entendu le procès. Une erreur dans la détermination d’un fait litigieux n’est manifeste que si son caractère évident ou flagrant se dégage avec netteté du ré-examen de la partie pertinente de la preuve et qu’une conclusion différente sur ce fait litigieux s’impose dès lors à l’esprit. Une erreur n’est déterminante que si elle prive le jugement entrepris d’une assise nécessaire en fait, faussant ainsi le dispositif de la décision rendue en première instance et commandant réformation de ce dispositif pour cette raison. Cette question pourtant importante en appel n’est nulle part abordée par les appelants privés conventionnés pour qui, semble-t-il, toutes les erreurs ou prétentions d’erreur se valent. Il leur revenait d’identifier spécifiquement et de circonscrire dans leur mémoire ce en quoi le jugement souffrait d’une telle faiblesse et ils ne l’ont pas fait.[iii]
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I Housen c. Nikolaisen, [2002] 2 R.C.S. 235.
ii Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351, 358; Bérubé c. Hôpital Hôtel-Dieu de Lévis, [2003] R.R.A. 374 (C.A.); Boisclair c. Mercier, [2006] R.R.A. 924 (C.A.).
iii Regroupement des CHSLD Christ-Roy (Centre hospitalier, soins longue durée) c. Comité provincial des malades, [2007] R.J.Q. 1753 (C.A.), paragr. 55.
[5] Force est de constater que, malgré tous les efforts et la conviction évidente de l’appelante qui plaide elle-même, l’appel est voué à l’échec.
[5] De même, dans Bouchard c. St-Raphaël (Municipalité de)[2], la Cour rappelle que :
[1] L'appel ne porte que sur les faits et l'appréciation de la preuve par le juge de première instance, sans faire voir ce en quoi le jugement serait affligé d'une erreur manifeste et dominante qui, seule, permettrait l'intervention de la Cour, et ce, conformément à une jurisprudence constante et réaffirmée [renvoi omis]. Ainsi que l'écrit le juge Morissette dans P.L. c. Benchetrit [renvoi omis] :
[24] […] Et prétendre qu’une chose est « manifeste » ne suffit pas à la rendre telle. À mon avis, c’est dans ce sens que doivent se comprendre les propos du juge Fish quand il écrivait ce qui suit dans l’arrêt H.L. c. Canada (Procureur général) [renvoi omis] :
… en plus de sa résonance, l'expression « erreur manifeste et dominante » contribue à faire ressortir la nécessité de pouvoir « montrer du doigt » la faille ou l'erreur fondamentale. Pour reprendre les termes employés par le juge Vancise, [TRADUCTION] « [l]a cour d'appel doit être certaine que le juge de première instance a commis une erreur et elle doit être en mesure de déterminer avec certitude l'erreur fatale » (Tanel, p. 223, motifs dissidents, mais pas sur ce point).
« Montrer du doigt » signifie autre chose qu’inviter la Cour à porter un regard panoramique sur l’ensemble de la preuve : il s’agit de diriger son attention vers un point déterminé où un élément de preuve univoque fait tout simplement obstacle à la conclusion de fait attaquée. Si cette conclusion de fait, dont on a ainsi démontré qu’elle était manifestement fausse, compromet suffisamment le dispositif du jugement, l’erreur sera qualifiée de déterminante et justifiera la réformation du jugement.
[2] L'inscription en appel ne comporte pas l'indication d'une telle erreur et ne fait pas voir ce en quoi l'affaire mériterait d'être soumise à la Cour en vue d'un examen plus poussé. Même le moyen relatif aux titres et aux plans cadastraux se rattache aux faits, l'article 977 C.c.Q. énonçant à cet égard une règle de preuve qui, du reste, ne renvoie pas qu'aux titres et plans, mais, au besoin, à tout autre indice ou document utile, auxquels a d'ailleurs recouru le juge de première instance. Les appelants s'attaquent plutôt à l'ensemble des déterminations de celui-ci et demandent en réalité la reprise du procès ainsi que la réévaluation complète de la preuve, et ce, afin que la Cour substitue son opinion à celle de la Cour supérieure. Au vu du jugement et de l'inscription en appel, rien ne justifie un tel exercice.
[6] Dans le même sens, voir : Andrade c. Soliman[3]; Albernhe c. Rondeau[4]; Richard c. Gougoux[5]; Usinage Promac inc. c. Chaînes de traction Québec ltée[6]; Crépeau c. Blain[7].
[7] Les principes énoncés dans ces arrêts et, de même, les constats qu'on y fait sont intégralement applicables à l'espèce.
[8] L'inscription en appel compte 17 pages dans lesquelles on conteste toutes et chacune des déterminations factuelles de la juge de première instance quant à la responsabilité des intimés. Les moyens d'appel, en presque totalité, sont de fait et, pour le reste, concernent l'application du droit aux faits. En réalité, les appelants souhaitent essentiellement que la Cour refasse le procès et réévalue toute la preuve présentée à la juge. Selon les appelants, seul cet exercice permettrait de constater les nombreuses erreurs commises par cette dernière, notamment sur les points suivants :
- le fait qu'elle n'a accordé que peu ou pas de crédibilité à l'un des témoins-clefs des appelants, M. Fata, de même qu'à l'appelant Bruno lui-même;
- le fait qu'elle n'a pas considéré que les problèmes de plancher résultaient des déficiences du système hybride bois-acier retenu par l'intimé Filippi, système qui ne pouvait convenir au type de projet dont il était question;
- le fait qu'elle n'a pas tenu compte de l'obligation qui incombait à l'intimé Filippi de se renseigner adéquatement avant de produire ses plans;
- le fait qu'elle a omis de considérer que le représentant de l'intimée Weyerhaeuser a incorrectement supervisé le processus de fourniture et d'installation des poutrelles vendues aux appelants.
[9] Or, sur tous ces points, qui sont au cœur du litige, la juge se trouvait devant une preuve largement contradictoire et son jugement explique bien les raisons qui l'ont menée à statuer comme elle l'a fait. Contrairement à ce que voudraient les appelants, il ne leur suffit pas d'alléguer qu'elle s'est trompée et qu'elle aurait dû retenir leur version pour établir aussitôt la vraisemblance ou même simplement la possibilité d'une erreur manifeste et déterminante (i.e. dominante), ce qui mériterait dès lors un examen plus poussé par la Cour et ferait ainsi échec aux requêtes en rejet présentées par les intimés.
[10] Il est vrai que les appels sur les faits n'ont pas disparu et que la Cour peut toujours intervenir en pareille matière. Néanmoins, elle ne peut le faire qu'en respectant une norme d'intervention fort exigeante, qui est celle de l'erreur manifeste et déterminante, que l'on doit pouvoir, pour reprendre les mots de la jurisprudence, « montrer du doigt », ce qui requiert autre chose que ce que l'on trouve en l'espèce, qui n'est qu'une invitation à « porter un regard panoramique sur l’ensemble de la preuve »[8], invitation qui ne suffit pas.
[11] Évidemment, il peut être des cas où l'erreur manifeste et déterminante résulte d'une série d'erreurs dont le cumul crée une distorsion telle que le jugement de première instance ne saurait tenir au regard de la preuve. Encore faut-il que ces erreurs soient précisées et qu'elles aillent au delà de l'affirmation générale, surtout lorsque la preuve est contradictoire, ce qui était ici le cas. Or, les moyens qu'énonce l'inscription en appel, pour prolixe qu'elle soit, et les explications supplémentaires fournies à l'audience ne répondent pas à cette exigence.
[12] De surcroît, l'affaire tournait largement autour de la question de la crédibilité des principaux témoins, incluant les experts, domaine qui est du ressort privilégié des juges de première instance.
[13] De l'avis de la Cour, l'appel n'a aucune chance raisonnable de succès.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[14] ACCUEILLE les requêtes en rejet d'appel des intimés Filippi et Weyerhaeuser Limitée, avec dépens;
[15] REJETTE l'appel, avec dépens.
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MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
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GUY GAGNON, J.C.A. |
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MANON SAVARD, J.C.A. |
[1] 2010 QCCA 855, 2010EXP-2290.
[2] 2011 QCCA 1826, SOQUIJ AZ-50791619.
[3] 2013 QCCA 88, SOQUIJ AZ-50929352 (requête en rétractation de jugement rejetée, 2013 QCCA 447).
[4] 2012 QCCA 463, SOQUIJ AZ-50839275 (requête pour suspendre l'exécution d'un jugement rejetée, 2012 QCCA 588, 2012EXP-1478; requête en rétractation de jugement rejetée, 2012 QCCA 977, 2012EXP-2210; requête en rétractation de jugement rejetée, 2012 QCCS 2652; requête en prolongation de délai accueillie et requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2012-11-22), 34955).
[5] 2009 QCCA 2347, SOQUIJ AZ-50588879.
[6] 2008 QCCA 1310.
[7] 2007 QCCA 779.
[8] On trouve cette expression sous la plume du juge Morissette dans P.L. c. Benchetrit, [2010] R.J.Q. 1853 (C.A.), paragr. 24 in fine.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.