Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Université de Sherbrooke c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

2015 QCCA 1397

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-023779-135 / 500-09-023783-137

(450-53-000004-107)

 

DATE :

 3 septembre 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

 

 

No: 500-09-023779-135

UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

APPELANTE - Défenderesse

c.

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE

INTIMÉE - Demanderesse

Et

ASSOCIATION DES INGÉNIEURS-PROFESSEURS DES SCIENCES APPLIQUÉES DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE (AIPSA)

MISE EN CAUSE - Défenderesse

 

 

No: 500-09-023783-137

ASSOCIATION DES INGÉNIEURS-PROFESSEURS DES SCIENCES APPLIQUÉES DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE (AIPSA)

Et

UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

APPELANTES - Défenderesses

c.

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE

INTIMÉE - Demanderesse

Et

PIERRE F. LEMIEUX, GÉRARD BALLIVY, J. PETER JONES, DENIS PROULX, RICHARD THIBAULT, KENNETH W. NEALE, GILLES JASMIN

MIS EN CAUSE

 

 

ARRĂŠT

 

 

[1]           L’UniversitĂ© de Sherbrooke et l’Association des ingĂ©nieurs-professeurs des sciences appliquĂ©es de l’UniversitĂ© de Sherbrooke se pourvoient contre un jugement rendu le 2 juillet 2013 par le Tribunal des droits de la personne, district de Saint-François (l’honorable Michèle PauzĂ©), qui a dĂ©clarĂ© que les deuxième et troisième alinĂ©as de l’article 7-6.04 de la convention collective signĂ©e le 4 juillet 2006 par ces dernières constituaient de la discrimination fondĂ©e sur l’âge. Le Tribunal a en consĂ©quence condamnĂ© les appelantes Ă  payer aux plaignants, reprĂ©sentĂ©s par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 557 558 $ Ă  titre de dommages matĂ©riels, 25 000 $ Ă  titre de dommages moraux et 10 000 $ Ă  titre de dommages punitifs.

[2]           Pour les motifs du juge Bouchard auxquels souscrivent les juges Morissette et St-Pierre, LA COUR :

[3]           CONFIRME le jugement de première instance;

[4]           REJETTE les appels;

[5]           Avec dĂ©pens.

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

 

 

 

 

MARIE ST-PIERRE, J.C.A.

 

Me Stéphane Fillion

Fasken Martineau DuMoulin

Pour l’Université de Sherbrooke

 

Me Athanassia Bitzakidis

Boies Drapeau Bourdeau

Pour la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

Pour Pierre F. Lemieux, Gérard Ballivy, J. Peter Jones, Denis Proulx,

Richard Thibault, Kenneth W. Neale, Gilles Jasmin

 

Me Pierre Moreau

PE Moreau Avocat inc.

Pour l’Association des ingénieurs-professeurs des sciences appliquées de

L’Université de Sherbrooke (AIPSA)

 

Date d’audience :

22 avril 2015

 


 

 

MOTIFS DU JUGE BOUCHARD

 

 

[6]           Le Tribunal des droits de la personne, saisi d’une demande introductive d’instance de la Commission des droits de la personne agissant au nom de cinq plaignants[1], a dĂ©clarĂ© que les deuxième et troisième alinĂ©as de l’article 7 - 6.04 de la convention collective signĂ©e le 4 juillet 2006 par l’UniversitĂ© de Sherbrooke et l’Association des ingĂ©nieurs-professeurs des sciences appliquĂ©es de l’UniversitĂ© de Sherbrooke constituaient de la discrimination fondĂ©e sur l’âge[2]. Il a en consĂ©quence condamnĂ© l’UniversitĂ© et l’Association Ă  payer aux plaignants 557 558 $ Ă  titre de dommages matĂ©riels, 25 000 $ Ă  titre de dommages moraux et 10 000 $ Ă  titre de dommages punitifs. Ces dernières appellent de ce jugement en vertu de l’article 132 de la Charte des droits et libertĂ©s de la personne[3].

Les faits

[7]           L’Association des ingĂ©nieurs-professeurs des sciences appliquĂ©es de l’UniversitĂ© de Sherbrooke est une association de salariĂ©s accrĂ©ditĂ©e au sens du Code du travail[4]. Quant aux plaignants que reprĂ©sente la Commission, ils sont tous des ingĂ©nieurs-professeurs (I.P.) qui enseignaient Ă  l’UniversitĂ© de Sherbrooke Ă  l’époque pertinente et qui Ă©taient membres de l’Association.

[8]           Il faut remonter en 2002 pour comprendre les enjeux du prĂ©sent dossier. Ă€ cette Ă©poque, les parties ont en vue de favoriser le renouvellement du corps professoral. Elles nĂ©gocient en consĂ©quence un rĂ©gime de retraite anticipĂ©e qui incite les I.P. Ă  quitter leur emploi et dont la principale disposition prĂ©voit ce qui suit[5] :

RETRAITE ANTICIPÉE

9.07     L’I.P. régulière permanente ou l’I.P. régulier permanent peut prendre une retraite anticipée sur préavis de trois (3) mois si cette personne est âgée d’au moins cinquante-trois (53) ans à la date du début de la retraite et si elle a travaillé à titre d’I.P. au moins quinze (15) ans à l’emploi de l’Université.

            La retraite anticipée débute le 1er janvier, le 1er mai ou le 1er septembre.

            Lorsque l’I.P. prend une retraite anticipĂ©e, cette personne a droit, sous forme d’un montant forfaitaire, Ă  une allocation de retraite dont le montant est dĂ©terminĂ© de la façon suivante en fonction de l’âge atteint et de son traitement annuel au moment de la retraite anticipĂ©e :

64 ans - vingt pour cent (20 %) de son traitement au moment de la retraite anticipĂ©e.

63 ans - quarante pour cent (40 %) de son traitement au moment de la retraite anticipĂ©e.

62 ans - soixante pour cent (60 %) de son traitement au moment de la retraite anticipĂ©e.

61 ans - quatre-vingts pour cent (80 %) de son traitement au moment de la retraite.

53 Ă  60 ans inclusivement -

              cent pour cent (100 %) de son traitement au moment de la retraite anticipĂ©e.

Ce bénéfice s’applique au prorata du régime d’emploi de l’I.P.

L’allocation de retraite est versée au moment du départ ou selon les modalités convenues entre l’Université et l’I.P.

[9]           On retiendra que l’enseignant âgĂ© entre 53 et 60 ans qui choisit de quitter son emploi a droit Ă  une allocation de retraite Ă©quivalant Ă  cent pour cent (100 %) de son traitement annuel s’il a enseignĂ© Ă  l’UniversitĂ© pendant au moins quinze ans et que ce pourcentage va en dĂ©croissant Ă  compter de 61 ans pour atteindre zĂ©ro pour cent (0 %) Ă  65 ans, aucune allocation n’étant prĂ©vue pour l’enseignant ayant 65 ans et plus.

[10]        Lors des nĂ©gociations visant le renouvellement de la convention collective 2002-2005, d’autres considĂ©rations sont Ă  l’ordre du jour. Alors qu’en 2002 l’objectif Ă©tait de provoquer des dĂ©parts Ă  la retraite, l’UniversitĂ© veut maintenant garder Ă  son emploi ses professeurs plus longtemps. Le rĂ©gime est donc rĂ©amĂ©nagĂ© en profondeur, la limite d’âge pour avoir droit Ă  une allocation de retraite passant notamment Ă  69 ans. Tous cependant n’y auront pas droit. C’est lĂ  d’ailleurs la source du litige qui oppose les parties. Il importe Ă  cet Ă©gard de citer au long les dispositions de la convention collective signĂ©e le 4 juillet 2006 pour comprendre de quoi il en retourne :

7-6.03  L’I.P. régulière ou l’I.P. régulier peut, jusqu’au 1er septembre 2006, si elle ou il est admissible, se prévaloir des modalités des articles 9.07, 9.08, 9.09 de la convention collective signée le 26 mars 2002.

ALLOCATION DE RETRAITE

7-6.04  L’I.P. régulière ou l’I.P. régulier âgé entre cinquante-cinq (55) ans et soixante-neuf (69) ans a droit au moment de sa retraite ou au début de sa retraite graduelle à une allocation de retraite d’un montant équivalant à un (1) mois de son traitement annuel, pour chaque année de service à temps complet à titre d’I.P. à l’emploi de l’Université, jusqu’à un maximum de douze (12) mois.

Nonobstant le paragraphe prĂ©cĂ©dent, l’I.P. rĂ©gulière ou l’I.P. rĂ©gulier, dont le nom apparaĂ®t sur la lettre d’entente intitulĂ©e « Liste des I.P. rĂ©gulières et I.P. rĂ©guliers concernĂ©s par l’article 7-6.04 Â», bĂ©nĂ©ficie, l’annĂ©e prĂ©cĂ©dant la date de son dĂ©part Ă  la retraite, des seules modalitĂ©s suivantes :

Un dégagement de sa charge de travail correspondant à

-       pour l’I.P. rĂ©gulière ou l’I.P. rĂ©gulier âgĂ© de 61 ans Ă  la date de la signature de la convention : 80 % de dĂ©gagement;

-       pour l’I.P. rĂ©gulière ou l’I.P. rĂ©gulier âgĂ© de 62 ans Ă  la date de la signature de la convention : 60 % de dĂ©gagement;

-       pour l’I.P. rĂ©gulière ou l’I.P. rĂ©gulier âgĂ© de 63 ans Ă  la date de la signature de la convention : 40 % de dĂ©gagement;

-       pour l’I.P. rĂ©gulière ou l’I.P. rĂ©gulier âgĂ© de 64 ans Ă  la date de la signature de la convention : 20 % de dĂ©gagement;

Par la suite, elle ou il ne peut bénéficier d’aucun autre avantage lié à l’allocation de retraite.

[11]        Quant Ă  la lettre d’entente dont fait mention l’alinĂ©a 2 de la clause 7-6.04, elle est ainsi libellĂ©e :


LETTRE D’ENTENTE

Entre

L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

(ci-après appelĂ©e « l’UniversitĂ© Â»)

et

L’ASSOCIATION DES INGÉNIEURS-PROFESSEURS DES SCIENCES APPLIQUÉS DE L’UNIVERSITÉ DE SHERBROOKE

(ci-après appelĂ©e « l’AIPSA) Â»)

Liste des I.P. régulières et des I.P. réguliers concernés par l’article 7-6.04

Les I.P. dont les noms suivent bĂ©nĂ©ficieront durant l’annĂ©e prĂ©cĂ©dant leur dĂ©part Ă  la retraite des modalitĂ©s de l’article 7-6.04 :

En date du 1er juillet 2006 :

NOM

AGE EN DATE DE LA SIGNATURE DE LA CONVENTION

POURCENTAGE DU DÉGAGEMENT DE LA CHARGE DE TRAVAIL

Ballivy, Richard

Cloutier, Louis

Galanis, Nicolas

Lemieux, Pierre F.

Proulx, Denis

Thibault, Richard

Johns, Kenneth

Jones, Peter

Neale, Kenneth

Jasmin, Gilles

Van Hoenacker, Yves

65 ans

68 ans et 6 mois

67 ans et 2 mois

65 ans et 11 mois

65 ans et 8 mois

63 ans et 11 mois

62 ans

61 ans et 9 mois

61 ans et 9 mois

61 ans et 8 mois

61 ans et 4 mois

 0 %

 0 %

 0 %

 0 %

 0 %

40 %

60 %

80 %

80 %

80 %

80 %

EN FOI DE QUOI, les parties ont signé à Sherbrooke, ce 4e jour du mois de juillet 2006.

[12]        Une première remarque s’impose. Les plaignants que reprĂ©sente la Commission sont tous visĂ©s par cette lettre d’entente. Ils sont Ă©galement tous âgĂ©s de 61 ans et plus et exclus de l’allocation de retraite visĂ©e au premier alinĂ©a de la clause 7-6.04. Certes, ils peuvent se prĂ©valoir des dispositions de la convention collective de 2002 jusqu’au 1er septembre 2006 en vertu de la clause 7-6.03, mais s’ils dĂ©cident plutĂ´t de demeurer Ă  l’emploi de l’UniversitĂ©, ils n’auront droit Ă  rien d’autre qu’un dĂ©gagement de leur charge de travail jusqu’à l’âge de 64 ans, allant en dĂ©croissant de 80 % Ă  20 %.

[13]        Ă€ titre d’exemple, l’I.P. qui a 62 ans lors de la signature de la convention collective de 2006 peut quitter Ă  ce moment et bĂ©nĂ©ficier d’une allocation de retraite correspondant Ă  60 % de son traitement annuel en vertu de l’article 9.07 de la convention collective de 2002 ou encore, rester Ă  l’emploi de l’UniversitĂ©, mais bĂ©nĂ©ficier alors uniquement d’un dĂ©gagement de sa charge de travail de 60 % l’annĂ©e prĂ©cĂ©dant sa retraite en vertu des alinĂ©as 2 et 3 de l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006.

[14]        Face Ă  cette situation et après avoir dĂ©noncĂ© celle-ci tant Ă  l’UniversitĂ© qu’à leur Association, certains des plaignants dont les noms apparaissent Ă  la lettre d’entente du 4 juillet 2006 portent plainte Ă  la Commission[6]. Comme aucune entente n’intervient, celle-ci dĂ©pose en leur nom, le 29 dĂ©cembre 2010, une demande introductive d’instance devant le Tribunal des droits de la personne[7].

[15]        Alors que le recours de la Commission devant le Tribunal suit son cours, l’UniversitĂ© et l’Association concluent une nouvelle entente le 4 mars 2011, laquelle vise Ă  mettre fin au litige en faisant renaĂ®tre rĂ©troactivement les effets de l’article 9.07 de la convention collective 2002-2005. Croyant ainsi pouvoir faire rejeter le recours entrepris par la Commission, l’UniversitĂ© saisit le Tribunal d’une requĂŞte en irrecevabilitĂ© que ce dernier rejette le 11 octobre 2012 pour le motif suivant[8] :

[44]      Le Tribunal partage le point de vue de la Commission que la situation des plaignants était entièrement cristallisée avant la conclusion de la lettre d’entente du 4 mars 2011. L’Université et l’Association ne peuvent unilatéralement faire disparaître le fondement de la demande une fois que les droits des plaignants sont exercés devant le Tribunal. La rétroactivité de la lettre d’entente ne peut anéantir un droit qui serait déjà né en vertu de la Charte et qui serait déjà exercé devant le Tribunal.

[16]        Ceci nous amène au jugement de première instance.

 

Le jugement du Tribunal des droits de la personne

[17]        Le jugement du Tribunal est longuement motivĂ©. Aussi, aux fins d’éviter les rĂ©pĂ©titions, je m’y attarderai plus en dĂ©tail lors de mon analyse des arguments des parties, me contentant pour le moment d’en tracer les grandes lignes.

[18]        La juge PauzĂ© rappelle tout d’abord les trois conditions requises par l’article 10 de la Charte des droits et libertĂ©s de la personne[9] pour conclure Ă  l’existence prima facie de discrimination, soit [10]:

1)            une distinction, exclusion ou prĂ©fĂ©rence;

2)            fondĂ©e sur l’un des motifs Ă©numĂ©rĂ©s, en l’occurrence l’âge;

3)            qui a pour effet de dĂ©truire ou de compromettre la reconnaissance et l’exercice, en pleine Ă©galitĂ©, des droits et libertĂ©s de la personne.

[19]        La juge conclut ensuite assez facilement que les deux premières conditions sont remplies parce que l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006 contient plusieurs distinctions et exclusions et que celles-ci sont, Ă  son avis, fondĂ©es sur l’âge :

[132]    L’effet concret de l'article 7-6.04 est donc le suivant. Tous les employés âgés de 60 ans ou moins au moment de la signature de la convention collective obtiennent le droit, au moment de leur retraite, à une allocation calculée en fonction de leur traitement annuel. Les employés dont le nom apparaît à la lettre d'entente du 4 juillet 2006 sont exclus du régime général qui s'applique à leurs collègues. Une première distinction est ainsi créée entre deux catégories d'employés.

[133]    Une autre distinction est créée par cette disposition quant à la nature du bénéfice accordé aux employés en rapport avec leur retraite. À cet égard, l'article 7-6.04 établit trois catégories d'employés. Pour ceux âgés de 60 ans ou moins au moment de la signature de la convention collective, le bénéfice est de nature monétaire, soit une allocation de retraite. Pour ceux âgés de 61, 62, 63 ou 64 ans à cette date, le bénéfice concerne la prestation de travail de l'employé et prend la forme d'un dégagement de leur charge de travail l'année précédant leur départ à la retraite. Les employés âgés de 65 ans ou plus au moment de la signature de la convention collective sont, quant à eux, privés de l'un ou l'autre de ces bénéfices.

[134]    L'article 7-6.04 contient une troisième distinction, concernant le mode de calcul du bénéfice auquel un employé a droit. Pour les employés âgés de 60 ans ou moins au moment de la signature de la convention collective, l'allocation de retraite est calculée en fonction du nombre d'années de service. Pour ceux des employés de 61 ans et plus ayant droit à un dégagement de leur charge de travail, le bénéfice dépend du nombre d'années qu'il leur reste avant d'atteindre l'âge de 65 ans et ce, indépendamment du nombre d'années de service qu'ils comptent au sein de l'Université.

[135]    Ce mode de calcul est susceptible de produire des écarts importants. Ainsi, un employé âgé de moins de 61 ans à la date de signature de la convention collective de 2006 pouvait avoir droit à une allocation de retraite équivalant à 12 mois de salaire s'il avait été à l'emploi de l'Université pendant 12 ans, mais un employé âgé de 65 ans à ce moment n'avait droit à aucun bénéfice, ni sous forme d'allocation de retraite, ni sous forme de dégagement de sa charge de travail, et ce, même s'il comptait trois fois plus d'années de service que son collègue plus jeune.

[136]    Le Tribunal considère qu'il est manifeste que l'article 7-6.04 de la convention collective de 2006 contient une distinction entre diverses catégories d'employés.

[137]    Il apparaît aussi clairement que cette distinction et cette exclusion sont fondées sur l'âge. Aux termes de cette disposition, l'identification des droits accordés à un employé au moment de sa retraite dépend essentiellement et uniquement de son âge à la date de la signature de la convention collective. Aucun facteur autre que cet âge ne permet de déterminer si c'est le premier alinéa qui s'applique à l'employé, ou bien les deuxième et troisième alinéas. De plus, aucun autre critère que l'âge n'est utilisé dans la lettre d'entente à laquelle renvoie l'article 7-6.04.

[20]        Quant Ă  la troisième condition requise pour conclure Ă  l’existence de discrimination, la juge, lĂ  encore, conclut que cette condition est remplie, Ă©tant d’avis que « les plaignants ont Ă©tĂ© privĂ©s de la reconnaissance et de l’exercice, en pleine Ă©galitĂ©, des droits qui leur sont reconnus par les articles 13 et 16 de la Charte, sans distinction ou exclusion fondĂ©e sur l’âge Â»[11].

[21]        Point important Ă  noter, la juge Ă©carte la nĂ©cessitĂ© pour la Commission de faire la preuve que la distinction allĂ©guĂ©e perpĂ©tue des prĂ©jugĂ©s ou des stĂ©rĂ©otypes[12]. De l’avis de la juge, cette preuve n’est plus requise depuis l’arrĂŞt rendu par la Cour suprĂŞme dans QuĂ©bec (Procureur gĂ©nĂ©ral) c. A.[13], ce qui ne l’empĂŞche pas, toutefois, de faire remarquer, « si besoin est Â», que la distinction allĂ©guĂ©e « est entièrement fondĂ©e sur des stĂ©rĂ©otypes et des prĂ©jugĂ©s voulant que les individus perdent leur valeur professionnelle du seul fait qu’ils atteignent un certain âge, indĂ©pendamment de leurs capacitĂ©s rĂ©elles Â»[14].

[22]        Enfin, analysant la portĂ©e de la lettre d’entente du 4 mars 2011, la juge considère qu’il n’y a pas lieu d’en arriver Ă  une conclusion diffĂ©rente de celle de sa collègue qui a rejetĂ© la requĂŞte en irrecevabilitĂ© de l’UniversitĂ© fondĂ©e sur ce motif[15].

[23]        En conclusion, la juge condamne solidairement l’UniversitĂ© et l’Association Ă  payer Ă  chacun des plaignants un montant Ă©quivalant Ă  l’allocation Ă  laquelle ils auraient eu droit au moment de leur retraite en vertu du premier alinĂ©a de la clause 7-6.04, 5 000 $ Ă  titre de dommages moraux et 2 000 $ Ă  titre de dommages punitifs[16].

La compétence du Tribunal des droits de la personne

[24]        Avant de s’attaquer au vif du sujet, il y a lieu de trancher l’argument de l’Association selon lequel le Tribunal n’était pas compĂ©tent pour entendre l’affaire, la Commission des relations du travail [ci-après la CRT] constituant plutĂ´t le forum appropriĂ©.

[25]        Le Tribunal, qui Ă©tait lui aussi saisi de cette question, a conclu sans trop de difficultĂ©, en s’appuyant sur les arrĂŞts Morin[17] et AudigĂ©[18], qu’il Ă©tait compĂ©tent[19]. Il a eu entièrement raison de conclure ainsi.

[26]        Voyons tout d’abord ce que la Commission allĂ©guait dans sa demande introductive d’instance :

1.         En date du 4 juillet 2006, une convention collective fut conclue entre l’UniversitĂ© de Sherbrooke et l’Association des ingĂ©nieurs-professeurs des sciences appliquĂ©es de l’UniversitĂ© de Sherbrooke (ci-après « AIPSA Â») pour la pĂ©riode du 4 juillet 2006 au 31 mai 2010;

2.         Les dĂ©fenderesses ont alors portĂ© atteinte au droit des plaignants d’être traitĂ©s en pleine Ă©galitĂ©, sans distinction ou exclusion fondĂ©e sur l’âge, en stipulant une clause (7-6.04) comportant un traitement diffĂ©rentiel, quant aux modalitĂ©s de l’allocation de retraite, pour onze (11) ingĂ©nieurs-professeurs nommĂ©ment dĂ©signĂ©s Ă  une Lettre d’entente datĂ©e du 4 juillet 2006, le tout en contravention des articles 10, 13, 16 et 19 de la Charte des droits et libertĂ©s de la personne (L.R.Q., c. C-12) (ci-après la « Charte Â»);

3.         Par la même occasion, les défenderesses ont porté atteinte au droit des plaignants à la sauvegarde de leur dignité sans distinction fondée sur l’âge, contrevenant ainsi aux articles 4 et 10 de la Charte;

4.         En raison de l’atteinte illicite à leurs droits, les plaignants ont droit à la réparation du préjudice matériel et moral en résultant.

                                                                                                            [je souligne]

[27]        Les allĂ©gations du recours intentĂ© par la Commission devant le Tribunal s’attaquent directement au processus de nĂ©gociation et Ă  l’inclusion de la clause 7-6.04 dans la convention collective de 2006. Or, lorsque la discrimination allĂ©guĂ©e prend sa source dans la nĂ©gociation et l’insertion d’une clause dans une convention collective plutĂ´t que dans son interprĂ©tation, son application ou sa mise en Ĺ“uvre, le Tribunal des droits de la personne peut ĂŞtre valablement saisi. C’est ce que la Cour suprĂŞme a clairement dĂ©cidĂ© dans Morin oĂą on opposait la compĂ©tence de l’arbitre des griefs Ă  celle du Tribunal[20] :

23  Tel n’est pas le cas en l’espèce. Si, conformĂ©ment Ă  Weber, on le considère dans son contexte factuel, le litige rĂ©side principalement dans le fait qu’une clause de la convention collective traite les plaignants et les membres de leur groupe — les enseignants n’ayant pas encore atteint l’échelon salarial le plus Ă©levĂ©, soit gĂ©nĂ©ralement les plus jeunes et les moins expĂ©rimentĂ©s - moins favorablement que les enseignants ayant plus d’anciennetĂ©. Cette situation rĂ©sulte elle-mĂŞme du fait que, lors de la nĂ©gociation de la convention collective, la suite Ă  donner aux impĂ©ratifs budgĂ©taires de l’État et la rĂ©partition des compressions entre les membres du syndicat ont suscitĂ© des dĂ©saccords. Vu son contexte factuel, le litige porte essentiellement sur la manière dont la convention collective devait rĂ©partir des ressources moindres entre les membres du syndicat. Il a finalement Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© de faire supporter le gros des compressions par un groupe de syndiquĂ©s — ceux qui avaient le moins d’anciennetĂ©. D’oĂą la question en litige : Ă©tait-il discriminatoire de nĂ©gocier et d’adopter une clause prĂ©judiciable uniquement aux enseignants plus jeunes et moins expĂ©rimentĂ©s? Le litige met donc essentiellement en cause le processus de nĂ©gociation et l’insertion de la clause dans la convention collective.

24  En l’espèce, le contexte factuel permet de conclure que le litige ne ressortit pas exclusivement Ă  l’arbitre. Il ne dĂ©coule pas tant de la mise en Ĺ“uvre de la convention collective que de la nĂ©gociation ayant prĂ©cĂ©dĂ© sa signature. Notre Cour a reconnu qu’un litige dĂ©coulant d’une entente prĂ©alable ou de la formation de la convention collective comme telle peut soulever des questions Ă©chappant Ă  la compĂ©tence de l’arbitre : voir, par exemple, Goudie, prĂ©citĂ©; Weber, prĂ©citĂ©, par. 52; ainsi que Wainwright c. Vancouver Shipyards Co. (1987), 38 D.L.R. (4th) 760 (C.A.C.-B.); Johnston c. Dresser Industries Canada Ltd. (1990), 75 O.R. (2d) 609 (C.A.). Toutes les parties s’entendent sur la façon dont la convention, si elle est valide, doit ĂŞtre interprĂ©tĂ©e et appliquĂ©e. La seule question qui se pose est de savoir si le processus ayant menĂ© Ă  l’adoption de la clause tenue pour discriminatoire et l’insertion de celle-ci dans la convention collective contreviennent Ă  la Charte quĂ©bĂ©coise, rendant de ce fait la clause inapplicable.

25  Cela ne veut pas dire que tout litige mettant en cause l’application de la Charte Ă©chappe Ă  la compĂ©tence de l’arbitre. Notre Cour a reconnu que l’arbitre peut trancher une question de droit accessoire Ă  l’interprĂ©tation et Ă  l’application d’une convention collective : Parry Sound (District), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, 2003 CSC 42. En outre, l’art. 100.12 du Code du travail investit expressĂ©ment l’arbitre du pouvoir d’interprĂ©ter et d’appliquer une loi dans la mesure oĂą il est nĂ©cessaire de le faire pour dĂ©cider d’un grief. Mais si on le considère dans son essence et d’un point de vue non formaliste, le litige ne porte pas tant sur l’interprĂ©tation ou l’application de la convention collective - le fondement de la compĂ©tence de l’arbitre suivant l’al. 1f) du Code du travail — que sur une allĂ©gation de discrimination dans la formation de la convention collective et sur la validitĂ© de celle-ci. Or, le lĂ©gislateur a créé la Commission et le Tribunal pour qu’ils se prononcent prĂ©cisĂ©ment sur de telles questions.

                                                                                                            [je souligne]

[28]        Mais, soutient l’Association, l’arrĂŞt Morin doit ĂŞtre distinguĂ© dans la mesure oĂą le deuxième alinĂ©a de l’article 114 du Code du travail[21] accorde dĂ©sormais une compĂ©tence exclusive Ă  la CRT qui « connaĂ®t et dispose, Ă  l’exclusion de tout tribunal, d’une plainte allĂ©guant une contravention au prĂ©sent code […] Â». Or, selon l’Association, les plaignants auraient dĂ» intenter devant la CRT un recours fondĂ© sur l’article 47.2 du Code du travail, lequel est ainsi libellĂ© :

 

47.2  [Égalité de traitement pas l’association accréditée] Une association accréditée ne doit pas agir de mauvaise foi ou de manière arbitraire ou discrimi-natoire, ni faire preuve de négligence grave à l’endroit des salariés compris dans une unité de négociation qu’elle représente, peu importe qu’ils soient ses membres ou non.

47.2  [Behaviour of certified association] A certified asso-ciation shall not act in bad faith or in an arbitrary or discriminatory manner or show serious negligence in respect of employees comprised in a bargaining unit represented by it, whether or not they are members.

[29]        Notre cour, sous la plume du juge Gascon, a rejetĂ© cette prĂ©tention dans l’arrĂŞt AudigĂ©[22] en faisant remarquer qu’un recours en vertu de l’article 47.2 du Code du travail se rĂ©vèle pour le plaignant peu intĂ©ressant, pour ne pas dire illusoire lorsque, comme en l’espèce, les plaignants prĂ©tendent non pas que la convention collective a Ă©tĂ© violĂ©e, mais bien qu’elle est discriminatoire en raison de la conduite du syndicat Ă  la table de nĂ©gociations, Ă©tant entendu que cette conduite ne peut faire l’objet d’un grief[23] :

[39] Dans l’arrêt Morin, la Cour suprême infirme l'arrêt antérieur de notre Cour et conclut que l'arbitre de griefs n'a pas compétence exclusive pour traiter d'un litige qui met en cause un processus de négociation et l'insertion d'une clause discriminatoire dans une convention collective. Particulièrement, la Cour suprême le souligne, dans un contexte où l'intérêt du syndicat négociateur apparaît opposé à celui du salarié qui se plaint des clauses négociées à son détriment.

[40]      En l'espèce, les allégations de la procédure du Salarié devant la Cour du Québec s'attaquent directement au processus de négociation et à l'inclusion de la clause 19.03 à la convention collective. À mon avis, cela cadre précisément avec le contexte que la Cour suprême a jugé non exclusif à la compétence de l'arbitre de griefs dans l'arrêt Morin.

[…]

[42]      L'on constate ainsi que l'assise de la réclamation n'est pas une question d'interprétation, d'application, d'administration ou d'exécution de la convention collective. Le Salarié s'attaque plutôt à la formation et à la négociation de la convention collective et, au premier chef, à l'insertion dite intentionnelle et illicite d'une clause discriminatoire à son endroit.

[43]      Sous ce rapport, je suis d'accord avec l'affirmation du Salarié voulant qu'un recours de sa part contre son Syndicat sous l'égide des articles 47.2 et suivants C.t. soit illusoire dans les faits, comme c'était du reste le cas dans l'arrêt Morin.

[…]

[45]      Comme le note avec justesse le Salarié, l'existence d'une forme de mauvaise foi, d'arbitraire, de discrimination ou de négligence grave du Syndicat à son endroit dans le refus de porter ce grief à l'arbitrage conditionne l'ouverture à un recours sous l'égide des articles 47.2 et suivants C.t. En l'espèce, cette prétention se révèle peu intéressante, pour ne pas dire vraisemblablement vouée à l'échec.

[46]      Dans ces circonstances, seuls le Tribunal ou la Cour du QuĂ©bec offrent un recours valable au SalariĂ©. Pour calquer les termes choisis par la juge en chef McLachlin dans l'arrĂŞt Morin, tant le Tribunal que la Cour du QuĂ©bec prĂ©sentent une « plus grande adĂ©quation Â» avec le recours envisagĂ© par le SalariĂ© que la CRT (aux termes des articles 47.2, 114 et 116 C.t.) (ou Ă©ventuellement l'arbitre de griefs si l'article 47.3 C.t. venait Ă  s'appliquer).

[30]        En conclusion, j’estime que la juge de première instance n’a pas commis d’erreur en concluant que le Tribunal des droits de la personne avait compĂ©tence pour entendre l’affaire. Ce premier moyen d’appel doit Ă©chouer.

La norme d’intervention

[31]        Depuis l’arrĂŞt Mouvement laĂŻque quĂ©bĂ©cois c. Saguenay (ville)[24], il est clair que la norme d’intervention en appel d’un jugement final du Tribunal des droits de la personne relève des principes du droit administratif et de la rĂ©vision judiciaire[25]. Par consĂ©quent, il faut maintenant choisir entre la norme de la dĂ©cision correcte ou la norme de la dĂ©cision raisonnable, et ce, dĂ©pendamment de la nature des questions soulevĂ©es[26] :

[45]      Cela dit, le choix de la norme applicable dépend principalement de la nature des questions soulevées, d’où l’importance de bien identifier ces questions (Mowat, par. 16; Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, par. 4). Pour les besoins du pourvoi, il suffit de rappeler ce qui suit à ce sujet.

[46]      Lorsque le Tribunal agit Ă  l’intĂ©rieur de son champ d’expertise et qu’il interprète la Charte quĂ©bĂ©coise et applique ses dispositions aux faits pour dĂ©cider de l’existence de discrimination, la dĂ©fĂ©rence s’impose (Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, [2013] 1 R.C.S. 467, par. 166-168; Mowat, par. 24).  Dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, par. 30, 34 et 39, la Cour rappelle que, lors du contrĂ´le judiciaire de la dĂ©cision d’un tribunal administratif spĂ©cialisĂ© qui interprète et applique sa loi constitutive, il y a lieu de prĂ©sumer que la norme de contrĂ´le est la dĂ©cision raisonnable (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Procureur gĂ©nĂ©ral), 2014 CSC 40, [2014] 2 R.C.S. 135, par. 55; Front des artistes canadiens c. MusĂ©e des beaux-arts du Canada, 2014 CSC 42, [2014] 2 R.C.S. 197 (« MBA »), par. 13; Khosa, par. 25; Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, par. 26 et 28; Dunsmuir, par. 54). Dans ces situations, la dĂ©fĂ©rence est normalement requise, quoique cette prĂ©somption puisse parfois ĂŞtre repoussĂ©e. Ce peut ĂŞtre le cas lorsqu’une analyse contextuelle rĂ©vèle une intention claire du lĂ©gislateur de ne pas protĂ©ger la compĂ©tence du tribunal Ă  l’égard de certaines questions; l’existence d’une compĂ©tence concurrente et non exclusive sur un mĂŞme point de droit est un facteur important Ă  considĂ©rer Ă  cette fin (Tervita, par. 35-36 et 38-39; McLean, par. 22; Rogers, par. 15).

[47]      C’est aussi le cas lorsque se soulève une question de droit générale d’importance pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise du tribunal administratif spécialisé (Dunsmuir, par. 55 et 60). Dans McLean, le juge Moldaver note ceci sur ce sujet (par. 27) :

Le raisonnement qui sous-tend l’exception prĂ©vue Ă  l’égard de la « question de droit gĂ©nĂ©rale Â» est simple.  Comme l’expliquent les juges Bastarache et LeBel dans Dunsmuir, « [p]areille question doit ĂŞtre tranchĂ©e de manière uniforme et cohĂ©rente Ă©tant donnĂ© ses rĂ©percussions sur l’administration de la justice dans son ensemble Â» (par. 60).  Autrement dit, comme le prĂ©cisent les juges LeBel et Cromwell dans Mowat, cette question est assujettie Ă  la norme de la dĂ©cision correcte « dans un souci de cohĂ©rence de l’ordre juridique fondamental du pays Â» (par. 22).

[48]      Selon ce que soulignent les juges LeBel et Cromwell dans Mowat (par. 23), il est par contre important de rĂ©sister Ă  la tentation d’appliquer la norme de la dĂ©cision correcte Ă  toutes les questions de droit d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral que le Tribunal est appelĂ© Ă  trancher :

Nul doute qu’un tribunal des droits de la personne est souvent appelé à se prononcer sur des questions de très large portée. Or, les mêmes questions peuvent être soulevées devant d’autres organismes juridictionnels, en particulier des cours de justice. À l’issue de l’analyse relative à la norme de contrôle proposée dans l’arrêt Dunsmuir, la norme applicable aux décisions sur certaines de ces questions pourrait bien être celle de la décision correcte. Mais les questions de droit générales que le Tribunal est appelé à trancher n’équivalent pas toutes à des questions d’une importance capitale pour le système juridique et elles ne sont pas toutes étrangères au domaine d’expertise de l’organisme décisionnel.

                                                                                                [je souligne]

[32]        AppliquĂ©s Ă  notre situation, ces Ă©noncĂ©s de la Cour suprĂŞme me font conclure que la question de savoir si une clause d’une convention collective est discriminatoire Ă  l’endroit de certains salariĂ©s en raison de leur âge est au cĹ“ur du champ d’expertise spĂ©cialisĂ© du Tribunal. Ce genre de question, qui est le lot quotidien de ce dernier, ne revĂŞt pas un caractère d’importance pour le système juridique.

[33]        Je me propose donc d’appliquer la norme de la dĂ©cision raisonnable Ă  l’examen du jugement rendu par le Tribunal, laquelle norme commande que j’aie de la dĂ©fĂ©rence si la conclusion Ă  laquelle en est arrivĂ© ce dernier appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit Â»[27]. Partant, Ă  notre niveau, la question n’est pas de dĂ©terminer si la clause 7-6.04 est discriminatoire, mais plutĂ´t de dĂ©cider si le Tribunal, en la jugeant telle, a rendu une dĂ©cision ayant les attributs de la raisonnabilitĂ©.

Analyse

[34]        Tant l’UniversitĂ© que l’Association, Ă  l’instar du Tribunal, reconnaissent que l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006 traite diffĂ©remment les plaignants des autres enseignants au chapitre de l’allocation de retraite. J’ai citĂ© au long les motifs de la juge de première instance Ă  cet Ă©gard et il suffira d’y rĂ©fĂ©rer au besoin[28].

[35]        Pour une meilleure comprĂ©hension des propos qui vont suivre, je rappellerai cependant brièvement que les enseignants dont le nom apparaĂ®t Ă  la lettre d’entente du 4 juillet 2006 sont exclus du rĂ©gime gĂ©nĂ©ral qui s’applique Ă  leurs collègues. La clause 7-6.04 crĂ©e Ă©galement une distinction quant Ă  la nature du bĂ©nĂ©fice accordĂ©. Les enseignants âgĂ©s de 60 ans et moins ont droit Ă  une allocation de retraite tandis que ceux âgĂ©s de 61 ans et plus, Ă  l’emploi de l’universitĂ© le jour de l’entrĂ©e en vigueur de la convention collective 2006-2010, n’ont pas droit Ă  ce bĂ©nĂ©fice pĂ©cuniaire, mais uniquement Ă  un dĂ©gagement de leur charge de travail. Enfin, alors que l’allocation de retraite accordĂ©e aux enseignants de 60 ans et moins se calcule en fonction du nombre d’annĂ©es de service, le dĂ©gagement accordĂ© aux 61 ans et plus se calcule en fonction de leur âge au 4 juillet 2006.

[36]        Force est donc d’admettre que la conclusion de la juge selon laquelle l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006 contient une distinction entre diverses catĂ©gories d’employĂ©s est non seulement raisonnable, mais exacte. La première condition pour Ă©tablir l’existence d’un cas de discrimination visĂ© par l’article 10 de la Charte quĂ©bĂ©coise est ainsi remplie[29].

[37]        Les parties ont toutefois des vues divergentes lorsque vient le temps de dĂ©terminer si cette diffĂ©rence de traitement est fondĂ©e sur l’un des motifs Ă©numĂ©rĂ©s au premier alinĂ©a de l’article 10 de la Charte, en l’occurrence l’âge.

[38]        Alors qu’il est clair pour la juge que l’identification des droits accordĂ©s Ă  un enseignant au moment de sa retraite dĂ©pend uniquement de son âge[30], l’UniversitĂ© et l’Association soutiennent que la distinction créée par l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006 a Ă©tĂ© motivĂ©e par des raisons d’équitĂ© envers les enseignants qui ont choisi de se prĂ©valoir des avantages offerts par le rĂ©gime de prĂ©retraite prĂ©vu Ă  la clause 9.07 de la convention collective de 2002.

[39]        Ainsi, les noms des enseignants qui apparaissent Ă  la lettre d’entente du 4 juillet 2006 et qui n’ont pas droit Ă  une allocation de retraite correspondraient Ă  ceux qui pouvaient prendre leur retraite et qui ont choisi de demeurer Ă  l’emploi de l’UniversitĂ© après cette date, sans Ă©gard Ă  leur âge. C’est lĂ , en tout cas, l’explication fournie par l’un des nĂ©gociateurs de l’UniversitĂ©, M. Jean-Pierre Rousseau, qui a tĂ©moignĂ© en première instance :

R.        … alors il s’est avĂ©rĂ© qu’il Ă©tait - lĂ  je parle en mon nom, j’insiste lĂ -dessus, au nom de l’UniversitĂ© - on trouvait inĂ©quitable que des professeurs qui avaient - et lĂ  je reviens avec mon terme c’est le meilleur que j’aie trouvĂ© - renoncĂ© d’une façon tacite Ă  des avantages monĂ©taires puissent, du jour au lendemain, voir renaĂ®tre ce droit-lĂ  Ă  l’allocation de dĂ©part Ă  cause de la nouvelle convention collective prĂ©cisĂ©ment l’équitĂ©, l’iniquitĂ©, prĂ©cisĂ©ment parce que d’autres confrères, eux, de la mĂŞme Ă©poque, avaient dĂ©cidĂ© de prendre leur retraite avec l’allocation. Ils avaient fait un choix aussi Ă©clairĂ© que ceux qui avaient dĂ©cidĂ© de continuer Ă  faire leur carrière Ă  l’UniversitĂ©, ils avaient pour des raisons professionnelles, personnelles, je le sais pas, on a vu des noms ce matin, ils avaient dĂ©cidĂ© eux autres de prendre l’allocation graduelle trois ans, puis typiquement, graduelle trois ans, puis après deux ans ils partaient, donc ils avaient le droit Ă  200 %.

Alors, ils avaient assumé ça alors que certains autres professeurs avaient décidé de continuer leur carrière à l’Université et comme je vous dis, par souci d’équité, on ne voulait pas faire renaître ce droit-là, le droit étant à une allocation, alors qu’ils y avaient renoncé dans le passé récent.

D’oĂą l’établissement du deuxième paragraphe nonobstant le paragraphe prĂ©cĂ©dant qui est la règle gĂ©nĂ©rale qu’on a vue tantĂ´t :

"Les IPE dont les noms apparaissent dans la lettre d’entente, bénéficient l’année précédant la date de son départ à leur retraite des seules modalités suivantes…"

Et là c’est un dégagement de charge de travail et on retrouve la fameuse lettre d’entente de R je sais pas quoi…

[40]        La dĂ©monstration n’impressionne guère, et ce, pour plusieurs raisons.

[41]        Pour satisfaire Ă  la deuxième condition du test dĂ©coulant de l’application de l’article 10 de la Charte quĂ©bĂ©coise, il faut dĂ©montrer que la distinction est fondĂ©e sur un des motifs de discrimination Ă©numĂ©rĂ© au premier alinĂ©a de cet article. Or, cette dĂ©monstration, loin d’exiger la preuve d’un lien Ă©troit ou exclusif entre le motif et la distinction, est Ă©tablie dès que le motif a Ă©tĂ© un facteur de distinction. Bref, en autant que le motif prohibĂ© ait jouĂ© un rĂ´le dans la conduite reprochĂ©e ou y a contribuĂ©, la responsabilitĂ© de son auteur pourra ĂŞtre engagĂ©e. C’est ce qu’il faut retenir des propos les plus rĂ©cents de la Cour suprĂŞme dans l’arrĂŞt Bombardier[31] :

[47]      Notre Cour a utilisĂ© l’expression « lien causal Â» au moins une fois, soit dans l’arrĂŞt Ville de MontrĂ©al (par. 84). Il importe toutefois de replacer l’emploi de cette expression dans son contexte. Dans cette affaire, la Cour a soulignĂ© que l’employeur avait admis le « lien causal Â». Toutefois, lorsqu’elle a Ă©numĂ©rĂ© les Ă©lĂ©ments constitutifs de la discrimination prima facie, la Cour a uniquement exigĂ© la preuve d’un « lien Â» entre le motif prohibĂ© de discrimination et la dĂ©cision ou conduite contestĂ©e : par. 65.

[48]      Tout comme le Tribunal en l’espèce, notre Cour a reconnu dans cette affaire qu’il n’est pas nĂ©cessaire que la personne responsable de la distinction, de l’exclusion ou de la prĂ©fĂ©rence ait fondĂ© sa dĂ©cision ou son geste uniquement sur le motif prohibĂ©; il est suffisant qu’elle se soit basĂ©e partiellement sur un tel motif : Ville de MontrĂ©al, par. 67, la juge L’Heureux-DubĂ©, citant avec approbation D. Proulx, « La discrimination fondĂ©e sur le handicap : Ă©tude comparĂ©e de la Charte quĂ©bĂ©coise Â» (1996), 56 R. du B. 317, p. 420. En d’autres mots, il suffit que le motif ait contribuĂ© aux dĂ©cisions ou aux gestes reprochĂ©s pour que ces derniers soient considĂ©rĂ©s comme discriminatoires : voir, entre autres, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Gaz mĂ©tropolitain, 2008 QCTDP 24, [2009] R.J.Q. 487 (dĂ©cision infirmĂ©e en Cour d’appel seulement quant Ă  l’ordonnance accordant des dommages-intĂ©rĂŞts punitifs), par. 415.

[49]      Dans un arrĂŞt rĂ©cent portant sur le Code des droits de la personne, L.R.O. 1990, c. H.19, la Cour d’appel de l’Ontario a jugĂ© qu’il Ă©tait prĂ©fĂ©rable d’utiliser les termes communĂ©ment employĂ©s dans la jurisprudence en matière de discrimination, par exemple [TRADUCTION] « lien Â» et « facteur Â» : Peel Law Assn. c. Pieters, 2013 ONCA 396, 116 O.R. (3d) 80, par. 59. Selon cette dernière, l’emploi du qualificatif « causal Â» a pour effet de hausser les exigences de l’analyse au-delĂ  de ce qui est nĂ©cessaire, puisque la jurisprudence en matière de droits de la personne s’attache aux effets discriminatoires des comportements plutĂ´t qu’à l’existence d’une intention discriminatoire ou de causes directes : par. 60. Nous souscrivons au raisonnement de la Cour d’appel de l’Ontario Ă  cet Ă©gard. Notre Cour a d’ailleurs utilisĂ© le terme « facteur Â» dans un arrĂŞt rĂ©cent portant sur le code des droits de la personne de la Colombie-Britannique : Moore, par. 33.

[50]      Les termes « lien Â» ou « facteur Â» sont plus appropriĂ©s en matière de discrimination, d’autant plus que l’expression « lien causal » rĂ©fère Ă  une notion prĂ©cise en droit civil quĂ©bĂ©cois. En effet, en matière de responsabilitĂ© civile, le demandeur doit Ă©tablir, selon la prĂ©pondĂ©rance des probabilitĂ©s, le « lien causal Â» entre la faute du dĂ©fendeur et le prĂ©judice qu’il subit : J.-C. Royer et S. LavallĂ©e, La preuve civile (4e Ă©d. 2008), par. 158. D’après la dĂ©finition qu’en donnent les tribunaux quĂ©bĂ©cois, ce « lien causal Â» exige que le dommage soit la consĂ©quence logique, directe et immĂ©diate de la faute. Suivant cette règle, la cause doit donc prĂ©senter un rapport « Ă©troit Â» avec le prĂ©judice subi par la victime : J.-L. Baudouin, P. Deslauriers et B. Moore, La responsabilitĂ© civile (8e Ă©d. 2014), par. 1-683.

[51]      Or, les actions en matière de discrimination fondĂ©es sur la Charte n’exigent pas un rapport Ă©troit. Conclure autrement reviendrait Ă  faire abstraction du fait que, comme les actes d’un dĂ©fendeur peuvent s’expliquer par une multitude de raisons, la preuve d’un tel rapport pourrait imposer un fardeau trop exigeant au demandeur. Certaines de ces raisons peuvent bien sĂ»r justifier les actes du dĂ©fendeur, mais c’est Ă  ce dernier qu’il appartient d’en faire la preuve. En consĂ©quence, il n’est ni appropriĂ© ni juste d’utiliser l’expression « lien causal Â» en matière de discrimination.

[52]      En somme, relativement au deuxième Ă©lĂ©ment constitutif de la discrimination prima facie, le demandeur a le fardeau de dĂ©montrer qu’il existe un lien entre un motif prohibĂ© de discrimination et la distinction, l’exclusion ou la prĂ©fĂ©rence dont il se plaint ou, en d’autres mots, que ce motif a Ă©tĂ© un facteur dans la distinction, l’exclusion ou la prĂ©fĂ©rence. Rappelons enfin que, contrairement Ă  l’énumĂ©ration prĂ©vue Ă  la Charte canadienne, la liste des motifs prohibĂ©s figurant Ă  l’art. 10 de la Charte est exhaustive : Ville de MontrĂ©al, par. 69.

                                                                                                [je souligne]

[42]        Aussi, Ă  supposer mĂŞme que les plaignants aient Ă©tĂ© inscrits Ă  la lettre d’entente parce qu’ils pouvaient se prĂ©valoir des dispositions de la convention collective de 2002 et qu’ils ont choisi de ne pas le faire, on ne saurait ignorer qu’ils Ă©taient tous âgĂ©s de 61 ans et plus. Or, au moment de la signature de la convention collective de 2006, les enseignants âgĂ©s entre 53 et 60 ans pouvaient aussi se prĂ©valoir des dispositions de la convention collective de 2002 et ceux qui ne l’ont pas fait ne sont pourtant pas inscrits Ă  la lettre d’entente. Bref, Ă  y regarder de près, il semble bien qu’on puisse soutenir que l’identification des droits accordĂ©s Ă  un employĂ© au moment de sa retraite dĂ©pend, au moins partiellement, de son âge Ă  la date de la signature de la convention collective de 2006.

[43]        C’est lĂ , Ă  mon avis, une prĂ©tention soutenable que le Tribunal, agissant Ă  l’intĂ©rieur de son champ d’expertise, pouvait retenir, son raisonnement reposant Ă  cet Ă©gard sur une analyse comparative serrĂ©e entre la convention collective de 2002 et celle de 2006 qui dĂ©montre qu’il s’agit de deux actes juridiques foncièrement diffĂ©rents. Dès lors, toujours selon le Tribunal, il faudrait s’en remettre uniquement au texte de la convention de 2006 pour dĂ©terminer le caractère discriminatoire ou non de l’article 7-6.04 en comparant le traitement rĂ©servĂ© aux plaignants et celui accordĂ© aux autres enseignants. On ne saurait, de plus, imputer aux plaignants qu’ils ont renoncĂ© au nouveau rĂ©gime inaugurĂ© dans la convention collective de 2006. Il importe, ici, de citer Ă  nouveau le Tribunal[32] :

[143]    […] La convention collective de 2002 et la convention collective de 2006 sont des actes juridiques distincts, qui recevaient respectivement application à des périodes différentes. Pour déterminer le caractère discriminatoire ou non discriminatoire de l’article 7-6.04, il faut s’en remettre à ce que prévoit la convention collective de 2006. L’analyse de la discrimination en l’instance ne consiste pas à comparer le régime prévu aux deux conventions collectives. Elle exige plutôt une comparaison entre le traitement réservé aux plaignants et celui accordé aux autres employés par la convention collective de 2006.

[144]    En outre, la comparaison entre les deux conventions collectives prĂ©sente peu d’utilitĂ©, Ă©tant donnĂ© que les dispositions concernant les bĂ©nĂ©fices affĂ©rents Ă  la retraite sont foncièrement diffĂ©rents de l’une de l’autre. Ă€ titre d’exemple de ces diffĂ©rences :

1) l’âge minimal auquel s'ouvre le droit à l'allocation de retraite n'est pas le même : 53 ans en 2002 et 55 ans en 2006;

2) l'âge maximal permettant d'obtenir une allocation de retraite est différent : 64 ans en 2002 et 69 ans en 2006;

3) la durée de l'emploi précédant la retraite est différente : au moins 15 ans de service en 2002 et aucune durée minimum de service en 2006;

4) le mode de calcul de l'allocation de retraite est différent : en 2002, il est calculé en fonction d'un pourcentage du traitement annuel de l'employé, selon son âge, alors qu'en 2006, il est calculé à raison d'un mois de traitement annuel par année de service.

[145]    Les parties Ă  la convention collective de 2006 ont donc modifiĂ© entièrement les modalitĂ©s d'encadrement de l'allocation de retraite des ingĂ©nieurs-professeurs et ont mis en place un nouveau système. Il s'agissait d'ailleurs d'un objectif dĂ©clarĂ© de l'UniversitĂ© au cours des nĂ©gociations, Ă©tant donnĂ© que les coĂ»ts du rĂ©gime antĂ©rieur Ă©taient jugĂ©s trop Ă©levĂ©s. L'UniversitĂ© Ă©crit ainsi, dans ses notes et autoritĂ©s, que les dĂ©fenderesses « ont convenu de transformer le rĂ©gime antĂ©rieur visant le renouvellement du corps professoral en un rĂ©gime visant la rĂ©tention du personnel Â». De toute Ă©vidence, ces modifications substantielles ont entraĂ®nĂ© une rupture par rapport Ă  la situation juridique dans laquelle se trouvaient les employĂ©s en vertu de la convention collective de 2002, quant Ă  leur droit Ă  une allocation de retraite.

[146]    Dès lors, la continuité que les défenderesses cherchent à établir à l'égard des seuls plaignants, entre leur situation en vertu de la convention collective de 2002 et le traitement qui leur est réservé par la convention collective de 2006, perd son sens. L'argument soulevé par les défenderesses aurait pu avoir du mérite si la convention collective de 2006 avait intégralement reproduit les dispositions de celle de 2002 en ce qui a trait au droit à une allocation de retraite. Tel n'est pas le cas. En ne se prévalant pas des dispositions de la convention collective de 2002, les plaignants ne peuvent manifestement pas avoir renoncé au régime nouveau et distinct inauguré dans la convention collective de 2006.

[147]    En outre, la prétention des défenderesses voulant qu'elles ne souhaitaient pas faire renaître, dans la convention collective de 2006, un bénéfice auquel les plaignants avaient renoncé, n'est pas supportée par le texte des conventions collectives. Celle de 2006 ne faisait pas renaître des droits antérieurs. Fondée sur une approche renouvelée de la mise à la retraite des professeurs, elle créait des droits nouveaux, différents de ceux accordés par la convention collective précédente. Si les défenderesses avaient rendu applicable le premier alinéa de l'article 7-6.04 aux plaignants, ces derniers n'auraient pas, de ce fait, récupéré des droits déjà éteints par leur propre décision. Au contraire, ils auraient eu accès, comme tous leurs collègues, à un bénéfice qui ne leur avait jamais été consenti antérieurement.

[148]    L'un des aspects du régime contenu dans la convention collective de 2006 est plus particulièrement fatal à la prétention des défenderesses. Aux termes de la convention collective de 2002, la dernière tranche d'âge permettant de recevoir une allocation de retraite était fixée à 64 ans. En vertu du premier alinéa de l'article 7-6.04 de la convention collective de 2006, il était dorénavant possible pour un employé de recevoir une allocation de retraite s'il prenait sa retraite avant l'âge de 70 ans. Ce droit est donc nouveau. Le Tribunal ne voit pas comment les plaignants, qui étaient tous âgés de moins de 70 ans au moment de la signature de la convention collective de 2006, pourraient avoir renoncé d'avance à ce droit parce qu'ils ne se seraient pas prévalus de la disposition antérieure, qui n'accordait aucune allocation de retraite pour les employés prenant leur retraite entre l'âge de 65 et 70 ans.

[44]        Ă€ mon avis, le Tribunal a droit Ă  la dĂ©fĂ©rence. Son raisonnement, Ă  n’en pas douter, est transparent et intelligible[33].

[45]        Ceci nous amène Ă  la troisième condition requise par l’article 10 de la Charte quĂ©bĂ©coise pour conclure Ă  l’existence prima facie de discrimination. Ayant dĂ©jĂ  Ă©tĂ© Ă  mĂŞme de constater qu’il Ă©tait raisonnable de conclure que l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006 traite diffĂ©remment les plaignants des autres enseignants et que ce traitement est fondĂ© sur l’âge, il reste Ă  dĂ©terminer s’il Ă©tait Ă©galement raisonnable pour le Tribunal de conclure que ce traitement constitue de la discrimination, un concept on ne peut plus flou que la Cour suprĂŞme a tentĂ© tant bien que mal de baliser au fil des ans en reformulant rĂ©gulièrement le cadre d’analyse applicable[34].

[46]        Le problème particulier qui se soulève en l’espèce rĂ©side dans cette affirmation de la juge de première instance qu’il ne serait dĂ©sormais plus nĂ©cessaire pour un plaignant, Ă  cette Ă©tape de l’analyse, de dĂ©montrer que le traitement discriminatoire dont il se dit victime perpĂ©tue des stĂ©rĂ©otypes ou des prĂ©jugĂ©s, une condition jusque-lĂ  exigĂ©e par la jurisprudence[35]. Les motifs de la juge Abella, qui s’exprime pour la majoritĂ© dans l’arrĂŞt A, seraient Ă  cet effet[36].

[47]        Les propos de la juge de première instance mĂ©ritent d’être corrigĂ©s si, dans son esprit, les questions de stĂ©rĂ©otypes et de prĂ©jugĂ©s doivent ĂŞtre dorĂ©navant Ă©vacuĂ©es de l’examen de l’effet discriminatoire d’une distinction. Je m’explique.

[48]        L’existence d’un cadre analytique capable de distinguer une situation discriminatoire d’une situation qui ne l’est pas est fondamentale car ce ne sont pas toutes les diffĂ©rences de traitement entre les individus qui produisent des situations d’inĂ©galitĂ©. C’est la raison pour laquelle la Cour suprĂŞme, très tĂ´t, a dĂ©veloppĂ© un cadre d’analyse oĂą les questions de prĂ©jugĂ©s, de stĂ©rĂ©otypes et de dĂ©savantages historiques sont prises en compte.

[49]        Ă€ mon avis, c’est toujours le cas. Ainsi que le rappelle la juge Abella dans l’arrĂŞt A : « Les prĂ©jugĂ©s et l’application de stĂ©rĂ©otypes sont deux des indices susceptibles d’être utiles pour rĂ©pondre Ă  cette question Â», soit celle de savoir si « La mesure contestĂ©e transgresse […] la norme d’égalitĂ© rĂ©elle consacrĂ©e par le par. 15 (1) de la Charte Â»[37]. Par contre, on ne saurait « exiger d’un demandeur qu’il prouve qu’une distinction perpĂ©tue une attitude nĂ©gative Ă  son endroit Â»[38].

[50]        Il faut donc retenir des propos de la juge Abella que la recherche de prĂ©jugĂ©s ou de stĂ©rĂ©otypes est toujours pertinente[39], mais que, s’agissant seulement d’indices de discrimination, on ne peut pas obliger un plaignant Ă  prouver qu’une distinction perpĂ©tue Ă  son endroit une attitude imbue de prĂ©jugĂ©s ou de stĂ©rĂ©otypes.

[51]        Si on revient aux motifs de la juge de première instance, on constate que cette dernière n’a pas commis d’erreur en Ă©crivant que : « Les motifs de la juge Abella, auxquels une majoritĂ© des membres de la Cour ont souscrit, Ă©cartent dorĂ©navant l’obligation de dĂ©montrer la perpĂ©tuation de stĂ©rĂ©otypes ou de prĂ©jugĂ©s, ou encore une atteinte Ă  la dignitĂ©, pour pouvoir conclure Ă  l’existence d’une discrimination.»[40] D’un autre cĂ´tĂ©, force est d’admettre que son analyse après le passage prĂ©citĂ© de ses motifs apparaĂ®t quelque peu prĂ©cipitĂ©e, et ce, dans un contexte oĂą le motif de discrimination allĂ©guĂ© est l’âge[41], un motif frĂ©quent Ă  propos duquel Madame la juge en chef McLachlin, pour la majoritĂ©, Ă©crivait dans l’arrĂŞt Gosselin, ce qui suit[42] :

331  […] Cependant, contrairement à la race, à la religion ou au sexe, l’âge n’est pas fortement associé à la discrimination et à la dénégation arbitraire de privilèges. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas de cas de discrimination fondée sur l’âge. Cependant, les distinctions fondées sur l’âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l’ordre dans notre société. Elles n’évoquent pas automatiquement le contexte d’un désavantage préexistant qui donne à croire à l’existence d’une discrimination et d’une marginalisation selon ce premier facteur contextuel, comme pourraient le faire d’autres motifs énumérés ou analogues.

[je souligne]

[52]        Cette impression de prĂ©cipitation est cependant vite dissipĂ©e si on revient en arrière et qu’on examine l’ensemble des motifs de la juge Ă  la lumière de la jurisprudence la plus rĂ©cente de la Cour suprĂŞme.

[53]        La juge Abella, toujours Ă  l’occasion de l’arrĂŞt A, et dans le but de prĂ©ciser le cadre analytique capable de dĂ©celer une situation discriminatoire, insiste sur la prĂ©sence d’un dĂ©savantage arbitraire comme preuve d’une telle situation[43] :

331      Les arrĂŞts Kapp et Withler nous fournissent une analyse souple et contextuelle visant Ă  dĂ©terminer si la distinction a pour effet de perpĂ©tuer un dĂ©savantage arbitraire Ă  l’égard du demandeur, du fait de son appartenance Ă  un groupe Ă©numĂ©rĂ© ou analogue. Comme l’indique clairement l’arrĂŞt Withler, les facteurs contextuels varient dans chaque cas — il n’existe pas de "modèle rigide" :

Les facteurs contextuels particuliers pertinents dans l’analyse de l’égalitĂ© rĂ©elle Ă  la deuxième Ă©tape [du critère de l’arrĂŞt Andrews] varieront selon la nature de l’affaire. Un modèle rigide pourrait mener Ă  un examen qui inclut des questions non pertinentes ou, Ă  l’opposĂ©, qui exclut des facteurs pertinents : Kapp. Des facteurs comme ceux Ă©tablis dans l’arrĂŞt Law — un dĂ©savantage prĂ©existant, la correspondance avec les caractĂ©ristiques rĂ©elles, l’effet sur d’autres groupes et la nature du droit touchĂ© — peuvent ĂŞtre utiles. Toutefois, il n’est pas nĂ©cessaire de les examiner expressĂ©ment dans tous les cas pour rĂ©pondre complètement et correctement Ă  la question de savoir si une distinction particulière est discriminatoire… [Italiques ajoutĂ©s; par. 66].

[54]        Je comprends des motifs de la juge Abella que c’est la preuve d’un dĂ©savantage arbitraire qui doit dĂ©sormais servir de guide ultime pour conclure Ă  la prĂ©sence prima facie d’une situation discriminatoire, la perpĂ©tuation de stĂ©rĂ©otypes ou de prĂ©jugĂ©s ne constituant qu’un indice pertinent aux fins de l’analyse. Le professeur Christian Brunelle, incidemment, donne la mĂŞme portĂ©e aux propos de la juge Abella[44] :

[…] Certes, la personne qui allègue ĂŞtre victime de discrimination devra dĂ©montrer que la distinction dont elle est l’objet lui crĂ©e un prĂ©judice ou un dĂ©savantage. Cette preuve pourrait sans doute ĂŞtre plus convaincante si la victime parvient Ă  Ă©tablir que ce dĂ©savantage rĂ©sulte, par surcroĂ®t, d’un prĂ©jugĂ© ou d’un stĂ©rĂ©otype mais l’état du droit Ă  ce propos reste encore Ă  prĂ©ciser. Si certaines dĂ©cisions tendent ainsi Ă  exiger la fine dĂ©monstration qu’un prĂ©jugĂ© ou stĂ©rĂ©otype nĂ©gatif est Ă  l’origine du dĂ©savantage susceptible de dĂ©truire ou de compromettre le droit Ă  l’égalitĂ© de la Charte quĂ©bĂ©coise, un arrĂŞt rĂ©cent de la Cour suprĂŞme du Canada semble favoriser plutĂ´t la dissociation entre dĂ©savantage, d’une part, et prĂ©jugĂ©/stĂ©rĂ©otype, d’autre part, de manière Ă  ce que la seule preuve d’un dĂ©savantage - sans Ă©gard Ă  son lien causal avec un prĂ©jugĂ© ou un stĂ©rĂ©otype - suffise pour conclure Ă  l’existence d’une discrimination. Selon ce dernier point de vue, il faudrait alors conclure qu’il y a « preuve prima facie de discrimination Â» dès que la personne qui est l’objet d’une distinction « a dĂ©montrĂ© un prĂ©judice et un lien avec un motif de discrimination prohibĂ© Â».

[55]        Or, une lecture le moindrement attentive de l’ensemble des motifs de la juge de première instance m’amène Ă  conclure que c’est le dĂ©savantage arbitraire que l’article 7-6.04 occasionne aux plaignants qui a amenĂ© cette dernière Ă  considĂ©rer que cette mesure Ă©tait discriminatoire[45]. J’ai ici en tĂŞte que les plaignants sont totalement exclus du rĂ©gime qui s’applique Ă  leurs collègues plus jeunes, lesquels ont droit Ă  un bĂ©nĂ©fice pĂ©cuniaire sous forme d’allocation Ă  la retraite, et ce, sans raison apparente une fois Ă©cartĂ© l’argument d’équitĂ© envers les enseignants qui ont choisi de se prĂ©valoir des avantages offerts par le rĂ©gime de prĂ©retraite prĂ©vu Ă  la clause 9.07 de la convention collective de 2002. Aussi, la juge de première instance pouvait raisonnablement conclure selon moi que c’est parce qu’il y a absence de preuve de tout fondement rationnel Ă  l’article 7-6.04 et aussi parce que les appelantes ne se sont pas dĂ©chargĂ©es de leur fardeau de preuve que les enseignants mentionnĂ©s Ă  la lettre d’entente ont Ă©tĂ© discriminĂ©s[46] .

[56]        Ă€ cela, j’ajouterai que la juge pouvait, subsidiairement, Ă©crire « qu’une telle mesure est entièrement fondĂ©e sur des stĂ©rĂ©otypes et des prĂ©jugĂ©s voulant que les individus perdent leur valeur professionnelle du seul fait qu’ils atteignent un certain âge, indĂ©pendamment de leurs capacitĂ©s Ă©crites Â»[47], la Cour suprĂŞme ayant elle-mĂŞme dĂ©jĂ  fait Ă©tat de ce prĂ©jugĂ© dans l’arrĂŞt Gosselin oĂą elle Ă©crit que : « Les prĂ©occupations quant Ă  la discrimination fondĂ©e sur l’âge sont gĂ©nĂ©ralement liĂ©es Ă  la discrimination contre des personnes d’âge avancĂ© que l’on prĂ©sume dĂ©pourvues de certaines aptitudes qu’elles possèdent en rĂ©alitĂ© Â»[48].

[57]        En conclusion, je suis d’avis que le Tribunal a droit, ici encore, Ă  la dĂ©fĂ©rence parce que le rĂ©sultat auquel il en arrive appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit Â»[49].

La portée de la lettre d’entente du 4 mars 2011

[58]        J’ai mentionnĂ© au dĂ©but des prĂ©sents motifs que l’UniversitĂ© et l’Association, postĂ©rieurement au recours entrepris par la Commission au nom des plaignants, avaient conclu une entente, le 4 mars 2011, abrogeant rĂ©troactivement l’article 7-6.04 et rĂ©activant l’article 9.07 de la convention collective de 2002, cette dernière disposition devant ĂŞtre « considĂ©rĂ©e comme partie intĂ©grante de la convention collective signĂ©e le 4 juillet 2006 pour valoir jusqu’au 31 dĂ©cembre 2010 Â»[50]. Le but avouĂ© de cette entente Ă©tait de faire Ă©chec au recours intentĂ© par la Commission devant le Tribunal, la preuve rĂ©vĂ©lant mĂŞme que l’Association avait vĂ©rifiĂ© avec l’UniversitĂ© que cette lettre d’entente n’aurait aucun impact financier sur les plaignants[51].

[59]        Saisi d’une requĂŞte en irrecevabilitĂ© prĂ©sentĂ©e par l’UniversitĂ©, le Tribunal, sous la prĂ©sidence de la juge Brosseau, a rejetĂ© celle-ci[52].

[60]        L’UniversitĂ© ayant de nouveau fait valoir ce moyen d’irrecevabilitĂ© lors de l’audition au fond, la juge PauzĂ© l’a Ă©galement rejetĂ©, le qualifiant mĂŞme de factice dans la mesure oĂą le traitement discriminatoire dont les plaignants avaient Ă©tĂ© victimes Ă©tait entièrement consommĂ©. Voici comment le Tribunal s’est exprimĂ© sur le sujet[53] :

[164]    Le procès-verbal de l'assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de l'Association tenue le 24 fĂ©vrier 2011 mentionne d'ailleurs qu'un membre de l'exĂ©cutif de l'Association « avait vĂ©rifiĂ© avec l'UniversitĂ© que la lettre d'entente n'avait pas d'impact sur des membres de l'AIPSA ayant pris leur retraite entre 2006 et 2010 Â».

[165]    L'utilité de la lettre d'entente du 4 mars 2011 était donc d'un autre ordre pour les défenderesses. Elle visait à retirer de la convention collective une disposition qui était en vigueur lors de la retraite des plaignants et qui les avait alors empêchés de bénéficier de l'allocation de retraite offerte aux autres employés. Étant donné que les plaignants avaient déjà fait valoir leurs droits à ce sujet auprès de la Commission et que cette dernière s'était déjà adressée au Tribunal, le seul effet recherché était de créer l'apparence que le problème de discrimination soulevé dans les procédures de la Commission avait disparu. Dans les faits, la discrimination qui avait entre-temps frappé les plaignants au moment de prendre leur retraite n'était aucunement corrigée.

[166]    L'abrogation rétroactive du droit accordé par le premier alinéa de l'article 7-6.04 est donc entièrement factice. L'Université et l'Association ne peuvent tout simplement pas prétendre, sur la base de la lettre d'entente du 4 mars 2011, que l'article 7-6.04 n'a jamais existé. Cette disposition a été en vigueur pendant plusieurs années et elle a produit des effets juridiques à l'égard des plaignants. Son abrogation ne change rien à cette situation. De plus, donner un caractère rétroactif à cette abrogation ne fait pas disparaître les conséquences que la disposition a déjà produites. Le Tribunal ne peut être dupe d'un tel artifice.

[167]    Il n'est pas surprenant que cette lettre d'entente ait été très mal reçue par les plaignants et que ces derniers aient considéré qu'ils se faisaient avoir pour une deuxième fois. Tant dans son objectif que dans ses effets, cette lettre d'entente constitue une contravention à la Charte et une tentative, de la part de l'Université et de l'Association, d'échapper aux conséquences de leur conduite discriminatoire.

[168]    Le Tribunal en vient donc à la conclusion que la lettre d'entente du 4 mars 2011 n'empêchait pas la Commission de faire valoir les droits des plaignants devant le Tribunal et qu'elle ne rend pas sa demande irrecevable.

[je souligne]

[61]        Ă€ mon avis, il Ă©tait raisonnable que le Tribunal rejette la prĂ©tention de l’UniversitĂ© selon laquelle la lettre d’entente du 4 mars 2011 aurait fait disparaĂ®tre le litige en abrogeant rĂ©troactivement l’article 7-6.04. Les droits des plaignants ayant Ă©tĂ© cristallisĂ©s au moment de la signature de la convention collective de 2006, la lettre d’entente ne pouvait avoir cet effet, et ce, d’autant plus que les plaignants n’ont pu en tirer aucun bĂ©nĂ©fice.

Les dommages

[62]        Le Tribunal, après avoir examinĂ© la situation individuelle des plaignants, a condamnĂ© l’UniversitĂ© et l’Association Ă  payer Ă  chacun de ces derniers 5 000 $ Ă  titre de dommages moraux. Le Tribunal souligne que les plaignants ont ressenti de la frustration, de la dĂ©ception, de la rage, de la rĂ©volte ainsi qu’un sentiment de trahison lors de l’adoption de l’article 7-6.04 de la convention collective de 2006[54].

[63]        Les appelantes contestent l’octroi de ce montant. S’agissant cependant d’une matière hautement discrĂ©tionnaire oĂą la dĂ©fĂ©rence est de mise[55], ces dernières ne nous facilitent guère la tâche en ne produisant que des extraits choisis des tĂ©moignages des plaignants devant le Tribunal. Face Ă  cette situation, je vois mal comment je pourrais ĂŞtre appelĂ© Ă  rĂ©viser l’ensemble des dĂ©terminations factuelles de la juge de première instance en rapport avec l’octroi de dommages moraux alors que toute la preuve prĂ©sentĂ©e Ă  cette dernière n’a pas Ă©tĂ© produite[56]. Ce moyen d’appel doit Ă©chouer.

[64]        Quant Ă  l’octroi aux plaignants par le Tribunal de 2 000 $ Ă  titre de dommages punitifs que l’UniversitĂ© conteste Ă©galement, il y a lieu de prĂ©ciser que la rĂ©clamation de la Commission Ă  ce titre a Ă©tĂ© ajoutĂ©e Ă  sa demande introductive d’instance Ă  la suite de la lettre d’entente du 4 mars 2011. Or, de l’avis du Tribunal, c’est la signature de cette lettre d’entente qui la conforte avec l’idĂ©e que les appelantes avaient l’intention dĂ©libĂ©rĂ©e, voire malveillante, de nuire aux plaignants. Voici comment le Tribunal s’exprime sur le sujet[57] :

[227]    Les défenderesses ont une première fois, lors de la convention collective de 2006, exclu les plaignants du bénéfice accordé aux autres employés. Elles ont réitéré cette exclusion lors de la conclusion de la lettre d'entente du 4 mars 2011. Dans les deux cas, elles avaient connaissance des prétentions des plaignants quant au caractère discriminatoire de cette mesure. Elles ont agi sans se soucier des inquiétudes légitimes exprimées de diverses façons par les plaignants et d'autres employés. L'Association n'a pas même donné suite à la demande des plaignants d'obtenir une opinion juridique à propos de la validité de l'article 7-6.04 de la convention collective de 2006.

[228]    L'objectif avouĂ© de la lettre d'entente du 4 mars 2011 Ă©tait de priver les plaignants des droits qu'ils avaient dĂ©jĂ  fait valoir au moyen de leur plainte auprès de la Commission et que cette dernière avait dĂ©jĂ  mis en Ĺ“uvre au moyen de sa demande introductive d'instance devant le Tribunal. Le procès-verbal de l'assemblĂ©e extraordinaire de l'Association qui a eu lieu le 24 fĂ©vrier 2011 pour faire approuver cette lettre d'entente indique d'ailleurs que « dans le cas oĂą l'AIPSA devrait [sic] contribuer au règlement financier de la plainte, la signature de la lettre d'entente devrait diminuer cette contribution Â».

[229]    Les défenderesses considèrent qu'elles pouvaient ainsi, d'un trait de plume, réécrire le passé à leur avantage et changer les règles du jeu à l'égard des plaignants, qui avaient déjà tous pris leur retraite au moment de la signature de la lettre d'entente du 4 mars 2011. Il n'incombe pas au Tribunal de déterminer si les défenderesses avaient l'autorité et la capacité requises pour rendre rétroactivement applicable aux plaignants l'abrogation de l'article 7-6.04. Le Tribunal peut néanmoins constater que les défenderesses ont unilatéralement utilisé leur statut de parties contractantes à la convention collective pour tenter d'échapper à leur responsabilité envers les plaignants et faire échec à la compétence du Tribunal. Une telle démarche, que le Tribunal considère abusive à tous égards à l'endroit des plaignants, dénote certes une intention malveillante de la part des défenderesses.

[65]        Ă€ mon avis, le Tribunal pouvait raisonnablement conclure que la conduite de l’UniversitĂ© et de l’Association dĂ©notait une intention de priver les plaignants de leurs droits. Cette conclusion ne comporte aucune erreur rĂ©visable.

Conclusion

[66]        Pour tous ces motifs, je suggère de confirmer le jugement de première instance et de rejeter les appels avec dĂ©pens.

 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 



[1]     La Commission a initialement intentĂ© son recours au nom de sept plaignants dont deux se sont dĂ©sistĂ©s lors de la première journĂ©e d’audition devant le Tribunal. Ces cinq plaignants sont : Pierre F. Lemieux, Denis Proulx, Richard Thibault, Kenneth W. Neale et Gilles Jasmin.

[2]     Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, 2013 QCCTDP 15 (j. Pauzé).

[3]     RLRQ, c. C-12.

[4]     RLRQ, c. C-27.

[5]     Cette convention collective devait demeurer en vigueur du 26 mars 2002 au 31 mai 2005.

[6]     Charte des droits et libertés de la personne, supra, note 3, art. 74.

[7]     Ibid., art. 80.

[8]     Commission des droits de la personne et les droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, 2012, QCCTDP 18, paragr.44 (j. Brosseau).

[9]     Supra, note 3.

[10]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 128.

[11]    Ibid., paragr. 141. Les articles 13 et 16 de la Charte sont ainsi libellĂ©s :

      13. Nul ne peut, dans un acte juridique, stipuler une clause comportant discrimination. Une telle clause est sans effet.

      16. Nul ne peut exercer de discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail d’une personne ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi.

[12]    Ibid., paragr. 151.

[13]    2013 1 R.C.S. 61, 2013 CSC 5, paragr. 327 et 330.

[14]    Commission des droits de la personne et de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 155.

[15]    Ibid., paragr. 157 à 168.

[16]    Ibid., paragr. 198 à 231.

[17]    Québec (Commission des droits de la personne et de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), [2004] 2 R.C.S. 185, 2004 CSC 39.

[18]    Montréal (Ville de) c. Audigé, 2013 QCCA 171.

[19]    Commission des droits de la personne et de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 232 à 235.

[20]    Québec (Commission des droits de la personne et de la jeunesse) c. Québec (Procureur général), supra, note 17, paragr. 23-25.

[21]    Supra, note 4.

[22]    Montréal (Ville de) c. Audigé, supra, note 18.

[23] Ibid., paragr. [25].

[24]    Mouvement laïque québécois c. Saguenay (ville), 2015 CSC 16.

[25]    Ibid., paragr. 24 Ă  44. Voir Ă©galement : QuĂ©bec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bombardier inc. (Bombardier AĂ©ronautique Centre de formation) 2015 CSC 39, paragr. 70.

[26]    Ibid., 45 à 48.

[27]    Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, paragr. 47.

[28]    Supra, paragr. [19].

[29]    Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), supra, note 24, paragr. 63.

[30]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 137.

[31]    Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), supra, note 25, paragr. 47 à 52.

[32]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr.143 à 148.

[33]    Mouvement laïque québécois c. Saguenay (Ville), supra, note 24, paragr. 50.

[34]    Voir à cet égard la revue jurisprudentielle à laquelle le juge LeBel, au nom de quatre juges, s’est livré à l’occasion de l’arrêt Québec (Procureur général) c. A., supra, note 13, paragr. 142 à 186.

[35]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 151.

[36]    Québec (Procureur général) c. A., supra, note 13, paragr. 325 à 331.

[37]    Ibid., paragr. 325.

[38]    Ibid., paragr. 330. Voir également, au même effet, le paragr. 327 des motifs de la juge Abella.

[39]    Plus rĂ©cemment, dans Première Nation de Kahkewistahaw c. Taypotat, 2015 CSC 30, paragr. 21, la juge Abella reprend cette idĂ©e lorsqu’elle Ă©crit : « Ă€ la seconde Ă©tape de l’analyse, la preuve prĂ©cise variera selon le contexte de la demande, mais "les Ă©lĂ©ments tendant Ă  prouver qu’un demandeur a Ă©tĂ© historiquement dĂ©savantagĂ©" seront pertinents.» [Withler, paragr. 38; QuĂ©bec c. A., paragr. 327]. [Je souligne].

[40]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 151.

[41]    Une distinction, exclusion ou préférence contenue dans un régime d’avantages sociaux qui est fondée sur l’âge est réputée non discriminatoire lorsque son utilisation est légitime et que le motif qui la fonde constitue un facteur de détermination du risque, basé sur des données actuarielles. Voir l’article 20.1 de la Charte québécoise.

[42]    Gosselin c. Québec (procureur général) 202 CSC 84, [2002] 4 R.C.S. 429, paragr. 31.

[43]    QuĂ©bec (Procureur gĂ©nĂ©ral c. A., supra, note 13, paragr. 331. La juge Abella a repris rĂ©cemment ce critère du dĂ©savantage arbitraire dans l’arrĂŞt Taypotat, supra, note 39, paragr. 18 Ă  21. Voir Ă©galement : Centre universitaire de santĂ© McGill (HĂ´pital gĂ©nĂ©ral de MontrĂ©al) c. Syndicat des employĂ©s de l’HĂ´pital gĂ©nĂ©ral de MontrĂ©al, 2007 CSC 4, [2007] 1 R.C.S. 161, paragr. 48.

[44]    Christian Brunelle, "Les droits et libertés dans le contexte réel", dans Collection de droit 2014-2015, École du Barreau du Québec, vol. 7, Droit public et administratif, Cowansville, Yvon Blais, p. 75-76.

[45]    Kahkewistahaw c. Taypotat, supra, note 39, paragr. 20 et 21.

[46]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 154. Une fois établie les trois conditions requises pour conclure à une situation prima facie de discrimination, il incombe au défendeur de justifier sa décision ou sa conduite. S’il échoue, le Tribunal conclura alors à l’existence de discrimination. Voir Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Bombardier inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), supra, note 25, paragr. 3 et 36-37.

[47]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 155.

[48]    Gosselin c. Québec (Procureur général), supra, note 42, paragr. 32.

[49]    Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, supra, note 27, paragr. 47.

[50]    Extrait de la lettre d’entente du 4 mars 2011.

[51]    Procès-verbal de la suite de l’Assemblée générale extraordinaire de l’AIPSA (24 février 2011).

[52]    Supra, paragraphe [15].

[53]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 164 à 168.

[54]    Ibid., paragr. 193 à 220.

[55]    Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis c. Commission des droits de la personne et de la jeunesse, 2010 QCCA 172, paragr. 49.

[56]    Pateras c. M.B., [1986] R.D.J. 441 p. 443-444 (C.A.); Desrosiers (Succession de) c. Gagné, 2014 QCCA 2077, paragr. 2 et 3; 9125-8293 Québec inc. c. Firstonsite Restauration, I.p, 2014 QCCA 394, paragr. 3; Roger c. Mercier, 2012 QCCA 623, paragr. 6; Konarski v. Gornitsky, 2011 QCCA 1162, paragr. 4; U.D. c. H.G., 2009 QCCA 1676, paragr. 2-4; Clarke c. George, 2007 QCCA 410, paragr. 7.

[57]    Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Université de Sherbrooke, supra, note 2, paragr. 227 à 229.

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