Décision

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Ndiaye c. Khalilur

2023 QCTAL 19399

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

562578 31 20210318 G

No demande :

3204393

 

 

Date :

27 juin 2023

Devant la juge administrative :

Isabelle Hébert

 

Cheikh Mbacke Ndiaye

 

Locataire - Partie demanderesse

c.

Rahman Mohd Khalilur

 

Locateur - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]         Le 18 mars 2021, le locataire réclame des dommages matériels, moraux et punitifs totalisant 75 000 $.

[2]         À son tour, le 28 avril suivant, le locateur demande que le recours du locataire soit déclaré abusif et qu’il lui soit interdit d’introduire une nouvelle demande contre lui, en plus de réclamer des dommages matériels de 2 444,65 $ et des dommages punitifs de 3 000 $ ainsi que les frais.

CONTEXTE

[3]         Les parties étaient liées par un bail reconduit du 1er mai 2015 au 30 juin 2016.

[4]         D’entrée de jeu, l’avocate du locateur, Me Sonia Loiselle, soulève deux moyens préliminaires relativement à la recevabilité de la demande du locataire.

[5]         D’une part, prétendelle, son recours est prescrit.

[6]         Le bail liant les parties ayant pris fin à l’expulsion du locataire, survenue en mai 2016, soit plus de trois ans avant la date du dépôt de la présente demande, rappelle-t-elle. Ce délai excédant le délai de prescription applicable de trois ans, son droit d’action est prescrit, plaidetelle.

[7]         Me Loiselle invoque aussi l’autorité de la chose jugée, référant à d’autres décisions rendues précédemment dans le cadre de dossiers similaires.

[8]         En effet, deux demandes[1] soulevant les mêmes questions préalablement intentées par le locataire ayant mené à des rejets, il y a chose jugée relativement à la demande du locataire.

[9]         Enfin, Me Loiselle demande au Tribunal de déclarer le recours du locataire abusif et de lui interdire de déposer toute nouvelle demande contre son client.

[10]     Le litige opposant les parties dure depuis 2016 et a mené à sept jugements, arguetelle, ajoutant que le locateur perd temps, énergie et argent à contester les recours successifs du locataire.


[11]     Le locataire conteste la prétention voulant que son droit d’action soit prescrit, expliquant avoir intenté son recours dès qu’il a été avisé du rejet de sa demande de rétractation.

[12]     Quant à l’argument selon lequel sa demande serait irrecevable en application du principe de l’autorité de la chose jugée, il déclare ne pas avoir présenté sa preuve ni fait valoir ses arguments.

ANALYSE

Prescription

[13]     Selon l’avocate du locateur, le droit d’action du locataire serait prescrit, en application de l’article 2880 du Code civil du Québec.

[14]     En effet, prévoit le Code, l’écoulement du temps peut faire échec au droit d’action d’une partie :

« 2875. La prescription est un moyen d’acquérir ou de se libérer par l’écoulement du temps et aux conditions déterminées par la loi: la prescription est dite acquisitive dans le premier cas et, dans le second, extinctive. »

« 2925. L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans. »

[15]     Par ailleurs, dans certaines circonstances, il prévoit aussi qu’un demandeur puisse bénéficier d’un délai supplémentaire de trois mois pour faire valoir ses droits :

« 2895. Lorsque la demande d’une partie est rejetée sans qu’une décision ait été rendue sur le fond de l’affaire et que, à la date du jugement, le délai de prescription est expiré ou doit expirer dans moins de trois mois, le demandeur bénéficie d’un délai supplémentaire de trois mois à compter de la notification de l’avis du jugement, pour faire valoir son droit.

Il en est de même en matière d’arbitrage; le délai de trois mois court alors depuis le dépôt de la sentence, la fin de la mission des arbitres ou la notification de l’avis du jugement d’annulation de la sentence. »

[Soulignements ajoutés]

[16]     Le locataire ayant pris connaissance le 1er janvier 2021 d’une décision rejetant sa demande en raison de son absence à l’audience, la présente demande ayant été déposée le 18 mars suivant, soit dans le délai de trois mois précité, son droit d’action n’est pas prescrit.

Autorité de la chose jugée

[17]     L’article 2848 du Code civil du Québec édicte cet important principe :

« 2848. L’autorité de la chose jugée est une présomption absolue; elle n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement, lorsque la demande est fondée sur la même cause et mue entre les mêmes parties, agissant dans les mêmes qualités, et que la chose demandée est la même.

Cependant, le jugement qui dispose d’une action collective a l’autorité de la chose jugée à l’égard des parties et des membres du groupe qui ne s’en sont pas exclus. »

[18]     La preuve révèle que deux recours similaires à la présente demande furent intentés par le locataire contre le locateur.

[19]     Dans le premier[2], introduit le 3 février 2017, le locataire réclame des dommages matériels et moraux de 78 395 $ en lien avec des problèmes survenus lors de son occupation du logement et entourant son éviction. Cette demande a été entendue en présence du locataire et a été rejetée, en raison du nonrespect des règles entourant la notification.

[20]     Le deuxième[3], déposé le 9 mai 2019, visait l’octroi de dommages matériels, moraux et punitifs de 70 000 $ en raison du harcèlement et de la perte de jouissance subis.

[21]     Cette demande, qui a d’abord été rejetée faute de preuve en raison de l’absence du locataire à l’audience, fut suivie d’une demande de rétractation, elle aussi rejetée.

[22]     Or, si la première demande, dont le libellé plus général pourrait laisser des doutes relativement au principe de l’autorité de la chose jugée, le deuxième recours mène sans hésitation à l’application de cet important principe.


[23]     En effet, cette deuxième demande est identique au présent recours. Elle implique les mêmes parties, réclame des dommages du même ordre relativement aux mêmes faits.

[24]     Aussi, rappellent les auteurs Thérèse Rousseau-Houle et Martine de Billy, l’autorité de la chose jugée peut viser un jugement rendu par défaut :

« Le principe de l’autorité de la chose jugée est également reconnu par la Régie en matière de logement. [...] la Régie a fait sien ce principe déjà reconnu par les tribunaux civils à l’effet que la force de la chose jugée s’applique au dispositif du jugement. Il n’est toutefois pas nécessaire qu’un point soit débattu devant le tribunal. Un jugement rendu par défaut peut avoir l’autorité de la chose jugée. »[4]

[Soulignements ajoutés]

[25]     Compte tenu de ce qui précède, la demande du locataire sera rejetée.

Recours abusif et limitation procédurale

[26]     Selon l’article 63.2 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement[5], le Tribunal peut rejeter un recours qu’il juge abusif ou dilatoire et, le cas échéant, condamner une partie à payer des dommages pour le préjudice subi en lien avec ce recours.

[27]     Il peut aussi, dans certains cas, interdire à une partie de déposer une nouvelle demande devant lui sans obtenir l’autorisation préalable de son président.

[28]     Toutefois, cette limitation procédurale ne peut être prononcée dans le cadre du présent recours, le dépôt de la demande du locataire ne visant pas à empêcher l’exécution d’une décision.

[29]     Par ailleurs, malgré la conclusion de rejet à laquelle en arrive le Tribunal, il est d’avis que la preuve présentée ne suffit pas pour démontrer le caractère abusif ou dilatoire du recours du locataire.

[30]     À ce sujet, rappelle à juste titre la juge administrative Francine Jodoin dans l’affaire Bernatchez c. Rendel[6], un Tribunal appelé à se prononcer en cette matière doit faire preuve de retenue :

« [22] Le locateur ne fait que justifier cette demande par le fait que plusieurs mois de loyers sont impayés. Dans la décision Pyrioux inc. c. 9251-7796 Québec inc. , la Cour d'appel invite à la retenue et à la prudence dans ce domaine. Elle précise également dans la décision Biron c. 150 Marchand Holdings inc. que la barre doit demeurer « haut placé » au risque de banaliser la notion de procédure abusive et ne pas constituer un frein à l’accès à la justice.

[23] Les autres tribunaux ont aussi rappelé que l'émission d'une telle interdiction ne peut se faire à la légère et encore moins par complaisance, en raison des conséquences sérieuses qui peuvent en découler. En effet, l’article 63.2 permet, en certaines circonstances, de réclamer les dommages en réparation du préjudice subi et même des dommages punitifs.

[24] En l'occurrence, l'analyse du motif invoqué au soutien de la demande de rétractation et la preuve soumise à l’audience quant au moyen de défense annoncé conduit à la conclusion que cela avait peu de chance de succès.

[25] Par contre, rien ne démontre ici que la locataire cherche ainsi, et ce, abusivement à se soustraire à l'exécution de la décision rendue. Même si l'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, il n'y a aucun automatisme, à cet égard. Il ne suffit pas qu'il existe un désaccord sur sa pertinence ou quant à son assise juridique. Le Tribunal doit apprécier l'ensemble des faits et circonstances, dont le bien-fondé de la demande. Si l'on devait retenir cet unique motif, toutes procédures mal fondées seraient, en soi, abusives. Le Tribunal ne peut souscrire à cela.

[26] La preuve soumise ne justifie pas d’imposer la limitation procédurale à la locataire. Toutefois, cette dernière doit savoir que le dépôt à répétition de demande de rétractation sans fondement pourrait éventuellement conduire à cette conclusion et à l’octroi de dommages-intérêts. »

[Soulignements ajoutés]


POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[31]     REJETTE la demande du locataire;

[32]     REJETTE la demande subséquente du locateur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Isabelle Hébert

 

Présence(s) :

le locataire

le locateur

Me Sonia Loiselle, avocate du locateur

Date de l’audience : 

1er février 2023

 

 

 


 


[1] P1.1 et P-1.2 : Demandes 2171940 (N/D : 318649) et 3150638 (N/D: 460234).

[2] N/D : 318649.

[3] N/D : 460234.

[4] Rousseau-Houle Thérèse et De Billy Martine, Le bail du logement: analyse de la jurisprudence, Montréal, Wilson & Lafleur, 1989, SOQUIJ AZ-89101050, p. 284-285.

[5] RLRQ, c. T15.01.

[6] 2021 QCTAL 11272.

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