Tremblay-Marlon c. Florio | 2024 QCTAL 20808 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Bureau dE Saint-Hyacinthe | ||||||
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No dossier : | 758598 23 20240123 G | No demande : | 4175228 | |||
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Date : | 19 juin 2024 | |||||
Devant la juge administrative : | Marilyne Trudeau | |||||
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Gabriel Tremblay-Marlon |
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Locataire - Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
Manuel Florio
Roodly Guerrier |
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Locateurs - Partie défenderesse | ||||||
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D É C I S I O N
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[1] Par une demande introduite le 23 janvier 2024, le locataire s'oppose à l'avis d'éviction pour agrandissement substantiel de son logement et requiert que le Tribunal la refuse. Il demande l'exécution provisoire de la décision et le remboursement des frais de justice.
[2] Il est admis que tous les délais de réception et de contestation de l'avis d'éviction ont été respectés.
[3] L’audition de cette cause a débuté le 21 mars 2024 et s’est poursuivie le 31 mai 2024 afin de permettre aux locateurs de présenter les documents au soutien de leur projet d’agrandissement, le locateur Manuel Florio n’en ayant alors aucun à présenter.
CONTEXTE
[4] Les parties sont liées par un bail du 1er juillet 2020 au 30 juin 2021 au loyer mensuel de 775 $, reconduit jusqu’au 30 juin 2024 au loyer mensuel de 829,25 $.
[5] Le projet des locateurs consiste à réaménager les divisions et les pièces du logement concerné de manière à ajouter une chambre. Ainsi, le logement de trois (3) pièces et demie deviendra un quatre (4) pièces et demie.
[6] Les locateurs présentent les plans de leur projet ainsi qu’un permis délivré par les autorités municipales en mai 2024 pour le […] à Saint-Hyacinthe, alors que le logement est situé au […].
[7] Ils présentent également une confirmation de l’approbation de leur financement hypothécaire émise le 30 mai 2024, au montant de 95 000 $ pour l’immeuble situé au […], Saint-Hyacinthe[1].
[8] Enfin, les locateurs présentent une estimation du coût des travaux, émise le 23 mai 2024, pour la rénovation des appartements […], Saint-Hyacinthe, au montant de 29 433,60 $. Ce document indique « modification d’un appartement de 3 ½ à 4 ½ ».
[9] Le locataire s’oppose au projet, d’une part, parce que les documents présentés ont été obtenus à la hâte démontant que le projet ne fût pas sérieux et concret au moment de l’envoi de l’avis d’éviction. De plus, le permis municipal ainsi que l’approbation hypothécaire concernent un autre immeuble, soit le […] et non le […]. D’autre part, les coûts estimés du projet dépassent ceux inscrits sur le permis municipal.
[10] Subsidiairement, advenant que le Tribunal rejette son opposition, le locataire demande l’indemnité prévue au Code civil du Québec ainsi que le remboursement de ses frais de déménagement qu’il estime à 3 555 $, plus taxes, ainsi que les frais de réacheminement de son courrier au montant de 95,25 $. Il demande également un délai d’un mois, soit jusqu’au 1er août 2024.
QUESTIONS EN LITIGE
1) Le projet des locateurs constitue-t-il un agrandissement substantiel du logement?
2) Dans l’affirmative, les locateurs ont-ils démontré qu'ils satisfont aux exigences légales pour évincer le locataire dans le but d'agrandir substantiellement le logement ?
ANALYSE ET DÉCISION
Le fardeau de preuve
[11] Le Tribunal tient à souligner qu'il appartient à celui qui veut faire valoir un droit de prouver les faits qui soutiennent sa prétention, et ce, de façon prépondérante. Ainsi, à moins que la loi n'exige une preuve plus convaincante, la preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence est suffisante. La force probante du témoignage est laissée à l'appréciation du Tribunal.
[12] Le degré de preuve requis ne réfère pas à son caractère quantitatif, mais plutôt qualitatif. La preuve testimoniale est évaluée en fonction de la capacité de convaincre des témoins et non pas en fonction de leur nombre.
[13] Le plaideur doit démontrer que le fait litigieux est non seulement possible mais probable et il n'est pas toujours aisé de faire cette distinction. Par ailleurs, la preuve offerte ne doit pas nécessairement conduire à une certitude absolue, scientifique ou mathématique. Il suffit que la preuve rende probable le fait litigieux.
[14] Si une partie ne s'acquitte pas de son fardeau de convaincre le Tribunal ou que ce dernier soit placé devant une preuve contradictoire, c'est cette partie qui succombera et verra sa demande rejetée[2].
L’agrandissement
[15] La loi permet d'abord à un propriétaire d'évincer un locataire pour, entre autres, agrandir substantiellement un logement, tel que le prévoit l'article
1959. Le locateur d'un logement peut en évincer le locataire pour subdiviser le logement, l'agrandir substantiellement ou en changer l'affectation.
[Notre soulignement]
[16] Ce droit est une exception au droit au maintien dans le lieu prévu à l'article
1936. Tout locataire a un droit personnel au maintien dans les lieux; il ne peut être évincé du logement loué que dans les cas prévus par la loi.
[17] L'opposition du locataire à l'avis d'éviction est basée sur l'article
1966. Le locataire peut, dans le mois de la réception de l'avis d'éviction, s'adresser au tribunal pour s'opposer à la subdivision, à l'agrandissement ou au changement d'affectation du logement; s'il omet de le faire, il est réputé avoir consenti à quitter les lieux.
S'il y a opposition, il revient au locateur de démontrer qu'il entend réellement subdiviser le logement, l'agrandir ou en changer l'affectation et que la loi le permet.
[18] Suivant cette position, le locateur doit démontrer qu'il entend réellement effectuer un agrandissement substantiel du logement, en ce qu'il s'agit d'un projet qui a dépassé le stade de la réflexion ou de démarches exploratoires.
[19] Par le passé, a notamment été considérée comme un agrandissement substantiel la réunion de deux ou plusieurs logements afin d'en faire un seul, mais non l'agrandissement d'une seule petite chambre[3]. Plus tard, la Cour du Québec[4] nous rappelle qu'aucun seuil minimal d'augmentation de la superficie d'un logement n'a été prévu par le législateur pour qualifier un agrandissement « substantiel », et l'appréciation se fait donc « au cas par cas ».
[20] Ainsi, il a été considéré[5] que l'ajout de trois murs à la paroi extérieure d'un bâtiment haussant la superficie du logement de 25 % constituait également un agrandissement visé par l'article
[21] La jurisprudence considère que la notion d'agrandissement ne se limite pas à la réunion de deux logements[6]. Par ailleurs, il faut que le logement puisse faire l'objet d'un réel agrandissement, par l'ajout d'un élément physique de transformation, qui modifiera les dimensions de celui-ci de façon substantielle[7].
[22] Dans l'affaire Khial c 9353-7306 Québec Inc.[8], le Tribunal parle de la superficie habitable du logement :
[20] En l'instance, le Tribunal estime que la preuve présentée démontre que l'espace convoité du sous-sol n'est ni inclus ni prévu au bail des locataires.
[...]
[27] Le projet de la locatrice relativement à cette pièce au sous-sol de manière à la rendre habitable et la joindre au logement concerné résultera, de l'avis du Tribunal, en un agrandissement substantiel de la superficie habitable de ce dernier. Par conséquent, les dispositions de l'article
[Notre soulignement]
[23] Dans l'affaire Harrison c. Immeubles Lemarco Inc.[9], le Tribunal a conclu ce qui suit :
[24] Le Tribunal croit qu'il ressort de ses définitions que le terme agrandissement consiste donc à l'ajout d'une superficie.
[26] La transformation d'un espace de rangement non habitable et non accessible par l'intérieur du logement par un espace habitable, relié par l'intérieur à celui-ci, constitue, de l'opinion du Tribunal, un agrandissement du logement concerné.
[27] De plus, le Tribunal est d'avis qu'une augmentation de 20% de la superficie habitable et l'ajout d'une troisième chambre alors qu'il n'y en a actuellement que deux, constitue un agrandissement substantiel.
[24] Dans la situation qui nous occupe, le témoignage des locateurs ainsi que la preuve documentaire soumise, soit les plans du projet, démontrent très clairement qu’il n’y aucun ajout de superficie habitable au logement concerné. Il ne s’agit que d’un réaménagement des divisions intérieures n’ayant pas pour effet d’ajouter de pieds carrés habitables.
[25] Ainsi, le Tribunal ne peut conclure que le projet des locateurs constitue un agrandissement substantiel au sens de la Loi.
[26] Il y a donc lieu d’accueillir l’opposition du locataire.
[27] Mais il y a plus.
[28] Dans l'affaire Gestion RPR Inc. c. Desmarais-Hubert[10], la Cour du Québec énonce :
[60] Ainsi, le locateur devait démontrer devant la Régie qu'il entendait réellement effectuer un changement d'affectation et que la loi le lui permet.
[61] Le verbe « entendre » est défini au dictionnaire Le Petit Robert[10] comme « avoir l'intention, le dessin de ». Quant à l'adverbe « réellement », le même dictionnaire le définit comme suit : « en fait, en réalité, effectivement, véritablement, vraiment
[62] Commentant ces conditions, l'auteur Pierre-Gabriel Jobin [11] mentionne :
243. Bonne foi du locateur et légalité du projet. L'article 1966, alinéa 2, du Code civil dispose que le locateur doit « démontrer qu'il entend réellement subdiviser le logement, l'agrandir ou en changer l'affectation et que la loi le permet ». Il s'agit là de deux conditions distinctes bien que complémentaires - assez souvent confondues par la jurisprudence. En effet, si la loi ne permet pas la transformation projetée, on doutera que le locateur ait vraiment l'intention d'effectuer cette transformation.
Il est clair que le fardeau de prouver ces deux conditions repose sur les épaules du locateur. Cela est tout à fait conforme au fait qu'il veut se prévaloir d'une exception au principe du maintien dans les lieux. Toutefois, cette règle semble paradoxale dans la mesure où c'est le locataire qui introduit la procédure devant la Régie du logement - une façon de procéder discutable en effet, mais telle est la volonté du législateur.
En ce qui concerne l'intention réelle du locateur, un rapprochement doit être fait avec la reprise du logement. En effet, l'article 1963, alinéa 2, dispose également que le locateur doit « démontrer qu'il entend réellement reprendre le logement [...] ». S'agit-il substantiellement de la même condition? Déjà à l'époque du Code civil du Bas-Canada, malgré une terminologie quelque peu différente, on pouvait penser que, dans les deux cas, le législateur, essentiellement, imposait au locateur le fardeau de prouver sa bonne foi. Aujourd'hui, cette opinion s'impose d'autant plus que les textes respectifs des dispositions, sur ce point, sont pratiquement identiques malgré la disparition de l'expression même « bonne foi ». La première condition de l'éviction est donc la bonne foi du locateur. Il est souhaitable que la jurisprudence ne montre pas plus ni moins de sévérité à l'égard du locateur dans un cas comme dans l'autre.
Le locateur démontre sa bonne foi par la preuve du caractère sérieux de son projet; plus particulièrement, il doit établir la possibilité de le réaliser et les démarches préparatoires qu'il a entreprises pour le réaliser. Au nombre de celles-ci, il y a les dispositions financières, la préparation des plans, parfois la recherche de clients. L'obtention d'un permis pour effectuer les travaux ne devrait pas être un élément indispensable, autrement le locateur serait à la merci des lenteurs de l'Administration - nous y reviendrons. Lorsque cependant le locateur a obtenu son permis, cela constitue une forte preuve et de sa bonne foi et de la légalité du projet.
[...]
(Références omises) (Notre soulignement)
[....]
[67] Il découle des décisions citées ci-dessus qu'en l'instance, Gestion RPR devait donc établir devant la Régie qu'elle avait réellement l'intention de changer l'affectation du terrain loué à l'intimée. Afin de prouver cette volonté, elle devait établir devant la Régie sa bonne foi et c'est à ce niveau que la Régisseure devait évaluer la crédibilité des témoins entendus, la preuve documentaire appuyant son projet et surtout, les circonstances entourant celui-ci.
[29] Le Tribunal doit être convaincu de la réalisation du projet des locateurs par la preuve administrée à l'audience.
[30] Dans la présente affaire, la preuve ne démontre pas que le projet d'agrandissement est légal, documenté et approuvé par les autorités municipales, le permis soumis concernant un immeuble différent. De plus, la preuve relative au financement disponible afin de réaliser les travaux projetés concerne également un autre immeuble.
[31] Ainsi, même s’ils avaient démontré que leur projet constituait un agrandissement substantiel du logement concerné, les locateurs ne satisfont pas à toutes les conditions de faisabilité de leur projet, ce qui aurait mené à la même conclusion.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[32] ACCUEILLE la demande d’opposition du locataire.
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Marilyne Trudeau | ||
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Présence(s) : | le locataire Me Jonathan Lamontagne, avocat du locataire le locateur Roodly Guerrier | ||
Date de l’audience : | 31 mai 2024 | ||
Présence(s) : | le locataire Me Jonathan Lamontagne, avocat du locataire le locateur Manuel Florio | ||
Date de l’audience : | 21 mars 2024 | ||
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[1] Pièce P-1.
[2] Articles
[3] Ameri c. Immeubles Rive-Sud,
[4] Rastelli c. 9291-9216 Québec Inc.,
[5] -Mahfoud c. Causse,
[6] Khial c. 9353-7306 Québec Inc.,
[7] Casavant c. Topo Immobilier,
[8] Brierre c. Syed, 2013 CanLII 117309.
[9] Harrison c. Immeubles Lemarco, 2020 QCTAL, 5892 (CanLII).
[10] Gestion RPR Inc. c. Desmarais-Hubert, 2014, QCCQ-12196.
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