Maher c. Ville de Hudson |
2019 QCCS 2627 |
JG-1462 |
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(Chambre civile) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
BEAUHARNOIS |
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N° : |
760-17-004140-151 |
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DATE : |
3 juillet 2019 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
PIERRE-C. GAGNON, J.C.S. |
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Défenderesse |
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[1] Mme Cynthia Maher est propriétaire d’une résidence située à Hudson, en bordure de ce qui a longtemps été le Lac Pine, propriété municipale. On l’a informée que sa maison a été construite en 1949[1].
[2] Au printemps 2014, un barrage municipal a cédé. Il retenait les eaux du Lac Pine, qui se sont déversées notamment chez Mme Maher avant de s’écouler dans le ruisseau Viviry puis dans la rivière des Outaouais, ce qui a drainé le lac.
[3] Mme Maher réclame principalement (mais non seulement) de la Ville de Hudson des dommages-intérêts de 211 224,47 $, tenant celle-ci responsable des dégâts sur le terrain de sa résidence, qui ne sont pas encore réparés en date du procès (en février 2019).
[4] La Ville demande le rejet de l’action, plaidant que :
· l’action en justice a été instituée au-delà de la date de prescription extinctive;
· que Mme Maher a fait défaut de mitiger son préjudice en temps utile;
· que la quotité des dommages-intérêts réclamés est exagérée.
[5] Les prétentions respectives des parties amènent le Tribunal à analyser la chronologie des évènements, puis à vérifier l’effet juridique des interventions de certains représentants de la Ville et de son assureur.
A. CONCLUSIONS RECHERCHÉES
[6] Mme Maher ventile comme suit les dommages-intérêts réclamés initialement à la Ville :
a) réfection de la clôture : 22 075,20 $
b) remplacement de la « clôture invisible »
(électronique) du chien : 985,83 $
c) remplacement du quai (en bordure du lac) : 5 340,59 $
d) perte d’arbres matures : 8 277,60 $
e) remplacement de fleurs et plantations : 1 126,76 $
f) frais de l’expert SEPA : 880,71 $
g) perte de valeur de l’immeuble : 85 000,00 $
h) perte de jouissance, troubles, inconvénients,
stress et dommages psychologiques : 35 000,00 $[2]
i) frais de l’expert Trudel Montcalm : 1 724,63 $
j) frais de l’expert Plani-Gester et prévision de
travaux pour éviter l’érosion du terrain : 7 884,50 $
k) perte de valeur du terrain submergé : 32 760,00 $
l) compensation des heures de travail par Mme Maher
en lien avec les dégâts et frais incidents (papeterie,
photocopie, poste, etc.) : 10 000,00 $
m) remplacement du collier du chien : 168,65 $
TOTAL : 211 224,47 $
[7] Au stade des plaidoiries, Mme Maher et son avocat concèdent que certains des montants réclamés doivent être éliminés ou diminués.
[8] Les conclusions de la demande réclament en outre que :
a) la Ville soit condamnée à payer à Mme Maher tous les honoraires et débours facturés par les avocats de celle-ci;
b) il soit ordonné à la Ville de donner à Mme Maher une garantie sur le remplacement et l’entretien des arbres et végétaux (à être plantés) jusqu’à leur maturité;
c) il soit ordonné à la Ville de réduire l’évaluation municipale et le compte de taxes municipales pour l’immeuble, rétroactivement au 21 mai 2014.
[9] Ici encore, Mme Maher ne maintient pas toutes ces demandes au moment des plaidoiries finales.
B. CONTEXTE FACTUEL ET CHRONOLOGIE DES ÉVÈNEMENTS
B.1. Du point de vue de la Ville plus généralement
[10] Le Lac Pine a existé durant plusieurs décennies avant de s’assécher lors des évènements du printemps 2014.
[11] Le lac et sa bande riveraine ont été la propriété de la Société de lotissement et d’aménagement des terrains d’Hudson inc./Hudson Land Development Company, de 1926 à 1984. Pendant longtemps, cette Société a honoré un bail consenti au Pine Lake Club, qui veillait à préserver les lieux et à les mettre en valeur dans l’intérêt des propriétaires riverains[3] et de l’ensemble des citoyens d’Hudson.
[12] Le 23 octobre 1984, la Société vendait le lac et son immeuble à la Ville d’Hudson, par acte notarié[4]. Le prix de vente était d’un dollar. L’acte de vente ne stipulait pas d’obligations spécifiques de la Ville concernant l’avenir du lac. Mais le procès-verbal d’une séance du conseil municipal tenue le 4 septembre 1984[5] montrait l’intercession du Pine Lake Club et certains engagements de la Ville (au conditionnel « would be » ), notamment de préserver le barrage en état de fonctionnement.
[13] La résolution municipale comporte aussi la mention suivante :
Mayor J.T. Bradbury summarized in saying that the Pine Lake Club wishes the lake to be kept as a green space.
[14] Mme Maher soutient que l’acte de vente et la résolution municipale énoncent une stipulation pour autrui dont elle est bénéficiaire (ce que la Ville conteste).
[15] En mai 1997, Mme Maher acquiert son immeuble de la rue Cameron[6].
[16] Elle produit des photographies[7] montrant un plan d’eau de dimensions moyennes[8], bordé d’arbres matures, fréquenté par des pêcheurs et des oiseaux aquatiques. On peut voir le quai aménagé en bordure de son terrain. L’hiver venu, des patineurs croisent une carriole circulant sur la glace en bordure du lac.
[17] C’est cet environnement et son utilisation communautaire qui avaient attiré Mme Maher à cet endroit, et qui accroissaient la valeur de son immeuble.
[18] Le printemps 2014 est particulièrement pluvieux. La neige fondante et la pluie ont fait gonfler les eaux du ruisseau Viviry, dont le lac est en réalité un élargissement créé artificiellement par le « barrage de la rue Cameron ».
[19] Ce barrage a initialement été construit en 1948, puis modifié en 1990 par la Ville qui en est propriétaire. Le barrage « ferme » le lac, à faible distance de la rue Cameron alors qu’un ponceau enjambe le ruisseau Viviry. Le barrage est positionné immédiatement à côté de la ligne de lot de l’immeuble de Mme Maher.
[20] Au fil des ans, des employés du Service des travaux publics de la Ville font une tournée quotidienne du territoire et s’assurent de la sorte du bon état du barrage.
[21] En mars 2014, un citoyen alerte le Service des travaux publics qui, au moyen d’une inspection sous glace, constate que de l’eau s’écoule, non pas normalement par le déversoir, mais à travers une fissure dans le béton.
[22] La Ville consulte des experts et mandate une inspection réalisée le 7 mai 2014. Il est confirmé que l’eau s’infiltre à travers le béton au centre du barrage. La Ville pose de grosses pierres contre la paroi du barrage pour le stabiliser.
[23] Le 16 mai 2014, la situation se détériore encore en raison d’un autre épisode de pluies abondantes. Le barrage est déstabilisé mais tient le coup. Les experts recommandent des mesures correctives.
[24] Le 24 juin 2014, des pluies d’importance exceptionnelle vainquent la résistance du barrage, dont un large pan s’affaisse. Le lac finit de se vider complètement. Craignant pour la rue Cameron et son ponceau, la Ville barre d’urgence cette artère[9].
[25] Le 7 juillet 2014, le conseil municipal de la Ville adopte une résolution décrétant l’état d’urgence en raison de cette situation[10]. La rue Cameron reste barrée durant trois semaines.
[26] Le 4 août 2014, le conseil municipal adopte un règlement d’emprunt pour un montant pouvant atteindre 750 000 $, afin de reconstruire le barrage (et réaménager le lac)[11].
[27] Cependant, le 9 septembre 2014, un nombre suffisant de citoyens signent le registre municipal pour exiger la tenue d’un référendum concernant cet emprunt. Le conseil municipal préfère renoncer au règlement d’emprunt.
[28] Au moment du procès, la Ville n’a toujours pas décidé d’effectuer de travaux. Par contre, à l’automne 2018, le conseil municipal a commandé une étude de caractérisation des milieux humides en vue d’éventuellement discuter de la suite des choses avec le ministère de l’Environnement[12].
B.2 Du point de vue de Mme Maher plus spécifiquement
[29] Quant à Mme Maher, la période de normalité cesse le lundi 19 mai 2014 alors que se termine un court voyage à l’extérieur de Hudson. Elle constate qu’en se vidant en partie durant son absence, les eaux du lac ont érodé la berge et fait chuter deux grands arbres et sa haie de cèdres, sans doute plantés vers 1949. Des fleurs annuelles et vivaces ont été emportées. La clôture de bois et la « clôture électronique » du chien ont été arrachées.
[30] Dès le mardi 20 mai 2014, Mme Maher se rend à l’hôtel de ville pour exprimer ses doléances. Elle ne parvient à rencontrer aucun interlocuteur valable.
[31] Par contre, de retour à la maison, elle trouve sur son répondeur téléphonique un message de M. Paul Boudreau, directeur du Service des travaux publics, qui laisse entendre que « tout sera réparé ».
[32] Le 21 mai 2014, elle transmet un courriel au maire pour réclamer des travaux immédiats[13].
[33] De fait, les 22 et 23 mai 2014, des employés de la Ville viennent avec de la machinerie déposer de la pierre sur son terrain, après avoir déplacé les débris de sa clôture de bois. Il s’agit d’un enrochement « temporaire » là où se situaient précédemment les grands cèdres. Cet enrochement est encore tel quel en date du procès.
[34] Le vendredi 23 mai 2014, Mme Maher rencontre le maire Prévost et la directrice générale Haulard, qui se disent bien au courant et lui tiennent des propos rassurants.
[35] Vers minuit le 24 juin 2014, la directrice générale Haulard frappe à sa porte et lui demande de se préparer à évacuer d’urgence en raison du danger créé par les pluies torrentielles (Mme Maher reste néanmoins sur place).
[36] Le 15 juillet 2014, un (premier) avocat du cabinet Grey Casgrain transmet une mise en demeure (notice of default) à la Ville au nom de Mme Maher « and a group of concerned Hudson residents »[14].
[37] Cette lettre énumère comme suit les préjudices subis par Mme Maher :
[…] The damage which has occured to date includes erosion of her property’s shoreline, damage to her dock, trees which have been cut-down by the Town on her property adjacent to the dam, as well as damage to the fence surrounding her property, the invisible dog fence, and landscaping all which contributed to its value. Furthermore, the lakefront view has now disappeared and her ability to enjoy the lake for boating and fishing purposes is no longer possible. Finally, in addition to this physical damage to the property, our client has been under constant stress as every rainfall brings with it the risk that further damage will be incurred, contributing to the loss of enjoyment of her property and infringing upon her quality of life.
This stress has now been increased with the possibility that she may have to evacuate her property as there is also an ever present danger that due to flash flooding, or if a severe storm event occurs, the dwelling on her property may also be at risk, a possibility raised by the Town officials when they arrived at her home at midnight June 24, 2014.
[…]
[38] Le 22 juillet 2014, le maire Prévost réagit à la mise en demeure en transmettant directement à Mme Maher (avec copie à la directrice générale Haulard)) un courriel où il indique que le dossier a été référé à l’assureur de la Ville et aux avocats de celui-ci[15].
[39] De fait, le 24 juillet 2014, l’expert en sinistre Yvon Parmentier, écrit aux avocats de Mme Maher (avec copie à la directrice générale)[16]. Essentiellement, il énumère une série de mesures diligentes déployées par la Ville « (f)ollowing the events of spring 2014 ». Il conclut ainsi :
[…]
We have yet to see any negligence, on the part of the Town of Hudson.
[…]
[40] Le 8 août 2014, Mme Maher rencontre la directrice générale Haulard. Elles discutent d’un éventuel dédommagement pécuniaire, de travaux correctifs et d’une diminution de son compte de taxes municipales. Mme Haulard semble disposée à ce que la Ville indemnise Mme Maher.
[41] Celle-ci écrit à Mme Haulard le 11 août 2014[17] pour lui rappeler ses engagements. Elle réclame une confirmation écrite, qu’elle ne recevra pas.
[42] Le 16 septembre 2014, Mme Maher rencontre la directrice générale Haulard et l’avocat Vincent Maranda, greffier de la Ville. Durant cette rencontre, les deux représentants de la Ville reconnaissent expressément que la Ville est responsable du préjudice de Mme Maher et qu’il s’agit dès lors de quantifier le montant de son dédommagement. Ce qui précède est affirmé par Mme Maher et attesté de même par Mme Haulard, qui témoigne à l’audience. Par contre, la Ville met en doute la crédibilité de celle-ci, tel que discuté ci-après. Aussi, on verra que le greffier écrit à ce sujet le 9 décembre 2014; mais alors il n’est pas sous serment; il ne vient pas témoigner à l’audience.
[43] Une partie de la controverse réside dans la fin d’emploi abrupte, tant de Mme Haulard que de Me Maranda, dans ce qui semble un conflit de personnalités avec le maire Prévost[18].
[44] Bien que les sources de tension soient diverses, les incidents entourant le lac Pine, l’échec du projet de règlement d’emprunt et la réclamation de Mme Maher semblent en faire partie. En particulier, le maire semble avoir trouvé Mme Haulard et Me Maranda complaisants envers Mme Maher.
[45] Le 5 mars 2015, Mme Haulard a déposé devant le Tribunal administratif du travail ( « TAT » ) une plainte contestant ce qu’elle considérait sa destitution illégale par la Ville.
[46] Le 26 juin 2017, le TAT a rejeté la plainte de Mme Haulard, dans une décision de 47 pages. Analysant des témoignages contradictoires, le TAT considère que Mme Haulard ne s’est pas déchargée de son fardeau de prouver harcèlement, menaces et intimidation (par. 238). Mme Haulard a rendu devant le TAT un témoignage peu crédible (par. 241).
[47] Le TAT conclut qu’il ne s’agit pas d’une destitution déguisée mais d’une démission (par. 3).
[48] Cela dit, dans le présent litige opposant Mme Maher à la Ville, l’ex-directrice générale n’est pas la plaignante mais un simple témoin de faits.
[49] Attentif durant le témoignage de Mme Haulard et en particulier durant son contre-interrogatoire, le Tribunal ne voit pas de raison de rejeter son récit de la rencontre du 16 septembre 2014, qui n’est pas contredite mais qui corrobore celle de Mme Maher.
[50] Ainsi, le 24 novembre 2014, Mme Maher écrit à la directrice générale Haulard[19] pour invoquer l’admission des représentants de la Ville à la rencontre du 16 septembre 2014.
[51] Mme Maher transmet le 9 décembre 2014 un courriel pour protester contre le mutisme de la Ville en réaction à cette lettre[20].
[52] Moins de trois heures plus tard le 9 décembre 2014, le greffier Maranda transmet un long courriel[21] qu’il convient de reproduire intégralement :
Bonjour madame Maher,
En effet nous avons reçu votre lettre de réclamation du 24 novembre, 2014. Permettez-moi juste dans un premier temps de faire quelques clarifications au niveau des faits ou positions que vous alléguez que la Ville aurait prise dans ce dossier.
Au premier paragraphe vous mentionnez que la Ville a admis son entière responsabilité pour vos dommages. Notez que la Ville n’a pas pris de position officielle car nous discutons toujours avec les assureurs et examinons encore la loi et tous les faits pertinents aux incidents et dommages avant d’en arriver à une position finale quelconque.
Vous mentionnez également que la Ville n’a pris aucune mesure pour corriger la situation. Permettez-moi de vous rassurer que nous avons des experts qui nous conseillent sur la situation et que le tout est en place et en cours pour que le conseil prenne les meilleures décisions à cet égard.
Par ailleur [sic] il existe un point qui est mentionné par nos assureurs (que je rencontre la semaine prochaine pour votre dossier, ceux-ci sont aussi au courant de votre situation depuis quelques mois et je vais tenter d’accélérer le processus). J’ai aussi soulevé ceci lors de notre conversation téléphonique - le montant des dommages n’est pas indiqué ou chiffré. Aviez-vous l’intention de mettre des chiffres à chacun des items pour que le montant de la réclamation soit précisée?
J’espère enfin que votre dossier puisse se régler bientôt mais sachez qu’il y a plusieurs intervenants, des assureurs, un processus décisionnel qui implique le conseil municipal, des organismes gouvernementaux provinciaux qui sont dans le portrait ainsi que des consultants externes (sans exclure tout processus judiciaire que nous souhaitons éviter suite aux démarches que vous aviez prises en ce sens et que vous mentionnez dans votre lettre).
Toutefois dans un premier temps si je peux conclure la portion du dossier avec nos assureurs ce sera déjà un grand pas vers la clarification des positions dans cette affaire. Je communiquerai avec vous la semaine prochaine après ma discussion avec les assureurs.
Salutations distinguées.
[soulignements ajoutés]
[53] Le 23 mars 2015, Mme Maher contacte l’agent de réclamations Yvon Parmentier. Celui-ci ne prend pas position au sujet de la responsabilité de la Ville. Mais il explique ne pouvoir se satisfaire d’approximations et réclame que Mme Maher se procure des soumissions d’entrepreneurs pour valider la quotité de sa réclamation.
[54] Selon Mme Maher, non contredite, M. Parmentier mentionne alors que le délai de prescription applicable est de trois ans. Mme Maher entreprend de se procurer des soumissions[22].
[55] Le 19 mai 2015, une (deuxième) avocate qui n’est pas du cabinet Grey Casgrain transmet une autre mise en demeure à la Ville[23]. Cette lettre détaillée énumère les dommages invoqués par Mme Maher, invoque les admissions de responsabilité par des représentants de la Ville et annexe diverses soumissions obtenues par Mme Maher.
[56] Le 23 juillet 2015, l’expert en sinistres Yvon Parmentier prend officiellement position. Il indique avoir reçu instruction de ses « commettants » d’invoquer la prescription extinctive acquise, sur la base du délai de six mois édicté aux articles 585 et 586 de la Loi sur les cités et villes[24].
[57] Le 27 juillet 2015, Mme Maher ne semble pas avoir encore reçu la lettre de M. Parmentier quand elle transmet à Me Maranda un courriel déplorant l’absence de réponse de la Ville[25].
[58] Le 29 juillet 2015, le greffier Maranda répond qu’il contacte « les assurances » pour vérifier où en est le dossier[26].
[59] Le 25 novembre 2015, une (troisième) avocate distincte de ceux ayant représenté Mme Maher jusque-là, institue les procédures dans le présent dossier. C’est un quatrième avocat qui agit pour Mme Maher durant le procès au fond.
[60] La Ville réagit par une demande d’irrecevabilité opposant prescription extinctive. Le 6 avril 2016, le juge Labelle rejette la demande d’irrecevabilité de la Ville[27]. Son jugement est analysé ci-après.
[61] Le 4 novembre 2016, une formation de trois juges de la Cour d’appel rejette la requête pour permission d’appeler du jugement de la Cour supérieure[28]. Précédemment, la juge Hogue avait décidé de déférer cette requête à telle formation[29].
[62] Il convient de reproduire le paragraphe [6] de l’arrêt du 4 novembre 2016 :
[6] Le jugement rendu ne tranche pas définitivement la question de la prescription où en ce qui a trait au régime de prescription applicable ni en ce qui a trait au calcul du délai de prescription. La prudence commande que cette question soit tranchée après que la preuve complète à ce sujet aura été entendue.
C. PRESCRIPTION EXTINCTIVE
[63] Le premier moyen de défense de la Ville soulève trois questions principales :
a) quel est le délai de prescription applicable?
b) y a-t-il eu renonciation au bénéfice de la prescription?
c) Mme Maher bénéficie-t-elle d’un délai de prescription plus long en tant que bénéficiaire d’une stipulation pour autrui?
C.1 La courte prescription de la Loi sur les cités et villes
[64] La Ville invoque les articles 585 et 586 de la Loi sur les cités et villes[30] (la « LCV » ) :
585. 1. Si une personne prétend s’être infligé, par suite d’un accident, des blessures corporelles, pour lesquelles elle se propose de réclamer de la municipalité des dommages-intérêts, elle doit, dans les 15 jours de la date de tel accident, donner ou faire donner un avis écrit au greffier de la municipalité de son intention d’intenter une poursuite, en indiquant en même temps les détails de sa réclamation et l’endroit où elle demeure, faute de quoi la municipalité n’est pas tenue à des dommages-intérêts à raison de tel accident, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.
2. Dans le cas de réclamation pour dommages à la propriété mobilière ou immobilière, un avis semblable doit aussi être donné au greffier de la municipalité dans les 15 jours, faute de quoi la municipalité n’est pas tenue de payer des dommages-intérêts, nonobstant toute disposition de la loi.
3. Aucune telle action ne peut être intentée avant l’expiration de 15 jours de la date de la notification de cet avis.
4. Le défaut de donner l’avis ci-dessus ne prive pas cependant la personne victime d’un accident de son droit d’action, si elle prouve qu’elle a été empêchée de donner cet avis pour des raisons jugées suffisantes par le juge ou par le tribunal.
C’est par un moyen préliminaire et non par une contestation au fond, que doit être plaidée l’absence d’avis ou son irrégularité, parce que tardif, insuffisant ou autrement défectueux. Le défaut d’invoquer ce moyen dans les délais et suivant les règles établies par le Code de procédure civile (chapitre C‐25.01), couvre cette irrégularité.
Nulle contestation au fond ne peut être inscrite avant que jugement ne soit rendu sur ledit moyen préliminaire et ce jugement doit en disposer sans le réserver au fond.
5. Aucune action en dommages-intérêts n’est recevable à moins qu’elle ne soit intentée dans les six mois qui suivent le jour où l’accident est arrivé, ou le jour où le droit d’action a pris naissance.
6. La municipalité a un recours en garantie contre toute personne dont la faute ou la négligence a été la cause de l’accident et du préjudice qui en résulte.
7. Nonobstant toute loi générale ou spéciale, aucune municipalité ne peut être tenue responsable du préjudice résultant d’un accident dont une personne est victime, sur les trottoirs, rues, chemins ou voies piétonnières ou cyclables, en raison de la neige ou de la glace, à moins que le réclamant n’établisse que ledit accident a été causé par négligence ou faute de ladite municipalité, le tribunal devant tenir compte des conditions climatériques.
8. Aucun droit d’action n’existe contre la municipalité pour dommages causés par le refoulement d’un égout à des articles, marchandises ou effets conservés pour quelque fin que ce soit dans une cave ou un sous-sol, si le réclamant a déjà reçu une compensation de la municipalité pour des dommages semblables causés au même endroit et n’y a subséquemment installé, à au moins 30 cm du plancher et à une distance d’au moins 30 cm des murs extérieurs, un support sur lequel doivent être conservés ces articles, marchandises ou effets.
586. Toute action, poursuite ou réclamation contre la municipalité ou l’un de ses fonctionnaires ou employés, pour dommages-intérêts résultant de fautes ou d’illégalités, est prescrite par six mois à partir du jour où le droit d’action a pris naissance, nonobstant toute disposition de la loi à ce contraire.
[soulignements ajoutés]
[65] La Ville ne soulève d’aucune façon qu’il y aurait eu défaut de donner avis écrit au greffier dans les 15 jours des dommages à sa propriété immobilière.
[66] Par contre, la Ville plaide que l’action en justice de Mme Maher aurait dû être instituée à l’intérieur d’un délai de six mois du jour où le droit d’action a pris naissance.
[67] La Ville s’appuie sur la première mise en demeure, datée du 15 juillet 2014[31]. Cette mise en demeure énumère plusieurs éléments du préjudice constaté par Mme Maher. La Ville considère que l’action en justice devait être instituée au plus tard le 15 janvier 2015. Or, le timbre judiciaire a été apposé le 27 novembre 2015.
[68] Tel que déjà résumé, la Ville a soulevé un moyen d’irrecevabilité à cet effet le 15 janvier 2016.
[69] Dans un jugement élaboré rendu le 6 avril 2016[32], le juge Labelle a rejeté ce moyen d’irrecevabilité.
[70] Concernant le délai de prescription de six mois, le juge Labelle considérait la Ville « malvenue » de l’invoquer après que « l’expert en sinistre de l’assureur laisse entendre à la demanderesse qu’elle dispose d’un délai de trois ans pour faire valoir ses droits »[33].
[71] Le juge Labelle ajoutait que le préjudice de Mme Maher ne découle pas d’un « accident » (principal argument de la Ville), notion interprétée restrictivement par les tribunaux, qui n’inclut pas le résultat du manque d’entretien et d’inspections obligatoires, admis par la Ville[34].
[72] Aussi, le juge Labelle référait implicitement à la résolution municipale du 4 septembre 1984[35] et invoquait l’admission par la Ville qu’elle n’a pas exécuté son engagement d’entretenir le barrage[36].
[73] Le juge Labelle concluait que c’est le droit commun qui s’applique, de sorte que la prescription de trois ans[37] n’avait pas encore opéré le 25 novembre 2015[38].
[74] Et tel que déjà mentionné, par arrêt du 4 novembre 2016[39], la Cour d’appel rejetait l’appel du jugement de la Cour supérieure, mais laissait le champ libre de plaider plus en profondeur l’argument de prescription, après que le procès au fond ait permis de recueillir toute la preuve pertinente -le point où nous en sommes ici-.
[75] C’est ainsi qu’au terme du procès, la Ville plaide que le délai de six mois ne s’applique pas aux seules réclamations découlant d’un accident, mais aussi :
· pour dommages à la propriété mobilière ou immobilière;
· pour toute action en dommages-intérêts, même si aucun accident n’est survenu;
· pour toute action en dommages-intérêts résultant de fautes par un fonctionnaire municipal.
[76] La Ville a raison. D’ailleurs, Mme Maher et son avocat ne répliquent guère à cet argument.
[77] Le Tribunal statue que les articles 585 et 586 LCV s’appliquent à l’ensemble de la réclamation en dommages-intérêts de Mme Maher.
[78] Par contre, trois conclusions de l’action en justice réclament autre chose que des dommages-intérêts à savoir :
a) condamner la Ville à rembourser ses honoraires et débours d’avocats;
b) ordonner à la Ville de garantir la qualité des végétaux jusqu’à maturité;
c) ordonner à la Ville de réduire l’évaluation municipale de l’immeuble.
[79] Rien aux articles 585 et 586 LCV ne permet d’opposer la prescription de six mois à des réclamations qui ne portent pas sur l’octroi de dommages-intérêts.
C.2 La renonciation au bénéfice de la prescription
[80] On l’a vu ci-haut, le juge Labelle considérait que l’expert en sinistre de l’assureur a renoncé à invoquer le délai de prescription de six mois.
[81] À ce sujet, Mme Maher témoigne de sa conversation téléphonique du 23 mars 2015 avec M. Parmentier. Ni celui-ci ni personne d’autre ne contredit Mme Maher quant à la teneur de la conversation. Sa crédibilité n’est pas en cause sur ce point.
[82] Il y a corroboration dans le fait que M. Parmentier ait attendu jusqu’au 23 juillet 2015 pour invoquer prescription. Comment pouvait-il, de bonne foi, réclamer jusqu’en mi-année 2015 que Mme Maher rassemble pour lui des pièces justificatives convenables, si toute poursuite contre la Ville devenait irrecevable le 15 janvier 2015 (et peut-être même avant)?
[83] Mais, sur ce point, la Ville plaide que les préposés d’une municipalité n’ont pas le pouvoir de lier celle-ci.
[84] Ces préposés sont les employés de la Ville (M. Paul Boudreau le 20 mai 2014, le maire Prévost et la directrice générale Haulard le 23 mai 2014, et Me Maranda le 16 septembre 2014 principalement) qui ont reconnu la responsabilité de la Ville de réparer les dégâts subis par Mme Maher.
[85] De fait, le droit municipal se veut très protecteur des municipalités, souvent au détriment des citoyens concernés. Seul un règlement ou une résolution du conseil municipal peut légalement engager celle-ci envers autrui[40]. On veut éviter que des élus ou des employés municipaux engagent la responsabilité civile dans un élan de générosité à même les fonds publics.
[86] Mais dans le cas présent, une autre voie reste à explorer.
[87] M. Yvon Parmentier n’est pas un préposé de la Ville. Dans son courriel du 24 juillet 2014[41], il s’identifie comme employé de Gravel David Rouleau & Associés inc., cabinet d’expertise en règlement de sinistres. Il dit faire enquête pour les assureurs ( « Underwriters » ) de la Ville.
[88] Il confirme de la sorte l’information donnée le 22 juillet 2014 par le maire Prévost quand il écrit à Mme Maher que le dossier a été transmis à l’assureur et à l’avocat de celui-ci[42].
[89] C’est donc un assureur qui s’expose à exécuter ici un jugement défavorable à la Ville. Nul besoin de connaître l’identité corporative de cet assureur.
[90] En présumant que M. Parmentier était de bonne foi le 23 mars 2015 (art. 2805 C.c.Q.), il faut inférer que l’assureur dont il était le mandataire a renoncé à invoquer la prescription de six mois, alors acquise.
[91] Face à un cas où la responsabilité municipale était claire et jamais démentie, l’assureur aura alors voulu agir de bonne foi, insistant surtout que Mme Maher quantifie son préjudice avec beaucoup plus de précision et de fiabilité[43]. C’est l’entente que M. Parmentier a conclue avec Mme Maher et qu’il a incité celle-ci à honorer, jusqu’au 23 juillet 2015, avant d’attribuer le revirement d’attitude à ses « commettants »[44].
[92] De la sorte, tel que permis par l’article 2883 C.c.Q., M. Parmentier a voulu, le 23 mars 2015, renoncer à la prescription qui était acquise depuis le 15 janvier 2015 (plus ou moins, la date précise importe peu).
[93] La prescription a recommencé à courir le lendemain du 23 mars 2015.
[94] Mais elle a recommencé à courir pour six mois seulement, car l’article 2884 C.c.Q. édicte :
Art. 2884. On ne peut pas convenir d’un délai de prescription autre que celui prévu par la loi.
[95] La courte prescription extinctive a, de nouveau, opéré six mois plus tard, soit le 24 septembre 2015.
[96] L’action en justice instituée le 25 novembre 2015 par la (troisième) avocate de Mme Maher était bel et bien tardive. Nul n’explique pourquoi elle n’a pas été instituée entre le 23 juillet 2015 et le 24 septembre 2015.
[97] Aucun moyen de suspension, d’interruption ou de renonciation à la prescription n’a pu reporter la prescription extinctive à plus tard que le 24 septembre 2015.
[98] Le Tribunal statue que tous les volets de la demande de dommages-intérêts sont prescrits en application des articles 585 et 586 LCV.
C.3 L’existence d’une stipulation pour autrui?
[99] Au terme du procès, Mme Maher et son avocat reconnaissent que l’argument de la courte prescription de six mois soulève un obstacle difficilement surmontable.
[100] C’est pourquoi ils font valoir leur argument principal, en vue d’engager la responsabilité contractuelle de la Ville en fonction d’une stipulation pour autrui dont Mme Maher serait la bénéficiaire.
[101] S’agissant de responsabilité sur la base d’un contrat liant la Ville, et non pas de responsabilité extracontractuelle, Mme Maher entend contourner la courte prescription de six mois.
[102] Ainsi, Mme Maher invoque la résolution municipale du 4 septembre 1984[45], qui n’a jamais été rescindée ou modifiée.
[103] Cette résolution énonce l’engagement officiel de la Ville comme suit :
COUNCIL DECISION :
It was moved by Councillor B.R. Mackey and seconded by Councillor E.A. Petrie that the Town of Hudson accept to purchase Pine Lake from Hudson Land Development Co. for the sum of 1,00$. All costs relating to this purchase to be borne by the Town of Hudson.
Mayor J.T. Bradbury and Town Clerk Louise Villandré are hereby authorized to sign all deeds necessary for this purchase.
CARRIED
[104] Préalablement, la résolution énonce comment le Pine Lake Club et la Ville se partageront les responsabilités envers le lac :
These conditions and responsibilities are produced in there entirety hereafter :
The Club’s responsibilities would include :
1) the repair of the dam located on Cameron Avenue prior to the transfer of the property of the Town;
2) the assumption of consultative legal costs that may be required by the Club;
3) the establishment of nesting and feeding areas for wild fowl in appropriate places in the Lake;
4) the control of the algae; and
5) the monitoring and regulating of the water level in the Lake during the various seasons.
The Town’s responsibilities would be :
1) to dredge Pine Lake to a suitable depth and establish settling basins, if necessary, to maintain such depth during future years;
2) to maintain the dam on Cameron Avenue after date of transfer;
3) to maintain any public areas established along Cameron Avenue;
4) to stock Lake with speckled trout;
5) undertake to insure that :
a) the size and general configuration and water area of Pine Lake remain approximately as that described in Section 1-6 (Description) of the 1950 lease;
b) no public walkway or throughway be established except along Cameron Avenue adjacent to it;
c) no outdoor fireplaces are constructed;
d) the use of alcoholic beverages be prohibited;
e) public access will be restricted to the hours between sunrise and sunset on any public land bordering Pine Lake;
f) no public parking is to be established on public land along Cameron Avenue or any other road providing access to the Lake, and the « No Parking» regulation to be inforced;
g) no boat launching nor motor boats nor ski mobiles are to be permitted on the Lake;
h) public land along the west side of Cameron Avenue be landscaped along the entire length with shrubbery and trees; and
i) all anti-pollution regulations be strickly inforced [sic].
[soulignements ajoutés]
[105] La preuve ne révèle rien de l’exécution par le Pine Lake Club de ses obligations au-delà du 4 septembre 1984 (notamment pour régler le niveau des eaux du lac).
[106] L’acte de vente proprement dit, instrumenté le 23 octobre 1984 par le notaire Gilles Roy, se limite à transférer l’immeuble à la Ville contre le prix d’un dollar. Aucune mention n’y est faite du Pine Lake Club (locataire et non propriétaire, faut-il rappeler). Les conditions expresses consenties par la Ville ne reprennent rien de l’énoncé de la résolution municipale. Par contre, on doit inférer que pour autoriser le maire Bradbury et la greffière Villandré à signer au nom de la Ville, l’acte notarié réfère bel et bien à la résolution du 4 septembre 1984 analysée ci-haut.
[107] Mme Maher voit dans ces documents une stipulation pour autrui, au sens des articles 1444, 1445 et 1446 C.c.Q. :
Art. 1444. On peut, dans un contrat, stipuler en faveur d’un tiers.
Cette stipulation confère au tiers bénéficiaire le droit d’exiger directement du promettant l’exécution de l’obligation promise.
Art. 1445. Il n’est pas nécessaire que le tiers bénéficiaire soit déterminé ou existe au moment de la stipulation; il suffit qu’il soit déterminable à cette époque et qu’il existe au moment où le promettant doit exécuter l’obligation en sa faveur.
Art. 1446. La stipulation est révocable aussi longtemps que le tiers bénéficiaire n’a pas porté à la connaissance du stipulant ou du promettant sa volonté de l’accepter.
[108] Dans son traité sur Les obligations[46], le professeur Vincent Karim analyse les mécanismes de la stipulation pour autrui. Il relève les conditions suivantes :
· premièrement, la base de la stipulation, soit le contrat entre le stipulant et le promettant, doit être valide;
· deuxièmement, il faut que la stipulation suscite l’intérêt du stipulant à obtenir l’engagement du promettant à exécuter une obligation en faveur d’un tiers;
· troisièmement, selon l’article 1445 C.c.Q., il suffit que le tiers soit déterminable et existe au moment où le promettant doit exécuter ses obligations en sa faveur;
· finalement, pour que la stipulation pour autrui soit définitive et irrévocable, le tiers bénéficiaire doit l’accepter.
[109] Le professeur Karim recense la jurisprudence indiquant que l’intention de stipuler pour autrui peut être expresse ou tacite. Une intention claire et sans équivoque doit se dégager à la lecture de l’acte constitutif.
[110] Le tiers bénéficiaire doit non seulement accepter la stipulation en sa faveur, mais il doit porter son acceptation à la connaissance du stipulant ou du promettant (article 1446 C.c.Q.).
[111] Dans leur manuel sur le Droit des obligations[47], les auteurs Didier Lluelles et Benoît Moore invoquent doctrine française et jurisprudence québécoise pour affirmer qu’un avantage général accordé à un tiers n’est pas suffisamment spécifique pour constituer une stipulation pour autrui à proprement parler[48].
[112] Aussi, Lluelles et Moore soulignent qu’une stipulation pour autrui tacite paraît possible en théorie mais rare en pratique.
[113] Également, concernant le tiers bénéficiaire déterminable :
Est déterminable, au moment de la stipulation, la désignation qui « comporte les éléments requis à son identification à l’époque où le promettant devra exécuter ses obligations »[49].
[114] L’engagement contractuel doit donc comporter les éléments requis à l’identification du tiers bénéficiaire à l’époque où le promettant sera requis d’exécuter ses obligations[50].
[115] En application des règles recensées par la doctrine québécoise, le Tribunal statue que Mme Maher ne parvient pas à démontrer l’existence d’une stipulation pour autrui lui conférant le droit d’exiger que le Lac Pine soit restauré dans l’état qui prévalait avant le printemps, et encore moins le droit de réclamer un dédommagement pécuniaire tant que telle restauration retarde.
[116] Il n’existe donc pas de recours contractuel qui échapperait à la courte prescription des articles 585 et 586 LCV.
[117] Premièrement, il faudrait que la stipulation pour autrui soit énoncée clairement à l’acte de vente, pour laquelle le promettant serait la Ville et le stipulant serait la Société de lotissement et d’aménagement des terrains d’Hudson inc. (et non le Pine Lake Club). On ne trouve rien de tel à l’acte notarié.
[118] Deuxièmement, référer à la résolution municipale du 4 septembre 1984, c’est référer à une répartition de responsabilités entre la Ville et le Club, qui n’engage en rien la Société.
[119] Troisièmement, les textes en question sont trop imprécis pour pouvoir déterminer qui sont exactement les bénéficiaires de tels engagements : tous les résidants d’Hudson? Les riverains du lac seulement? Tous les utilisateurs occasionnels même s’ils résident ailleurs qu’à Hudson?
[120] Quatrièmement, rien n’indique que Mme Maher se serait prévalue en temps utile de l’article 1446 C.c.Q. et aurait accepté la stipulation pour autrui.
[121] Mme Maher ne peut invoquer valablement une stipulation pour autrui pour fonder sa réclamation de dommages-intérêts.
[122] À regret, le Tribunal constate la prescription extinctive du volet de l’action réclamant de la Ville des dommages-intérêts de l’ordre de 211 224,47 $. Par contre, le présent jugement octroie à Mme Maher ses frais de justice.
[123] Dans les circonstances, le jugement ne statue pas sur la quotité des dommages-intérêts réclamés. Le Tribunal procèdera volontiers à cette détermination si jamais les tribunaux d’appel réformaient le présent jugement en ce sens.
D. MITIGATION DES DOMMAGES
[124] Malgré le rejet de la réclamation de dommages-intérêts, quelques commentaires s’imposent quant à la position de la Ville que Mme Maher aurait dû d’ores et déjà réparer à ses frais les dégâts survenus au printemps 2014, plutôt que d’attendre passivement un chèque de son assureur.
[125] Une telle attitude insolente ajoute l’insulte à l’injure. Elle mérite sanction judiciaire.
[126] Mme Maher est professeur de yoga, tirant ses revenus variables de divers contrats qui ne sont pas toujours renouvelés à terme. Elle appartient à la classe moyenne. Elle ne roule pas sur l’or.
[127] Les dégâts occasionnés par l’affaissement du barrage municipal ont causé un choc à Mme Maher. Celle-ci a tant bien que mal entrepris de parlementer avec les dirigeants de la Ville et le représentant de l’assureur, considérant que l’enjeu véritable était de déterminer correctement le montant du dédommagement à recevoir.
[128] Toute personne raisonnable comprend bien pourquoi Mme Maher a fait montre de patience, en limitant ses débours jusqu’à ce qu’elle reçoive le chèque de l’assureur.
[129] C’est dans le cadre d’un accord avec l’expert en sinistre Parmentier qu’elle a malgré tout engagé des dépenses pour se procurer des estimations et rapports d’expertise.
[130] Mme Maher paraît avoir irrité les dirigeants politiques de la Ville en militant activement au sein du regroupement Save Pine Lake et en donnant des entrevues aux médias régionaux[51]. De la sorte, Mme Maher ne faisait qu’exercer sa liberté d’expression, de façon modérée et raisonnable, notamment pour contrecarrer le point de vue des citoyens opposés aux coûts de restauration du barrage et du lac.
[131] Cet argument revanchard de la Ville ouvre la porte à l’application de l’article 341 du Code de procédure civile ( « C.p.c. » ), qui habilite le tribunal à condamner la partie gagnante à payer, en tout ou en partie, les frais de justice de la partie perdante.
E. GARANTIE PAR LA VILLE CONCERNANT LES VÉGÉTAUX
[132] Parmi les conclusions de sa demande introductive d’instance, Mme Maher demande d’ :
ORDONNER à la défenderesse de donner à la demanderesse une garantie sur le remplacement et l’entretien des arbres et végétaux jusqu’à leur maturité;
[133] Au terme du procès, Mme Maher et Me Desforges ne traitent pas de ce volet de la demande.
[134] Nul n’identifie quelque norme statutaire ou règle de droit commun permettant d’imposer telle obligation à une municipalité.
[135] Ici, l’accessoire suit le principal. On voit mal comment la Ville pourrait garantir la saine croissance d’arbres et végétaux qu’elle n’a pas l’obligation de planter.
[136] Le Tribunal rejette ce volet de la demande.
F. ÉVALUATION MUNICIPALE DE L’IMMEUBLE AFFECTÉ
[137] Une autre conclusion de la demande introductive d’instance est énoncée comme suit :
ORDONNER à la défenderesse de procéder à la révision de l’évaluation municipale de la propriété de la demanderesse en tenant compte de la perte de valeur précitée et d’ajuster la taxation faite rétroactivement au 21 mai 2014.
[138] Les plaidoiries en fin de procès sont muettes à ce sujet.
[139] La compétence de la Cour supérieure en matière de taxes municipales est spécifique et limitée. La Cour supérieure n’a pas le pouvoir d’accorder à Mme Maher ce qu’elle demande.
[140] Le droit des municipalités de percevoir des taxes sur les immeubles de leur territoire, est régi principalement par la Loi sur la fiscalité municipale[52].
[141] Cette loi comporte des mécanismes complexes qui ne peuvent être analysés ici de façon détaillée.
[142] Pour les fins du présent jugement, il suffit d’indiquer qu’une personne insatisfaite des mentions sur le rôle d’évaluation foncière qui concernent son unité d’évaluation, doit en premier lieu déposer une demande de révision administrative sur la formule réglementaire (articles 124 et 129). L’évaluateur municipal doit analyser cette demande et y donner suite (article 138.3). Si la réponse de l’évaluateur municipal est insatisfaisante, la personne peut former un recours devant le Tribunal administratif du Québec ( « TAQ » ) à qui le législateur a conféré compétence quasi-exclusive en la matière[53].
[143] La Loi sur la fiscalité municipale ne reconnaît la compétence de la Cour supérieure que pour réclamer la nullité du rôle ou d’une inscription au rôle (article 171) ou dans le cadre d’un pourvoi de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision préalablement rendue par le TAQ (article 172).
[144] Le Tribunal n’a pas compétence juridictionnelle pour statuer sur cette demande de Mme Maher, qui est rejetée.
G. HONORAIRES D’AVOCATS ET FRAIS DE JUSTICE
[145] Mme Maher demande remboursement de tous les honoraires et débours payés à ses (quatre) avocats. Elle réclame également ses frais de justice, incluant le coût de ses expertises.
G.1 Les honoraires et débours
[146] Ce volet de la réclamation est régi par l’article 342 C.p.c. :
342. Le tribunal peut, après avoir entendu les parties, sanctionner les manquements importants constatés dans le déroulement de l’instance en ordonnant à l’une d’elles, à titre de frais de justice, de verser à une autre partie, selon ce qu’il estime juste et raisonnable, une compensation pour le paiement des honoraires professionnels de son avocat ou, si cette autre partie n’est pas représentée par avocat, une compensation pour le temps consacré à l’affaire et le travail effectué.
[147] À travers l’expression « manquements importants », le législateur positionne le seuil élevé à franchir pour bénéficier d’une exception au régime procédural québécois. Ainsi, en règle générale, la partie à un litige judiciaire, gagnante ou perdante, assume en totalité l’acquittement des honoraires et débours de ses avocats.
[148] Ne font exception que les frais de justice, dont on trouve l’énumération principale à l’article 339 C.p.c. Depuis le 1er janvier 2016, les frais de justice ne comprennent plus rien des « honoraires judicaires » édictés par le Tarif des honoraires judiciaires des avocats[54] (des montants souvent devenus symboliques avec l’usure de l’inflation); le tarif a été aboli.
[149] Des manquements importants n’ont pas à être graves, ni même abusifs. Mais pour être « importants », ils doivent atteindre une ampleur qui dépasse de simples manquements aux principes directeurs de la procédure, pour lesquels l’article 341 C.p.c. ne permet qu’une répartition altérée des frais de justice. Les manquements importants doivent être en lien direct avec le déroulement de l’instance.
[150] Rien de tel n’est établi en l’espèce. Il n’y a pas eu d’excès par la Ville et ses avocats durant le déroulement des procédures judiciaires. Les reproches qu’il convient d’adresser à la Ville concernent son comportement envers Mme Maher, avant l’institution des procédures judiciaires le 25 novembre 2015.
[151] L’article 342 C.p.c. ne permet pas plus à Mme Maher de réclamer la valeur du temps qu’elle a consacré à ce dossier, car elle était en tout temps utile représentée par avocat/e.
G.2 Les frais de justice
[152] Il arrive parfois à un/e juge de devoir appliquer la loi de sorte qu’une partie perde son procès alors que, sur le plan de l’équité et de la justice élémentaire, elle aurait mérité de le gagner.
[153] C’est le cas en l’espèce.
[154] Dans notre système démocratique où il y a partage des pouvoirs entre les branches législative, exécutive et judiciaire de l’État, le rôle des tribunaux est d’appliquer les lois telles qu’édictées par les élus de la collectivité (par l’Assemblée nationale du Québec). Les juges ne peuvent pas et ne doivent pas faire fi des lois qui mènent à des solutions décevantes, ou tenter de réécrire telles lois.
[155] Tout au plus, les juges peuvent attirer l’attention du législateur quand des textes législatifs semblent désuets ou inadéquats. Il incombe ensuite aux membres de l’Assemblée nationale de réagir s’ils le jugent à propos.
[156] Dans la présente affaire, il ressort clairement que Mme Maher, personne de bonne foi et attentive à sa situation problématique, a été dupée par les paroles creuses et trompeuses des représentants de la Ville et de son assureur.
[157] Ceux-ci se sont ensuite retranchés derrière l’argument de la prescription de six mois, argument juridique implacable en l’espèce.
[158] Les représentants en question ne semblent avoir attribué aucune importance à leur sens de l’honneur envers Mme Maher. Mais cette dimension morale de l’affaire échappe à la sanction des tribunaux judiciaires.
[159] Il ne reste que le premier alinéa de l’article 340 C.p.c. et l’article 341 C.p.c., où le législateur confère une mince marge de manœuvre au tribunal :
340. Les frais de justice sont dus à la partie qui a eu gain de cause, à moins que le tribunal n’en décide autrement.
[…]
341. Le tribunal peut ordonner à la partie qui a eu gain de cause de payer les frais de justice engagés par une autre partie s’il estime qu’elle n’a pas respecté adéquatement le principe de proportionnalité ou a abusé de la procédure, ou encore, s’il l’estime nécessaire pour éviter un préjudice grave à une partie ou pour permettre une répartition équitable des frais, notamment ceux de l’expertise, de la prise des témoignages ou de leur transcription.
Il le peut également si cette partie a manqué à ses engagements dans le déroulement de l’instance, notamment en ne respectant pas les délais qui s’imposaient à elle, si elle a indûment tardé à présenter un incident ou un désistement, si elle a inutilement fait comparaître un témoin ou si elle a refusé sans motif valable d’accepter des offres réelles, d’admettre l’origine ou l’intégrité d’un élément de preuve ou de participer à une séance d’information sur la parentalité et la médiation en matière familiale.
Il le peut aussi si cette partie a tardé à soulever un motif qui a entraîné la correction ou le rejet du rapport d’expertise ou qui a rendu nécessaire une nouvelle expertise.
[soulignement ajouté]
[160] Le Tribunal considère juste de limiter le grave préjudice que subit Mme Maher en lui procurant à tout le moins le paiement de tous ses frais de justice, tels que définis à l’article 339 C.c.Q.
[161] En particulier, il serait odieux que M. Parmentier se lave les mains d’avoir incité Mme Maher à débourser les coûts d’estimations et d’expertises en vue de préciser le montant du dédommagement à venir, pour ensuite contraindre celle-ci à tout payer de sa poche.
[162] La preuve établit que Mme Maher a payé entièrement les factures suivantes à ses experts :
· pièce P-24 : SEPA 880,71 $
· pièce P-27 : Trudel, Montcalm & Associés 1 724,63 $
[163] Ces deux montants sont mentionnés spécifiquement aux conclusions du présent jugement, mais sans pour autant limiter les autres frais de justice (timbres judiciaires, honoraires d’huissiers, etc.) que la Ville a ordre de payer à Mme Maher.
[164] Le Tribunal alerte le législateur au procédé déloyal auquel la Ville a eu recours, en manoeuvrant pour tirer avantage indu de la courte prescription de six mois. Le présent dossier ne permet pas de déterminer s’il s’agit d’une situation isolée.
[165] En 2019, le régime privilégié de courte prescription dont bénéficient les municipalités est peut-être devenu désuet et injustifié.
[166] Pourquoi protéger de la sorte les municipalités (nécessairement au détriment des citoyens) sans le faire également pour les commissions scolaires, les hôpitaux et l’ensemble des organismes étatiques et para-étatiques?
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[167] REJETTE l’action de Cynthia Maher contre la Ville de Hudson;
[168] ORDONNE à la Ville de Hudson de payer à Cynthia Maher la totalité de ses frais de justice, incluant sans s’y limiter le montant de 880,71 $ payé à SEPA et le montant de 1 724,63 $ payé à Trudel, Montcalm & Associés.
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__________________________________ PIERRE-C. GAGNON, j.c.s. |
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Me Alain-Claude Desforges |
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BÉLANGER SAUVÉ |
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Avocats pour la demanderesse |
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Me Marie Legault |
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RANCOURT, LEGAULT, JONCAS |
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Avocats pour la défenderesse
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Dates d’audience : |
25 et 26 février 2019 |
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Date de mise en délibéré : |
6 mai 2019 |
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[1] Et rénovée en 1995; pièce D-3, rapport d’évaluation, p. 10.
[2] L’élément h) a été majoré de 20 000 $ à 35 000 $ durant l’audience du 26 février 2019.
[3] Une dizaine, semble-t-il.
[4] Pièce P-1.
[5] Idem.
[6] En avril 2014, Mme Maher rachète la part de son ex-conjoint.
[7] Pièce P-4.
[8] Sa superficie est d’environ 22 670 mètres carrés.
[9] Pièce P-6.
[10] Idem; pièce P-7.
[11] Pièce P-12.
[12] Ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.
[13] Pièce P-5.
[14] Pièce P-8.
[15] Pièce P-9.
[16] Pièce P-10.
[17] Pièce P-11.
[18] Pièces P-3 et D-1.
[19] Pièce P-14.
[20] Pièce P-15.
[21] Pièce P-16.
[22] Pièces P-20, P-21, P-23, P-24 et P-25.
[23] Pièce P-17.
[24] Pièce P-19.
[25] Pièce P-18.
[26] Idem.
[27] 2016 QCCS 2110.
[28] 2016 QCCA 1794.
[29] 2016 QCCA 967.
[30] RLRQ, c. C-19.
[31] Pièce P-8.
[32] 2016 QCCS 2110.
[33] Par. 32.
[34] Par. 33-35.
[35] Pièce P-1.
[36] Par. 37.
[37] Art. 2925 du Code civil du Québec ( « C.c.Q. » ).
[38] Le juge réfère au 25 novembre 2015, date de signification à la Ville.
[39] 2016 QCCA 1794.
[40] Verreault & Fils c. Québec (Procureur général), [1977] 1 R.C.S. 41; Ville de Québec c. GM Développement inc., 2017 QCCA 385; 9058-3818 Québec inc. c. Ville de Montréal, 2017 QCCS 853.
[41] Pièce P-10.
[42] Pièce P-9.
[43] Ceci en harmonie avec le courriel P-16 du greffier Maranda (9 décembre 2014).
[44] Pièce P-19.
[45] Pièce P-1.
[46] V. KARIM, Les obligations, 4e édition, Wilson & Lafleur ltée, 2015, vol. 1, par. 2252-2273, p. 942-952.
[47] D. LLUELLES et B. MOORE, Droit des obligations, 3e édition, Éditions Thémis, 2018.
[48] Par exemple, Groupe jeunesse inc., c. Loto-Québec, J.E. 2004-715 (C.A.).
[49] Par. 2374, p. 134, citant notamment J.-L. BAUDOUIN, P.-G. JOBIN et N. VÉZINA, Les obligations, 6e éd., Éditions Yvon Blais, 2005, par. 491, p. 52-53.
[50] Id.
[51] Voir la lettre de Mme Maher à l’éditeur de Your Local Journal, 18 septembre 2014, pièce P-2, p. 26.
[52] RLRQ, c. F-2.1.
[53] Loi sur la justice administrative, RLRQ, c. J-3, art. 32.
[54] RLRQ, c. B-1, r. 22.
AVIS :
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