Décision

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R. c. Larouche

2023 QCCQ 1853

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

ST-FRANÇOIS

LOCALITÉ DE

SHERBROOKE

Chambre criminelle et pénale

No  :

450-01-124382-214

450-01-124383-212

450-01-125590-229

 

 

 

DATE :

14 avril 2023

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L'HONORABLE BENOIT GAGNON, J.C.Q.

______________________________________________________________________

 

 

SA MAJESTÉ LE ROI

Poursuivant

c.

STEVEN LAROUCHE

Accusé

 

 

______________________________________________________________________

 

DÉCISION SUR LA PEINE

______________________________________________________________________

 

[1]                Le Tribunal doit déterminer de la peine à imposer à un homme de 61 ans qui a plaidé coupable d’avoir possédé plus de 545 000 fichiers de pornographie juvénile, d’en avoir rendu certains accessibles sur des sites d’échange et d’avoir produit, par la technologie dite d’hypertrucage (ou deepfake) plus de 86 000 fichiers pédopornographiques.

[2]                La représentante du ministère public soumet que tous les chefs doivent recevoir des peines consécutives entre elles qui totalisent 13 ans de détention. Elle suggère toutefois que cette peine soit réduite à 10 ans de détention afin de respecter le principe de la globalité de la peine. Le nombre impressionnant de fichiers pédopornographiques possédés par le délinquant, leur nature et l’impact de la technologie employée par le délinquant pour produire les fichiers commande l’imposition d’une telle peine dénonciatrice et dissuasive.

[3]                Le délinquant quant à lui soumet qu’une peine globale de 5 ans de détention est la plus appropriée dans les circonstances, vu la nature du matériel produit et la technologie utilisée, vu son plaidoyer de culpabilité et sa possibilité de réinsertion sociale en lien avec son risque de récidive.

CADRE D’ANALYSE

 Principes généraux

[4]                Avant de débuter l’analyse en tant que tel de la peine juste, le Tribunal croit pertinent de revenir sur certains principes clés.

[5]                La peine est un aspect fondamental du droit criminel. Sans une peine juste et appropriée, le processus criminel relatif au verdict perdrait toute sa valeur : protéger la société et contribuer à la prévention du crime, au respect de la loi et au maintien d’une société juste, paisible et sûre.

[6]                Dans l’arrêt Lacasse[1], la Cour suprême du Canada rappelle que la proportionnalité et l’individualisation sont des principes cardinaux dans l’application des objectifs prévus au Code criminel.

[7]                La crédibilité du système de justice pénale et criminelle auprès des justiciables est tributaire de la justesse des peines infligées aux délinquants. Qu'elle soit trop sévère ou trop clémente, une peine injuste peut, dans un cas comme dans l'autre, susciter dans l'esprit des justiciables un doute quant à la crédibilité du système compte tenu de son objectif et de ses principes.

[8]                Pour ce faire et éviter l’arbitraire, le législateur a prévu des principes phares devant guider le Tribunal dans l’octroi d’une peine juste, et ce aux articles 718 et suivants du Code criminel :

-          Dénoncer le comportement illégal et le tort causé par celui-ci à la victime et à la société ;

-          Dissuader les délinquants et quiconque de commettre des infractions ;

-          Isoler au besoin les délinquants du reste de la société ;

-          Favoriser la réinsertion sociale des délinquants ;

-          Assurer la réparation des torts causés aux victimes et à la société ;

-          Susciter la conscience de leurs responsabilités chez les délinquants.

[9]                Le Tribunal doit également tenter d’harmoniser la peine avec celles imposées à d’autres délinquants dans des circonstances semblables et il doit éviter l’excès de nature ou de durée dans l’infliction des peines.

Principes applicables aux crimes contre les enfants

[10]           L'objectif principal poursuivi par le législateur en adoptant les dispositions sur la pornographie juvénile est de prévenir le préjudice causé aux enfants, en interdisant la production, la distribution et la possession de pornographie juvénile. Cette législation permet également de transmettre aux canadiens le message que les enfants ont besoin d'être protégés des effets terribles de l'exploitation et des agressions sexuelles et qu'on ne peut en faire des partenaires sexuels[2].

[11]            En imposant une peine à un délinquant trouvé coupable d’un crime constituant un mauvais traitement à un enfant, le Tribunal doit prioriser les objectifs de dénonciation et de dissuasion[3]. Les infractions de nature sexuelle contre les enfants constituent des crimes violents qui exploitent injustement leur vulnérabilité et leur causent, ainsi qu’à leurs familles et à leurs communautés, un tort immense. Les peines pour ce type de crime doivent être le reflet du caractère répréhensible de la violence sexuelle faite aux enfants et du tort qui leur est causé[4].

[12]            L’avènement et le développement des nouvelles technologies ont tristement contribué à la prolifération de la pornographie juvénile, une des formes que revêt l’exploitation sexuelle des enfants et de la violence qui leur est faite[5].Les tribunaux de toutes les juridictions au Canada sont unanimes à voir dans l’expansion continue et l’utilisation de plus en plus facile d’Internet pour perpétrer des crimes de nature sexuelle envers les enfants, un mal à éradiquer de manière pressante[6]. Les crimes reliés à la pornographie juvénile ont un effet pernicieux en ce qu’ils reproduisent la violence sexuelle initiale à l’endroit des enfants, ces derniers sachant que d’autres personnes peuvent accéder aux films ou aux images qui peuvent à tout moment refaire surface dans leur vie[7]. S’il est une intolérance dont une société saine ne doive jamais s’émanciper, c’est bien celle qui concerne les abus sexuels commis sur de jeunes enfants[8].

ANALYSE

Le profil du délinquant

[13]           Le délinquant est un homme âgé de 60 ans au moment de son arrestation. Il possède des antécédents judiciaires principalement pour des accusations de conduite avec les capacités affaiblies par l’alcool, datant d’une période se situant entre 20 et 40 ans des présentes. Il possède également un antécédent de liberté illégale concernant une peine d’incarcération à être purgée de façon discontinue.

[14]           Divorcé depuis plus de 20 ans au moment de la commission de ses crimes, il vivait avant son arrestation avec son fils cadet, auprès de qui il jouait le rôle de proche aidant. Il est retraité d’un emploi de chaudronnier, domaine dans lequel il a œuvré pendant trente-cinq ans. Il s’agit d’un individu qui a des compétences en informatique, ayant travaillé dans ce domaine pendant trois ans, après des études collégiales non complétées. Si ses antécédents judiciaires révèlent un problème de consommation d’alcool au long cours, le délinquant semble avoir réussi à moduler la fréquence de cette consommation au cours des dernières années.

[15]           Par ailleurs, s’il reconnaît le caractère illégal des crimes commis en lien avec la pornographie juvénile, le délinquant a encore de la difficulté à comprendre les conséquences de ses crimes sur les victimes. L’essentiel de sa honte et de ses remords est en lien avec l’impact qu’ont les accusations sur son entourage. L’autrice du rapport présentenciel considère que la présence de diverses distorsions cognitives a eu pour effet d’amoindrir la culpabilité ressentie et permettre aux passages à l’acte de perdurer à travers le temps.

[16]           À la vue de la durée du délit, de ses intérêts sexuels déviants, de sa cyberdépendance à la pornographie, de ses préoccupations sexuelles, de ses distorsions cognitives et de sa difficulté à nommer les conséquences de ses gestes sur les victimes, l’autrice du rapport présentenciel suggère que le délinquant se soumette à une thérapie complète en délinquance sexuelle[9].

[17]           Le délinquant a participé à une évaluation faite par un sexologue clinicien. Si le délinquant ne remet pas en doute d’avoir possédé et catégorisé de nombreux fichiers de pornographie juvénile impliquant des enfants de tous âges, il indique avoir une attirance particulière envers les adolescentes. Il semble minimiser l’aspect délictuel de la pornographie juvénile ainsi que son excitation à la consommation de ce type de contenu. Il nie avoir une problématique d’ordre sexuel en matière de pornographie juvénile et nie avoir besoin d’aide pour comprendre ses comportements sexuels. Il a le sentiment d’avoir commis un crime sans victime, puisqu’il n’a pas eu de contacts réels avec ces dernières.

[18]           Le sexologue clinicien conclut que le délinquant représente un risque amoindri d’agissements sexuels sur Internet. Le risque de récidive global en lien avec des délits similaire est établi comme oscillant entre 4 et 6% et est considéré comme étant faible. Cependant, le Tribunal demeure prudent face à cette conclusion puisque l’évaluation de ce dernier ne porte que sur le chef de possession de pornographie juvénile et non pas sur les chefs de production et d’avoir rendu disponible du matériel de pornographie juvénile.

[19]           Le sexologue clinicien, tout comme l’autrice du rapport présentenciel, suggère néanmoins que le délinquant s’implique dans une thérapie en lien avec les crimes commis. Le délinquant s’exprime ainsi quant à l’utilité d’un processus thérapeutique en lien avec sa délinquance : « Je sais que je ne rechuterai pas. Je ne veux plus d’internet. Je peux me contrôler. Pour moi, Internet c’est fini. J’ai compris ma leçon. Je ne pense pas que ce soit pertinent pour moi. [10]». Cela étant, il se dit prêt à collaborer avec les recommandations de la Cour si une telle démarche devait lui être imposée. Visiblement, le délinquant vit avec une certaine pensée magique quant aux moyens de contrôler le risque de récidive. L’autrice du rapport présentenciel note par ailleurs : « Nous avons constaté au sein de son histoire de vie une tendance à fuir les problèmes plutôt que de les aborder adéquatement[11] ».

[20]           Bien que le délinquant ait décidé de ne pas administrer de preuve au moment des représentations sur sentence, il a néanmoins tenu à faire part de ses observations au Tribunal[12]. Il indique reconnaître que les enfants qui se retrouvent sur les fichiers qu’il a possédé, distribué ou modifié sont de vraies victimes. Il semble que le processus judiciaire lui ai fait comprendre que ses actions ont fait en sorte de perpétuer la victimisation des enfants.

[21]           Bien qu’il soit difficile pour le Tribunal d’analyser la sincérité des propos du délinquant qui font suite à la lecture par ce dernier d’un texte, alors qu’il n’est pas assermenté et qu’il ne peut être contre-interrogé, n’en demeure pas moins que ses propos font écho à son plaidoyer de culpabilité et à sa collaboration avec les autorités policières et judiciaires. En cela, le Tribunal considère que malgré l’ampleur du matériel saisi chez le délinquant et malgré son ambivalence à se faire traiter, il est un individu qui possède le potentiel de se réhabiliter et de se réinsérer dans la société après sa période d’emprisonnement, s’il complète une démarche thérapeutique.

Analyse de la peine appropriée par chef d’accusation

[22]           Afin de respecter la méthode privilégiée par les tribunaux d’instances supérieures[13], le Tribunal entend déterminer de la peine à imposer sur chacun des chefs d’accusation. Le Tribunal pourra par la suite déterminer si ces peines doivent être purgées de façon concurrentes ou consécutives et ultimement, déterminer si la peine globale demeure proportionnelle au regard de la gravité des infractions commises et du degré de responsabilité du délinquant.

Possession de pornographie juvénile

La période de possession

[23]           L’analyse des fichiers saisis chez le délinquant permet de comprendre que la possession des fichiers s’est faite sur une période de plus de 10 ans, soit entre août 2011 et le moment de son arrestation le 1er décembre 2021. Pendant cette période, le délinquant ne semble jamais remettre en cause la gravité de ses gestes. Il ne s’émeut pas et convient avec le sexologue qui a procédé à son évaluation qu’il vivait pendant toute cette période avec d’importantes distorsions cognitives. Le délinquant considère qu’il s’est désensibilisé et qu’il ne voyait plus de vrais enfants[14].

[24]           Visiblement, sans l’arrestation du délinquant et la saisie du matériel informatique, il aurait poursuivi la possession de sa « collection », ne remettant pas en doute le caractère immoral et illégal de sa conduite.

La gravité objective du crime de possession de pornographie juvénile

[25]           La situation est particulière pour le délinquant. Le crime de possession de pornographie juvénile a subi une importante modification législative. En effet, avant le 17 juillet 2015, la peine maximale pour possession de pornographie juvénile se limitait à 5 ans de détention. Depuis cette date, c’est plutôt une peine maximale de 10 ans de détention qui est prévue au Code criminel.

[26]           Puisque la rédaction du chef d’accusation prévoit une infraction continue pendant la période de 10 ans, le délinquant doit pouvoir bénéficier de la peine la moins sévère[15]. Le Tribunal considère donc que le délinquant doit, pour ce chef d’accusation, faire face à une peine maximale de 5 ans de détention. Le Tribunal prend toutefois acte du fait que le législateur a augmenté singulièrement la peine maximale pour le crime de possession de pornographie juvénile. Par-là, il indique on ne peut plus clairement sa volonté de sanctionner avec plus de sévérité ces infractions[16].

La quantité de fichiers

[27]           La quantité de fichiers ici possédés par le délinquant donne le vertige. Près de 545 000 fichiers correspondant à la définition légale de pornographie juvénile ont été retrouvés en possession du délinquant. Sans être la plus grande quantité de fichiers jamais retrouvée au Canada, force est d’admettre que la « collection » du délinquant est parmi les plus importantes de l’histoire judiciaire[17]. La quantité de fichiers possédés par le délinquant a par ailleurs fait en sorte que les enquêteurs spécialisés de la Sûreté du Québec ont dû mettre en place un processus informatique particularisé afin d’analyser chacun des fichiers et s’assurer qu’il s’agissait bel et bien de fichiers correspondant à la définition stricte de pornographie juvénile du Code criminel. Deux enquêteurs spécialisés de la Sûreté du Québec ont par ailleurs dû travailler pendant plusieurs semaines à temps plein sur la situation du délinquant, vu la quantité de fichiers en jeu.

[28]            Cela dit, la quantité de fichiers illégaux en elle-même, si elle est un élément pertinent à considérer lors de l’établissement de la peine appropriée, ne peut avoir un impact démesuré. Le processus de détermination de la peine ne saurait être assimilé à une simple opération mathématique où l’on ne tient compte que du nombre de fichiers[18]. Un tel calcul ne saurait rendre justice au délinquant ni à la société et aux enfants brimés vu les différentes circonstances dans lesquelles peut se matérialiser le crime de possession de pornographie juvénile[19]. N’en demeure pas moins que la quantité possédée est pertinente pour jauger de la culpabilité morale du délinquant.

Système de classification des fichiers

[29]           Le délinquant a pris grand soin de classer chacun des fichiers, qu’il soit photographique ou vidéo, dans une catégorie précise. Par exemple, les policiers vont retrouver une série de photographies pornographiques concernant une enfant, Eva[20]. On peut voir son évolution sur une période située entre les âges de 7 à 14 ans, chaque période étant conservée dans un répertoire distinct.

[30]           Ultimement, l’arborescence du système de classement utilisé par le délinquant démontre bien le soin et la planification auquel il soumettait sa « collection ». Ce système de classification permet au Tribunal de considérer toute la préméditation des gestes. La possession ne relève pas ici d’un événement fortuit ou d’une curiosité malsaine. La possession relève ici d’actes délibérés et structurés.

Impact du crime sur les victimes

[31]           Par le biais du Centre Canadien de Protection de l’Enfance, le Tribunal a pu être mis en contact avec certaines des réelles victimes des agressions sexuelles dont les vidéos et photographies se retrouvaient dans la « collection » du délinquant. Celles-ci décrivent avec force les impacts des crimes reliés à la pornographie juvénile sur leur vie. Leur vision du monde est irrémédiablement atteinte, ne pouvant faire confiance à autrui[21]. Pour d’autres victimes c’est un sentiment de honte, de gêne et de colère du fait que d’autres personnes peuvent avoir accès aux images des abus qu’ils ont subi[22].

[32]            Une victime relatera par exemple vivre continuellement dans la peur d’être reconnue et d’être à nouveau violée. Elle se sent coupable alors qu’elle est la victime[23]. Les impacts de la propagation de leurs images pour les victimes se font sentir dans différentes sphères de leur vie, que ce soit au niveau affectif, de la santé (notamment de la santé mentale) ou au niveau professionnel. Les problèmes toxicomaniaques découlant de leurs agressions et de la publication de leurs images ne font qu’exacerber leurs symptômes[24].

[33]            L’une des victimes explique très bien les traumatismes subis par la prolifération des images de leurs agressions : « Contrairement à d’autres formes d’exploitation, celle-ci n’a pas de fin. Chaque jour des gens s’échangent et partagent des vidéos de moi quand j’étais petite et que je me faisais violer le plus sadiquement possible. Ils ne me connaissent pas, mais ils m’ont vue sous toutes mes coutures. Ils s’amusent de ma honte et de ma douleur[25] ». Un autre explique : « La manipulation, le conditionnement et ensuite les abus sexuels que j’ai subi enfant, c’est une chose, mais j’ai fini par passer par-dessus. Par contre, je suis incapable de passer par-dessus le fait que des gens continuent de revivre ce qui m’est arrivé et de s’en régaler[26]».

[34]            Les impacts pour les victimes des crimes relatifs à la pornographie juvénile sont indépendants des impacts des crimes d’agression sexuelle et d’exploitation de ces enfants. Les crimes reliés à la pornographie juvénile entraînent des conséquences majeures et bien souvent perpétuelles. Jamais les images de leurs agressions, de la cruauté dont elles ont été victimes, ne cesseront de les hanter. En participant à ce marché virtuel, les délinquants contribuent à perpétuer des impacts bien réels chez les victimes.

[35]            Tel qu’indiqué par notre Cour d’appel dans les arrêts Légaré[27] et Lacelle-Bélec[28], les conséquences des crimes peuvent à juste titre être considérées comme des éléments aggravants au moment de la sentence.

Impact du crime chez les autorités policières

[36]           Le ministère public demande au Tribunal de tenir compte de l’impact qu’a eu le traitement de ce dossier et des images auxquelles ont dû être exposés les enquêteurs pour compléter leur travail. Le ministère public soutient qu’ils doivent être considérés comme des victimes au sens de l’article 2 du Code criminel.

[37]           Au contraire, la défense soutient qu’il s’agit là des aléas du travail d’un policier qui œuvre au module technologique. Si la définition de l’article 2 du Code criminel devenait aussi large, cette définition aurait pour effet d’inclure les avocats au dossier (y compris l’avocat de la défense) ainsi que le juge présidant la cause.

[38]           Le Tribunal n’entend pas participer à un débat sémantique qui lui apparait superflu dans la présente situation. Qu’il considère les enquêteurs au dossier comme des victimes au sens du Code criminel ou non ne change rien quant aux impacts des crimes commis par l’accusé sur eux. Le Tribunal a pu comprendre les conséquences de l’exposition au matériel trouvé au domicile du délinquant chez ces enquêteurs. Ils ont eu à subir personnellement les contrecoups de leur travail, et ce, jusque dans leur vie personnelle.

[39]           Pour avoir eu à visionner un échantillon du matériel retrouvé chez le délinquant[29], le Tribunal comprend la difficile tâche à laquelle ces femmes et ces hommes s’astreignent quotidiennement. Leur travail est absolument nécessaire afin de protéger nos communautés. Leur sens du devoir, au péril de leur santé doit être souligné à grand traits. Les retombées des crimes commis par le délinquant chez les policiers est un exemple patent des répercussions secondaires de ce type de crime dans nos collectivités.

Nature des fichiers possédés par le délinquant

[40]            Dans une décision préliminaire, le Tribunal a permis au ministère public de déposer en preuve un résumé du type de fichiers possédés par le délinquant. Relevant des cinq grandes catégories reconnues dans l’arrêt Oliver[30] de la Cour d’appel d’Angleterre, catégories reprises avec assentiment dans des arrêts de nombreuses Cours d’appel provinciales dont celle du Québec[31], ces catégories sont ainsi définies :

a) Des images représentant des enfants dans des positions suggestives sans démonstration d’activité sexuelle ;

b) Une représentation d’activités sexuelles entre enfants ou des actes masturbatoires d’enfants ;

c)  Des représentations d’actes sexuels entre adultes et enfants sans pénétration ;

d)  Des représentations d’actes sexuels entre adultes et enfant incluant de la pénétration ;

e)  Des représentations de bestialité ou de sadisme auprès d’enfants.

[41]           S’il est inutile de décrire avec détail les images, photographies et vidéos qui ont été présentés au Tribunal, il faut néanmoins relever que de décrire ces images comme de la « pornographie juvénile » relève de l’euphémisme. Les images révèlent l’exploitation d’enfants fragiles, d’agressions sexuelles graves et avilissantes, d’actes de torture sur des êtres humains vulnérables. Le court échantillon d’images présenté laisse sans mot. Des enfants sont ainsi exploités pour le plaisir sexuel de leurs agresseurs et d’une communauté d’adultes s’excitant du malheur d’êtres humains se retrouvant contre leur gré dans une position d’extrême faiblesse. Les images exposées au Tribunal relèvent de ce qu’il y a de plus vil et de plus abject.

[42]            Mais il y a plus. Les policiers ont également retrouvé, dans un des répertoires de l’enfant Eva, des images anodines, provenant visiblement des médias sociaux, de l’enfant alors devenue adolescente ou jeune adulte. On y retrouve également des informations personnelles sur elle, son véritable nom, sa date de naissance, la ville où elle demeure, le nom de ses frères et sœurs, le nom de l’école qu’elle fréquente ainsi que son adresse sur les médias sociaux.

[43]           Dans le cas d’une autre victime, on retrouve dans la « collection » du délinquant une vidéo éditée à partir d’un véritable documentaire. Une personne (rien ne permet de confirmer qu’il s’agit du délinquant) a ainsi modifié ce film documentaire réalisé au sujet d’une victime d’agression sexuelle, dans lequel elle relate les crimes commis à son endroit par son père, en ajoutant certaines des séquences réellement filmées constituant de la pornographie juvénile à son endroit.

[44]            La possession des informations sortant du cadre strict de la définition de pornographie juvénile fait en sorte de laisser le Tribunal particulièrement perplexe sur les affirmations du délinquant à l’effet qu’il ne voyait que des images et non de vrais enfants lorsqu’il consommait de la pornographie juvénile[32]. La possession consciente et délibérée de telles images et informations personnelles sur les victimes, consignées dans un répertoire particularisé, démontrent plutôt toute la turpitude et la culpabilité morale d’un individu tel le délinquant. Ces faits doivent légalement être considérés comme un facteur aggravant d’une grande importance.

Peine appropriée pour la possession de pornographie juvénile

[45]            N’eut été du plaidoyer de culpabilité rapide du délinquant, de sa collaboration à l’enquête et du fait qu’il présente un risque de récidive réduit sur ce chef d’accusation, le Tribunal aurait imposé la peine maximale à laquelle le délinquant faisait face. Bien que par nature exceptionnelle[33], l’imposition de la peine maximale prévue alors par la loi n’a ici rien de théorique, notamment en regard de l’augmentation significative de la durée de la peine maximale depuis. La nature des fichiers, leur catégorisation, la durée de leur possession et leur quantité auraient commandé une telle peine, notamment vu les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Friesen quant à la volonté d’un effet inflationniste sur les fourchettes de peines pour des crimes commis contre des enfants.

[46]            Le Tribunal considère toutefois qu’une peine de 54 mois de détention sur le chef d’accusation de possession de pornographie juvénile est la peine appropriée, en prenant en compte l’ensemble des facteurs précédemment décrits.

Avoir distribué et avoir rendu disponible de la pornographie juvénile

[47]            Les fichiers de pornographie juvénile sont bien souvent échangés par des logiciels dits de transmission de pair-à-pair. Bien que relevant d’une certaine complexité technologique, ces logiciels sont assez faciles d’utilisation. En téléchargeant un tel type de logiciel, l’utilisateur voit un « dossier partagé » être créé sur son ordinateur.

[48]           Chaque ordinateur est mis en réseau par un tel logiciel et devient de facto un serveur d’indexation décentralisé. Ainsi, lorsqu’un utilisateur effectue une demande dans la barre de recherche, c’est une fraction seulement de chacun des fichiers demandés qui est transmis à l’utilisateur. Afin de déconstruire et de reconstruire chacun des fichiers, les logiciels utilisent une valeur dite de « hachage » ou « empreinte numérique » qui agit comme une séquence ADN d’un tel fichier.

[49]           Le logiciel peut ainsi briser cette valeur et la rétablir en prenant des extraits de chacun des fichiers chez plusieurs utilisateurs. Si l’« empreinte numérique » du fichier est identique à celle envoyée au départ, on s’assure ainsi de l’intégrité des fichiers. Si le fichier devait subir une modification, même infime, la valeur de « hachage » s’en trouverait irrémédiablement changée.

[50]            Les autorités policières ont donc participé à créer des logiciels robotisés qui interviennent sur ces logiciels d’échange de fichiers afin d’identifier les possesseurs et les distributeurs de pornographie juvénile. Les policiers peuvent ainsi faire des demandes en utilisant des mots-clés connus reliés au monde de la pédopornographie pour vérifier qui rend ce type de fichiers disponibles.

[51]            On s’assure par exemple que lors d’un échange avec le logiciel policier robotisé, les fichiers sont réellement de la pornographie juvénile. Une fois que les policiers ont considéré le même fichier comme relevant de la définition légale de pornographie juvénile, l’« empreinte numérique » de ce fichier est intégrée dans une banque de donnée. Les policiers ont ainsi créé une banque de donnée permettant d’établir toutes les transmissions entre les utilisateurs et le logiciel policier robotisé et ce depuis 2004 et de s’assurer que les fichiers échangés constituent de la pornographie juvénile. Les adresses IP des personnes qui ont offert ce type de contenu depuis est alors connue et enregistrée.

[52]           Le 2 juin 2021, les policiers se rendent compte que l’adresse IP du délinquant est active depuis 2018 dans le partage de fichiers connus comme relevant de la définition de pornographie juvénile au Canada. Ils tentent donc de contacter l’ordinateur du délinquant afin de voir s’ils sont en mesure de télécharger des fichiers connus de pornographie juvénile. Les policiers téléchargent 16 fichiers complets et un fichier incomplet de pornographie juvénile à partir de l’ordinateur du délinquant entre le 2 juin 2021 et le 18 septembre 2021. En date du 20 septembre 2021, le logiciel robotisé a noté 1257 occurrences de disponibilité de fichiers connus comme constituant de la pornographie juvénile à partir de l’adresse IP du délinquant, depuis juin 2018.

Gravité objective de l’infraction de distribution de pornographie juvénile

[53]           La distribution (ou de rendre accessible) de la pornographie juvénile commande une peine minimale d’un an de détention et une peine maximale de 14 ans de détention. Ce crime doit être considéré comme l’un des plus sérieux du Code criminel.

Compétences informatiques du délinquant

[54]           Le délinquant n’est pas un néophyte dans le domaine informatique. Il a amorcé des études collégiales en informatique et a travaillé pendant près de 3 ans dans ce domaine. Il coule de source que dans ce milieu, pour obtenir des fichiers, un utilisateur doit en offrir[34]. Un utilisateur qui ne rend pas de fichiers disponibles va donc souvent se retrouver sur une file d’attente avant de pouvoir télécharger des fichiers chez d’autres utilisateurs, avec un risque qu’il ne puisse le faire. Le Tribunal est ainsi convaincu par une preuve prépondérante[35] que le délinquant savait fort bien qu’il rendait des fichiers correspondant à de la pornographie juvénile disponibles, ne serait-ce que lorsqu’il téléchargeait lui-même ce type de fichiers. Sans constituer un facteur aggravant, il s’agit malgré tout d’un fait pertinent pour le Tribunal.

La période d’accessibilité à de la pornographie juvénile

[55]           Rappelons que le délinquant a laissé libre accès à des fichiers constituant de la pornographie juvénile pendant une période de plus de trois ans. N’eut été de son arrestation, l’infraction se serait poursuivie. En effet, pendant la perquisition au domicile du délinquant, les policiers du module technologique se sont rendu compte que l’ordinateur du délinquant rendait encore disponibles des fichiers de pornographie juvénile.

Nombre de fichiers rendus disponibles

[56]           Il faut noter que le nombre de fichiers réellement échangés, en tout ou en partie, est inconnu à ce jour. Il est par exemple impossible de savoir si la totalité de la « collection » du délinquant était offerte en partage ou ne l’a été. Il est également impossible de savoir si les fichiers créés par le délinquant par hypertrucage ont été rendus disponibles. Le Tribunal ne peut prendre acte que des 17 fichiers réellement téléchargés par les autorités policières pour établir la peine appropriée.

Peine appropriée sur le chef de distribution de pornographie juvénile

[57]           Le crime de distribution de pornographie juvénile commande objectivement une peine plus importante que pour une infraction liée à la possession ou à l’accession[36], les effets de la distribution de pornographie juvénile étant potentiellement perpétuels. Dans la présente situation toutefois, ce principe doit être mitigé.

[58]           En effet, ne serait-ce qu’en terme de quantité de fichiers échangés par rapport à la quantité de fichiers possédés par le délinquant, la peine doit être modulée à la baisse sur le chef d’accusation de distribution. La distribution de pornographie juvénile ne revêt pas ici le caractère exceptionnel et hors norme de la possession de l’importante « collection » du délinquant. Le fait que le délinquant ait rendu disponible des fichiers de pornographie juvénile et les circonstances de cette diffusion le placent dans une fourchette jurisprudentielle oscillant entre 20 et 36 mois pour des cas comparables[37]. Tenant compte du profil du délinquant, de son plaidoyer de culpabilité, du délai pendant lequel le délinquant a rendu disponible de la pornographie juvénile et du nombre de fichiers échangés, le Tribunal considère qu’une peine de 30 mois de détention est une peine appropriée dans cette situation.

La production de pornographie juvénile

[59]           La situation sous étude est unique dans les affaires judiciaires au pays puisque la criminalisation d’une production de pornographie juvénile sous la forme d’hypertrucage est inédite. Si la question de l’hypertrucage semble être analysée depuis peu par certains acteurs du milieu académique concernant le lien entre cette technologie et les crimes reliés à la violence conjugale et à la distribution d’images intimes[38], ou encore face aux risques que comporte cette technologie en lien avec la sécurité nationale (notamment la manipulation d’élections[39]), la présente situation semble être la première à être évaluée en lien avec des crimes reliés à la pédopornographie.

[60]           La technologie de l’hypertrucage (en anglais deepfake) est un procédé de manipulation audiovisuelle qui recourt aux algorithmes de l’apprentissage profond (deep learnig) pour créer des trucages ultraréalistes[40]. Cette technologie permet par exemple d’intégrer le visage d’une personne sur le corps d’un autre individu dans une séquence vidéo. On peut également joindre à cette manipulation visuelle une voix de synthèse, truquée pour qu’elle soit identique à celle de l’individu que l’on veut personnifier.

[61]           Ici, c’est par hasard que les enquêteurs du module technologique ont été à même de saisir ce type de fichier hypertruqués et de mettre à jour la production de ce contenu par le délinquant. En effet, les policiers enquêteurs affectés au module technologique de la Sûreté du Québec sont appelés, dans le cadre de leurs fonctions, à être en contact avec de la pornographie juvénile. Ils développent, au fil du temps, une connaissance de certaines séries de photographies ou de vidéos impliquant des enfants exploités. Certaines des victimes leur sont malheureusement bien connues, puisque leurs photographies ou vidéos se retrouvent dans les « collections » de bien des criminels auxquels ils sont confrontés.

[62]           Lors de la perquisition effectuée dans la demeure du délinquant, les policiers notent que certains fichiers leur semblent différents d’une série de photographie qu’ils ont déjà vu dans le passé. Ils notent certaines anomalies dans le grain de l’image. Ils décident alors de pousser l’analyse de cette série en laboratoire, afin de vérifier leur hypothèse à l’effet que ces fichiers ont été modifiés ou altérés.

[63]           Après analyse, les enquêteurs découvrent dans le matériel informatique saisi chez le délinquant, un logiciel permettant d’effectuer des hypertrucages, ainsi qu’un guide d’utilisation. Les enquêteurs ont décidé de télécharger ce logiciel afin de mieux en comprendre les fonctionnalités. Il est évident que l’utilisation des fonctions de ce logiciel n’est pas accessible au citoyen lambda. Il nécessite des connaissances en informatique et un investissement en termes de temps important afin de l’utiliser.

[64]            Afin de créer un hypertrucage réussi, un usager doit bénéficier d’un matériel source et d’un matériel de destination. Cela peut se faire à partir d’une banque de photographies ou d’une banque de séquences vidéo. Il faut par exemple entre 3000 et 8000 photographies d’un même visage afin de constituer un matériel source suffisant pour exporter un visage sur le corps d’une autre personne. Ainsi, le logiciel séquencera un extrait vidéo image par image, afin d’obtenir une banque suffisante à la création d’un hypertrucage minimalement réaliste.

[65]            Une fois la banque de donnée suffisamment complète, le logiciel visera à entraîner une intelligence artificielle à prendre en compte les différents attributs du visage sur chacune des photographies : angle du visage, positionnement des yeux, des lèvres, des oreilles, etc., pour mimer les mouvements du visage de la source. L’entrainement demande des moyens technologiques importants et une quantité d’heures de travail qu’il est difficile de quantifier, outre que cela est particulièrement long. En fait, plus le travail est long, meilleur est le résultat, l’entrainement de l’intelligence artificielle n’étant que plus complet. Il est à noter qu’il est possible de créer des hypertrucages dans le même médium (vidéo à vidéo) ou par des médiums différents (photographie à vidéo et vice-versa).  

[66]            Le délinquant a d’ailleurs créé plusieurs hypertrucages, tant sur des formes de photographies que des vidéos. Si on a pu voir une évolution dans le travail du délinquant dans sa création d’images hypertruquées, certains des résultats sont d’une qualité visuelle exceptionnelle. Il est impossible de distinguer le vrai du faux. Sans la connaissance qu’ont les enquêteurs de la « médiathèque » de pornographie juvénile connue, il serait impossible de savoir qu’une photographie émane d’un hypertrucage. Les autorités policières se retrouvent visiblement dans une nouvelle ère de cybercriminalité.

Gravité objective de la production de pornographie juvénile

[67]            La production de pornographie juvénile commande elle aussi une peine minimale d’un an de détention et une peine maximale de 14 ans de détention. Ce crime doit lui aussi être considéré comme l’un des plus sérieux du Code criminel.

Quantité de fichiers produits

[68]           Les parties conviennent que 86 000 fichiers ont été produits en utilisant la technologie de l’hypertrucage. Il faut toutefois remettre cette quantité en contexte. En séquençant un extrait vidéo aux fins de créer un nouvel extrait hypertruqué, le logiciel doit créer entre 15 et 30 fichiers « photo » par seconde de vidéo. Le nombre de fichiers créés augmente donc exponentiellement. Ainsi, c’est entre autres en produisant sept fichiers graphiques (vidéo) de pornographie juvénile que le délinquant a, dans les faits, produit plus de 86 000 nouveaux fichiers photographiques de pornographie juvénile. N’en demeure pas moins que ces 86 000 fichiers ont été produits et qu’ils multiplient et perpétuent leur impact délétère sur les victimes : les enfants.

Impact de la création de ces fichiers sur le travail des forces de l’ordre

[69]           En créant ces 86 000 nouveaux fichiers, le délinquant ne crée pas une copie de l’original, mais plutôt un nouveau fichier avec une « empreinte numérique » indépendante. Rappelons que c’est la connaissance de cette « empreinte numérique » qui permet aux policiers de plusieurs pays d’intercepter les cybercriminels qui rendent disponibles les fichiers de pornographie juvénile. Ainsi, les fichiers constituant le « matériel source » dont l’« empreinte numérique » était connue des policiers, est ainsi remplacée par 86 000 unités indépendantes avec de nouvelles « empreintes numériques ». La technologie dont disposent présentement les forces de l’ordre devient donc inefficace et sera rapidement désuète. L’impact sur la sécurité de nos collectivités est donc grand.

L’importance de la technologie de l’hypertrucage et les effets sociaux prospectifs

[70]            L’utilisation par des mains criminelles de la technologie de l’hypertrucage donne froid dans le dos. Ce type de logiciel permet de commettre des crimes qui pourraient mettre en cause virtuellement tous les enfants de nos communautés. Un simple extrait vidéo d’enfant disponible sur les réseaux sociaux, ou une capture vidéo subreptice d’enfants dans un lieu public pourraient les transformer en victimes potentielles de pornographie juvénile. Il s’agira pour un cybercriminel de séquencer ce vidéo et d’échanger le visage de l’enfant avec celui d’une victime d’agression sexuelle qui se retrouve sur Internet. De nouveaux fichiers sont ainsi créés et l’image et l’intégrité sexuelle et psychologique des enfants seront irrémédiablement atteintes, avec un potentiel que ce fichier ne soit propagé partout sur Internet, sans aucun contrôle.

Peine appropriée au chef de production de pornographie juvénile

[71]           La production de pornographie juvénile est stimulée par l’existence d’un marché, qui, à son tour, est stimulé par les gens qui désirent posséder ce matériel[41]. En créant de nouveaux fichiers, qu’ils soient vrais ou hypertruqués, on alimente ainsi ce marché en quête de nouveauté.

[72]           Rappelons que les méfaits des crimes reliés à la possession de pornographie juvénile sont connus et sont nombreux : la pornographie juvénile favorise les distorsions cognitives chez les délinquants en banalisant l’abominable. Elle alimente des fantasmes qui incitent à commettre des infractions sexuelles à l’égard des enfants. Elle sert à initier et à séduire des victimes et porte d’autres individus à produire du nouveau matériel pour alimenter le marché de la possession[42] en agressant et en exploitant de véritables enfants. En produisant ce type de contenu, le délinquant sert ce marché de la cruauté envers les enfants.

[73]           Il faut noter néanmoins que rien ne permet de conclure que le délinquant entendait rendre son travail hypertruqué disponible à d’autres qu’à lui-même. Rien n’indique que son travail ait été dans les faits distribué. Le Tribunal doit donc imposer la peine au délinquant en regard des gestes effectivement posés et non pas tenant compte des gestes qui auraient pu être posés. L’évaluation de la culpabilité morale d’un individu est tributaire des faits mis en preuve.

[74]            Le ministère public plaide que l’usage de la technologie de l’hypertrucage pour produire de la pornographie juvénile doit ici recevoir une peine exceptionnelle de 6 ans de détention pour ce seul chef d’accusation. Les impacts sociaux possibles et probables de l’utilisation de cette technologie pour produire de la pornographie juvénile commande qu’un message dissuasif clair soit envoyé à toute personne qui voudrait se rendre coupable d’un tel crime par le biais de cette technologie. Au contraire, mettant en exergue le fait que des enfants n’ont pas été de nouveau agressés sexuellement pour produire ce matériel, le délinquant soumet plutôt qu’une peine de 20 mois de détention est appropriée sur ce chef.

[75]            S’il est vrai que des enfants n’ont pas souffert de nouvelles agressions sexuelles ou d’une autre forme d’exploitation pour produire ce nouveau matériel, n’en demeure pas moins que leur image et leur intégrité sexuelle liée à cette image est de nouveau violée. Il serait toutefois contraire à la philosophie de notre droit criminel (et constituerait une erreur de droit) d’imposer une peine disproportionnée à la seule fin de dissuader d’autres citoyens de désobéir à la loi[43]. La fonction première d’un tribunal est de l’infliction de sanctions justes[44].

[76]           En ce sens, l’utilisation de la technologie afin de produire du matériel hypertruqué ne change pas substantiellement l’essence du crime de production de pornographie juvénile. Bien que la situation sous étude soit unique en raison de la technologie utilisée, n’en demeure pas moins qu’elle n’a pas à recevoir un traitement exceptionnel de ce fait. Que la production soit effectuée par l’utilisation de la technologie pour créer des photographies ou des vidéos hypertruquées ou que la production soit effectuée par des moyens technologiques mieux connus n’est qu’un élément de peu d’importance dans l’établissement de la peine appropriée. Par la peine qui sera imposée, les délinquants potentiels sauront qu’ils ne pourront espérer la clémence particulière du Tribunal en ne se prétendant que de « simples bricoleurs » utilisant des images d’enfants agressés déjà produites. Ils feront face aux mêmes sanctions.

[77]           Ainsi, le nombre impressionnant de fichiers produits, notant néanmoins les raisons de nature technologique pour lesquelles un tel nombre fut produit, sera tenu en compte. Les actes du délinquant sont délibérés et ils démontrent une persistance dans l’agir délictuel par la quantité d’heures requises pour arriver à un tel résultat et vus les moyens technologiques mis en place.

[78]           La preuve ne révèle pas que les fichiers hypertruqués l’ont été dans le but d’être distribués ou ne l’ont effectivement été. Le Tribunal note également que le délinquant a enregistré un plaidoyer rapide, qu’il a collaboré avec les autorités policières et judiciaires. La réhabilitation du délinquant apparait possible, bien qu’elle doive passer par un long processus thérapeutique visant à intervenir sur ses distorsions cognitives et sur les raisons de son comportement quasi compulsif de possession, d’archivage et de production.

[79]           Notant que les peines pour ce type d’infraction oscillent historiquement entre 18 à plus de 36 mois pour ce type d’infraction[45], notant également les principes précédemment nommés émanant entre autres des arrêts Régnier[46] et Friesen[47] visant à établir des fourchettes de peines plus lourdes pour les crimes de nature sexuelle visant les enfants, le Tribunal conclut qu’une peine de 42 mois de détention apparait appropriée et respectueuse du principe de proportionnalité de la peine face à la culpabilité morale du délinquant.

Caractère consécutif ou concurrent des peines

[80]           En appliquant les préceptes de l’alinéa 718.3(4)b) C.cr., le Tribunal considère que les peines pour les crimes de possession et d’avoir rendu disponible des fichiers de pornographie juvénile devraient être purgées de façon concurrente. En effet, le délinquant semble avoir rendu disponible des fichiers qu’il possédait déjà ou qu’il était lui-même en train de télécharger. C’est généralement ainsi que les tribunaux supérieurs québécois modulent la peine dans de telles situations[48].

[81]           Les parties conviennent toutes deux que la peine pour le chef de production doit être consécutive à la peine pour les deux autres chefs. Le Tribunal partage leur opinion. La production de pornographie juvénile ne découle pas ici des mêmes faits[49] et doit s’ajouter aux autres.

[82]           C’est ainsi une peine globale de 96 mois ou 8 ans de détention qui doit être imposée au délinquant. La peine apparait globalement respectueuse du degré de responsabilité et du niveau de culpabilité morale du délinquant. Le Tribunal décline donc l’opportunité de réduire cette sentence globale puisqu’elle lui apparait appropriée à la situation particulière du délinquant.

[83]           Cela étant, il faut noter que le délinquant est détenu depuis son arrestation le 1er décembre 2021. Il cumule donc 499 jours de détention provisoire. Appliquant les principes de l’arrêt Summers[50], le Tribunal crédite un total de 750 jours[51] (ou 25 mois) pour établir la peine globale à 5 ans et 11 mois en date des présentes.

Demande d’augmentation du temps d’épreuve (743.6 C.cr.)

[84]           Le ministère public a requis du Tribunal que celui-ci augmente le temps d’épreuve afin d’obliger le délinquant à purger minimalement la moitié de sa peine avant d’être éligible à une libération conditionnelle. Essentiellement, c’est le caractère exceptionnel de la situation sous étude qui justifie, pour le ministère public, cette demande.

[85]           Le Tribunal considère qu’il est fort mal outillé pour prendre cette décision pour l’avenir dans l’état actuel du dossier. Le Tribunal considère plutôt que la Commission des libérations conditionnelles du Canada aura l’avantage de bénéficier de rapports plus complets et contemporains sur la personnalité du délinquant et son risque de récidive, sur son comportement pendant son incarcération et sur sa participation, ou non, à un processus thérapeutique. La demande du ministère public à cet effet est donc rejetée.

POUR CES MOTIFS, le Tribunal:

IMPOSE dans le dossier 450-01-124383-212 (possession de pornographie juvénile) une peine de 54 mois de détention ;

IMPOSE dans le dossier 450-01-124382-214 (avoir rendu disponible de la pornographie juvénile) une peine de 30 mois de détention à être purgée de façon concurrente à la peine dans le dossier 450-01-124383-212 ;

IMPOSE dans le dossier 450-01-125590-229 (production de pornographie juvénile) une peine de 17 mois de détention en prenant en considération la détention provisoire réellement purgée de 499 jours comptabilisés pour équivaloir à 750 jours. Cette peine doit être purgée de façon consécutive à la peine imposée dans les dossiers 450-01-124383-212 et 450-01-124382-214 ;

IMPOSE en date des présentes une peine globale de 5 ans et 11 mois de détention ;

INTERDIT au délinquant en vertu du paragraphe 161d) C.cr. pour une période de 7 ans, d’utiliser Internet ou tout autre réseau numérique, sauf s’il le fait sous la supervision d’un adulte responsable au courant de sa condamnation. Il est notamment interdit au délinquant d’accéder à tout contenu contrevenant aux lois en vigueur ;

ORDONNE au délinquant de se soumette sans délai au prélèvement d’échantillons de substances corporelles propres à des fins d’analyse génétique, conformément à l’article 487.051 C.cr. et ce sur tous les chefs d’accusation ;

ORDONNE à l’accusé, en vertu des articles 490.012[52] et 490.013(2)b) C.cr. de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels pour une période de 20 ans;

INTERDIT à l’accusé, en vertu de l’article 109(1)a) et 109(2) pour une période de 10 ans débutant à la fin de son ordonnance d’emprisonnement, d’avoir en sa possession des armes à feu des arbalètes des armes à autorisation restreinte, munition et substances explosives et à perpétuité d’avoir en sa possession des armes à feu prohibées, des armes à feu à autorisation restreinte, des armes prohibées, des dispositifs prohibés et des munitions prohibées.


ORDONNE la confiscation du matériel saisi par les autorités policières à titre de biens infractionnels;

DISPENSE le délinquant du paiement de la suramende compensatoire.

 

 

 

__________________________________

BENOIT GAGNON, J.C.Q.

 

Me Véronique Gingras-Gauthier

Procureure du poursuivant

 

Me Samuel Bouchard

Avocat de l'accusé

 

Date de l'audience :

10 octobre 2022 et 21 février 2023

 


[1]  [2015] 3 R.C.S. 1089, par 3

[2]  R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 34

[3]  Article 718.01 C.cr. et R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 102

[4]  R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 5

[5]  R. c. Daudelin, 2021 QCCA 74, par. 42

[6]  R. c. Régnier, 2018 QCCA 306, par. 57

[7]  R. c. Friesen, 2020 CSC 9, par. 48

[8]  R. c. L. (J.J.), [1998] J.Q. no 755, par. 29 (Cour d’appel du Québec)

[9]  Rapport présentenciel, p. 6

[10]  Rapport sexologique, p. 12

[11]  Rapport présentenciel p. 5

[12]  Article 726 C.cr.

[13]  R. c. Guerrero Silva, 2015 QCCA 1334, Desjardins c. R., 2015 QCCA 1774, R. c. Rayo, 2018 QCCA 824

[14]  Rapport sexologique du 8 avril 2022, p.

[15]  Alinéa 11i) Charte canadienne des droits et libertés

[16]  R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, par. 7 et R. c. Friesen, note 3, par. 99 et 100

[17]  Voir notamment R. c. Girard, 2011 QCCQ 9388 (772 756 fichiers)

[18]  R. c. Abel, 2020 QCCS 2849, par. 78

[19]  R. c. Abel, note 18 et R. c. T.L., 2023 QCCQ 33, par. 64

[20]  Le Tribunal décide délibérément de modifier le nom imposé à cette enfant par la communauté des cyberpédophiles.

[21]  Déclaration de victime de « Andy »

[22]  Déclaration de victime de « Jack » et déclaration de victime de « Jenny »

[23]  Déclaration de victime de « Jane »

[24]  Déclaration de victime de « Solomon »

[25]  Déclaration de victime de « Lily »

[26]  Déclaration de victime de « Kuazie »

[27]  Légaré c. R., [2011] J.Q. no 5461, par. 7

[28]  Lacelle Belec c. R., [2019] J.Q. no 3068, par. 85-86

[29]  R. c. Larouche, 2022 QCCQ 6917

[30]  R. v. Oliver, [2002] E.W.J. No. 5441

[31]  Voir par exemple R. c. Régnier, 2018 QCCA 306 par. 62, R. v. Missions, 2005 NSCA 82, par 14, R. v. Basov, 2015 MBCA 22, par. 5

[32]  Rapport présentenciel, p. 10

[33]  R. c. L.M., [2008] 2 R.C.S. 163, par. 20

[34]  R. c. Ibrahim, 2017 QCCQ 11203, par. 70

[35]  Alinéa 724(3)d)

[36]  R. c. Daudelin, 2021 QCCA 784, par. 73

[37]  R. c. Tremblay, 2020 QCCQ 1175 (20 mois pour distribution d’une image), Morrissette c. R., 2021 QCCA 668 (20 mois de détention pour distribution pendant une période de 6 ans), R. c. Abel, 2020 QCCS 2849 (30 mois pour distribution d’une image), R. c. Régnier, 2018 QCCA 306 (36 mois pour distribution sur une période de 16 ans), R. c. T.L., 2023 QCCQ 337 (36 mois pour distribution d’une vidéo impliquant la fille du délinquant)

[38]  Voir notamment Creating a Revenge Porn Tort for Canada, Pre Emily Laidlaw et Pre Hilary Young (2020) 96 S.C.L.R. (2d) 147-187

[39]  Deepfakes, real consequences : Crafting legislation to combat threats posed by deepfakes, Boston University Law Review, Jack Langa, 101, B.U.L. Rev 761

[40]  Grand dictionnaire terminologique, Office québécois de la langue française

[41]  R. c. Sharpe, [2001] 1 R.C.S. 45, par. 92

[42]  Idem, par. 86 à 92

[43]  R. c. Bissonnette, 2022 CSC 23, par. 51

[44]  R. c. V.L., 2023 QCCA 449, par. 41

[45]  Hughes Parent et Julie Desrosiers, Traité de droit criminel, 3e édition, Tome III, Montréal, Les éditions Thémis, par. 657

[46]  R. c. Régnier, 2018 QCCA 306

[47]  R. c. Friesen, 2020 CSC 9

[48]  R. c. Daudelin, 2021 QCCA 784, R. c. Régnier, 2018 QCCA 306, Ibrahim c. R., 2018 QCCA 1205

[49]  Sous-alinéa 718.3(4)b)i)

[50]  R. c. Summers, 2014 CSC 26, par. 71

[51]  En appliquant le crédit majoré prévu au paragraphe 719(3.1) C.cr.

[52]  La Cour suprême du Canada a suspendu l’exécution de la déclaration d’invalidité de cet article jusqu’au 28 octobre 2023 dans l’arrêt R. c. Ndhlovu, 2022 CSC 38, par. 136

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