Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Côté c. R.

2018 QCCS 1138

COUR SUPÉRIEURE

(Chambre criminelle et pénale)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

 

QUÉBEC

N° :

200-36-002657-187

(200-01-199659-164)

 

DATE :

22 mars 2018

_____________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE : L’HONORABLE JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, j.c.s.

_____________________________________________________________________

 

MARC-YVAN CÔTÉ

APPELANT - Accusé

c.

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE - Poursuivante

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

MISE EN CAUSE - Mise en cause

et

MARIE-MAUDE DENIS

LOUIS LACROIX

MIS EN CAUSE - Intervenants

 

JUGEMENT

Sur l’appel d’un jugement accueillant une demande en annulation

d’assignations à comparaître

(Article 39.1 de la Loi sur la preuve au Canada)

 


 

1. L’APERÇU

[1]           Depuis que des accusations de fraude, d’abus de confiance, de complot pour fraude, de corruption de membres d’une législature provinciale et de souscriptions illégales à une caisse électorale ont été portées contre l’appelant Marc-Yvan Côté et ses coaccusés, et en certains cas même avant qu’elles ne le soient, de nombreux éléments de preuve à charge provenant des dossiers d’enquête actifs de la police sont sans cesse relayés à des journalistes d’enquête.

[2]           Ceux-ci, dans l’exercice de leurs activités professionnelles, n’hésitent d’ailleurs pas à diffuser ou publier ces éléments de preuve, sans égard à la règle du sub judice « qui interdit les commentaires, notamment dans les médias d’information, susceptibles d’influencer la décision judiciaire à venir »[1].

[3]           À de nombreuses reprises, l’appelant se plaint des fuites le concernant auprès du ministère public, mais rien n’y fait. Elles continuent d’être transmises aux médias.

[4]           Pour l’appelant, les conséquences de ces fuites et de leur diffusion dans la sphère publique sont implacables. Il doit faire face au tribunal populaire avant même de subir son procès.

[5]           Face à cette situation que d’aucuns jugent déplorable, étant ici précisé que le ministère public reconnaît que la grande majorité de ces fuites a trait à des renseignements et documents privilégiés et confidentiels provenant directement des dossiers d’enquête actifs de la police, en l’occurrence ceux de l’Unité permanente anticorruption (« l’UPAC »), et qu’au moins un employé de l’État, vraisemblablement un policier, serait à l’origine de ces fuites, l’appelant réagit avec fermeté. Il dépose une demande en arrêt des procédures de type Babos[2], en vertu de la catégorie résiduaire (« la demande en arrêt des procédures »)[3]. Il fait valoir que : (1) la conduite de l’État constitue une atteinte à l’intégrité du système judiciaire qui sera révélée, perpétuée ou aggravée par le déroulement du procès ou son issue; (2) il n’existe aucune autre réparation susceptible de corriger cette atteinte; et, (3) la pondération des intérêts militant en faveur de l’arrêt des procédures supplante l’intérêt que représente un jugement définitif sur le fond pour la société.

[6]           Mais il y a un hic.

[7]           Pour avoir gain de cause, l’appelant sait qu’il lui faut avant toute chose démontrer que les fuites sont le fait de l’État, et non celui d’un individu malhonnête, d’un ripou œuvrant au sein de la police comme le suggère le ministère public.

[8]           Dans sa demande en arrêt des procédures, l’appelant ne cache d’ailleurs pas son jeu.

[9]           Aux paragraphes 164 et 165, il allègue que :

164.  Qui plus est, l’arrestation du requérant et les fuites semblent avoir été orchestrées minutieusement pour (1) déstabiliser le gouvernement et le parti libéral (2) renforcer l’UPAC et (3) accumuler de la preuve à charge, ce qui laisse penser que les personnes à l’origine de ces actes criminels se sont concertées et ont agi de manière réfléchie.

165. Les deux seuls témoins à s’être exprimés clairement sur le sujet, Messieurs Lino Zambito et Guy Ouellette, pointent du doigt la haute direction de l’UPAC et de la poursuite, en particulier Me Sylvain Lépine.

[10]        Plus loin, au paragraphe 175, il écrit :

175.  Il ne fait aucun doute que les fuites proviennent des milieux étatiques. De plus, le moment de ces fuites et leur nombre dénotent qu’elles ne sont pas le fait d’un loup solitaire, mais d’un groupe de représentants de l’ordre qui tente d’établir « au Québec un système judiciaire parallèle, avec des accès à des documents confidentiels et susceptibles de causer des dommages politiques importants ».

[11]        Or, comment identifier les auteurs des fuites alors que les autorités policières sont, de leur propre aveu, incapables de le faire?

[12]        L’appelant croit détenir la réponse : les sources journalistiques.

[13]        Il assigne deux journalistes qui ont eu accès aux fuites, en l’occurrence les mis en cause et journalistes Marie-Maude Denis (« D ») et Louis Lacroix (« L »). Il veut les interroger dans le cadre de sa demande en arrêt des procédures pour identifier leurs sources et ainsi remonter jusqu’aux auteurs des fuites.

[14]        L’on s’en doute, les  journalistes D et L s’opposent à sa démarche.

[15]        Ils demandent au juge saisi de la requête en arrêt des procédures de ne pas les autoriser à divulguer des renseignements et des documents identifiant ou susceptibles d’identifier leurs sources journalistiques. Ils lui demandent également d’annuler les assignations à un témoin leur enjoignant de comparaître[4].

[16]        Les journalistes D et L fondent leurs demandes sur les paragraphes 39.1 (2) et (7) de la Loi sur la preuve au Canada (« LPC »)[5] :

39.1 (2)  Sous réserve du paragraphe (7), un journaliste peut s’opposer à divulguer un renseignement ou un document auprès d’un tribunal, d’un organisme ou d’une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements pour le motif que le renseignement ou le document identifie ou est susceptible d’identifier une source journalistique.

[…]

 

39.1 (2)  Subject to subsection (7), a journalist may object to the disclosure of information or a document before a court, person or body with the authority to compel the disclosure of information on the grounds that the information or document identifies or is likely to identify a journalistic source.

 

[…]

(7)  Le tribunal, l’organisme ou la personne ne peut autoriser la divulgation du renseignement ou du document que s’il estime que les conditions suivantes sont réunies :

 

a) le renseignement ou le document ne peut être mis en preuve par un autre moyen raisonnable;

 

b) l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique, compte tenu notamment :

 

(i) de l’importance du renseignement ou du document à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance,

 

(ii) de la liberté de la presse,

 

(iii) des conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste.

 

(7)  The court, person or body may authorize the disclosure of information or a document only if they consider that

 

 

(a) the information or document cannot be produced in evidence by any other reasonable means; and

 

(b) the public interest in the administration of justice outweighs the public interest in preserving the confidentiality of the journalistic source, having regard to, among other things.

 

(i) the importance of the information or document to a central issue in the proceeding,

 

 

(ii) freedom of the press, and

 

 

(iii) the impact of disclosure on the journalistic source and the journalist.

[17]         Ils font valoir qu’il ne peut être passé outre à leur refus de divulguer des renseignements identifiant leurs sources parce que l’appelant n’est pas en mesure de démontrer que les critères énoncés aux sous-paragraphes 39.1 (7) a) et b) LPC sont satisfaits.

[18]        Le  juge fait droit à leur demande[6]. Il refuse de les autoriser à divulguer des renseignements ou documents identifiant ou susceptibles d’identifier leurs sources journalistiques. Il annule également les assignations à un témoin qui leur ont été signifiées.

[19]        Dans ses motifs, le juge conclut que l’appelant n’est pas parvenu à démontrer que la condition prévue paragraphe 39.1 (7) b) LPC est satisfaite, à savoir que l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporterait sur l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources des journalistes D et L.

[20]        Insatisfait, l’appelant se pourvoit contre ce jugement[7].

2. REMARQUES PRÉLIMINAIRES

[21]        Avant de décrire le contexte général qui donne lieu à l’appel, trois remarques préliminaires s’imposent.

[22]        La première vise à situer le débat qui oppose l’appelant aux journalistes D et L.

[23]        On l’a déjà signalé, les circonstances donnant lieu à la demande en arrêt des procédures et au jugement dont appel découlent des nombreuses fuites concernant l’appelant et ses coaccusés. Ces fuites ont trait à des renseignements et des documents provenant des dossiers d’enquête actifs que mène la police depuis 2012 dans le cadre des enquêtes FICHE, LIERRE et JOUG. Celles-ci portent sur le financement illicite d’activités politiques.

[24]        Ainsi, il faut garder à l’esprit qu’avant tout chose, le différend en est un qui oppose l’appelant à l’État, et non l’appelant aux journalistes D et L.

[25]        Les journalistes D et L se sont invités au débat ou ont été forcés d’y participer, selon la perception de chacun, parce que les auteurs des fuites se sont servis d’eux afin que des éléments de preuve confidentiels provenant des dossiers d’enquête actifs de la police soient diffusés et publiés, sachant que leur divulgation à des journalistes pouvait se faire en toute impunité en raison de la protection dont jouissent les sources journalistiques.

[26]        La deuxième remarque a trait aux motivations qui poussent l’appelant à interroger les journalistes D et L.

[27]        Il faut le dire clairement. Sa démarche ne saurait être qualifiée d’opportuniste ou dilatoire.

[28]        Elle s’explique amplement.

[29]        Les fuites le concernant et qui ont cours depuis plus de cinq ans ne sont pas le fruit de son imagination. Elles sont bien réelles.

[30]        De plus, l’on ne saurait passer sous silence qu’avant de déposer sa demande en arrêt des procédures et d’assigner les journalistes D et L à comparaître, l’appelant s’est plaint à plusieurs reprises des fuites d’éléments de preuve le concernant. Il a demandé que des mesures soient prises par les autorités policières afin que ces fuites cessent. Or, à toutes ces occasions, le ministère public s’est limité à l’inviter à déposer une plainte devant les autorités compétentes[8]. Cela sans compter qu’en septembre 2017, avant qu’il n’intente sa demande en arrêt des procédures, le ministère public l’a informé que le Service des enquêtes internes de la Sûreté du Québec (« SQ ») avait mis fin à son enquête entreprise en avril 2016, d’avis qu’il n’était pas possible d’identifier les personnes qui sont à l’origine des fuites[9]. S’il est vrai qu’une autre enquête suit toujours son cours (le Projet A), rien de concluant n’en a à ce jour émané.

[31]        Ainsi, ce contexte nous permet de mieux comprendre les motivations de l’appelant.

[32]        Au moyen de sa demande en arrêt des procédures, il répond ni plus ni moins à l’invitation du ministère public.

[33]        En raison de l’aveu d’impuissance des autorités policières à l’égard des fuites, il adresse ses doléances à la seule véritable autorité compétente, soit le tribunal chargé d’entendre son procès.

[34]        Il agit ainsi parce qu’aucune autre option ne s’offre à lui.

[35]        La troisième et dernière remarque concerne la règle du sub judice, laquelle interdit à quiconque, sous peine d’outrage, de faire des commentaires au sujet d’une affaire soumise au tribunal, notamment dans les médias, qui seraient susceptibles d’influencer la décision du juge[10] :

SUB JUDICE

       Sous le juge (sous l’autorité judiciaire)

Se dit d’une affaire soumise au tribunal qui n’a pas encore rendu sa décision. Cette locution évoque la règle de droit qui interdit les commentaires, notamment dans les médias d’information, susceptibles d’influencer la décision judiciaire à venir ou de faire croire que l’impartialité du tribunal sera atteinte. La violation de cette règle constitue un outrage au tribunal.

Même le Parlement se plie à la règle du sub judice.

 [Renvoi omis]

[Soulignements du Tribunal]

[36]        Comme nous le verrons un peu plus loin, l’appelant soutient que les journalistes D et L ont enfreint la règle du sub judice de sorte qu’ils ne pourraient plus revendiquer leurs privilèges journalistiques, dont leur droit de s’opposer à la divulgation de l’identité de leurs sources.

[37]         À cette étape-ci, il n’y a pas lieu de décider de la prétention de l’appelant. Celle-ci sera analysée ultérieurement.

[38]        Toutefois, il importe de mentionner dès à présent qu’en acceptant de diffuser et de publier des renseignements et des documents confidentiels provenant de dossiers d’enquête actifs de la police postérieurement aux accusations, les journalistes D et L ont pris un risque.

[39]        La diffusion d’éléments de preuve dans une affaire criminelle sous l’autorité du tribunal peut porter à conséquence. Elle peut non seulement constituer une atteinte à la règle du sub judice, mais pis encore, menacer l’équité d’un procès et donner lieu à un arrêt des procédures.

[40]        Le présent cas en est une parfaite illustration.

[41]        Le fait que ces diffusions et publications puissent se justifier en regard de la liberté de presse ou du droit du public à l’information n’y change rien.

[42]        La liberté de presse et le droit du public à l’information sont peut-être gagnants.

[43]        Mais pourra-t-on en dire autant du système de justice et de la confiance du public dans celui-ci si un jugement définitif sur le fond n’est pas rendu parce que des médias ont diffusé et publié des éléments de preuve privilégiés provenant des dossiers d’enquête actifs de la police?

[44]        La question se pose.

3. LE CONTEXTE

3.1 Les fuites concernant Côté et ses coaccusés :

[45]        Dans le jugement dont appel, le juge décrit en détail non seulement les fuites qui concernent l’appelant et ses coaccusés, mais aussi le contexte factuel qui y a donné lieu, en s’inspirant largement des allégations de la demande en arrêt des procédures[11], dont la grande majorité est admise par le ministère public.

[46]        Comme cette description n’est pas remise en question en appel, il suffira de rappeler que : (1) depuis 2012, de nombreux renseignements et documents concernant l’appelant et ses coaccusés font l’objet de fuites vers les médias (2) nombre de ces renseignements et documents constituent des éléments de preuve à charge retenus contre l’appelant; (3) ces éléments de preuve proviennent des dossiers d’enquête actifs de la police; (4) ils ont un caractère privilégié et confidentiel et n’auraient pas dû se retrouver entre les mains des médias; (5) la transmission de ces éléments de preuve aux médias est le fait d’une ou de plusieurs personnes œuvrant au sein de l’appareil étatique, vraisemblablement au sein des services de police ou du ministère public; (6) cette transmission des éléments de preuve aux médias constitue un acte illégal et criminel, étant ici précisé que la police les a recueillis en vertu des pouvoirs extraordinaires que lui accorde la loi, pouvoirs qu’aucun journaliste d’enquête ne détient.

[47]        En ce qui a trait plus précisément aux éléments de preuve relayés aux journalistes D et L, lesquels nous concernent plus particulièrement, ils ont été diffusés ou publiés, selon le cas, dans quatre reportages de l’émission Enquête de la Société Radio-Canada et dans trois articles du magazine l’Actualité :

a.    Les fuites relayées à la journaliste D ont été diffusées dans les reportages ci-après décrits :

·        Le reportage Anguille sous Roche du 12 avril 2012;

·        Le reportage (sans titre) du 21 novembre 2014;

·        Le reportage Ratures et ruptures du 10 décembre 2015;

·        Le reportage Notre ami Sam du 31 mars 2016.

b.    Les fuites relayées au journaliste L ont été publiées dans les trois articles ci-après décrits:

·        Article intitulé « Qui veut faire dérailler le procès Normandeau » du 5 avril 2016;

·        Article intitulé « Il y a plus d’un « Pierre » impliqué dans la fuite du dossier Normandeau » du 22 avril 2016;

·        Article intitulé « Pourquoi dévoiler l’existence de « Pierre »? » du 22 avril 2016.

[48]        Ces reportages et articles touchent directement l’appelant. L’on y fait état des éléments de preuve le concernant recueillies par la police dans le cadre de l’exécution de mandats de perquisition. L’on présente même des extraits de l’interrogatoire d’une coaccusée par les policiers qui porte sur ces éléments de preuve.

[49]        Dans au moins l’un de ces reportages, soit Anguille sous Roche, l’appelant est dépeint comme celui qui est au cœur du financement de la firme Roche[12].

[50]        Pour compléter ce tableau, il faut ajouter que si le ministère public reconnaît qu’au moins un employé de l’État serait impliqué dans ces fuites, il tempère son admission. Il  fait valoir que la preuve administrée à ce jour dans le cadre de la demande en arrêt des procédures tendrait à démontrer que les fuites sont l’œuvre d’un ou de quelques policiers malhonnêtes, et non pas de la haute direction des services de police comme le soutient l’appelant.

[51]        Ce faisant, le ministère public se ménage une voie de sortie pour plaider que les fuites ne sont pas, à proprement parler, le fait de l’État.

[52]        C’est ce qui explique pourquoi l’appelant fait signifier aux journalistes D et L des assignations à un témoin pour les contraindre à témoigner dans le cadre de sa demande en arrêt des procédures.

[53]        À l’aide de leur témoignage, il cherche à identifier leurs sources et à remonter jusqu’aux auteurs des fuites. Il veut établir le degré de responsabilité de l’État, sa thèse étant que les hautes instances des services de police ont eu un rôle à jouer dans ces fuites.

3.2 L’opposition des journalistes :

[54]        Lors de l’audition portant sur la demande en arrêt des procédures, les journalistes D et L demandent au juge d’annuler les assignations à un témoin qui leur ont été signifiées. Sachant que l’appelant cherche à obtenir la divulgation d’un renseignement qui serait susceptible d’identifier leurs sources, ils s’opposent à sa démarche. Ils fondent leur opposition sur le paragr. 39.1 (2) LPC

[55]        Les journalistes D et L font par ailleurs valoir qu’il ne peut être passé outre à leur opposition, l’appelant n’étant pas en mesure de démontrer que les conditions énoncées au paragraphe 39.1 (7) LPC sont remplies.

[56]        Relativement à la condition prévue au sous-paragraphe 39.1 (7) a) LPC, ils avancent que les renseignements recherchés pourront être éventuellement mis en preuve par un autre moyen raisonnable, une enquête interne visant à identifier les auteurs des fuites étant toujours en cours (le Projet A)[13].

[57]         En ce qui a trait à la condition prévue au paragraphe 39.1 (7) b) LPC, D et L plaident que l’exercice de pondération prévu au sous-paragraphe 39.1 (7) b) i), ii) et iii) LPC démontre que l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources l’emporte sur l’intérêt public dans l’administration de la justice. Ils sont d’avis que : (i) l’identification des sources ne serait pas utile au débat sur la demande en arrêt des procédures parce qu’elle ne permettrait pas à l’appelant de remonter jusqu’aux auteurs des fuites[14]; (ii) le droit à la liberté de presse et le droit du public à l’information doivent prévaloir, cela d’autant plus que leurs reportages et articles ont mis à jour des méthodes de financement politique pour le moins troublantes grâce au recours à des sources confidentielles[15]; et, (iii) la divulgation de l’identité des sources viendrait rompre l’entente de confidentialité intervenue avec elles, ce qui entraînerait de graves conséquences pour eux, pour les sources elles-mêmes et pour les journalistes en général[16].

[58]        Enfin, relativement à l’argument de l’appelant selon lequel la règle du sub judice aurait été violée et que, de ce fait, ils seraient empêchés d’invoquer leurs privilèges journalistiques, dont celui relatif à la protection des sources, D et L plaident que rapporter des faits relatifs à un procès « ne porte pas atteinte à la possibilité d’un procès équitable et n’est pas passible d’outrage au tribunal [puisque] cela irait directement à l’encontre du droit du public à l’information et de la liberté de presse […] »[17].

[59]         D et L font également valoir que la diffusion et la publication de ces reportages et articles sont amplement éloignées du procès de sorte que son équité ne s’en trouve pas affectée[18].

3.3 Le jugement dont appel :

[60]        D’entrée de jeu, le juge écarte l’argument des journalistes D et L selon lequel les renseignements ou documents recherchés pourraient être mis en preuve par un autre moyen raisonnable (sous-paragr. 39.1 (7) a) LPC)[19]. Il estime peu probable que l’enquête en cours (le Projet A) puisse permettre d’identifier les auteurs des fuites et cela dans le contexte où la preuve révèle qu’on y travaille depuis des mois sans succès.

[61]        Par contre, en ce qui a trait à l’exercice de pondération visant à déterminer si l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique, le juge estime que l’appelant n’a pas satisfait son fardeau de démonstration.

[62]        Relativement au premier facteur de pondération, soit celui qui a trait à « l’importance du renseignement ou du document à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance » prévu au sous-paragr. 39.1 (7) b) (i) LPC, le juge se dit d’avis que les renseignements ou documents que l’appelant pourrait obtenir ne sont pas importants à l’égard des questions essentielles qui se posent dans le cadre de sa demande en arrêt des procédures.

[63]        Deux justifications étayent sa conclusion.

[64]        D’une part, selon sa compréhension des choses, les journalistes D et L auraient déclaré sous serment qu’ils ignoraient l’identité de leurs sources[20].

[65]        D’autre part, il se dit d’avis que même si ces sources étaient connues ou que l’on parvenait à les identifier, il n’est pas « convaincant » que cela permettrait de remonter jusqu’aux auteurs des fuites concernant l’appelant et ses coaccusés[21].

[66]        En ce qui a trait au facteur de pondération relatif à la liberté de la presse, lequel est prévu au sous-paragraphe 39.1 (7) (ii) LPC[22], le juge lui accorde un poids considérable pour ne pas dire déterminant. À son avis, le fait que les renseignements et documents émanant des sources aient été obtenus illégalement et criminellement n’altère pas ce facteur[23].

[67]        Pour ce qui est du troisième facteur, soit celui relatif aux conséquences d’une divulgation sur le journaliste et la source selon le sous-paragr. 39.1 (7) (iii) LPC, le juge retient que la divulgation des sources pourrait avoir des conséquences irrémédiables sur les deux journalistes mis en cause, sans toutefois expliquer pourquoi il en arrive à une telle conclusion[24].

[68]        Quant aux conséquences qu’aurait une divulgation sur les sources elles-mêmes, le juge ne s’en soucie guère, d’avis que celles-ci ont agi selon toute probabilité de façon illégale[25].

[69]        Enfin, le juge ne se prononce pas sur l’argument de l’appelant fondé sur le non-respect de la règle du sub judice.[26].

4. LES MOYENS D’APPEL

[70]        Dans le cadre de son appel, l’appelant fait valoir quatre moyens d’appel, à savoir que :

1.    Le juge aurait commis une erreur manifeste et déterminante lorsque, aux paragraphes [215] et [216] du jugement dont appel, il affirme que les journalistes D et L ont déclaré sous serment qu’ils ignoraient l’identité de leurs sources et que de ce fait, leur témoignage aurait peu de chance de les identifier[27];

2.    Le juge aurait commis une erreur manifeste et déterminante lorsque, aux paragraphes [216] et [219] du jugement dont appel, il affirme que même si l’on parvenait à identifier les sources, « il demeure non convaincant que cela […] permettrait de remonter jusqu’aux employés de l’État à l’origine du coulage »[28];

3.    Le juge aurait commis une erreur mixte de droit et de fait lorsque, aux paragraphes [216] à [219] du jugement dont appel, il retient que les renseignements provenant des journalistes ne seraient pas importants à l’égard d’une question essentielle débattue dans le cadre de la requête en arrêt des procédures[29];

4.    Le juge aurait omis de se prononcer sur deux questions importantes, soit celles de savoir si : (a) les journalistes D et L ont violé la règle du sub judice; et, (b) cette violation les empêche de revendiquer leurs privilèges journalistiques, dont leur droit de s’opposer à la divulgation de l’identité de leurs sources[30].

5.    L’ARTICLE 39.1 LPC

[71]        Avant d’analyser les moyens d’appel, il importe de s’arrêter quelques instants au contexte qui a donné lieu à l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada et le Code criminel (protection des sources journalistiques)[31], laquelle est entrée en vigueur à l’automne 2017.

[72]        Tel que son titre l’indique, cette loi a modifié deux lois, à savoir la LPC par l’ajout de l’article 39.1, et le C.cr. par l’ajout de l’article 488.01. L’article 39.1 LPC a trait à la protection des sources journalistiques dans le cadre d’une instance judiciaire ou administrative, alors que l’article 488.01 C.cr. vient encadrer la procédure d’émission des mandats, des autorisations et des ordonnances qui concernent les communications d’un journaliste, les documents ou données concernant un journaliste et les documents ou données en sa possession.

[73]        Les articles 39.1 LPC et 488.01 C.cr. sont reproduits en annexe I au présent jugement.

[74]        Il n’est pas sans intérêt de rappeler que le principal objectif du législateur au moment de l’adoption de la Loi sur la protection des sources journalistiques[32] portait davantage sur l’encadrement de la procédure d’émission des mandats, des autorisations et des ordonnances touchant les communications d’un journaliste et les documents ou données le concernant ou en sa possession.

[75]        La protection des sources journalistiques, dans une instance judiciaire ou administrative a bien sûr été un sujet d’intérêt, mais elle était déjà reconnue en vertu des arrêts de la Cour suprême Globe and Mail c. Canada (P.G.)[33] et R. c. National Post[34].

[76]        De fait, l’article 39.1 LPC reprend les principes généraux dégagés par la Cour suprême dans ces deux arrêts[35] sur la base du test proposé par le professeur Wigmore désigné comme étant le « modèle du privilège fondé sur les circonstances de chaque cas ».

[77]        Quoique l’article 39.1 LPC ait apporté certaines modifications au test retenu par la Cour suprême, notamment pour le simplifier, définir les termes « document », « journaliste » et « sources journalistiques » et imputer à la personne qui demande l’autorisation de passer outre à la règle de non-divulgation le fardeau de démontrer que l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de la source journalistique, ce test ou modèle est demeuré, dans son essence, inchangé[36].

[78]        Cela ressort clairement des travaux parlementaires, que ce soit à la Chambre des communes ou au Sénat[37]. Ces travaux font voir que la Loi sur la protection des sources journalistiques[38] a été adoptée dans la foulée des révélations qui ont secoué le monde journalistique à l’automne 2016. Ces révélations, on le sait, concernaient certaines méthodes d’enquête employées par la police, en l’occurrence la mise sous écoute de journalistes en vertu de mandats obtenus de juges de paix magistrats, et ce, dans le but d’identifier leurs sources. Elles ont soulevé un véritable tollé. Elles ont amené les gouvernements à prendre des mesures en vue d’éviter les abus auxquels de telles enquêtes policières pouvaient mener.

[79]        Pour sa part, le gouvernement du Québec a mis sur pied la Commission d’enquête sur la protection des sources journalistiques laquelle a formulé des recommandations dans son rapport déposé à l’automne 2017[39].

[80]        Du côté fédéral, à l’instigation du sénateur Claude Carignan, un groupe de parlementaires a pris l’initiative d’élaborer un projet de loi pour protéger les sources journalistiques, soit le projet de loi S-231[40]. Ce projet de loi a fait l’objet d’un très large consensus[41]. C’est ce projet de loi qui a donné lieu à la Loi sur la protection des sources journalistiques[42].

[81]        Cela étant, il importe de mentionner qu’à l’instar du modèle du privilège fondé sur les circonstances de chaque cas retenu par la Cour suprême dans les arrêts Globe and Mail[43] et National Post[44], l’article 39.1 LPC n’accorde pas une protection absolue aux sources journalistiques. Si le législateur fédéral avait opté pour un privilège ou une protection absolue, il n’aurait pas accordé aux tribunaux, aux organismes administratifs et aux personnes en autorité le pouvoir d’autoriser la divulgation des renseignements ou des documents identifiant ou susceptibles d’identifier une source journalistique dans les cas où l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver les sources journalistiques. En ce sens, le paragr. 39.1 (7) LPC constitue une limite à la protection des sources.

[82]        À ce sujet, il est intéressant de noter que dans son rapport, la Commission d’enquête sur la protection des sources journalistiques rejette elle aussi l’idée d’une immunité absolue[45]:

Le régime proposé offrirait une immunité relative au journaliste et à ses collaborateurs, à l’exemple du modèle retenu par la Cour suprême du Canada.

La Commission rejette l’idée d’une immunité absolue, puisque cela équivaudrait à accepter qu’un tribunal, privé de la vérité, crée des injustices.

[Soulignement du Tribunal]

[83]        L’exception au principe de non-divulgation que la Commission propose fait écho à la règle énoncée au paragraphe 39.1 (7) LPC[46] :

L’exception à la règle serait ainsi libellée :

[…]

En matière pénale :

L’immunité cesse lorsque, à la fois, 1) la preuve revêt une importance déterminante pour la solution du litige ; 2) il n’existe aucun autre moyen par lequel la preuve peut raisonnablement être obtenue ; et 3) l’intérêt public à découvrir et à poursuivre les délinquants l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité de l’information compte tenu, notamment, de la nature de l’infraction, de la liberté de la presse et, s’il s’agit de l’identité d’une source confidentielle, des conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste.

Il appartient à la personne qui demande la levée de l’immunité d’établir que sa requête est bien fondée.

[84]        Au sujet de cette exception à la règle de non-divulgation, les commissaires ajoutent ceci[47] :

L’exception tient compte du fait qu’il peut exister des cas où le maintien de l’immunité constituerait une véritable injustice.

[85]        Nous y reviendrons un peu plus loin.

6. L’ANALYSE

[86]        Dans le cadre de l’analyse, le Tribunal examinera d’abord chacun des moyens d’appel afin de déterminer si le juge a commis des erreurs qui ont pu influer sur l’exercice de pondération effectué en application du paragr. 39 (7) b) LPC.

[87]        Si tel est le cas, l’exercice de pondération sera repris.

[88]        En dernier lieu, un mot sera dit sur le paragr. 39.1 (8) LPC qui prévoit que l’autorisation donnée par un juge en vertu du paragraphe 39.1 (7) LPC peut être assortie de conditions visant à protéger l’identité de la source journalistique.

6.1 Les moyens d’appel :

[89]        Par son premier moyen d’appel, l’appelant fait valoir que le juge a commis une erreur manifeste et déterminante en retenant que la journaliste D, dans sa déclaration sous serment, affirme ignorer l’identité de toutes ses sources.

[90]        Le paragraphe du jugement auquel il se réfère est rédigé ainsi :

[215]    Il faut souligner que les deux journalistes affirment sous serment, en date du 26 janvier 2018, ignorer l’identité de leurs sources. Cela inclut les conversations de Louis Lacroix avec Pierre et celles de Marie-Maude Denis pour ce qui est des reportages de « Anguille sous Roche » le 12 avril 2012, « Ratures et ruptures » le 10 décembre 2015 et « Notre ami Sam » le 31 mars 2016.[48]

[91]        L’appelant a raison. Les journalistes et le ministère public en conviennent.

[92]        Dans sa déclaration sous serment, D déclare connaître l’identité des sources qui lui ont fourni les renseignements et documents diffusés dans le cadre des reportages Anguille sous Roche et Ratures et ruptures :

1.      Je suis la journaliste visée par l’Assignation à un témoin à la demande du Requérant ayant été signifiée le 12 janvier 2018;

i.        Émission Enquête, Anguille sous Roche, 12 avril 2012

2.      La partie de la preuve recueillie contre les accusés dont il est question dans ce reportage provient d'une source confidentielle.

3.      Cette source a exigé que son identité reste confidentielle. Je me suis engagée envers cette source à préserver la confidentialité de son identité. Sans une telle promesse, les informations ne m’auraient pas été communiquées.

[…]

iii.      Émission Enquête, Ratures et ruptures, 10 décembre 2015

5.      Les documents obtenus dont il est question dans ce reportage proviennent d’une source confidentielle.

6.      Cette source a exigé que son identité reste confidentielle. Je me suis engagée envers cette source à préserver la confidentialité de son identité. Sans une telle promesse, les informations ne m’auraient pas été communiquées.

[Reproduction textuelle]

[93]        Si cette erreur de fait est manifeste, peut-on pour autant conclure qu’elle est déterminante?

[94]        Le Tribunal le croit.

[95]        Dans son jugement, le juge se fonde sur cette conclusion de fait pour conclure, au paragraphe [216], que le témoignage des deux journalistes aurait peu de chance de permettre à l’appelant et ses coaccusés de remonter jusqu’aux sources :

[216]    Il est à prévoir que le témoignage des deux journalistes ait peu de chance de permettre aux requérants de remonter jusqu’aux sources et encore plus jusqu’aux employés de l’État à l’origine du coulage.

[Soulignement du Tribunal]

[96]        Sa conclusion vaut sans doute dans le cas du journaliste L puisqu’il déclare ignorer l’identité de la source « Pierre ».

[97]        Elle se justifie également relativement aux sources qui ont fourni à la journaliste D les renseignements diffusés dans le reportage sans titre du 21 novembre 2014 et le reportage Notre ami Sam du 3 mars 2016, celle-ci déclarant ignorer leur identité.

[98]        Toutefois, cette conclusion ne tient pas à l’égard des sources qui ont fourni à la journaliste D les renseignements et documents diffusés dans les reportages Anguille sous Roche de 2012 et Ratures et ruptures de décembre 2015.

[99]        La raison en est fort simple. D déclare connaître l’identité de ces sources.

[100]     Dès lors, l’on ne saurait conclure que son témoignage ne permettrait pas de les identifier.

*     *    *

[101]     Le deuxième moyen d’appel est lié au précédent.

[102]     Il concerne les conclusions de fait qui se retrouvent aux paragraphes [219] et [220] du jugement où le juge affirme que même si l’on parvenait à identifier les sources, il n’est pas « convaincant » que cela permettrait de remonter jusqu’aux auteurs des fuites :

[219]    Parviendrait-on à identifier les sources qu’il demeure non convaincant que cela nous permettrait de remonter jusqu’aux auteurs du coulage.

[220]   J’estime donc que le facteur de l’importance du renseignement ou du document à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance ne milite pas en faveur de la divulgation. [49]

[103]     L’appelant plaide que cette conclusion est « complètement gratuite ».

[104]     Pour décider de ce moyen d’appel, il faut distinguer la situation du journaliste L de celle de la journaliste D.

[105]     Dans le cas du journaliste L, la véracité de sa déclaration où il affirme ignorer l’identité de la source « Pierre » n’est pas remise en question. Dès lors, il devient difficile de soutenir que son interrogatoire pourrait permettre de remonter jusqu’aux auteurs des fuites. À son égard, le juge a raison d’affirmer qu’il s’agirait d’un interrogatoire à l’aveuglette qui transformerait le tribunal en commission d’enquête.

[106]     Cela justifiait le juge de refuser d’autoriser l’interrogatoire du journaliste L, sans qu’il soit nécessaire de considérer les facteurs relatifs à la liberté de presse et aux conséquences d’une divulgation sur le journaliste et la source.

[107]     En revanche, la situation de la journaliste D est différente.

[108]     Nous l’avons vu précédemment.

[109]     Si D affirme ignorer l’identité des sources qui ont lui fourni les renseignements diffusés dans le reportage sans titre du 21 novembre 2014 et le reportage Notre ami Sam du 31 mars 2016, elle déclare connaître l’identité des sources qui lui ont relayé les renseignements et documents diffusés dans les reportages Anguille sous Roche du 12 avril 2012 et Ratures et ruptures du 10 décembre 2015.

[110]     S’il lui est ordonné de divulguer ses sources, celles-ci seront forcément identifiées. 

[111]     Dans ce contexte, est-il possible d’affirmer « qu’il demeure non convaincant que l’identification des sources qui ont fourni à la journaliste D les renseignements diffusés dans les émissions Anguille sous Roche et Ratures et ruptures ne permettrait pas de remonter jusqu’aux auteurs des fuites »?

[112]     Le Tribunal ne le croit pas.

[113]     Dans l’état actuel du dossier, rien ne permet d’affirmer qu’il n’est pas convaincant que l’identification des sources de D à l’origine de ces deux reportages ne permettra pas de remonter jusqu’aux auteurs des fuites. Du moins, si des éléments de preuve pouvaient étayer cette conclusion, ni le juge, ni les journalistes D et L, ni le ministère public n’en font état.

[114]     Pour le savoir, il faudrait connaître ce que les sources ont à dire.

[115]     Il est certes possible de formuler toutes sortes d’hypothèses, des plus pessimistes aux plus optimistes. Mais des hypothèses ne sont jamais plus que des hypothèses.

[116]     Si les fuites sont le résultat d’un habile stratagème mis en place par les hautes instances de la police, comme le soutient l’appelant, l’on peut croire que le processus d’enquête menant à leur découverte sera parsemé d’embûches. Toutefois, cette seule appréhension ne permet pas d’inférer qu’il est non convaincant que l’identification des sources ne pourra pas permettre à l’appelant de remonter jusqu’aux auteurs des fuites, la preuve ne permettant pas de tirer une pareille inférence.

[117]     La conclusion du juge constitue une extrapolation.

*     *     *

[118]     Le troisième moyen d’appel est intimement lié aux deux premiers moyens.

[119]     Il a trait au facteur prévu au sous-paragraphe 39.1 (7) b) i) LPC, celui relatif à l’importance du renseignement que l’on cherche à obtenir à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de la demande en arrêt des procédures.

[120]     L’appelant fait valoir que le juge commet une erreur mixte de droit et de fait lorsque, aux paragraphes [223] et [224] du jugement dont appel, il laisse entendre que l’identification des sources des journalistes D et L et des auteurs des fuites n’est pas essentielle à sa demande en arrêt des procédures :

[224]    […] Les requérants ne seront nullement empêchés d’évoquer, comme l’allègue leur requête, que les nombreux coulages concernent des dossiers policiers coulés par des employés de l’État en commettant ainsi des infractions pénales et criminelles, que le ministère public n’a pas pris les mesures nécessaires pour faire cesser le coulage et que les requérants en ont subi des conséquences.

[121]     Contrairement au juge, l’appelant estime que cette identification s’avère essentielle pour déterminer le degré de responsabilité de l’État.

[122]     Est-ce le cas?

[123]     Pour répondre à cette question, il importe de cerner l’essence du débat dans le cadre de la demande en arrêt des procédures, en se référant aux procédures des parties et aux admissions qu’elles renferment.

[124]     Revoyons-les brièvement.

[125]     À la suite des incessantes fuites de renseignements privilégiés le concernant, du constat d’impuissance des autorités judiciaires et policières et de l’invitation qu’ils lui ont adressée de déposer une plainte devant les autorités compétentes, l’appelant dépose une demande en arrêt des procédures pour la catégorie résiduaire[50].

[126]     Pour avoir gain de cause, l’appelant sait qu’il doit démontrer que les fuites sont le fait de l’État. À cet égard, sa thèse est on ne peut plus claire. Les fuites le concernant ont été minutieusement orchestrées par un groupe de policiers œuvrant au sein des hautes instances décisionnelles de l’UPAC pour des motifs obliques.

[127]     Le ministère public est dans une position délicate. Il ne peut nier que les éléments de preuve fuités qui concernent l’appelant ont un caractère privilégié et confidentiel, ceux-ci ne pouvant provenir que de dossiers d’enquête actifs de la police. Il est ainsi forcé de reconnaître qu’au moins un employé de l’État est impliqué dans ces fuites illégales. 

[128]     Il en découle que, pour contrecarrer la demande en arrêt des procédures de l’appelant, il doit minimiser le lien qui unit l’auteur de ces fuites à la haute direction de l’UPAC, à l’État. Cela ressort d’ailleurs clairement de sa réponse écrite à la demande en arrêt des procédures et de son exposé dans le cadre du présent appel.

[129]     Dans sa réponse à la demande en arrêt des procédures, le ministère public allègue ceci :

43.    L’intimée ne cautionne aucunement les fuites d’informations confidentielles dans les médias;

44.    Cependant, l’intimée affirme qu’il n’existe aucun commencement de preuve d’une relation « mandant mandataire » entre l’État et la source - toujours non identifiée - des fuites;

45.    L’intimée convient que, selon la balance des probabilités, au moins un individu employé par l’État est impliqué dans le coulage d’informations secrètes, mais nie que celui-ci agisse pour le compte ou dans l’intérêt de l’État; 

[Soulignements du Tribunal]

[130]     Dans son exposé sommaire en appel[51], il réitère sa position et ajoute que la preuve tend à exclure la participation de la haute direction de l’UPAC :

[9]     Se gardant bien d’être présomptueux quant aux conclusions éventuelles du juge Perreault, la poursuivante souligne cependant que la preuve administrée à ce jour dans le cadre de la requête Babos pointe vers l’implication d’un groupe d’individus organisé en chaîne : Un ripou au sein de l’Unité permanente anticorruption [ci-après « UPAC »] obtient - sans apparence de droit - de l’information confidentielle, la transmet à un ou plusieurs acolytes, qui, à leur tour, veillent à trouver la meilleure voie vers une diffusion publique.

[10]   Avec la même déférence envers les conclusions éventuelles du juge de première instance, la poursuivante précise, qu’à son avis, il n’existe pas un commencement de preuve que la « haute direction » de l’UPAC ou qu’un acteur « haut placé » de l’État est impliqué dans le coulage indésirable d’informations confidentielles.

[Soulignement du Tribunal]

[131]     La question essentielle et centrale qui se pose n’est donc pas de savoir si l’appelant a été victime d’un « coulage » de renseignements confidentiels provenant des dossiers de la police.

[132]     Cela est admis.

[133]     Elle ne vise également pas à déterminer si un employé de l’État est impliqué.

[134]     Cela est également admis.

[135]     La question est tout autre.

[136]     Au regard de la position des parties, elle consiste à identifier ceux qui ont eu un rôle à jouer dans les fuites, que ce soit directement ou indirectement, afin de déterminer si l’on est en présence d’une conduite répréhensible de l’État, et non de gestes posés par un ripou qui ne sauraient être imputés à l’État. L’appelant veut prouver que les fuites ont été orchestrées en haut lieu et qu’elles sont le fait de l’État. Il veut répondre aux arguments du ministère public. Il estime que cette preuve lui est nécessaire afin de démontrer que « la conduite de l’État choque le franc-jeu et la décence de la société »[52].

[137]     De l’avis du Tribunal, les renseignements qu’il cherche à obtenir sont importants pour ne pas dire capitaux à l’égard de la question essentielle qui se pose dans le cadre de sa demande en arrêt des procédures.

[138]     Si l’appelant parvient à démontrer que les fuites de renseignements et documents confidentiels provenant des dossiers d’enquête actifs de la police ont été minutieusement orchestrées par des policiers pour des motifs obliques, la conduite de l’État pourrait prendre une couleur différente de celle qu’elle aurait si ces mêmes fuites s’avéraient être, comme le soutient le ministère public, le fait d’un loup solitaire ou d’un ripou.

[139]     En conclusion sur cette question, le Tribunal estime qu’en concluant que l’appelant ne sera nullement empêcher « d’invoquer […] les nombreux coulages concernant des dossiers policiers coulés par des employés de l’État », le juge commet une erreur de principe.

*      *     *

[140]     Le quatrième et dernier moyen d’appel a trait au non-respect de la règle du sub judice par les journalistes D et L.

[141]     L’appelant estime qu’en diffusant et en publiant des éléments de preuve le concernant, D et L ont contrevenu à la règle du sub judice. Il fait valoir qu’en raison de cette violation, les journalistes D et L ne pourraient plus revendiquer leur privilège journalistique et s’opposer à la divulgation des renseignements identifiant ou susceptibles d’identifier leurs sources.

[142]     Le juge n’aborde pas cette question dans son jugement.

[143]     Le non-respect de la règle du sub judice par la diffusion d’un élément de preuve dans une affaire criminelle soumise à l’autorité du tribunal peut porter à conséquence. En effet, cela peut donner lieu à une demande en arrêt des procédures, même dans les cas où cette diffusion ou publication survient longtemps avant le procès[53]. Cela peut également donner lieu à un outrage au tribunal.

[144]     Toutefois, le tribunal doute que le non-respect de la règle du sub judice prive la source du journaliste fautif de la protection que lui accorde l’article 39.1 LPC.

[145]     Il importe de garder à l’esprit que l’article 39.1 LPC vise avant toute chose à protéger les  sources journalistiques. Ainsi, il serait pour le moins curieux qu’en raison des faits et gestes d’un journaliste, une source perde le bénéfice de cette protection.

[146]     Dans tous les cas, la levée de la protection dont bénéficient les sources journalistiques demeure soumise au paragr. 39.1 (7) LPC.

[147]     La violation de la règle du sub judice par un journaliste pourrait sans doute constituer un facteur à considérer au sens de l’article 39.1 (7) b) LPC.

[148]     Toutefois, cette question s’avère être, ici, théorique. En effet, seuls les reportages Anguille sous Roche et Ratures et ruptures satisfont au facteur de l’importance du renseignement recherché à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de la demande en arrêt des procédures. Or, ces deux reportages ont été diffusés en avril 2012 et en décembre 2015, soit bien avant que des accusations aient été portées contre l’appelant et ses coaccusés et donc, avant que l’affaire soit soumise au tribunal.

[149]     De ce fait, la règle du sub judice ne peut donc trouver application à l’égard de ces reportages.

6.2 Le nouvel exercice de pondération :

[150]     En raison des erreurs commises par le juge dans le cadre de son appréciation du facteur prévu au paragr. 39.1 (7) b) (i) LPC, l’exercice de pondération qu’il a effectué s’en trouve irrémédiablement affecté.

[151]     Une nouvelle analyse s’impose donc aux fins de déterminer si l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources qui ont remis à la journaliste D les renseignements et documents diffusés dans les reportages Anguille sous Roche et Ratures et ruptures[54].

[152]     En ce qui a trait au premier facteur, soit celui relatif à l’importance du renseignement ou du document recherché concernant une question essentielle dans le cadre de la demande en arrêt des procédures, il est satisfait. L’identification des sources à l’origine de ces reportages est importante à l’égard d’une question essentielle de cette demande. En effet, elle pourrait permettre à l’appelant de remonter jusqu’aux auteurs des fuites et de cerner le niveau d’implication de l’État, de manière à déterminer si « sa conduite en est une qui choque le franc-jeu et la décence de la société et si la tenue d’un procès malgré cette conduite serait préjudiciable à l’intégrité du système de justice »[55].

[153]     Rappelons que ces deux reportages touchent l’appelant.

[154]     Dans le cas du reportage Anguille sous Roche, l’on fait référence à une lettre lui étant adressée et qui a été obtenue par la police dans le cadre de l’exécution de mandats de perquisition. L’on présente également des extraits de l’interrogatoire de la coaccusée France Michaud qui porte sur cette lettre. L’appelant y est dépeint comme celui qui est au cœur du financement de la firme Roche[56].

[155]     Pour ce qui est du reportage Ratures et ruptures, l’on traite de la dissidence du commissaire Renaud Lachance et l’on sous-entend qu’il aurait tenté de protéger l’appelant et ses coaccusés Nathalie Normandeau et Bruno Lortie[57].

[156]     Reste à évaluer le facteur de la liberté de presse et celui relatif aux conséquences de la divulgation sur les sources journalistiques et la journaliste D, soit ceux prévus aux sous-paragraphes 39.1 (7) b) (ii) et (iii)) LPC.

[157]     D’entrée de jeu, il convient de mentionner que ces facteurs ne militent généralement pas en faveur de la divulgation de renseignements et de documents qui pourraient identifier une source journalistique. De fait, ces facteurs favoriseront rarement, pour ne pas dire jamais la divulgation des sources journalistiques. Ils font contrepoids au premier facteur, c’est-à-dire à celui qui a trait à l’importance du renseignement recherché à l’égard d’une question essentielle dans le cadre de l’instance.

[158]     C’est ce qui explique pourquoi les journalistes L et D mettent tant d'insistance sur ces facteurs.

[159]     En ce qui a trait au facteur de la liberté de presse et du droit du public à l’information, L et D insistent sur le fait que ces droits fondamentaux constituent des piliers importants de notre démocratie[58]. Se référant à de nombreux arrêts de la Cour suprême[59], ils soulignent avec insistance le rôle primordial que les journalistes et les sources journalistiques sont appelés à jouer dans notre société pour assurer la transparence et l’obligation redditionnelle de nos institutions publiques au bénéfice du public[60].

[160]     Quant aux conséquences de la divulgation sur la source journalistique et le journaliste, D et L s’inquiètent des répercussions qu’aurait une divulgation sur leur travail, leur crédibilité et celle des journalistes en général. Ils craignent qu’on ne veuille plus leur fournir de renseignements. Ce faisant, ils s’en remettent à des énoncés de principes généraux, les conséquences dont ils se plaignent étant inhérentes à toute divulgation[61]. Ils n’allèguent aucune conséquence reliée à leur situation particulière[62].

[161]     Par ailleurs, ils ne se préoccupent guère des conséquences d’une divulgation sur leurs sources elles-mêmes, celles que le législateur cherche pourtant à protéger.

[162]     Ainsi, l’on peut affirmer sans crainte de se tromper que l’argumentaire des journalistes tend à présenter les facteurs relatifs à la liberté de presse et aux conséquences de la divulgation sur le journaliste comme étant des facteurs déterminants, des facteurs qui feraient foi de tout sur la base des valeurs qu’ils sous-tendent.

[163]     Le Tribunal reconnaît que ces facteurs revêtent une grande importance aux fins de déterminer si l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver la confidentialité des sources. Ces deux facteurs jouent un grand rôle, en particulier celui de la liberté de presse et du droit du public à l’information[63].

[164]     Cependant, il importe de garder à l’esprit que ces facteurs ne sont pas, à eux seuls, déterminants.

[165]     Si tel avait été le cas, le législateur aurait pris soin de le préciser.

[166]     Cela aurait probablement conféré une protection absolue aux journalistes et à leurs sources.

[167]     Or, l’idée de reconnaître une protection absolue aux sources journalistiques a toujours été, à ce jour, écartée[64].

[168]     Ainsi, les facteurs relatifs à la liberté de presse et aux conséquences d’une divulgation sur la source et le journaliste doivent s’apprécier en tenant compte du contexte particulier de chaque cas, de l’importance que revêt le renseignement recherché relativement à une question essentielle dans une instance donnée ainsi que de l’importance de la question débattue dans cette instance.

[169]     De plus, dans le cadre de l’exercice de pondération, le juge doit se demander si le maintien de la protection ou de l’immunité serait source d’injustice, auquel cas l’exception au principe de non-divulgation peut être envisagée.

[170]     Comme le signale la Commission sur la protection des sources journalistiques dans son rapport, l’idée d’une immunité absolue équivaudrait à accepter qu’un tribunal, privé de la vérité, crée des injustices et que l’exception au principe de l’immunité tient compte du fait qu’il peut exister des cas où son maintien constituerait une véritable injustice[65].

[171]     En l’espèce, les fuites concernant l’appelant sont d’une gravité indéniable.

[172]     Nous ne sommes pas en présence de fuites isolées, mais bien de fuites répétées, systématiques et organisées. Ces fuites seraient imputables à au moins un policier qui agit avec d’autres personnes, vraisemblablement d’autres policiers, et ce, dans le but de nuire à l’appelant et à ses coaccusés qu’ils cherchent à faire condamner sur la place publique en se servant des journalistes pour parvenir à leurs fins.

[173]     En refusant de permettre à l’appelant d’interroger la journaliste D pour connaître les sources qui lui ont fourni les renseignements et documents diffusés dans les reportages Anguille sous Roche et Ratures et ruptures, l’on se trouverait à fermer les yeux sur une inconduite policière systémique qui, pour reprendre les termes de l’appelant, érode le système de justice et perpétue une injustice.

[174]     Dans leur exposé et leur plaidoirie, les journalistes minimisent l’injustice dont l’appelant se dit victime. Ils font valoir que l’identification de leurs sources ne permettrait pas à l’appelant de se disculper des accusations qui pèsent contre lui.

[175]     Cet argument est réducteur.

[176]     Une injustice ne se résume pas aux situations les plus graves, par exemple celle où un innocent est susceptible d’être déclaré coupable par erreur dans le cas d’un procès criminel. Parfois, l’injustice se manifeste de façon insidieuse.

[177]     À cela, il convient d’ajouter que l’injustice dont il est question ici ne touche pas que l’appelant.

[178]     Elle concerne également et peut-être même davantage la société. En effet, les fuites concernant l’appelant risquent d’affecter la confiance du public dans ses institutions et son système de justice. Le fait qu’elles se soient perpétuées sur une aussi longue période sans que les autorités ne puissent y faire quoi que ce soit constitue un risque réel pour l’intégrité du processus judiciaire et pour le système de justice.

[179]     Ce serait un euphémisme de dire que la présomption d’innocence en a pris pour son rhume.

[180]     L’on peut d’ailleurs craindre que la situation qui a prévalu dans le cas de l’appelant se perpétue dans d’autres cas.

[181]     Tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, le Tribunal estime que l’intérêt public dans l’administration de la justice l’emporte sur l’intérêt public à préserver l’identité des sources qui ont fourni à la journaliste D les éléments de preuve provenant des dossiers d’enquête actifs de la police diffusés dans les reportages Anguille sous Roches et Ratures et Ruptures.

[182]     Pour cette raison, il entend l’autoriser à divulguer l’identité de ceux qui lui ont fourni les renseignements diffusés dans ces deux reportages.

6.3 Le paragr. 39.1 (8) LPC :

[183]     À l’audience, le Tribunal s’est interrogé sur la portée du paragr. 39.1 (8) LPC, lequel permet au juge qui autorise le journaliste à divulguer des renseignements et documents d’assortir sa décision des conditions qu’il estime indiquées afin de protéger l’identité de la source journalistique.

[184]     Ce paragraphe est rédigé ainsi :

(8)  La décision rendue en vertu du paragraphe (7) peut être assortie des conditions que le tribunal, l’organisme ou la personne estime indiquées afin de protéger l’identité de la source journalistique.

 

(8)  An authorization under subsection (7) may contain any conditions that the court, person or body considers appropriate to protect the identity of the journalistic source.

[185]     Les parties avaient peu à dire à ce sujet.

[186]     L’examen des débats parlementaires démontre qu’au départ, le paragr. 39.1 (8) LPC était intégré au paragr. 39.1 (7) LPC, de sorte qu’il faisait contrepoids au facteur lié aux conséquences d’une divulgation sur la source journalistique.

[187]     Il en aurait été exclu afin d’accorder une protection accrue aux sources journalistiques[66].

[188]     Le résultat qu’entraîne ce choix législatif oblige donc le juge à faire preuve d’abstraction au moment où il évalue les conséquences d’une divulgation sur la source dans le cadre de l’exercice de pondération.

[189]     Ce n’est qu’une fois la divulgation autorisée que le juge peut évaluer les mesures ou conditions qui seraient susceptibles d’atténuer les conséquences d’une divulgation sur la source, par exemple des mesures destinées à protéger leur identité au moyen d’un huis clos, d’une identification aux avocats seulement avec promesse de garder celle-ci secrète, etc., comme cela se fait en matière de secret professionnel[67].

[190]     En l’espèce, le Tribunal a pris soin de ne pas considérer les mesures qui pourraient être prises pour protéger l’identité des sources de la journaliste D au moment d’effectuer l’exercice de pondération.

[191]     Il appartiendra au juge saisi de la demande en arrêt des procédures d’identifier ces mesures, le cas échéant.

[192]     D’ici là, la réflexion amorcée continuera sans doute son cours.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[193]     ACCUEILLE partiellement l’appel;

[194]     REMPLACE les conclusions du jugement de première instance par celles-ci :

ACCUEILLE en partie la demande en annulation des assignations à comparaître;

N’AUTORISE PAS la divulgation par les journalistes Marie-Maude Denis et Louis Lacroix de renseignements ou documents identifiant ou étant susceptibles d’identifier leurs sources journalistiques concernant les reportages ou articles ci-après identifiés :

a)  En ce qui concerne la mise en cause Marie-Maude Denis dans le cadre de l’émission Enquête :

·      Le reportage Notre ami Sam du 31 mars 2016;

·      Le reportage sans titre du 21 novembre 2014.

b)  En ce qui concerne le mis en cause Louis Lacroix et les articles parus dans le magazine l’Actualité :

·      Article intitulé « Qui veut faire dérailler le procès Normandeau » du 5 avril 2016;

·      Article intitulé « Il y a plus d’un « Pierre  » impliqué dans la fuite du dossier Normandeau  » du 22 avril 2016;

·      Article intitulé « Pourquoi dévoiler l’existence de « Pierre  » ? » du 22 avril 2016.

AUTORISE la divulgation par la mise en cause Marie-Maude Denis des renseignements ou documents qui pourraient identifier ou seraient susceptibles d’identifier la source journalistique qui lui a fourni les renseignements diffusés dans le cadre des reportages suivants :

·      Le reportage Anguille sous Roche du 12 avril 2012;

·      Le reportage Ratures et ruptures du 10 décembre 2015;

ANNULE l’assignation à un témoin enjoignant à Louis Lacroix à comparaître devant le Tribunal dans le cadre de la présente requête.

[195]     RETOURNE le dossier devant la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, afin d’établir, le cas échéant, les conditions qu’elle estime indiquées pour protéger l’identité de la ou des sources journalistiques de la mise en cause Marie-Maude Denis, et ce, pour la période qu’elle jugera utile, conformément au paragraphe 39.1 (8) de la Loi sur la preuve au Canada.

[196]     AVEC LES FRAIS DE JUSTICE.

 

 

 

 

JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, j.c.s.

Me Jacques Larochelle

JACQUES LAROCHELLE AVOCAT INC.

Pour l’appelant

 

Me Justin Tremblay

Me Catherine Dumais

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

Pour l’intimée

 

Me Christian Leblanc

Me Patricia Hénault

FASKEN MARTINEAU DUMOULIN

Pour les mis en cause Marie-Maude Denis et Louis Lacroix

 

Date d’audience :

1er mars 2018

 

P.j. Annexe I



[1]     Mayrand, Albert, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, 4e éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 579.

[2]     R. c. Babos, 2014 CSC 16 (Babos).

[3]     Requête en arrêt des procédures en vertu de la catégorie résiduelle du 7 décembre 2017 (Requête en arrêt des procédures).

[4]     Les demandes en annulation des journalistes mis en cause sont datées du 28 janvier 2018. Elles ont été débattues devant la Cour du Québec le 2 février 2018.

[5]     Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C-5 (LPC).

[6]     Côté c. La Reine, 2018 QCCQ 547 (jugement dont appel).

[7]     Appel d’une décision portant sur la divulgation de renseignements journalistiques daté du 15 février 2018 (Avis d’appel); LPC, supra, note 5, paragr. 39.1 (10).

[8]     Jugement dont appel, supra, note 6, paragr. [106] et [138].

[9]     Id., paragr. [144].

[10]    Mayrand, supra, note 1, p. 579.

[11]    Requête en arrêt des procédures, supra, note 3.

[12]    Requête en arrêt des procédures, supra, note 3, paragr. 12-21; Jugement dont appel, supra, note 6, paragr. [14] à [27].

[13]    Demande en annulation de l’assignation à un témoin de la mise en cause Marie-Maude Denis datée du 26 janvier 2018 (Contestation de la mise en cause Denis). La Demande en annulation de l’assignation à un témoin du mis en cause Lacroix contient des allégations similaires à la demande de Denis.

[14]    Contestation de la mise en cause Denis, supra, note 13, paragr. 22-27.

[15]    Id., paragr. 34 à 43.

[16]    Id., paragr. 30 à 33.

[17]    Id., paragraphe 45.

[18]    Id., Paragraphe 46.

[19]    Jugement dont appel, supra, note 6, paragr. [201] et [202].

[20]    Id., paragr. [215].

[21]    Id., paragr. [216] à [220].

[22]    Id., paragr. [221] et [222].

[23]    Id., paragr. [223].

[24]    Dans leurs déclarations sous serment, les journalistes D et L ne font pas état des conséquences d’une divulgation à l’égard de leurs sources.

[25]    Jugement dont appel, paragr. [225].

[26]    Id., paragr. [224].

[27]    Avis d’appel, supra, note 7, paragr. 9.1.

[28]    Id., paragr. 9.2.

[29]    Id., paragr. 9.3.

[30]    Id., paragr. 9.4.

[31]    Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada et le Code criminel (protection des sources journalistiques), L.C. 2017, c. 22, le titre abrégé de la loi est : Loi sur la protection des sources journalistiques, art. 1.

[32]    Ibid.

[33]    Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41 (Globe and Mail).

[34]    R. c. National Post, 2010 CSC 16 (National Post).

[35]    National Post, supra, note 34; Globe and Mail, supra, note 33.

[36]    Relativement aux changements apportés par l’article 39.1 LPC, le Tribunal partage l’essentiel de l’analyse comparative effectuée par le juge de première instance aux paragr. [188] à [195] de son  jugement.

[37]    Canada, Débats du Sénat, 1ère sess., 42e légis., 5 décembre 2016, « Projet de loi modificatif » - Deuxième lecture - Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada et le Code criminel (protection des sources journalistiques) (sénateur Carignan); Débats de la Chambre des communes, 1ère sess., 42e légis., 19 septembre 2017 et 17 octobre 2017, « Initiatives ministérielles »; Loi sur la protection des sources journalistiques, supra, note 31.

[38]    Loi sur la protection des sources journalistiques, supra, note 31.

[39]    Commission d’enquête sur la protection de la confidentialité des sources journalistiques, Rapport, Québec, Les publications du Québec, 2017 (Commission d’enquête).

[40]    Projet de loi S-231 : Loi modifiant la Loi sur preuve au Canada et le Code criminel (protection des sources journalistiques).

[41]    Débats du Sénat, supra, note 37.

[42]    Loi sur la protection des sources journalistiques, supra, note 31.

[43]    Globe and Mail, supra, note 33.

[44]    National Post, supra, note 34.

[45]    Rapport de la Commission d’enquête, supra, note 39, p. 177.

[46]    Ibid.

[47]    Ibid.

[48]    Jugement dont appel, supra, note 6.

[49]    Ibid.

[50]    Requête en arrêt des procédures, supra, note 3.

[51]    Exposé sommaire de l’intimée, paragr. 9-10.

[52]    Babos, supra, note 2.

[53]    Manitoba (Attorney General) v Groupe Quebecor, (1987) 45 DLR (4th) 80, (Man C.A.); Alberta (Attorney General) v Interwest Publications Ltd, (1990) 73 D.L.R. (4th) 83 (Alta. Q.B.). Voir également Sossin Lorne and Crystal Valerie,« ARTICLE A : Comment on «No Comment» : The Sub Judice Rule and the Accountability of Public Officials in the 21st Century», (2013) 36 Dal.L.J. 535-579.

 

[54]    Les conclusions de fait du juge portant sur les fuites, leur origine et le fait qu’au moins un policier serait impliqué n’étant pas remises en question par les parties, cet exercice doit se faire en appel.

[55]    Babos, supra, note 2, paragr. 35.

[56]    Requête en arrêt des procédures, supra, note 3, paragr. 12-21; Jugement dont appel, supra, note 6, paragr. [14] à [27].

[57]    Requête en arrêt des procédures, supra, note 3, paragr. 40-43; Réponse du ministère public, paragr. 12; Jugement dont appel, supra, note 6, paragr. [48] à [51].

[58]    Charte canadienne des droits et libertés dans Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11, annexe B, partie I.

[59]    Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; National Post, supra, note 34.

[60]    National Post, supra, note 34.

[61]    Moysa c. Alberta (Labour Relations Board), [1989] 1 R.C.S. 1572.

[62]    Les déclarations sous serment des journalistes D et L sont silencieuses sur les conséquences d’une divulgation sur eux-mêmes ou à l’endroit des sources.

[63]    Globe and Mail, supra, note 33, paragr. 64.

[64]    Id.

[65]    Rapport de la Commission d’enquête, supra, note 39, p. 177.

[66]    Débats de la chambre des communes, supra , note 37 (Mme Pam Damoff).

[67]    Glegg c. Smith & Nephew Inc., 2005 CSC 31, paragr. 27 et ss.

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