Conseil de la magistrature c. Ministre de la Justice du Québec | 2022 QCCS 266 | |||||
COUR SUPÉRIEURE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | MONTRÉAL | |||||
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No : | 500-17-118915-217 | |||||
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DATE : | 2 février 2022 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | CHRISTIAN IMMER, J.C.S. | ||||
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CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC | ||||||
et | ||||||
L'HONORABLE LUCIE RONDEAU, JUGE EN CHEF DE LA COUR DU QUÉBEC | ||||||
et | ||||||
L'HONORABLE SCOTT HUGHES, JUGE EN CHEF ASSOCIÉ DE LA COUR DU QUÉBEC | ||||||
Demandeurs | ||||||
c. | ||||||
MINISTRE DE LA JUSTICE DU QUÉBEC | ||||||
et | ||||||
PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | ||||||
et | ||||||
SECRÉTAIRE À LA SÉLECTION DES CANDIDATS À LA FONCTION DE JUGE | ||||||
Défendeurs | ||||||
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JUGEMENT | ||||||
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Mise en contexte.............................................................3
Commentaires préliminaires sur la façon dont ce dossier a été constitué.............7
Analyse.....................................................................8
1. Le Conseil a-t-il la capacité et l’intérêt requis pour agir en justice ?............8
1.1 La question de la capacité............................................9
1.2 L’intérêt du Conseil.................................................11
2. Le Ministre a-t-il le pouvoir d’intervenir et de mettre de côté, en tout ou en partie, les besoins exprimés par la Juge en Chef ? 13
2.1 La norme de contrôle...............................................14
2.2 La position des parties..............................................15
2.3 Les principes d’interprétation........................................16
2.4 L’interprétation du Règlement........................................17
2.4.1 La prérogative royale et la LTJ...................................17
2.4.2 Le contexte d’adoption..........................................19
2.4.2.1 Le Règlement Abrogé........................................20
2.4.2.2 Le Rapport Bastarache.......................................21
2.4.3 Les dispositions et l’économie du Règlement.......................22
2.4.4 Constats quant au rôle réservé au Ministre à l’article 7 du Règlement..26
2.4.5 La détermination des besoins et l’imputabilité de l’exécutif...........29
2.4.5.1 Détermination des besoins quant au lieu de résidence, les districts et la ou les chambres 30
2.4.5.2 Détermination des besoins en matière linguistique...............34
- La réalité des nominations et des besoins...........................48
2.5 L’indépendance administrative.......................................53
2.6 Ordonnances......................................................54
3. La Secrétaire a-t-elle le pouvoir d’inclure ou non aux Avis les besoins exprimés par la Juge en Chef et les Avis qu’elle a publiés doivent-ils être cassés ? 55
4. Si l’article 7 du Règlement accorde au Ministre la discrétion d’inclure ou non l’exigence de la maîtrise de la langue anglaise, sa décision de ne pas en faire mention dans les Avis est-elle déraisonnable ? 59
4.1 La norme de contrôle et les éléments de contrôle.......................59
4.2 La position est déraisonnable vu les contraintes factuelles et juridiques qui s’imposent au Ministre 59
4.2.1 Le régime législatif la considération étrangère......................60
4.2.2 La trame factuelle générale et les observations de la Juge en Chef....61
5. L’exécution provisoire, nonobstant appel.................................69
[1] Lorsque vient le temps de nommer un juge à la Cour du Québec, le ministre de la Justice[1] peut-il ne pas donner suite aux besoins exprimés par le juge en chef de la Cour du Québec[2], incluant ceux portant sur le bilinguisme des candidats ? Voilà la question au cœur du présent litige.
[2] La nomination des juges au Canada est du ressort de l’exécutif, c’est-à-dire, un pouvoir politique. Le processus de sélection et de nomination peut donner lieu à controverse. La nomination des juges à la Cour du Québec n’y a pas fait exception dans le passé.
[3] Au Québec, à travers les années, la législation et les règlements ont fixé des balises au pouvoir de l’exécutif dans le cadre de la sélection de candidats, tout en laissant intact le pouvoir de nomination de l’exécutif. En 2010, le gouvernement québécois crée la Commission d’enquête sur le processus de nomination des juges[3] pour, entre autres choses, formuler des recommandations au gouvernement sur d’éventuelles modifications à apporter au processus de nomination, des juges de la Cour du Québec[4].
[4] En réponse à ce rapport, le gouvernement québécois adopte une nouvelle itération du Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat[5]. Dorénavant, pour lancer une procédure de sélection de juge, l’article 7 du Règlement prévoit :
7. Lorsqu’un juge doit être nommé et après avoir pris en considération les besoins exprimés par le juge en chef de la Cour du Québec ou, le cas échéant, ceux exprimés par la municipalité où est situé le chef-lieu de la cour municipale et par le juge en chef adjoint de la Cour du Québec responsable des cours municipales, le secrétaire ouvre, à la demande du ministre, un concours et fait publier dans le Journal du Barreau du Québec et sur le site Internet du ministère de la Justice un avis invitant les personnes intéressées à soumettre leur candidature.
[5] Opérant une cassure nette avec le règlement qui l’a précédé, le Règlement met sur pied un secrétariat à la sélection des candidats à la fonction de juge, dirigé par un secrétaire[6] qui reçoit les candidatures et qui les évalue en fonction de critères qui y sont énoncés. Un comité indépendant de sélection est mis sur pied pour chaque processus de nomination qui évalue les candidats selon des critères fixés et qui prépare un rapport où il indique les trois personnes aptes à être nommés en donnant une appréciation personnalisée de chaque candidat. Au final toutefois, il revient toujours au ministre de la Justice de faire une recommandation au Conseil des ministres qui nommera ensuite le ou la juge, parmi ces trois personnes.
[6] Des exigences liées la connaissance ou la maîtrise de la langue anglaise sont formulées à cet égard dans de nombreux avis de sélection depuis 2005. Tel qu’il le sera exposé en détail dans le présent jugement, de 2007 à 2017, deux juges en chefs de la Cour du Québec qui occupent successivement cette fonction[7], demandent, pour des postes touchant de nombreux districts et plusieurs chambres, que les candidats aient une « connaissance de la langue anglaise ». Les avis de sélection publiés reflètent fidèlement cette exigence[8]. L’honorable Lucie Rondeau, la demanderesse, est nommée juge en chef de la Cour du Québec à l’automne 2016 et à partir d’avril 2017, lorsqu’un juge doit être nommé pour ces postes, elle fait part au ministre de la Justice, pour plusieurs districts sans exception, du besoin que les candidats aient « la maîtrise de l’anglais ». Ce besoin est systématiquement respecté par les deux personnes ayant tenu la charge de Ministre[9] et les avis publiés font état de cette exigence[10].
[7] À l’été 2020, à la suite d’un remaniement ministériel, l’actuel Ministre est nommé. Il occupe aussi la fonction, entre autres, de Procureur Général et de ministre de la Langue française. Peu après son entrée en fonction, la sous-ministre informe la Juge en Chef de la politique que le Ministre adoptera désormais : dorénavant la « démonstration devra être faite que le nombre de juges en poste maitrisant l’anglais ne suffira pas pour combler les besoins »[11]. La Juge en Chef n’est pas d’accord et, à coups de lettres et de rencontres, les parties se campent dans des positions irréconciliables quant à savoir qui, entre elles, a le mot final si la maîtrise de l’anglais doit, ou non, être exigée dans les avis de sélection publiés.
[8] Heureusement, malgré ces positions retranchées, ce ne sont pas tous les postes à pourvoir qui donnent lieu à controverse. Ainsi, selon la preuve, dans la période pertinente, 25 avis de sélection ont été publiés par la secrétaire qui dirige le secrétariat à la sélection des candidats à la fonction de du comité de sélection[12].
[9] Pour 11 de ces 25 avis, la Juge en Chef n’exprime pas de besoins relatifs à la maitrise la langue anglaise et l’avis de sélection n’en comporte pas.
[10] Pour huit de ces 25 avis, le besoin exprimé par la Juge en Chef que les candidats maitrisent la langue anglaise s’y retrouve. Ce sont tous des postes devant être exercés, en tout ou en partie, en chambre criminelle et pénale[13].
[11] Ce sont donc 6 des 25 avis, tous en chambre civile ou en chambre de la jeunesse qui portent à controverse. Le Ministre refuse d’y inclure la maîtrise de l’anglais, malgré le besoin communiqué en ce sens par la Juge en Chef et il donne instructions à la Secrétaire de ne pas inclure une telle exigence dans l’avis à être publié, instruction qu’elle suit. Un de ces 6 avis donne lieu à une nomination. Bien que la Juge en Chef considère l’intervention illégale, elle n’attaque pas cet avis dans le présent pourvoi en contrôle judiciaire[14].
[12] Les parties demanderesses cherchent donc à faire casser les avis de sélection CQ-2021-152, CQ-2021-154, CQ-2021-158, CQ-2021-160 et CQ-2021-161 (les « Avis »). Il s’agit de quatre postes à pourvoir en chambre civile, avec lieu de résidence à Montréal[15], à Valleyfield[16] et deux à Saint-Jérôme[17] et un à pourvoir en chambre de jeunesse à Saint-Jérôme[18]. Le processus d’entrevue par le comité de sélection sera entamé d’ici la mi-février 2022.
[13] Le différend se transporte devant la Cour supérieure en novembre 2021. La Juge en Chef, le juge en chef associé de la Cour du Québec Scott Hughes et le Conseil de la magistrature instituent le recours dont le Tribunal est saisi. La Demande comporte des conclusions d’ordre déclaratoire général sur les pouvoirs du Ministre et de la Secrétaire et des conclusions en contrôle judiciaire visant à casser les Avis.
[14] Pour justifier le bien fondé des conclusions recherchées, les parties demanderesses plaident que le processus de sélection établi par le Règlement attribue à la seule Juge en Chef, l’identification des besoins, vu le texte et le contexte de l’adoption du Règlement et les principes constitutionnels gouvernant l’indépendance administrative institutionnelle des tribunaux. La Secrétaire, une fois qu’elle reçoit les instructions du ministre de la Justice d’ouvrir le concours, n’a d’autre choix que de préparer l’avis de sélection conformément aux besoins qui lui sont communiqués par la Juge en Chef. Or, en imposant le contenu de l’avis et en donnant instruction à la Secrétaire de le publier, malgré les besoins exprimés par la Juge en Chef, le Ministre agit de façon ultra vires et sa décision et les avis de sélection sont donc nuls.
[15] Subsidiairement, les parties demanderesses plaident que si l’Article 7 du Règlement accorde un pouvoir discrétionnaire au Ministre de faire droit, ou non, aux besoins exprimés par la Juge en Chef, l’exercice qu’il fait de ce pouvoir en l’instance est déraisonnable.
[16] Le PGQ rétorque que le gouvernement, bras exécutif de l’État, a la prérogative de nommer les juges et cette prérogative ne peut être restreinte que par un texte législatif clair. Rien dans la LTJ et le Règlement ne restreint selon lui ce pouvoir. Le Ministre a donc une large discrétion de donner suite, en tout ou en partie, aux besoins exprimés par la Juge en Chef. Cette discrétion ne porte pas atteinte au principe de l’indépendance administrative. En l’instance, l’exercice de cette discrétion n’est pas déraisonnable puisque la législation québécoise prescrit expressément que le français est la langue officielle du Québec et la langue de la justice au Québec. Il revient à la législature québécoise de bonifier les droits linguistiques, et non à la Juge en Chef, sous couvert d’indépendance judiciaire ou des besoins de la Cour du Québec. Par ailleurs, la Juge en Chef ne montre pas de façon convaincante qu’il y a un tel besoin.
[17] Finalement, le Ministre présente un moyen d’irrecevabilité à l’encontre de la demande du Conseil de la magistrature[19] indiquant qu’il n’a pas la capacité juridique, et s‘il l’avait, il n’a pas d’intérêt suffisant ni d’intérêt public pour agir en demande.
[18] Cinq questions doivent donc être tranchées :
1) Le Conseil a-t-il la capacité et l’intérêt requis pour agir en justice ?
2) Le Ministre a-t-il le pouvoir d’intervenir et de mettre de côté, en tout ou en partie, les besoins exprimés par la Juge en Chef ? Pour y répondre, les sous-questions enchâssées suivantes doivent être tranchées :
3) La Secrétaire a-t-elle le pouvoir d’inclure ou non aux Avis les besoins exprimés par la Juge en Chef et les Avis qu’elle a publiés doivent-ils être cassés ?
4) Subsidiairement, advenant que le Ministre puisse intervenir dans le processus de publication d’avis et qu’il jouit d’une discrétion pour écarter les besoins exprimés par la Juge en Chef, le Tribunal doit-il casser les Avis ?
5) Le Tribunal doit-il ordonner l’exécution provisoire de certaines de ses conclusions ?
[19] Pour les motifs plus amplement exposés ci-après, le Tribunal conclut que le Conseil de la magistrature a la capacité légale pour ester en justice et qu’il a un intérêt direct à intenter le recours, ou du moins, il a un intérêt public à le faire.
[20] Le Règlement, écarte le Ministre du processus d’administration de la sélection des candidats au profit d’un secrétariat indépendant. C’est la Juge en Chef qui fait état de ces besoins à la Secrétaire qui, ensuite, publie l’avis. Le Ministre ne peut pas intervenir dans ce processus pour écarter certains besoins identifiés par la Juge en Chef. Le Tribunal ne déclare pas que la Secrétaire n’a aucune discrétion sur le contenu de l’avis à publier. Cependant, en l’instance, la Secrétaire agit de façon déraisonnable en suivant les instructions du Ministre sans procéder à sa propre analyse. Les Avis doivent être cassés. Si le Tribunal avait conclu que le Ministre jouit d’une discrétion pour donner instructions à la Secrétaire de ne pas inclure l’exigence de la maîtrise de l’anglais et ce, malgré les besoins exprimés par la Juge en Chef, le Tribunal aurait également cassé les Avis, car la décision du Ministre aurait été déraisonnable.
[21] Le juge soussigné a été désigné pour exercer la gestion particulière du dossier et pour entendre la cause[20]. Il tient une conférence de gestion où il fixe un échéancier pour le dépôt par le PGQ de déclarations sous serment, la demande introductive d’instance étant déjà soutenue par des déclarations sous serment de la juge en chef et du juge en chef associé[21].
[22] Le PGQ choisit de ne déposer que deux déclarations sous serment : une très brève de la Secrétaire qui porte sur trois points très précis et une autre d’un conseiller en développement d’indicateurs de performance, qui a procédé au calcul de statistiques de la population ayant l’anglais ou l’« anglais et une autre langue comme langues maternelles » pour chacun des districts.
[23] Ce choix délibéré du PGQ de n’offrir aucune autre information sur le processus décisionnel entrepris par le Ministre, la sous-ministre ou le sous-ministre associé avant de donner instructions à la Secrétaire de publier des avis de sélection, fait en sorte qu’à part les quelques documents émanant du Ministre, le Tribunal a, comme seule version des faits, celle relatée par les parties demanderesses.
[24] Ces décisions stratégiques du PGQ, que le Tribunal n’a nullement à remettre en question, ont des conséquences inéluctables sur les motifs, le dossier et le contexte que le Tribunal est appelé à étudier pour effectuer le contrôle judiciaire.
[25] Le Tribunal précise aussi que malgré les Directives de la Cour supérieure pour le district de Montréal, les parties ont été autorisées à produire des mémoires, sous format de plans d’argumentation d’une longueur maximale de 30 pages.
[26] Les parties demanderesses cherchent d’abord des conclusions de nature déclaratoire quant aux pouvoirs du Ministre et de la Secrétaire. De plus, elles attaquent spécifiquement cinq avis de sélection. Voici les conclusions recherchées :
DÉCLARER l’intervention du ministre de la Justice ultra vires, illégale et nulle;
DÉCLARER que le ministre de la Justice ne jouit d’aucun pouvoir quant à la rédaction des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec;
DÉCLARER que la Secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec ne jouit d’aucune discrétion quant à la considération des besoins exprimés par la Juge en Chef dans l’élaboration du contenu des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec;
CASSER les avis CQ-2021-152, CQ-2021-154 et CQ-2021-158;
ORDONNER à la Secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec d’émettre de nouveaux avis en remplacement des avis CQ-2021-152, CQ-2021-154 et CQ-2021-158, en ajoutant comme critère de sélection la connaissance suffisante de la langue anglaise.
[27] Le PGQ souligne d’abord que le Conseil n’a pas la capacité d’ester en justice. Subsidiairement, il plaide que le Conseil n’a pas un intérêt direct et qu’il ne rencontre pas les critères pour invoquer un intérêt public.
[28] En préface, il convient de souligner, à grands traits, que la réponse à cette question n’a aucun impact sur les arguments présentés de part et d’autre ni sur la démarche du dossier. En effet, le Conseil n’est qu’une de trois parties demanderesses. Il est représenté par le même avocat que celui qui représente les deux autres parties demanderesses. Sa position est énoncée, indistinctement, dans la même déclaration introductive et dans le même plan d’argumentation. Ainsi, même si le Tribunal rejetait la demande du Conseil sur la base qu’il n’a pas la capacité d’ester en justice ou subsidiairement, qu’il n’a pas d’intérêt, cela n’aurait aucun impact sur le jugement à rendre.
[29] Le PGQ avance que la LTJ qui crée le Conseil ne lui confère pas expressément la personnalité morale, ni ne lui en donne les attributs. Par ailleurs, la LTJ n’accorde pas non plus au Conseil le pouvoir d’ester en justice et il n’est pas possible de l’inférer, car les fonctions confiées au Conseil ne le requièrent pas, même à titre accessoire.
[30] La position du PGQ laisse songeur. Si, effectivement, le Conseil n’a pas la capacité d’ester en justice, le PGQ choisit manifestement de soulever cette question, ou non, au gré de ses intérêts dans un dossier donné. À témoin, le dossier Dans l'affaire: Renvoi à la Cour d'appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l'article
[31] Le Conseil demande alors l’autorisation à la Cour d’appel d’intervenir à titre de personne intéressée pour soutenir la position du PGQ[23]. La Cour d’appel le lui permet, sans la moindre contestation du PGQ[24]. En conséquence, le Conseil engage ses propres avocats, les mêmes qu’en l’instance, dépose un mémoire et fait valoir ses positions[25]. Il est vrai que cette intervention est accordée dans le cadre particulier de la Loi sur les renvois à la Cour d’appel[26] où, en vertu de l’article 4, la Cour peut ordonner que la date d’audience soit notifiée à toute personne identifiée. Néanmoins, ce sont les dispositions du Code de procédure civile que la Cour d’appel applique pour décider de l’intervention, voir l’article
[32] Sans autant dire qu’il y a stare decisis en la matière, décider autrement causerait une incertitude inacceptable sur la capacité du Conseil. Comme le souligne la Cour suprême dans R. c. Comeau, les tribunaux inférieurs sont liés par les jugements des tribunaux supérieurs, car sinon, « le droit fluctuerait continuellement, selon les caprices des juges ou les nouveaux éléments de preuve ésotériques produits par des plaideurs insatisfaits du statu quo »[28]. En l’instance, il y a lieu de compléter la citation en y ajoutant que « l’état du droit fluctuerait aussi selon les caprices du PGQ ».
[33] Il n’est pas inutile de rappeler, au vu du comportement du PGQ, que le Code de procédure civile considère que l’exercice d’un droit qui « a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics » est un abus[29].
[34] Quoi qu’il en soit, le Tribunal est d’avis que le Conseil peut ester et être poursuivi en justice. En effet, le Conseil est défini dans la LTJ comme « un organisme »[30]. La Cour suprême, dans Administration du Pipe-Line du Nord, postule qu’il n’est pas nécessaire qu’un organisme créé par une loi provinciale soit une personne morale ni que la loi autorise expressément l’organisme à ester en justice. Sa capacité peut « s’inférer comme une interprétation nécessaire de la loi »[31]. Le Tribunal considère que la capacité du Conseil doit s’inférer comme interprétation nécessaire de la LTJ.
[35] D’abord, le Conseil par rapport à d’autres organismes administratifs, a « certaines singularités »[32]. Son vice-président est nommé à l’interne et le secrétaire du Conseil n’est pas un fonctionnaire. Il adopte ses propres règlements internes[33], sans interférence de l’exécutif[34]. Le juge Baudouin explique dans Conseil de la magistrature du Québec que le budget du Conseil n’est pas voté chaque année par l’Assemblée nationale, mais qu’il est autorisé par elle « une fois pour toutes mettant ce dernier à l’abri de l’obligation annuelle de prouver ses besoins financiers »[35].
[36] De plus, le Conseil établit les programmes de formation et de perfectionnement des juges[36]. L’article
[37] Finalement, le Conseil entend les appels d’un juge qui est le sujet d’une recommandation du juge en chef pour modifier son lieu de résidence en vertu de l’article 108 ou lorsqu’une décision est prise relative à l’affectation permanente d’un juge à une autre chambre en vertu de l’article 111. Cela peut donc aussi donner lieu à un contrôle judiciaire où le Conseil est nommé comme partie.
[38] En tenant compte de ces considérations, la capacité du Conseil s’infère donc comme une interprétation nécessaire de la LTJ.
[39] Le PGQ plaide ensuite que le Conseil n’a aucun intérêt direct ni public à former la demande en justice en l’instance.
[40] L’article
La personne qui forme une demande en justice doit y avoir un intérêt suffisant.
L’intérêt du demandeur qui entend soulever une question d’intérêt public s’apprécie en tenant compte de son intérêt véritable, de l’existence d’une question sérieuse qui puisse être valablement résolue par le tribunal et de l’absence d’un autre moyen efficace de saisir celui-ci de la question.
[41] Le PGQ plaide que le « présent pourvoi ne concerne aucune des fonctions que la LTJ attribue au Conseil ». Ces fonctions sont énumérées à l’article
256. Le conseil a pour fonctions :
a) d’organiser, conformément au chapitre II de la présente partie, des programmes de perfectionnement des juges;
b) d’adopter, conformément au chapitre III de la présente partie, un code de déontologie de la magistrature;
c) de recevoir et d’examiner toute plainte formulée contre un juge auquel s’applique le chapitre III de la présente partie;
d) de favoriser l’efficacité et l’uniformisation de la procédure devant les tribunaux;
e) de recevoir les suggestions, recommandations et demandes qui lui sont faites relativement à l’administration de la justice, de les étudier et de faire au ministre de la Justice les recommandations appropriées;
f) de coopérer, suivant la loi, avec tout organisme qui, à l’extérieur du Québec, poursuit des fins similaires; et
g) de connaître des appels visés à l’article 112.
[42] Notons aussi que dans le cadre du Règlement, qui sera traité plus loin dans ce jugement, la Secrétaire transmet l’avis invitant les personnes intéressées à soumettre leur candidature, au Conseil[37]. Cette transmission ne peut s’expliquer que si le processus de sélection intéresse le Conseil.
[43] Le Conseil de la Magistrature justifie ainsi son intérêt dans le présent litige :
22. Conformément à l’article
23. Ainsi, le Conseil assume un rôle central non seulement dans la saine administration des tribunaux et la protection de l’indépendance judiciaire des juges qui en sont membres, mais également pour favoriser et maximiser l’accès à la justice.
24. Le Conseil jouit ainsi d’un intérêt direct pour formuler la présente demande, cette dernière étant intimement liée au mandat de surveillance, d’appréciation et d’amélioration de la magistrature confié au Conseil et, ultimement, à la saine administration des tribunaux et de la justice.
[44] Les arguments soulevés de part et d’autre mettent directement en jeu la fonction énoncée à l’article
[45] Comme le suggère la Cour d’appel dans Lavigne, ces commentaires de la Cour suprême ont pu « inspirer le législateur québécois, lorsqu’il écrit au deuxième alinéa de la disposition préliminaire du C.p.c. en vigueur depuis le 1er janvier 2016 »[43] :
Le Code vise à permettre, dans l’intérêt public, la prévention et le règlement des différends et des litiges, par des procédés adéquats, efficients, empreints d’esprit de justice et favorisant la participation des personnes. Il vise également à assurer l’accessibilité, la qualité et la célérité de la justice civile, l’application juste, simple, proportionnée et économique de la procédure et l’exercice des droits des parties dans un esprit de coopération et d’équilibre, ainsi que le respect des personnes qui apportent leur concours à la justice.
[Soulignés du Tribunal]
[46] Les demanderesses font valoir qu’accommoder des juges qui ne maîtrisent pas l’anglais dans certains districts exigeraient de mettre en place des mesures de procédure importantes qui pourraient exiger des amendements au Code de procédure civile et au Règlement de la Cour du Québec[44].
[47] Ces considérations convainquent le Tribunal que le Conseil possède un intérêt suffisant, ne serait-ce que pour favoriser assurer sa fonction de favoriser l’efficacité et l’uniformisation de la procédure devant les tribunaux énoncée au paragraphe 256d) de la LTJ. À défaut d’avoir un intérêt direct, le Conseil a très certainement un intérêt public à agir et le fait qu’il se joigne à deux autres demandeurs dans la même procédure n’enlève rien au caractère utile de son intervention.
[48] L’article 7 du Règlement a déjà été reproduit au paragraphe 4 de ce jugement.
[49] Les parties ont des vues diamétralement opposées sur la portée des pouvoirs et de la discrétion, le cas échéant, dont jouirait la Juge en Chef, le Ministre et la Secrétaire. Elles ne s’entendent pas non plus sur la norme de contrôle à appliquer pour résoudre ce différend.
[50] Pour en traiter, le Tribunal divisera son analyse en cinq parties : 2.1) la norme de contrôle, 2.2) les positions des parties, 2.3) le survol des principes d’interprétation législative et règlementaire, 2.4) l’interprétation du Règlement et 2.5) qui doit décider des besoins de la Cour du Québec.
[51] Les défendeurs plaident que la déférence est le point de départ de l’analyse pour déterminer la norme de contrôle à appliquer. Aucune des cinq exceptions énoncées dans Vavilov ne trouve application selon eux et donc la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable.
[52] Le Tribunal convient que s’il ne s’agissait que de faire le contrôle judiciaire d’un pouvoir discrétionnaire exercé par le Ministre, il y aurait lieu de déterminer la norme de contrôle applicable. Avec égards, toutefois, la question des pouvoirs du Ministre découlant de l’interprétation du Règlement se pose en amont et indépendamment des décisions qui ont été prises quant à la publication des Avis. C’est pour cette raison que les parties demanderesses demandent par voie déclaratoire, que le Tribunal prononce les conclusions suivantes :
DÉCLARER que le ministre de la Justice ne jouit d’aucun pouvoir quant à la rédaction des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec;
DÉCLARER que la Secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec ne jouit d’aucune discrétion quant à la considération des besoins exprimés par la Juge en Chef dans l’élaboration du contenu des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec;
[53] La détermination de ces questions fait appel à un jugement de nature déclaratoire au sens de l’article
[54] Manifestement, le Tribunal doit donc donner une réponse correcte à cette question.
[55] Si le Tribunal avait tort sur cette question, et que la question déclaratoire est à traiter dans le cadre d’un contrôle de la décision du Ministre relativement aux Avis, le Tribunal est d’avis que cette décision se devrait d’être « raisonnable » au regard des contraintes juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision[47]. Au premier plan de ces contraintes se trouve le cadre législatif applicable[48].
[56] Or, pour que le Ministre ait raison, le pouvoir qu’il s’autorise d’exercer pour intervenir auprès de la Secrétaire quant à la publication des avis doit ressortir de la « raison d’être et de la portée du régime législatif » sous lequel il affirme agir, c’est-à-dire le Règlement. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable ne permet pas au décideur administratif « de s’arroger des pouvoirs que le législateur n’a jamais voulu lui conférer»[49].
[57] Puisque le Tribunal en vient à la conclusion que le Ministre, en intervenant dans le contenu de l’avis à être publié, s’arroge des pouvoirs que la LTJ ou le Règlement n’a jamais voulu lui conférer, il lui sera impossible de « justifier une décision qui excède les limites fixées par les dispositions législatives qu’il interprète »[50]. Son intervention et sa décision d’imposer la publication des Avis est aussi, nécessairement, déraisonnable.
[58] Pour résoudre la question d’interprétation dont il est saisi, le Tribunal est appelé à déterminer les rôles et fonctions de trois acteurs : la Juge en Chef, le Ministre et la Secrétaire.
[59] Les demanderesses invoquent des arguments liés au texte et à l’économie générale du Règlement, au contexte de son adoption et au principe constitutionnel de l’indépendance administrative pour appuyer l’interprétation suivante quant aux rôles respectifs des trois acteurs :
59.1. Le Ministre : Il détermine quand, et si, un juge doit être nommé. Il demande alors à la Secrétaire d’ouvrir un concours. Il s’efface ensuite et ne doit avoir aucune interaction avec la Secrétaire quant à la préparation de l’avis et sa publication. Il nomme les membres du comité de sélection qui sont toutefois désignés par la Juge en Chef, le Barreau et l’Office des protections. Il intervient à nouveau lorsque le comité de sélection rend son rapport. Il procède à la recommandation finale des candidats ou lance un nouveau concours.
59.2. La Juge en Chef : Elle détermine les besoins de la Cour et les communique à la Secrétaire.
59.3. La Secrétaire : Elle est désignée par le sous-ministre après consultation avec la Juge en Chef et le Barreau. Elle ouvre un concours à la demande du Ministre. Elle prend ensuite en considération les besoins exprimés par la Juge en Chef. Elle rédige un avis qui intègre ces besoins et ne jouit d’aucune discrétion à cet égard. Elle exerce une charge purement administrative de gestion de la procédure de sélection.
[60] Le PGQ voit les choses d’un tout autre œil. Partant du point que c’est l’exécutif qui a la prérogative de nommer les juges, il conclut que rien dans le Règlement n’enlève ce pouvoir à l’exécutif et donc au Ministre. La séparation des pouvoirs s’oppose à ce que l’identification des besoins repose entre les seules mains du judiciaire. Sinon, sous les couverts de l’expression de ses besoins, la Juge en Chef pourrait imposer ses volontés à l’État, et en particulier, sa vision des droits linguistiques dont les justiciables devraient bénéficier, en marge de la législation québécoise. Fort de ces principes, il en arrive à l’interprétation suivante quant aux rôles des trois acteurs :
60.1. Le Ministre : Il ouvre le concours. Il prend connaissance des besoins de la Juge en Chef. Il tente, dans une démarche de coopération, de convenir des besoins avec elle. Mais, puisque c’est le gouvernement qui est imputable de la nomination des juges, le dernier mot revient à lui seul. Il donne instructions à la Secrétaire de publier un avis conforme à ses directives. Cet avis comprend les renseignements énumérés à l’article 9 du Règlement et le Ministre peut y ajouter d’autres renseignements, dont des exigences quant à l’anglais, à sa seule discrétion.
60.2. La Juge en Chef : elle fait part des besoins de la Cour du Québec au Ministre et à la Secrétaire. Elle engage un dialogue avec le Ministre pour justifier ses besoins, mais elle n’a aucun pouvoir décisionnel.
60.3. La Secrétaire : elle doit suivre les instructions du Ministre pour l’ouverture du concours et pour le contenu de l’avis. Elle n’a aucune discrétion.
[61] Les principes d’interprétation de législation sont bien connus. Ils ressortent, entre autres, de la Loi d’interprétation[51] et de la jurisprudence de la Cour suprême[52], et peuvent être énoncés sommairement comme suit :
[62] Selon le PGQ, toute interprétation du Règlement doit partir du postulat que le pouvoir de nommer les juges découle de la prérogative gouvernementale et n’est soumis à aucune contrainte, sauf dans la mesure prévue par la loi. Or, la LTJ attribue exclusivement au gouvernement le pouvoir de nommer les juges et de déterminer les critères de sélection. Le Règlement doit donc être interprété en ce sens et rien n’indique qu’il a voulu attribuer à la Juge en Chef, plutôt qu’au Ministre, le pouvoir d’établir les besoins de la Cour du Québec.
[63] Pour évaluer le bien-fondé de ces énoncés, il faut déterminer si la prérogative royale joue encore aujourd’hui un rôle directeur dans le processus de nomination des juges au Québec fonction d’une lecture attentive de la LTJ et du Règlement.
[64] À titre de préface, il faut noter que les modes de nomination des juges varient grandement au sein des régimes démocratiques. Les juges peuvent être élus, nommés à l’issue d’un processus strictement bureaucratique ou encore, nommés par l’exécutif avec, ou sans, ratification par le législatif. Le mode de nomination choisi n’est pas figé dans le temps. Il peut évoluer. Le Tribunal est d’avis que c’est ce qui s’est produit au Québec.
[65] La prérogative royale est un principe qui renvoie à l’époque où le roi était source de tous les droits[57]. C’est de là qu’à l’origine, le gouvernement tient son pouvoir de nommer les juges. Le Québec détient cette prérogative royale, dans ses champs de compétence, comme le fédéral dans les siennes. Cette prérogative s’exerce donc sans habilitation législative[58]. Selon les professeurs Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, cette prérogative royale n’est pas sujette au contrôle judiciaire, sauf pour des questions d’équité procédurale[59]. Cette affirmation peut difficilement être absolue, puisque la prérogative ne peut être invoquée pour une fin illégitime. Quoi qu’il en soit, tous conviennent que les prérogatives peuvent être abolies, réduites ou relativisées par la suprématie législative[60].
[66] Les auteurs Pierre Isaalys et Denis Lemieux postulent que lorsque la loi modifie ou restreint une prérogative, elle doit être interprétée « de manière à donner suite à l’intention du législateur, mais en conservant une marge de manœuvre importante aux titulaires du pouvoir ainsi transformée »[61].
[67] La Loi constitutionnelle de 1867 (« LC de 1867 ») laisse inchangée la prérogative de nommer les juges puisqu’elle énonce expressément à l’article 96 que le gouverneur-général nomme les juges des cours supérieures. Elle ne prévoit pas qui nomme les juges des cours provinciales, telle la Cour du Québec. L’article
[68] Pour reprendre le vocabulaire des auteurs Isaalys et Lemieux, le Tribunal est d’avis que la LTJ limite la « marge de manœuvre » de l’exercice de la prérogative de nommer les juges pour les raisons qui suivent.
[69] D’abord, la LTJ sépare la nomination en deux composantes : a) le processus préalable de choix ou de sélection des candidats et b) l’acte de nommer un de ceux-ci.
[70] Il revient au pouvoir exécutif d’exercer la composante b) :
86. Le gouvernement nomme par commission sous le grand sceau les juges durant bonne conduite. L’acte de nomination d’un juge détermine le lieu de sa résidence.
[71] Au regard de la composante a), la LTJ indique que les candidats sont « préalablement choisis » suivant la procédure de sélection établie par règlement. En soi, cela recèle un potentiel de restriction à la « marge de manœuvre ». Le degré de restriction dépendra du règlement :
88. Les juges nommés sont préalablement choisis suivant la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges établie par règlement du gouvernement. Celui-ci peut notamment :
1° déterminer la manière dont une personne peut se porter candidate à la fonction de juge;
2° autoriser le ministre de la Justice à former un comité de sélection pour évaluer l’aptitude des candidats à la fonction de juge et pour lui fournir un avis sur eux;
3° fixer la composition et le mode de nomination des membres du comité;
4° déterminer les critères de sélection dont le comité tient compte;
5° déterminer les renseignements que le comité peut requérir d’un candidat et les consultations qu’il peut faire.
Les membres du comité ne sont pas rémunérés, sauf dans les cas, aux conditions et dans la mesure que peut déterminer le gouvernement. Ils ont cependant droit au remboursement des dépenses faites dans l’exercice de leurs fonctions, aux conditions et dans la mesure que détermine le gouvernement.
[Soulignés du Tribunal]
[72] Ces paragraphes accordent des pouvoirs de règlementation larges. Rien n’empêche donc, au niveau du principe, que l’exécutif, qui détient au final le pouvoir de nommer, circonscrive dans un règlement qu’il édicte, le rôle que le Ministre joue dans ce processus de choix préalable. Rien n’empêche non plus que l’exécutif réserve une place au judiciaire dans ce processus de sélection, en autant que cela se fasse dans le respect l’indépendance judiciaire.
[73] À charge de redite, la LTJ préserve toutefois une part importante de la prérogative royale, puisqu’il revient, au final, à l’exécutif de nommer le juge parmi les candidats aptes à être nommés et choisis préalablement par le comité de sélection.
[74] Ce cadre théorique quant aux pouvoirs de nomination étant établi, il s’agit maintenant d’exposer le contexte dans lequel le Règlement est adopté. Pour l’identifier, il faut soigneusement passer en revue (2.4.2.1) le règlement en vigueur avant que le Règlement soit adopté et (2.4.2.1) les recommandations formulées dans le Rapport Bastarache qui mènent à l’adoption du Règlement.
[75] À la fin des années 1970, le gouvernement adopte un premier Règlement sur la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges[62]. C’est le prédécesseur du Règlement en litige. Il prévoit les modalités et conditions suivantes pour la nomination des juges à la Cour du Québec. Le Ministre y joue un rôle prépondérant à toutes les étapes du processus de sélection :
75.1. Un « coordonnateur » est désigné par le ministre pour voir à l’application du règlement. Il reçoit les candidatures et les transmet au comité de sélection une fois qu’elles sont complètes[63].
75.2. Lorsqu’un juge doit être nommé, le ministre fait publier un avis qui indique, entre autres, le district judiciaire et l’endroit où la résidence sera fixée. Cet avis est transmis par le coordonnateur au juge en chef comme un fait accompli[64].
75.3. Le comité de sélection est formé par le ministre. Il comprend trois membres, soit un juge de la Cour du Québec sur la « recommandation » du juge en chef ou du juge en chef associé, un avocat nommé après « consultation du Barreau du Québec » et une personne qui n’est ni juge ni avocat[65].
75.4. Un processus de rencontres des candidats avec le comité[66].
75.5. Les critères de sélection, soit l’ « aptitude », les qualités personnelles et intellectuelles », l’expérience, le degré de connaissance juridique, « sa capacité de jugement, sa perspicacité, sa pondération, son esprit de décision et la conception qu’elle se fait de la fonction de juge »[67].
75.6. Le comité soumet ensuite un rapport au ministre dans lequel il indique « les noms » des candidats que le comité a rencontrés et qu’il estime aptes à être nommés. Il contient également tout commentaire que le comité juge opportun de faire notamment à l’égard des caractéristiques particulières des personnes jugées aptes[68].
75.7. Si le ministre estime qu’il ne peut recommander une nomination parmi la liste de personnes à être nommés soumises dans le rapport, il peut faire publier un autre rapport[69].
[76] La Commission Bastarache est appelée à examiner la LTJ et le Règlement Abrogé et de formuler, le cas échéant, des recommandations au gouvernement sur d’éventuelles modifications à apporter à ce processus de nomination.
[77] À la lecture de son volumineux rapport (le « Rapport Bastarache ») le Tribunal retire, en particulier, qu’il met de l’avant les principes fondamentaux suivants :
77.1. L’exécutif nomme les juges et c’est bien ainsi. L’imputabilité politique du choix des membres de la magistrature est une composante importante du processus de nomination des juges.
77.2. Le choix d’un juge ne doit toutefois pas relever de la discrétion absolue de l’exécutif. Des larges pouvoirs doivent être accordés à des comités de sélection indépendants.
77.3. Le rôle du comité de sélection est au final toujours limité à la qualification du candidat, et non à sa nomination.
77.4. La discrétion du ministre de la Justice doit être encadrée et il doit motiver son choix. Il ne peut exercer son pouvoir dans un but illégitime ou contraire à l‘objet de la loi. Des critères très stricts doivent être établis pour l’exercice de sa discrétion.
[78] Le Rapport Bastarache formule un grand nombre de recommandations. Le Tribunal en résume et en regroupe certaines :
78.1. Recommandation 1 : création d’un secrétariat, avec un secrétaire qui ne relève pas du ministère de la Justice et qui publie un rapport annuel de ses activités;
78.2. Recommandations 3 à 7, 10 et 11 : mise sur place d’un comité permanent de sélection dont la composition et le fonctionnement sont fixés par une loi plutôt qu’un règlement. Ce comité permanent compte douze membres du public choisis par un comité de l’Assemblée nationale, six représentants du Barreau choisis par le Barreau, six juges (trois désignés par le juge en chef et trois par la Conférence des juges du Québec). Chaque membre est nommé pour un mandat de trois ans.
78.3. Recommandation 8 : parmi les membres de ce comité permanent de sélection, 8 membres sont désignés pour constituer les comités pour un processus de sélection en particulier.
78.4. Recommandation 19 et 20 : à moins de circonstances exceptionnelles, le rapport du comité de sélection ne comprend que trois noms. L’évaluation de chacun doit être particularisée.
78.5. Recommandation 26 : la procédure à suivre pour la nomination par le Conseil des ministres est édictée dans une loi ou un règlement.
78.6. Recommandation 27, 28 et 32 : le Ministre recommande un candidat et doit motiver son choix au Conseil des ministres. Il peut consulter diverses personnes, dont des juges, des avocats, des employeurs ou d’autres personnes pouvant fournir une information pertinente aux critères de nomination. Ses motifs doivent comprendre : sommaire du curriculum vitae, liste des personnes consultées, liste des personnes ayant fait des recommandations, liste de candidats jugés aptes, les critères appliqués et les besoins spécifiques du district judiciaire où le poste est à pourvoir.
[79] Le gouvernement adopte le Règlement en 2012[70] et celui-ci entre en vigueur le 28 janvier 2012[71]. Comme l’exige la Loi sur les règlements[72], il a été préalablement publié comme projet de règlement[73]. Le gouvernement résume ainsi le Règlement dans le préambule précédant ce projet de règlement:
Ce projet de règlement prévoit, notamment, des règles concernant la manière dont une personne peut se porter candidate à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat. Il institue, au sein du ministère de la Justice, le secrétariat à la sélection des candidats à la fonction de juge. Il prévoit des règles relatives à la formation et à la composition d’un comité de sélection des candidats à la fonction de juge ainsi qu’à la nomination des membres d’un tel comité. Il détermine aussi les critères de sélection dont un comité de sélection doit tenir compte pour évaluer une candidature.
[80] Deux recommandations importantes du Rapport Bastarache ne sont pas accueillies favorablement par le gouvernement.
80.1. Le processus de sélection n’est pas enchâssé dans une loi et est toujours fixé dans un règlement. Il peut donc aisément être modifié par le gouvernement.
80.2. Il n’y aura pas de comité de sélection permanent, composé d’un grand bassin de membres duquel seraient tirés les membres des comités de sélection pour chaque processus.
[81] Le Règlement donne toutefois suite à de nombreuses recommandations et crée donc un tout nouveau régime qui s’éloigne radicalement du régime qui prévalait sous le Règlement Abrogé.
[82] Il institue un secrétariat véritablement indépendant qui a pour fonction d’administrer la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge[74]. Son secrétaire n’est plus désigné par le ministre de la Justice et ne se rapporte plus à lui. Il est désigné par le sous-ministre « après consultation du juge en chef et du Barreau du Québec »[75]. Dans une perspective de transparence, le secrétariat dépose annuellement sur le site internet du ministère de la Justice un rapport sur les activités du comité de sélection[76].
[83] Ce secrétariat s’assure que « les membres des comités de sélection reçoivent la formation requise pour l’exercice de leurs fonctions »[77]. Cette formation porte entre autres sur « les critères établis pour le poste à pourvoir »[78].
[84] À l’article 7, il est prévu qu’« après avoir pris en considération les besoins exprimés par le juge en chef […] le secrétaire ouvre, à la demande du ministre, un concours et fait publier […] un avis invitant les personnes intéressées à soumettre leur candidature ». Ainsi, il y a ici un seul contact entre la Secrétaire et le Ministre, soit une demande d’ouvrir un concours. C’est au secrétaire que le Règlement attribue la responsabilité d’ouvrir le concours et de publier l’avis.
[85] Le Règlement prévoit les renseignements que l’avis doit comprendre :
9. L’avis comprend les renseignements suivants :
1° les conditions légales d’admissibilité à la fonction de juge;
2° la cour et la chambre, le cas échéant, où il y a un poste à pourvoir;
3° le lieu où la résidence du juge sera fixée, le cas échéant;
4° l’obligation, pour une personne intéressée, de soumettre sa candidature au secrétariat à la sélection des candidats à la fonction de juge, au moyen du formulaire prévu à l’annexe A, et celle de fournir les documents exigés au soutien de cette candidature;
5° les critères de sélection prévus à l’article 25 servant à l’évaluation de la candidature de tout candidat rencontré par un comité de sélection;
6° l’adresse du secrétariat;
7° la date limite pour soumettre sa candidature.
[86] La Secrétaire transmet ensuite l’avis au Juge en Chef, au Conseil, au Barreau et au Conseil des professions[79] et elle reçoit les candidatures[80].
[87] Pendant ce temps, le Ministre doit former le comité de sélection. Ce comité a pour fonction « d’évaluer les candidatures et de faire rapport »[81]. Or, malgré que le Ministre « forme » le comité, il n’a aucun mot à dire quant à sa composition. Ses membres sont désignés par la Juge en Chef, le Barreau du Québec et l’Office des professions.
15. Lorsqu’il s’agit de nommer une personne à un poste de juge de la Cour du Québec ou à un poste de juge de paix magistrat, le comité est composé :
1° du juge en chef de la Cour du Québec ou d’un juge qu’il désigne parmi les juges de la Cour du Québec ou les juges de paix magistrats, lequel agit comme président;
2° de deux personnes désignées par le Barreau du Québec :
a) dont un avocat, et
b) une personne qui oeuvre dans le domaine du droit et dont les activités professionnelles n’incluent pas la représentation devant les tribunaux, en favorisant la présence de représentants des universités au Québec lorsqu’il est possible de le faire;
3° de deux personnes qui ne sont ni juges, ni membres du Barreau du Québec ou de la Chambre des notaires du Québec, désignées par l’Office des professions du Québec.
[88] Le Règlement prescrit les critères dont le comité de sélection tient compte :
25. Pour évaluer la candidature d’un candidat, le comité tient compte des critères suivants :
1° les compétences du candidat, comprenant :
a) ses qualités personnelles et intellectuelles, son intégrité, ses connaissances et son expérience générale;
b) le degré de ses connaissances juridiques et son expérience dans les domaines du droit dans lesquels il serait appelé à exercer ses fonctions;
c) sa capacité de jugement, sa perspicacité, sa pondération, sa capacité d’établir des priorités et de rendre une décision dans un délai raisonnable ainsi que la qualité de son expression;
2° la conception que le candidat se fait de la fonction de juge;
3° la motivation du candidat pour exercer cette fonction;
4° les expériences humaines, professionnelles, sociales et communautaires du candidat;
5° le degré de conscience du candidat à l’égard des réalités sociales;
6° la reconnaissance par la communauté juridique des qualités et des compétences du candidat.
[89] Une fois les candidats rencontrés, le comité dresse son rapport où « il indique, par ordre alphabétique, les noms de 3 candidats aptes à être nommés juges qu’il propose »[82]. Il donne une « appréciation personnalisée des candidats proposés »[83].
[90] Ce rapport est remis par le président non pas au Ministre, mais bien au sous-ministre. C’est ensuite le sous-ministre qui le transmet au Ministre.
[91] C’est à ce stade que le Ministre entre en scène. Il fait une recommandation au Conseil des ministres. Il est dorénavant expressément prévu que l’allégeance politique ne doit pas être considérée par le Ministre lorsqu’il choisit un candidat en vue d’une recommandation au Conseil des ministres. Le Ministre a la discrétion d’accepter une des recommandations ou de les rejeter en bloc, si cela est dans le meilleur intérêt de la justice. S’il rejette les recommandations, le secrétaire publie un nouvel avis, conformément au processus déjà expliqué :
33. Si le ministre estime, après avoir reçu le rapport du comité et tenu compte de la liste des candidats proposés qu’il ne peut, dans le meilleur intérêt de la justice, choisir à l’égard d’un poste un candidat en vue d’une recommandation au Conseil des ministres pour une nomination, il peut demander au comité de proposer le nom d’autres candidats aptes à être nommés juges pour ce poste, conformément à l’article 26.
En cas d’impossibilité pour le comité de donner suite à la demande du ministre, le secrétaire fait publier un nouvel avis conformément à la section I. Le comité qui a fait rapport à la suite du premier avis analyse les dossiers des personnes qui soumettent leur candidature, rencontre les candidats et transmet son rapport conformément à la section VI.
Pour l’application du deuxième alinéa, une personne qui a soumis sa candidature à la suite de la publication du premier avis ne peut la soumettre à nouveau à la suite de la publication du second avis.
[92] Le Tribunal conclut que le Ministre ne détient aucun pouvoir discrétionnaire quant au contenu de l’avis de sélection à être publié. Son rôle se limite à demander à la Secrétaire de lancer le concours. Cela relève en soi d’un exercice arithmétique : la somme des juges totalise-t-elle 308 juges ?
[93] Il n’a aucun contrôle sur la Secrétaire et ne peut lui dicter sa décision de ne pas inclure un besoin exprimé par la Juge en Chef. Une fois qu’il a demandé à la Secrétaire d’ouvrir le concours, il n’a aucun mot à dire sur l’inclusion des besoins exprimés par la Juge en Chef dans l’avis ni sur l’identité des personnes qu’il doit nommer et qui lui sont présentées par la Juge en Chef, le Barreau et l’Office des Professions. Même le rapport du comité ne lui est pas transmis par la Secrétaire. Dans une séquence finement chorégraphié, la Secrétaire « transmet au sous-ministre le rapport accompagné des dossiers des candidats proposés. Le sous-ministre le transmet au ministre »[84].
[94] Le Tribunal reconnait d’emblée que c’est là une interprétation qui tranche radicalement avec ce qui prévalait sous le Règlement Abrogé et qui écarte le Ministre du processus de sélection où, auparavant, il dominait. Au vu de la pratique passée et du fondement historique de la prérogative, cette approche peut être contre-intuitive. Elle a comme résultat non seulement d’isoler le processus de sélection de toute intervention liée à la politique partisane, mais aussi d’isoler le comité de sélection du Ministre et du Conseil des ministres et ce jusqu’à ce que le comité de sélection ait remis son rapport.
[95] Or, ce n’est pas la pratique passée ou l’intuition qui doit animer le Tribunal, mais bien l’interprétation correcte du Règlement selon les principes généraux d’interprétation applicables. Or, l’interprétation du contexte, du texte et de l’économie du Règlement mène indubitablement à la conclusion que le Ministre n’a plus aucun rôle dans le processus qui mène au choix des trois candidats par le comité de sélection, si ce n’est que de lancer le concours.
[96] D’abord, cette analyse n’est pas incompatible avec l’article
[97] Dans sa sagesse, le gouvernement détermine, dans le Règlement, qu’au terme de ce processus duquel il est largement absent, c’est toujours le Ministre qui a le pouvoir de recommander ou non, les candidats proposés, animé par le seul « meilleur intérêt de la justice ». Par ailleurs, ultimement, le gouvernement maintient intact ses pouvoirs de nommer le ou la juge.
[98] Ensuite, le contexte mène aussi à la même conclusion que le Règlement vise à limiter le rôle du Ministre à lancer le concours. En effet, la lecture comparative du Règlement Abrogé et du Règlement mène à la conclusion incontestable que le Ministre ne joue plus un rôle dans la sélection des candidats, une fois qu’il demande à la Secrétaire d’ouvrir le concours et ce, jusqu’à ce qu’il doit faire sa recommandation. Les changements opérés sont frappants :
98.1. Mise en place du secrétariat : Alors que dans le Règlement abrogé il n’y avait qu’un coordonnateur dont la fonction n’est pas décrite, un secrétariat autonome est mis sur pied dans le Réglement. Ce secrétariat a des fonctions de formation pour le « poste à pourvoir ». Il doit faire rapport annuellement de ses activités le tout dans un souci de transparence et de responsabilité.
98.2. Indépendance du secrétaire du Ministre : Alors qu’avant, le coordonnateur était désigné par le Ministre et était donc sous son autorité, la Secrétaire est désormais sous l’autorité du sous-ministre qui la désigne après avoir consulté la Juge en Chef et le Barreau.
98.3. La syntaxe de l’article 7: au point de vue syntaxique, l’article 7 ne souffre d’aucune ambiguïté : la Secrétaire est celle qui ouvre le concours et qui prend en considération les besoins exprimés par la Juge en Chef. Le rôle du Ministre est délibérément limité, étant grammaticalement et graphiquement isolé entre deux virgules; il demande au secrétaire d’ouvrir le concours. C’est la Secrétaire qui publie l’avis. Le contraste est frappant avec la formulation Règlement Abrogé qui indiquait sans aucune ambiguïté que le ministre « fait publier l’avis ».
98.4. Transmission du rapport du comité : alors qu’avant, le comité « soumet au ministre » son rapport, le Règlement met en place la fine chorégraphie décrite précédemment, pour empêcher tout contact entre le président du comité et la secrétaire avec le Ministre.
98.5. Formation du comité de sélection : alors qu’avant le comité était de trois membres et que le Ministre les désignait et nommait tous, incluant le président, deux étant désignés sur recommandation ou après consultation avec la Juge en Chef et le Barreau, aujourd’hui il ne désigne aucun des cinq membres, bien que, formellement, ce soit lui qui les nomme.
98.6. Nombre de personnes proposées par le comité : alors que le Règlement Abrogé prévoyait que le rapport « indique les noms des candidats que le comité a rencontré et qu’il estime aptes à être nommés juges » et qu’il contient « tout commentaire que le comité juge opportun », le Règlement limite le nombre de personnes à être recommandées par le comité à trois, qui doivent être présentés en ordre alphabétique et pour lesquels le rapport fournit une « appréciation personnalisée ».
[99] Le Règlement opère un véritable changement de paradigme. Le modèle mis en place se démarque du précédent par le fait qu’il écarte les instances « politiques » jusqu’au moment de la sélection des candidats jusqu’à la présentation du rapport du comité de sélection. Même là, le comité ne proposera que trois candidats.
[100] L’article 7 ne donne aucune place au Ministre autre que celle de demander à la Secrétaire d’ouvrir un concours. Il n’intervient donc pas dans la prise en compte des besoins exprimés par la Juge ni dans la détermination de ce que doit comprendre l’avis. C’est ce que le gouvernement a voulu et il ne revient pas au Tribunal de ne pas y donner suite.
[101] Dans son plan d’argumentation, le PGQ avance que l’article 7 du Règlement établit un « processus de coopération entre la Cour du Québec et le Ministre dans le cadre de la procédure de sélection ». Selon lui, c’est un processus en deux temps: 1) la Juge en Chef exprime ses besoins et demande qu’un concours soit ouvert; 2) le Ministre décide seul d’y donner suite en prenant en considération ces besoins, mais non exclusivement ceux-ci. Le Ministre « voit ensuite à ce qu’un avis de sélection soit publié »[85].
[102] Avec égards, cette interprétation fait violence au texte du Règlement. Il incorpore des éléments qui n’y se trouvent pas. La ponctuation précise utilisée à l’article 7 place l’intervention du Ministre à un moment très précis, c’est-à-dire, lorsque vient temps d’ouvrir un concours. C’est donc à la Secrétaire que la Juge en Chef communique ses besoins qui publie ensuite l’avis de sélection et le Ministre ne doit pas intervenir dans ce processus.
[103] Le Tribunal conçoit que si l’article 7 s’était inséré dans l’architecture du Règlement Abrogé où le Ministre jouait un rôle actif à chacune des étapes du processus, il aurait pu y avoir matière à débat. Cette ère est toutefois révolue. Le Règlement adopte une philosophie très différente.
[104] Nul doute, le fait que la Juge en Chef avance aujourd’hui une interprétation que ni elle, ni son prédécesseur n’ont suivi de 2013 à 2021 suscite un certain malaise. Jusqu’en mai 2021, c’est au ministre de la Justice que les besoins sont communiqués. C’est uniquement dans la foulée du désaccord entre les actuels Ministre et Juge en Chef à partir de fin août 2020, que la Juge en Chef commande une opinion de l’honorable Michel Bastarache qu’elle reçoit en 2021[86]. Et c’est uniquement à partir de ce moment que la Juge en chef adopte un changement de sa position et qu’elle adresse dorénavant une demande d’ouverture de poste au Ministre et qu’elle communique ses besoins à la Secrétaire. Au final cependant, une pratique adoptée par le titulaire d’une fonction ne peut être préférée à l’interprétation correcte ou raisonnable du Règlement.
[105] Dans la discussion qui précède, il a été établi que le contexte d’adoption du Règlement et le texte et l’économie du Règlement mènent à la conclusion que la Juge en Chef exprime ses besoins à la Secrétaire qui les prend en considération et publie un avis. Selon cette démarche d’interprétation, le Ministre n’exerce donc aucun pouvoir.
[106] Or, le PGQ est d’avis que le contexte global et l’objectif et la finalité du Règlement exclut une telle interprétation. Elle serait inconciliable avec la séparation des pouvoirs. Seul le Ministre est imputable de ces décisions et, conséquemment, il revient à lui seul de prendre la décision.
[107] Le Tribunal conçoit pleinement que le Ministre et surtout le gouvernement est imputable de la décision de nommer un juge. Mais, au risque de redite, le Tribunal ne juge pas de cette question dans l’abstrait. Il y a une assise législative claire à l’article
[108] Or, ce que le Ministre cherche en l’instance c’est en fait d’écarter que certains besoins identifiés par la Juge en Chef soient inclus aux avis. Dans une certaine mesure, non seulement a-t-il le dernier mot sur la recommandation des candidats préalablement choisis, mais il veut aussi s’assurer qu’en amont de cette décision, tous les candidats qu’il aimerait bien voir considérés par le comité de sélection et possiblement choisis préalablement par celui-ci, le soient.
[109] Pour les motifs qui suivent, le Tribunal est d’avis que de donner à la Juge en Chef, plutôt qu’au Ministre, la fonction d’identifier les besoins de la Cour du Québec s’inscrit parfaitement dans l’objectif et la finalité du Règlement et de la LTJ.
[110] À titre de préface à cette analyse, il faut remarquer que le Règlement confie à la Juge en Chef a un rôle bien plus important dans le processus de sélection que celui qu’il confie au Ministre, et ce jusqu’à ce que le comité de sélection ait rendu son rapport. D’abord, c’est elle et le Barreau, que le sous-ministre doit consulter avant de désigner la Secrétaire. Par ailleurs, c’est elle qui désigne le juge sur le comité de sélection. Ce juge agit comme président. Dans les deux cas, cela se démarque sensiblement de ce qui était prévu au Règlement Abrogé ou rappelons-le, le Ministre nommait le coordonnateur, désignait les membres du comité sur recommandation et nommait le président.
[111] Précisons aussi que la Juge en Chef ne pourra formuler les besoins de la Cour du Québec, que si le Ministre demande à la Secrétaire d’ouvrir un concours.
[112] Quels sont les besoins que la Juge en Chef pourrait exprimer ? À la lecture des avis, il y en a 4 : la chambre où il y a un poste à pourvoir, le lieu de résidence, les districts qui seront servis et, dans certains cas, la maitrise de l’anglais. Bien que les avis n’en fassent pas état, le Tribunal estime que des caractéristiques pourraient aussi être recherchées qui seraient accessoires à ces 4 besoins. Ainsi, une personne qui souffre d’aérophobie ne peut raisonnablement combler une poste au sein d’une cour itinérante.
[113] Or, est-il incompatible avec l’imputabilité du Ministre et du gouvernement et contraire au principe de la séparation des pouvoirs qu’une fois que le Ministre demande à la Secrétaire de lancer le concours, ce soit la Juge en Chef qui fixe les besoins du poste à pourvoir et que le Ministre n’ait plus voix au chapitre, sauf pour rejeter, en fin de parcours, les candidats qui sont proposés au terme de ce processus de sélection ? Le Tribunal est d’avis que non tel qu’il paraît de l’analyse qui suit.
[114] Contrairement à la Cour supérieure[88], la LTJ ne fixe pas le nombre de juges à être nommés pour les divers districts. Quelqu’un doit donc établir où le besoin pour un juge se fait sentir.
[115] Il tombe sous le sens que ce soit la Juge en Chef qui fixe la chambre, le lieu de résidence et les districts dans lesquels le juge à être nommé exercera sa fonction. Cela semble être bien une perspective plus cohérente que de laisser cette question à la discrétion du Ministre, puisqu’il pourrait choisir de favoriser un district plutôt qu’un autre pour des fins qui risqueraient, par exemple, d’être partisanes. Aucune telle crainte ne se pose lorsque la Juge en Chef détermine ce besoin.
[116] Par ailleurs, le contexte global et plus particulièrement l’objectif et la finalité de la LTJ mènent à la conclusion que la Juge en Chef est toute désignée pour formuler ces trois besoins puisqu’elle est nommée par le gouvernement pour se charger « de la direction de la Cour du Québec »[89] pour un terme de 7 ans[90]. Ses fonctions sont énoncées ainsi dans la LTJ :
96. Le juge en chef est chargé de la direction de la Cour.
Il a notamment pour fonctions :
1° de voir au respect, en matière judiciaire, des politiques générales de la Cour;
2° de coordonner, de répartir et de surveiller le travail des juges et de voir à leur formation complémentaire; ceux-ci doivent se soumettre à ses ordres et directives;
3° de veiller au respect de la déontologie judiciaire.
En collaboration avec les juges coordonnateurs, il a également pour fonctions:
1° de voir à la distribution des causes et à la fixation des séances de la Cour;
2° de déterminer les assignations d’un juge appelé à exercer sa compétence dans une matière qui n’est pas du ressort de la chambre à laquelle il est affecté.
[Soulignés du Tribunal]
[117] Par l’effet de la LTJ, objectivement, elle a une connaissance inégalée des besoins de la Cour du Québec. L’expérience et le bagage de renseignements qu’elle apporte à la détermination des besoins est directement proportionnel à l’ampleur de la tâche de coordination, de répartition et de surveillance du travail des juges et de l’exercice de distribution des causes et la fixation des séances qu’elle assume. Pour bien saisir cette ampleur, il importe de dresser un portrait de la Cour du Québec.
[118] La Cour du Québec est composée de 308 juges dont le juge en chef, le juge en chef associé et quatre juges en chef adjoints[91]. Le juge en chef associé est nommé, après consultation du juge en chef. Le juge en chef associé Scott Hughes, demandeur en l’instance, assiste et conseille la Juge en Chef et exerce les fonctions de la Juge en Chef sous l’autorité de celle-ci[92].
[119] Ces effectifs peuvent s’accroitre. En effet, conformément à la LTJ, à la demande du juge en chef, le gouvernement peut, s’il l’estime conforme aux intérêts de la justice autoriser un juge à la retraite[93], pour le temps qu’il détermine, à continuer d’exercer sa charge[94]. Entre 2016 et 2021, cela ajoute 58 à 73 juges suppléants, selon les années. Ils sont nommés pour des périodes d’un an[95].
[120] Tous ces juges sont répartis à travers 10 régions de coordination, comportant en tout 36 districts. Dans chacune des 10 régions, des juges coordonnateurs sont nommés pour des mandats d’au plus trois ans qui conseillent la Juge en Chef et l’assistent dans la distribution des causes et la fixation des séances de la Cour et à l’assignation des juges[96]. Ces juges coordonnateurs lui présentent au moins deux fois par année, un rapport d’activités établi sur une base mensuelle pour chaque chambre et chaque district judiciaire notamment le nombre de causes entendues et l’état des délais[97]. La Juge en Chef peut aussi nommer, avec l’approbation du gouvernement, un maximum de 12 juges coordonnateurs adjoints, pour des mandats de trois ans, qui exercent les fonctions qu’elle détermine.
[121] Bien que cela puisse paraitre fastidieux, puisque les particularités de ces régions et districts seront pertinents pour comprendre où les besoins de maîtrise de l’anglais se font sentir selon la Juge en Chef[98], le Tribunal juge nécessaire d’en faire la nomenclature. Du même coup, cet exercice met en lumière l’ampleur de la tâche qu’assument la Juge en Chef avec le Juge en Chef associé, les juges coordonnateurs et les juges coordonnateurs adjoints et l’ampleur des renseignements qu’ils accumulent[99] :
121.1. Abitibi-Témiscamingue-Eeyou Istchee-Nunavik : Abitibi (Val d’Or, Kuujjuaq et les points de service de La Sarre et Amos), Rouyn-Noranda (Rouyn-Noranda) et Témiscamingue (Ville-Marie) et des points de services itinérants à Seneterre et les points de service cour itinérant à Chisabi, Eastmain, Inukjuaq, Kangiqsualujjuaq, Kanjigsujuaq, Kangirsuk, Kuujuaraapik, Kuujjuak, Mistissini, Nemaska, Oujé-Bougoumou, Puvirnituq, Quaqtaq, Salluit, Waskaganish, Waswanipi, Wemindji et Whapmagoosui. Cette région compte douze juges.
121.2. Bas-Saint-Laurent-Côte-Nord-Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine : Baie-Comeau (Baie-Comeau et le point de service de Forestville) , Bonaventure (New Carlisle et le point de service de Carleton-sur-Mer), Gaspé (Percé et les points de service de Gaspé, d’Havre-Aubert et de Sainte-Anne-des-Monts), Kamouraska (Rivière-du-Loup), Mingan (Sept-Îles) et Rimouski (Rimouski et les points de service d’Amqui, de Mont-Joli et de Matane). Des points de service sont également desservis sur une base itinérante à partir du Palais de Justice de Sept-Îles : Blanc-Sablon, Fermont, Havre-Saint-Pierre, Kawachikamach, La Romaine, Natashquan, Port-Cartier, Saint-Augustin et Schefferville. Cette région compte 17 juges.
121.3. Estrie : Bedford (Cowansville et Granby), Drummond (Drummondville), Mégantic (Lac-Mégantic) et Saint-François (Sherbrooke et le point de service de Magog). Elle compte 18 juges.
121.4. Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle : Joliette (Joliette), Labelle (Mont-Laurier), Laval (Laval) et Terrebonne (Saint-Jérôme et les points de service de Saint-Agathe-des-Monts et Lachute). Elle compte 45 juges. Elle est sous la direction d’une juge coordonnatrice et de deux juges coordonnateurs adjoints pour la Chambre criminelle et pénale et la Chambre civile.
121.5. Mauricie-Bois-Francs-Centre-du-Québec : Arthabaska (Victoriaville), Saint-Maurice (La Tuque et Shawinigan), Trois-Rivières (Trois-Rivières). Elle compte 13 juges.
121.6. Montérégie : Beauharnois (Salaberry-de-Valleyfield avec des points de service à Chateauguay et Vaudreuil-Dorion), Iberville (Saint-Jean-sur-Richelieu), Longueuil, Richelieu (Sorel-Tracy) et Saint-Hyacinthe (Saint-Hyacinthe). La région compte 41 juges. Elle sous la direction d’une juge coordonnatrice et de deux juges coordonnatrices adjointes à la Chambre civile et à la Chambre criminelle et pénale.
121.7. Montréal : les activités de cette région se déroulent au Palais de Justice de Montréal, à la chambre de la jeunesse sur Bellechasse et certaines activités se déroulent au Centre de services judiciaires de Gouin. Cette région compte 95 juges. Elle est sous la direction d’une juge coordonnatrice et de quatre juges coordonnatrices adjointes pour la Chambre civile, la Chambre criminelle et pénale (une pour la coordination des matières pénales et l’autre pour la coordination des matières criminelles) et pour la Chambre de la jeunesse.
121.8. Outaouais : Gatineau (Gatineau), Labelle (Maniwaki) et Pontiac (Campbell’s Bay). Elle compte 15 juges.
121.9. Québec-Chaudière-Appalaches : Beauce (Saint-Joseph-de-Beauce), Charlevoix (La Malbaie), Frontenac (Thetford Mines), de Montmagny (Montmagny) et Québec (Québec). La région compte 42 juges. Elle sous la direction d’un juge coordonnateur et de deux juges coordonnateurs adjoints.
121.10. Saguenay-Lac-Saint-Jean : Alma (Alma), Chicoutimi et Roberval. Elle compte 10 juges.
[122] Au-delà de son organisation géographique, la Cour du Québec est une cour de première instance ayant compétence en matière civile, criminelle et pénale ainsi que dans les matières relatives à la jeunesse. La Cour du Québec ou ses juges siègent également en matière administrative ou en appel dans les cas prévus par la loi[100].
[123] Elle compte trois chambres, soit la chambre criminelle et pénale, la chambre civile et la chambre de jeunesse[101].
[124] À la lumière de ce qui précède, il n’est nullement surprenant ni incompatible avec le processus de nomination des juges que le Règlement confie à la Juge en Chef d’exprimer les besoins de la Cour du Québec liés à la détermination de la chambre, du district et du lieu de résidence du poste à pourvoir. En regard des fonctions que le gouvernement lui attribue et vu l’information importante dont elle dispose, c’est la personne toute désignée pour faire cet exercice. C’est d’ailleurs cela qu’elle explique au Ministre, lorsqu’elle lui écrit ceci en septembre 2020 [102]:
Les juges en chef de la Cour s’interrogent chaque fois quant à l’utilisation optimale du poste vacant : doit-il être maintenu dans la même région? Doit-il être attitré à une autre chambre? Quel est le lieu de résidence approprié pour bien servir les justiciables? L’apport des juges coordonnateurs est essentiel à cette réflexion parce qu’ils sont parfaitement informés des besoins des justiciables de leur région et des particularités de la pratique judiciaire.
[125] Le litige en l’instance ne découle pas d’ailleurs pas de l’identification des besoins que la Juge en Chef exprime quant au lieu de résidence, district et chambre dans laquelle les juges exercent.
[126] Ce qui préoccupe en vérité le Ministre, c’est que la Juge en Chef, sous couvert de fixer des besoins, crée ce qu’il perçoit être des droits linguistiques en marge de ce qu’il croit être la législation québécoise.
[127] Sa démarche ne peut être animée par l’administration de la justice au sens d’accès à la justice mise de l’avant par la Cour suprême dans Hryniak, c’est-à-dire la mise en place d’un environnement favorable à l’accès expéditif et abordable au système de justice[103]. En effet, il est incontestable que le juge bilingue maîtrise le français et il peut l’employer dans toutes les circonstances qu’il juge approprié. Il pourra aussi migrer vers l’anglais sans autre mesure si le justiciable choisit d’exercer son droit constitutionnel en s’adressant à lui, soit en français ou soit en anglais. Il n’a pas de limite linguistique qui puisse entrainer des remises, complexifier la confection des rôles ou l’attribution des assignations. Aucun interprète n’est requis pour que le juge comprenne les parties.
[128] Ce qui préoccupe le Ministre c’est plutôt qu’une personne qui ne maîtrise pas l’anglais, mais qui est autrement compétente, ne puisse pas déposer sa candidature dans « 7 régions sur 10 » regroupant 72% de la population, parce qu’elle ne maîtrise pas l’anglais, alors qu’elle maîtrise la seule langue officielle du Québec, le français. Pour lui, une telle situation est inacceptable, car contraire à la législation québécoise et en particulier, l’article
[129] Selon le PGQ, l’interprétation retenue par le Tribunal aurait comme effet que la Juge en Chef puisse s’autoriser de faire fi de la CLF et de rendre la justice bilingue, alors que cela est de la seule prérogative du Ministre, du gouvernement et de la législature québécoise.
[130] Le PGQ avance que cet exemple particulier lié aux exigences linguistiques imposés par la Juge en Chef met en évidence pourquoi une interprétation respectueuse du contexte global et de l’objectif et de la finalité du Règlement doit nécessairement mener à la conclusion que le Ministre doit avoir le dernier mot pour décider des besoins de la Cour du Québec.
[131] Le PGQ met de l’avant trois arguments pour montrer que les positions adoptées par la Juge en Chef pour établir ses besoins sont basés sur des fondements juridiques et factuels erronés : d’abord, la Juge en Chef ajoute des renseignements à l’avis de sélection publié, qui ne doivent pas s’y trouver en vertu de l’article 9 du Règlement. Ensuite, elle redéfinit les droits linguistiques et octroie des droits en marge de la législation québécoise. Finalement, rien au niveau factuel ne justifie le besoin de nommer systématiquement des juges dans 7 des 10 régions.
[132] Le Tribunal examinera chacun de ces arguments.
- Les renseignements qui doivent se trouver à l’avis
[133] Le PGQ plaide d’abord un argument lié strictement au texte du Réglement. Selon lui, la Juge en Chef, en exprimant des besoins et des exigences linguistiques, vient à ajouter à l’avis des éléments qui ne font partie des renseignements qui doivent s’y trouver selon l’article 9 du Règlement. Selon lui, aucun des paragraphes de cet article 9 ni aucun des critères de sélection énoncés à l’article 25 ne comprennent « ni de près ni de loin une quelconque allusion à la connaissance ou à la maîtrise de l’anglais »[105].
[134] Le Tribunal juge que le PGQ fait fausse route à cet égard.
[135] D’abord, le Tribunal est d’avis que la maîtrise de l’anglais fait partie des critères que le comité de sélection peut, sinon doit, selon les circonstances du poste à pourvoir, prendre en considération. En effet, le candidat qui veut postuler pour un poste de juge à la Cour du Québec doit remplir, selon le paragraphe 9 (40) un formulaire préétabli qui est annexé au Règlement. Ce formulaire prévoit des cases à cocher pour l’anglais parlé et écrit. Par ailleurs, les critères de sélection du sous-paragraphe 25(10) c) prévoient que le comité de sélection tient compte des compétences du candidat, dont la « qualité de son expression ».
[136] Ainsi, il est faux de dire qu’en précisant dans l’avis que la maîtrise de l’anglais est requise, on ajoute un critère à l’article 9 qui ne s’y retrouve pas. C’est le complément logique des critères qui se trouvent à l’article 25. Spécifier que dans un district donné, la « qualité de l’expression » comprend la maîtrise de l’anglais s’inscrit dans une démarche de transparence. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant ni inacceptable, selon le Tribunal, d’inscrire dans l’avis de sélection publié, bien que ce ne semble pas être le cas, que pour le district d’Abitibi, Témiscamingue et Rouyn-Noranda, lorsque la personne devra présider la cour itinérante, que cette personne ne souffre pas d’aérophobie.
[137] On retrouve dans le mémoire du PGQ les deux paragraphes suivants :
103. L’inclusion d’une exigence portant sur le bilinguisme dans l’avis de sélection est également susceptible de restreindre le bassin de candidats potentiels ainsi que de priver un avocat compétent de la possibilité de participer au processus de sélection pour accéder à la magistrature, alors que ce dernier satisfait toutes les conditions d’admissibilité prévues par le législateur.
(…)
109. Aussi, rien ne permet de présumer que les juges nommés à la suite des avis de sélection contestés ne seront pas bilingues ou qu’ils ne possèderont pas une maîtrise suffisante de l’anglais.
[138] Le Tribunal, était perplexe après avoir lu ces deux paragraphes, et a insisté auprès du PGQ qu’il prenne position à savoir si le comité pouvait considérer la maîtrise de l’anglais comme un facteur qui bonifie la candidature d’un candidat, même si le Ministre a écarté cette exigence.
[139] Après plusieurs échanges, le PGQ formule la position que même si l’exigence de la maîtrise de l’anglais était écartée par le Ministre et ne se trouvait pas à l’avis, le comité de sélection pouvait néanmoins considérer que la maîtrise de l’anglais bonifie le dossier du candidat par rapport au candidat qui ne le maîtrise pas. Si tel est effectivement le cas, l’argument que la maîtrise du français n’est pas un critère de sélection visé par l’article 9 ne tient plus.
[140] Par ailleurs, la position du Ministre est, avec égards, incohérente. En effet, l’énumération qu’il dit strictement limitative des critères de l’article 9 du Règlement ne s’appliquerait pas à lui. Il pourrait ajouter ce que bon lui semble au contenu de l’avis. Ainsi, il énonce le postulat surprenant suivant : « il revient donc au Ministre, et à lui seul, dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire, de voir s’il y a lieu ou pas de compléter et d’ajouter sur l’avis de sélection d’autres renseignements que ceux explicitement exigés à l’article 9 du Règlement »[106]. Ainsi, le Ministre aurait lui le pouvoir d’ajouter à sa seule discrétion, des critères à ceux que le gouvernement a fixé conformément à la LTJ. Il ne le peut manifestement pas.
[141] La seule interprétation cohérente de l’article 9 est que l’avis peut inclure les renseignements qui y sont énumérés et cela implique, implicitement, qu’il peut prévoir des exigences précises quant au niveau de la « qualité de son expression » du candidat.
[142] Le PGQ plaide ensuite que l’interprétation du Tribunal de l’article 7 permet à la Juge en Chef de compléter ou de bonifier une obligation institutionnelle linguistique. Selon lui, les tribunaux québécois n’ont d’autres obligations que celle prévues à l’article
- Les droits linguistiques
[143] Pour bien cerner la question des droits linguistiques, les auteurs François Côté et Guillaume Rousseau proposent un cadre théorique éprouvé fort utile pour permettre de bien cerner l’enjeu. Ils en appellent à distinguer entre deux « modèles d’ancrage de base pour la théorie des droits linguistiques » : l’approche fondée sur le principe de la personnalité et celle fondée sur le principe de la territorialité. Dans l’approche fondée sur le principe de personnalité, les droits linguistiques sont accordés à une personne à qui une faculté concrète et individualisée est conférée d’employer sa langue. Dans l’approche fondée sur le principe de territorialité, la langue du territoire (celle de la majorité) qui s’impose à tous est la langue officielle; c’est la seule utilisée par les organes étatiques[107].
[144] La Loi constitutionnelle de 1867 (« LC de 1867 ») porte l’« embryon de régime linguistique »[108] à son article 133. Il établit un droit linguistique selon l’approche de la « personnalité » :
133. Dans les chambres du parlement du Canada et les chambres de la législature de Québec, l’usage de la langue française ou de la langue anglaise, dans les débats, sera facultatif; mais dans la rédaction des archives, procès-verbaux et journaux respectifs de ces chambres, l’usage de ces deux langues sera obligatoire; et dans toute plaidoirie ou pièce de procédure par-devant les tribunaux ou émanant des tribunaux du Canada qui seront établis sous l’autorité de la présente loi, et par-devant tous les tribunaux ou émanant des tribunaux de Québec, il pourra être fait également usage, à faculté, de l’une ou de l’autre de ces langues.
Les lois du parlement du Canada et de la législature de Québec devront être imprimées et publiées dans ces deux langues.
133 Either the English or the French Language may be used by any Person in the Debates of the Houses of the Parliament of Canada and of the Houses of the Legislature of Quebec; and both those Languages shall be used in the respective Records and Journals of those Houses; and either of those Languages may be used by any Person or in any Pleading or Process in or issuing from any Court of Canada established under this Act, and in or from all or any of the Courts of Quebec.
The Acts of the Parliament of Canada and of the Legislature of Quebec shall be printed and published in both those Languages.End note.
[145] Les droits consacrés à l’art.
[146] Sous réserve du respect de l’art.
59. Le principe du fédéralisme facilite la poursuite d'objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. C'est le cas au Québec, où la majorité de la population est francophone et qui possède une culture distincte. Ce n'est pas le simple fruit du hasard. La réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d'une structure fédérale pour l'union canadienne en 1867. Tant pour le Canada‑Est que pour le Canada‑Ouest, l'expérience de l'Acte d'Union, 1840 (R.‑U.), 3‑4 Vict., ch. 35, avait été insatisfaisante. La structure fédérale adoptée à l'époque de la Confédération a permis aux Canadiens de langue française de former la majorité numérique de la population de la province du Québec, et d'exercer ainsi les pouvoirs provinciaux considérables que conférait la Loi constitutionnelle de 1867 de façon à promouvoir leur langue et leur culture. Elle garantissait également une certaine représentation au Parlement fédéral lui‑même.
[Soulignés du Tribunal]
[147] Comme l’explique la Cour d’appel dans Magasins Best Buy ltée[111], « pour les raisons que l'on connaît et que l'on ne peut plus guère contester, la promotion et la protection de la langue française constituent, au Québec, un impératif reconnu, obéissant à un besoin réel et rémanent ».
[148] La Charte de la langue française[112] (« CLF »), adoptée en 1977, est la pierre angulaire de l’effort législatif du Québec pour répondre à cet impératif. L’article 1 prévoit que le français est la langue officielle du Québec et les dispositions qui suivent visent à assurer que cet objectif se traduise en réalité dans divers contextes.
[149] Au départ, la CLF s’inscrit résolument au chapitre de l’approche de la territorialité. Son objectif est de faire du français la langue de l’administration dont la justice est vue comme une partie intégrante. Les articles 7 à 13 se lisaient à l’origine comme suit[113] :
7. Le français est la langue de la législation et de la justice au Québec.
8. Les projets de loi sont rédigés dans la langue officielle. Ils sont également, en cette langue, déposés à l’Assemblée nationale, adoptés et sanctionnés.
9. Seul le texte français des lois et des règlements est officiel.
10. L’Administration imprime et publie une version anglaise des projets de loi, des lois et des règlements.
11. Les personnes morales s’adressent dans la langue officielle aux tribunaux et aux organismes exerçant des fonctions judiciaires ou quasi-judiciaires. Elles plaident devant eux dans la langue officielle, à moins que toutes les parties à l’instance ne consentent à ce qu’elles plaident en langue anglaise.
12, Les pièces de procédure émanant des tribunaux et des organismes exerçant des fonctions judiciaires ou quasi-judiciaires ou expédiées par les avocats exerçant devant eux doivent être rédigées dans la langue officielle. Ces pièces peuvent cependant être rédigées dans une autre langue si la personne physique à qui elles sont destinées y consent expressément.
13. Les jugements rendus au Québec par les tribunaux et les organismes exerçant des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires doivent être rédigés en français ou être accompagnés d’une version française dûment authentifiée. Seule la version française du jugement est officielle.
[150] Or, en 1979, la Cour suprême rend sa décision dans Blaikie[114]. Elle déclare contraire à l’article
[151] Sept ans plus tard, dans MacDonald, la Cour suprême confirme que l'article
[152] En 1993, la Charte de la langue française est modifiée afin d’ « harmoniser certaines de ses dispositions […] avec les décisions rendues par les divers instances »[116]. Les articles 10 à 13 sont abrogés et les articles 7 à 9 sont remplacés. L’article 7 se lit désormais :
7. Le français est la langue de la législation et de la justice au Québec sous réserve de ce qui suit:
1° les projets de loi sont imprimés, publiés, adoptés et sanctionnés en français et en anglais, et les lois sont imprimées et publiées dans ces deux langues;
2° les règlements et les autres actes de nature similaire auxquels s’applique l’article
3° les versions française et anglaise des textes visés aux paragraphes 1° et 2° ont la même valeur juridique;
4° toute personne peut employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux du Québec et dans tous les actes de procédure qui en découlent.
[153] Le paragraphe 7 40) de la CLF énonce donc en termes plus fluides l’essence de l’article
[154] C’est ainsi que, bien qu’historiquement, la CLF adoptait une approche territoriale, après les amendements de 1993, elle finit au même point que l’article
[155] Henri Brun fait un excellent et succinct résumé de la portée « du droit à la justice bilingue » dans son ouvrage Les institutions démocratiques du Québec et du Canada auquel le Tribunal adhère entièrement:
9. Devant les tribunaux du Québec et les tribunaux fédéraux, toute personne peut utiliser la langue française ou la langue anglaise. Celui qui s’exprime, oralement ou par écrit a le droit de le faire en français ou en anglais.
10. Ce bilinguisme judiciaire s’applique tous les tribunaux, administratifs, comme judiciaires. Il vaut pour tous les intervenants, du poursuivant jusqu’au juge en passant par les avocats et les témoins. Il vaut pour toutes les procédures, de l’action ou de la sommation jusqu’au jugement, qui toutes peuvent rédigées en français ou en anglais.
11. Le droit linguistique à une justice bilingue est donc un droit limité. Les tribunaux visés doivent accueillir les langues française et anglaise, mais ils n’ont eux-mêmes aucune obligation découlant de ce droit. S’il doit être complété pour que justice soit rendue, ce droit le sera en vertu de lois ordinaires, ou en vertu de droits individuels de la personne comme le droit à un procès équitable ou le droit à un interprète, mais non en vertu d’une interprétation de ce droit allant au-delà du sens des mots qui l’énoncent. La Cour suprême explique à cet égard que les droits linguistiques, en leur qualité de droits collectifs, sont le fruit d’accords politiques.
[156] Le paragraphe 11 de cet extrait mérite qu’on s’y attarde davantage puisqu’il annonce que selon les circonstances, la protection irréductible ne saurait suffire.
[157] En septembre 2020[117], la Juge en Chef tente de conscientiser le Ministre quant aux enjeux complexes de la question linguistique qui s’étendent bien au-delà de la simple obligation d’assurer la protection irréductible. Elle fournit des explications de la réalité juridique auxquelles sont confrontées les trois chambres. Il y a lieu de citer les paragraphes pertinent de sa lettre et de les compléter avec certaines références additionnelles législatives et jurisprudentielles.
[158] Dans une annexe à sa lettre du 1er septembre 2020[118], la juge en chef explique d’abord les enjeux linguistiques en matière criminelle :
En matière criminelle, l’accusé (adulte ou adolescent) a, peu importe où il se trouve sur le territoire canadien, le droit absolu à ce que les procédures se déroulent devant un juge qui parle la langue officielle du Canada qui est la sienne. De plus, le juge a l’obligation d’aviser l’accusé de ce droit.
La Cour suprême enseigne qu’il s’agit d’un droit substantiel auquel on ne peut déroger5. Les tribunaux de juridiction criminelle sont donc tenus d’être institutionnellement bilingues afin, notamment, de « promouvoir l’égalité linguistique entre le français et l’anglais dans les procès criminels et la préservation des identités culturelles »6. Le défendeur en matière pénale bénéficie des mêmes droits.
____________________________
5 R. c. Beaulac,
6 Id., paragraphes 28 et 34.
[159] L’article
[44] As for s.
[45] Mere administrative inconvenience implementing this statutory right is not a relevant factor. The availability of court stenographers and court reporters, the workload of bilingual prosecutors or judges and the additional financial costs of rescheduling are not pertinent factors, since the language rights guarantees set out in the Criminal Code require that governments maintain proper institutional infrastructures and services for criminal trials in both official languages of Canada on an equal basis. Moreover, the language rights of the accused are not to be interpreted as a component of natural justice, but are rather free-standing independent rights which are conceptually separate and distinct from common law or other natural justice or procedural considerations.
[47] If an order is granted under s.
-the accused and his counsel have the right to use either official language for all purposes during the preliminary inquiry and trial;
-the accused and his counsel may use either official language in written pleadings or other documents used in any proceedings relating to the preliminary inquiry or trial;
(…)
-the court must make interpreters available to assist the accused, his counsel or any witness during the preliminary inquiry or trial;
(…)
-any trial judgment, including any reasons given therefore, issued in writing in either official language, must be made available by the court in the official language that is the language of the accused.
[48] These rights have been interpreted generously. Courts have found that, at trial, both the judge and the prosecutor must use the official language of Canada of the accused;
[49] The law, and more specifically s.
As for the trial judges sitting in criminal matters throughout Canada, those of the Court of Quebec and the Superior Court of Quebec in particular, it would behoove them to take a proactive stance in protecting the language rights of accused despite the positions counsel take when appearing before them.
[Soulignés du Tribunal]
[160] Il est donc évident pourquoi le Ministre ne s’oppose pas à ce que 8 des 25 avis publiés depuis qu’il est en fonction, qui sont tous pour des postes à pourvoir en chambre criminelle et pénale, incluent une exigence de « maîtrise de l’anglais ». Le Tribunal relève au passage qu’il y a tout de même, des districts où le portrait sociolinguistique n’emporte pas un tel besoin et où l’exigence n’est pas incluse à l’avis, malgré les exigences rigoureuses de l’article
[161] Dans cette même lettre, la Juge en Chef explique aussi les considérations suivantes présentes en matière de protection de la jeunesse :
Par ailleurs, la Cour suprême a bien établi que toute demande en matière de protection de la jeunesse constitue une atteinte au droit à la sécurité psychologique et doit, en conséquence, avoir lieu dans le respect des principes de justice fondamentale, dont celui d’être entendu et d’offrir une défense pleine et entière7. Cette exigence est incompatible avec une audience présidée par un juge qui ne peut s’exprimer dans la langue de l’enfant et des parents, lui à qui le législateur impose en outre l’obligation de tenter d’obtenir leur adhésion aux mesures ordonnées8. Un tel exercice commande la maîtrise de compétences de communication particulières vu le contexte souvent émotif d’un litige de cette nature portant sur la vie intime des personnes en cause.
________________
7 Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G. (J.),
8 Article 89 de la Loi sur la protection de la jeunesse.
[162] Le Tribunal adhère entièrement à ce résumé, mais juge opportun de fournir certains commentaires additionnels. Vu les effets draconiens que l’application des dispositions de la Loi sur la protection de la jeunesse[120] (ci-après « LPJ ») peut avoir sur l’enfant et sur son parent, la LPJ prévoit que les tribunaux appelés à prendre des décisions au sujet d’un enfant en vertu de la LPJ doivent donner à cet enfant, à ses parents et à toute personne qui veut intervenir dans l’intérêt de l’enfant l’occasion d’être entendus[121]. À cet égard, sans nullement avoir la prétention d’en faire un résumé exhaustif, rappelons brièvement certaines des tristes circonstances dans lesquelles les dossiers communément appelées « mesures urgentes » peuvent se présenter. Lorsqu’un signalement est fait au Directeur de la protection de la jeunesse (« Directeur »), il doit déterminer si la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis. Ils sont compromis si l’enfant se retrouve dans une situation d’abandon, de négligence, de mauvais traitements psychologiques, d’abus sexuels ou d’abus physiques ou lorsqu’il présente des troubles de comportement sérieux[122]. Si le Directeur retient le signalement, il peut prendre des mesures de protection immédiate pour 48 heures[123]. Au-delà de ce délai, à moins que les parents n’y consentent, le Directeur doit demander l’autorisation d’un juge de la Cour du Québec pour prolonger la durée des mesures de protection.
[163] Comme l’indique la juge L’Heureux-Dubé dans Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg[124], ces dossiers mettent en jeu des parents déjà défavorisés par la société qui connaissent des problèmes personnels, sociaux ou économiques[125]. Dans le contexte de la loi manitobaine, la juge L’Heureux-Dubé souligne que la forme d’intervention la plus perturbatrice est l’ordonnance du tribunal conférant la tutelle temporaire ou permanente. Elle porte atteinte à l’intégrité psychologique du parent. Elle stigmatise le parent. Elle peut causer une grande détresse à l’enfant. Puisque de telles mesures portent atteinte à la sécurité de la personne, elles ne peuvent être mises en place qu’en conformité aux principes de justice fondamentale, conformément à l’article 7 de la Charte comme l’explique la Juge en Chef dans l’extrait précité.
[164] À part ces mesures urgentes de protection, les statistiques annexées au jugement sur le Renvoi sur la Cour du Québec font aussi voir que les dossiers liés à la justice pénale pour adolescents constituent près de 40% des dossiers ouverts en 2017-2018 à la chambre de la jeunesse. Il n’y a pas lieu de s’étendre longuement sur le régime légal applicable, mais il convient de noter que la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents[126] (« LSJPA ») reconnait la vulnérabilité des adolescents qui se retrouvent dans les mailles du système pénal. Le Tribunal a déjà discuté des protections offertes en matière de l’article
164.1. Le système de justice pénale est distinct de celui pour les adultes et il met l’accent, entre autres, sur la prise de mesures procédurales supplémentaires pour accorder aux adolescents un traitement équitable et la protection de leurs droits[127].
164.2. Les mesures prises à l’égard des adolescents, en plus de respecter le principe de la responsabilité juste et proportionnelle, doivent offrir des perspectives positives aux adolescents et faire participer leurs père et mère, leur famille étendue, les membres de leur collectivité et certains organismes sociaux ou autres à leur réadaptation et leur réinsertion sociale, en tenant compte des différences ethniques et linguistiques.
[165] Ces précisions étant apportées, la conclusion que tire la Juge en Chef s’impose : une audience présidée par un juge qui ne peut s’exprimer dans la langue de l’enfant et des parents n’est pas acceptable.
[166] Finalement, toujours dans la même lettre, elle évoque le régime de protection irréductible en matière civile : « En matière civile, la Cour suprême a aussi confirmé le droit de tout citoyen engagé dans un litige de s’exprimer dans l’une des deux langues officielles ».
[167] Le Tribunal croit toutefois que trois éléments peuvent donner lieu à des considérations particulières en matière civile: les petites créances, les personnes qui ne sont pas représentées par avocat et les dossiers de garde en établissement.
[168] Petites créances : s’y déroulent les actions gouvernées par le titre II du Livre VI du Code de procédure civile, soit entre autres, les demandes de recouvrement d’un montant n’excédant pas 15 000$[128]. Les personnes physiques doivent agir elles-mêmes, alors que les personnes morales ne peuvent être représentées que par un dirigeant[129]. Lors de l’audience, le juge doit jouer un rôle très actif. Le Code de procédure civile prescrit qu’il « procède lui-même aux interrogatoires » et « apporte à chacun une aide équitable et impartiale de façon à faire apparaître le droit et en assurer la sanction »[130].
[169] Les parties qui se représentent seules : Si le dossier ne se déroule pas aux petites créances, les parties peuvent être représentées par avocats. L’avocat pourrait être bilingue. Cela étant dit, le Tribunal n’a pas à épiloguer longuement sur l’enjeu préoccupant des coûts pour le justiciable et l’obstacle qu’il dresse en matière d’accès à la justice. Parce qu’elles n’ont pas les moyens de payer les avocats, il est connaissance judiciaire qu’une part toujours croissante de justiciables se présente sans avocat devant les tribunaux. Cela pose des défis importants au juge, car souvent ces parties méconnaissent le droit et la procédure. Le Règlement de la Cour du Québec prévoie explicitement que « lorsque le juge l’estime nécessaire, il apporte à la partie non représentée une assistance tout en préservant son impartialité »[131]. Cette règle s’inscrit en droite ligne avec le devoir d’assistance plus général des juges, dont la Cour d’appel, dans Ménard c. Gardner, explique les tenants et aboutissants[132]. Concrètement, cela entraine, pour le juge, en présence d’une personne se représentant seule, « de fournir certaines explications sur le processus et les manières de faire ». Il doit voir à « l’instruire de l’essentiel, à le guider de manière générale, et ce, lorsque le besoin s’en fait sentir ». Il n’a toutefois pas à « le conseiller et ne peut le favoriser » [133]. Il s’agit d’un exercice délicat que les juges exercent quotidiennement dans les salles de cour.
[170] Les gardes en établissement : La Cour supérieure et la Cour du Québec se partagent les interventions auprès de justiciables très vulnérables aux prises avec des problèmes importants de santé mentale. La Cour du Québec entend les demandes de gardes en établissement psychiatrique, présentées en vertu des articles
[171] Or, ces demandes de garde en établissement sont présentées dans un contexte d’urgence. La personne visée se trouve habituellement déjà en centre hospitalier où elle peut être gardée sans permission du tribunal pour une période maximale de 72 heures si le médecin est d’avis que la personne en raison de son état mental présente un danger à la fois grave et immédiat. Elle comparait donc devant le tribunal dans un état de grande détresse. L’audience se fait dans des conditions souvent difficiles. Il se peut que cette personne soit représentée, mais rien ne l’oblige à être assisté par un avocat. Vu l’état de désorganisation que présentent typiquement ces personnes, il n’est pas rare qu’elles méconnaissent le caractère utile sinon essentiel des avocats. Sans vouloir faire un exposé exhaustif des obligations des juges qui entendent de telles demandes, il convient de rappeler certaines considérations élémentaires :
171.1. Enfermer une personne dans en établissement constitue une atteinte à son droit à la liberté, à l’intégrité et à la sûreté de sa personne[135].
171.2. C’est une « forme de détention, typique des mesures privatives de liberté et intrinsèquement préjudiciable »[136].
171.3. La soumettre à une évaluation psychiatrique constitue une violation de son intégrité physique[137]. Les juges de la Cour du Québec sont les gardiens de ces droits et ils doivent respecter les principes de justice fondamentale.
171.4. Contraindre une personne à demeurer là où elle ne veut pas « n’est possible que lorsque permise par la loi, ce que le juge ou le tribunal ne peut déterminer qu’à la suite d’un examen structuré et rigoureux de la situation, selon les prescriptions de la loi et dans le plus grand respect des droits de cette personne »[138]. Comme le dit la juge Bich, « le législateur ne lésine pas sur l’affirmation de la personne, qui constituent le fondement des droits civils de chacun »[139].
171.5. En particulier, le juge doit tester la conclusion des médecins et faire sa propre opinion quant à la dangerosité de la personne visée et quant à la nécessité de cette garde[140].
[172] En conclusion, l’examen de la nature des dossiers que les trois chambres ont à traiter quotidiennement, fait ressortir le rôle complexe des juges.
[173] Il est donc vrai, au niveau du principe, que les obligations énoncées par la législation linguistique consistent à ne pas enfreindre les droits énoncés à l’article
[174] La réponse des juges de la Cour du Québec ne peut se résumer à fournir des interprètes qui viendront les assister, au besoin, à comprendre les parties, les avocats, les procédures et les témoins. D’abord, c’est tout simplement irréaliste. Il faudrait en avoir toujours en disponibilité, assignés dans tous les districts et dans toutes les chambres où l’anglais pourrait se manifester. En effet, il est impossible de savoir d’avance en matière urgente quels dossiers le requerront. De façon pratique, cela signifiera assigner un interprète à temps plein à un juge qui n’est pas en mesure de s’acquitter en anglais des obligations que les lois et règlements lui imposent impérativement. Deuxièmement, la lourdeur et la lenteur du processus de traduction ne permettra aucunement de rencontrer les exigences strictes expliquées ci-dessus que la jurisprudence impose dans ces circonstances particulières discutées.
[175] Reste à savoir si le problème est théorique ou pratique. Selon le PGQ il est théorique, car rien ne démontre dans les faits, qu’il y aurait un effet domino déséquilibrant.
[176] Le PGQ soulève principalement deux éléments. D’abord, il fait valoir que la Juge en Chef exige systématiquement la maîtrise de la langue anglaise dans 7 régions sur 10. Ensuite, il indique en citant des statistiques établissant le nombre de personnes ayant l’anglais, ou l’anglais et une autre langue que le français, comme langue maternelle, qu’il n’y a en fait pas de besoin qui justifie l’exigence de bilinguisme systématique.
[177] Le PGQ affirme que la Juge en Chef « exige systématiquement que la maitrise de l’anglais soit inscrite comme exigence dans les avis de sélection dans 7 des 10 régions de coordination desservant près de 72%de la population »[141].
[178] Le Tribunal présume que cette affirmation vise spécifiquement les nominations que la Juge en Chef a faites depuis son entrée en fonction en 2016. Si tel est le cas, cette affirmation dresse un portrait faussement alarmiste. En effet, dans une même région, le portrait varie d’un lieu de résidence à l’autre.
[179] Les trois régions auxquelles le Ministre fait référence où aucune exigence de maîtrise de l’anglais n’a été inscrite aux avis sont nécessairement: la région de Québec (17 nominations), la Mauricie (4 nominations) et le Saguenay (1 nomination).
[180] Or, outre celles-ci, le Tribunal est d’avis que pour trois autres régions, il n’est pas vrai que les avis exigent systématiquement l’anglais :
180.1. La région Est: l’exigence de la maîtrise de l’anglais est publiée pour un poste pour les 3 chambres avec lieu de résidence à Sept-Îles (qui comprend une cour itinérante), mais pas pour un poste à Baie Comeau pour les trois chambres ni pour un autre à Rimouski pour la chambre criminelle et pénale et jeunesse. Ainsi, dans cette région, c’est 1/3 des avis publiés où l’exigence est posée qu’un candidat doit maîtriser l’anglais.
180.2. Estrie : les 3 avis publiés ont un lieu de résidence à Sherbrooke. Pour deux postes, il n’y a pas d’exigence (un en chambre civile et l’autre en chambre criminelle). Il y en a une seulement pour un poste en chambre de la jeunesse. Ainsi, c’est 1/3 des avis publiés où l’exigence est posée qu’un candidat doit maîtriser l’anglais.
180.3. Montérégie : pour un poste avec un lieu de résidence à Saint-Hyacinthe, en chambre criminelle pénale, il n’y a pas d’exigence de maîtrise de langue anglaise.
[181] Ensuite, une autre région, l’Abitibi est un cas particulier au niveau de la CLF. Les juges siègent sur la cour itinérante qui se rend dans les villages d’Eeyou-Istchee et du Nunavik. Comme l’explique la Juge en Chef, la totalité des termes judicaires (environ 80 semaines par année) se déroule en anglais, avec ou sans traduction. D’ailleurs, même avant 2007, tous les postes avec lieu de résidence à Amos, Val-d’Or et Rouyn-Noranda comprenaient l’exigence suivante : « la personne nommée sera appelée plus particulièrement à siéger en milieu autochtone dans le nord du Québec lors d’audiences qui se déroulent habituellement en langue anglaise ». Depuis son arrivée en fonction, l’actuelle Juge en Chef maintient cette exigence pour les 8 postes qui sont à pourvoir pour ces lieux de résidence, dont cinq alors que l’actuel Ministre est en fonction. Tous les avis publiés incluant ceux depuis la nomination de l’actuel Ministre inclut cette exigence.
[182] C’est donc plutôt dans trois régions où effectivement la Juge en Chef demande systématiquement d’inclure la maîtrise de l’anglais, pour toutes les chambres. Sans surprise, il s’agit de Montréal, de Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle et de l’Outaouais. Si on inclut la Montérégie, le portrait suivant apparait depuis 2017:
182.1. 29 postes étaient à pourvoir en chambre criminelle et pénale ou en chambre criminelle et pénale et jeunesse. Seul le poste susmentionné à Saint Hyacinthe ne comprend pas une exigence de l’anglais. Le Ministre a accepté que l’exigence de la maîtrise de l’anglais soit incluse dans chacun de ces 28 avis.
182.2. 13 postes sont en chambre de jeunesse.
182.3. 18 postes sont en chambre civile.
[183] Le portrait est donc bien plus nuancé que ce qu’avance le PGQ.
[184] Le PGQ soulève ensuite dans son plan d’argumentation que « la preuve démontre en effet que le bilinguisme est systématiquement exigé dans des districts où les données démographiques démontrent que le nombre de personnes de langue maternelle anglaise n’excède pas 18,7%, à l’exception de celui de Pontiac »[142].
[185] Or, il est inconcevable que le Ministre cite à l’appui de ses arguments des statistiques portant sur la langue « maternelle » des Québécois pour tirer des conclusions sur l’usage que les justiciables font de l’anglais devant les tribunaux.
[186] Vu qu’aucune définition n’a été fournie dans la pièce PGQ-8 sur ce que constitue pour les fins du recensement la notion de « langue maternelle », le Tribunal estime qu’il peut prendre connaissance judiciaire des définitions fournies par Statistiques Canada pour le recensement 2016 duquel le PGQ extrait les données. Voici la définition de langue maternelle [143]:
« Langue maternelle » est la première langue apprise à la maison dans l'enfance et encore comprise par la personne au moment où les données sont recueillies. Si la personne ne comprend plus la première langue apprise, la langue maternelle est la deuxième langue apprise. Dans le cas d'une personne qui a appris deux langues en même temps dans la petite enfance, la langue maternelle est la langue que cette personne a parlé le plus souvent à la maison avant de commencer l'école. Une personne a deux langues maternelles seulement si les deux langues ont été utilisées aussi souvent et sont toujours comprises par la personne. Dans le cas d'un enfant qui n'a pas encore appris à parler, la langue maternelle est la langue parlée le plus souvent à cet enfant à la maison. Un enfant a deux langues maternelles seulement si les deux langues lui sont parlées aussi souvent, afin qu'il apprenne les deux en même temps.
[187] Ce même dictionnaire du recensement de 2016 montre que le Ministre aurait pu avoir ressort à d’autres statistiques telles celles de la « langue parlée le plus souvent à la maison » et la « langue parlée le plus souvent au travail » :
« Langue parlée le plus souvent à la maison » désigne la langue que la personne parle le plus souvent à la maison au moment de la collecte des données. Une personne peut déclarer plus d'une langue comme étant « parlée le plus souvent à la maison » si les langues sont parlées aussi souvent l'une que l'autre.
Dans le cas d'une personne qui vit seule, la langue parlée le plus souvent à la maison est la langue dans laquelle elle se sent le plus à l'aise. Dans le cas d'un enfant qui n'a pas encore appris à parler, il s'agit de la langue parlée le plus souvent à l'enfant à la maison. Lorsque deux langues sont parlées à l'enfant, la langue parlée le plus souvent à la maison est celle qui l'est effectivement le plus souvent. Si les deux langues sont utilisées également, alors les deux sont incluses ici.
« Langue utilisée le plus souvent au travail » désigne la langue que la personne utilise le plus souvent au travail. Une personne peut déclarer plus d'une langue comme étant « utilisée le plus souvent au travail » si les langues sont utilisées aussi souvent les unes que les autres.
[188] Dans certains contextes, la langue maternelle est une statistique pertinente. Elle constitue, par exemple, le critère qui sert à déterminer le statut bilingue d’une ville[144]. Les pourcentages liés à la langue maternelle n’offrent toutefois pas un portrait complet pour juger de l’usage de l’anglais devant les tribunaux.
[189] En présumant que toutes les personnes qui n’ont pas l’anglais ou l’anglais et une autre langue que le français comme langue maternelle, utiliseront le français, le Ministre présente un portrait incomplet de la situation sociolinguistique au Québec en se basant sur une hypothèse indéfendable. Elle va à contre-courant de la jurisprudence et des écrits qui traite de la vulnérabilité du français. Il suffira de mentionner deux telles sources pour étayer le propos.
[190] Les auteurs précités, Rousseau et Côté, citent, au soutien de leur plaidoyer pour renforcer l’usage exclusif du français comme langue officielle au Québec, un extrait d’un texte de de José Woehrling datant de 2012 [145]:
La tendance naturelle des immigrants sera toujours de vouloir s’assimiler à la communauté anglophone. Après 35 ans de mise en œuvre de la loi 101, on constate qu’à peine un peu plus de la moitié des immigrants reçus au Québec et dont la langue maternelle n’est pas le français s’intègrent à la majorité francophone (…) l’autre moitié continue de s’intégrer plutôt à la minorité anglophone.
[191] Au même effet, dans Ford, la Cour suprême reconnait comme valable l’objectif recherché par le législateur en édictant la CLF, c’est-à-dire la protection et la promotion de la langue française. Elle passe en revue les conclusions de 14 rapports d’experts déposés par le PGQ au soutien de son mémoire en appel. La Cour suprême conclut que c’est « la vulnérabilité de la langue française au Québec et au Canada qui a motivé la politique linguistique reflétée dans la Charte de la langue française »[146]. La Cour suprême identifie en particulier 4 facteurs qui expliquent la baisse du français, dont un est le « le taux supérieur d’assimilation des immigrants au Québec par la communauté anglophone du Québec »[147].
[192] Il apparait donc erroné d’utiliser, pour établir le nombre de personnes qui utiliseront l’anglais devant le tribunal, les données du recensement sur les personnes ayant « l’anglais comme langue maternelle » ou « l’anglais et une autre langue que le français comme langue maternelle ». À preuve, on en arrive alors avec les pourcentages limités suivants : 17% à Montréal, 8% à Laval, 6,5% à Longueuil ou 4,5% à Saint-Jérôme.
[193] Or, le Ministre a en main d’importants outils, que doit générer, en vertu de la CLF, l’Office de la langue française (l’« OLF »), office dont les membres sont nommés par le gouvernement québécois[148]. En effet, l’article
[194] Si le Ministre cherche à contredire la Juge en Chef et convaincre le Tribunal de l’absence d’effet domino, il aurait été nécessaire, comme première étape qu’il fournisse des statistiques sociolinguistiques pertinentes en possession de son propre ministère. Or, il s’abstient, délibérément, d’en présenter tout en faisant néanmoins un procès d’intention à la Juge en Chef.
[195] Au final, rien de ce que le PGQ avance ne convainc le Tribunal qu’une interprétation respectueuse du contexte global et de l’objectif et de la finalité de la LTJ mène à la conclusion que ce doit être le Ministre et non la Juge en Chef qui est chargée de faire part des besoins à la Secrétaire.
[196] Selon la Juge en Chef, l’interprétation que fait le Ministre de l’article 7 du Règlement est incompatible avec l’indépendance judiciaire et en particulier l’indépendance judiciaire administrative institutionnelle de la Cour du Québec.
[197] L’Indépendance judiciaire est un principe constitutionnel explicitement énoncé à l’article
[198] Le principe de l’indépendance judiciaire comprend autant une dimension individuelle qu’institutionnelle. « Si l’indépendance individuelle s’attache aux juges pris individuellement, l’indépendance institutionnelle ou collective s’attache à la cour ou au tribunal en tant qu’entité institutionnelle »[153].
[199] L’indépendance judiciaire compte trois caractéristiques centrales : l’inamovibilité des juges, la sécurité financière et l’indépendance administrative[154]. L’indépendance administrative « ne s’attache qu’à la cour en tant qu’institution (quoique parfois cette indépendance peut être exercée par le juge en chef de la cour visée) »[155].
[200] Le PGQ souligne que la Cour suprême définit de façon restrictive le contenu de la caractéristique liée à l’indépendance administrative[156]. Il souligne à juste titre que la Cour suprême dans Valente explique que les aspects essentiels de l’indépendance institutionnelle doivent se limiter « à l’assignation des juges aux causes, les séances de la cour, le rôle de la cour, ainsi que les domaines connexes de l’allocation de salles d’audience et de la direction du personnel administratif »[157]. Cette citation est reprise près de vingt ans plus tard par la Cour suprême[158]. Les pouvoirs exécutifs et législatifs ne peuvent donc pas empiéter sur les pouvoirs et fonctions essentielles d’un tribunal. Le corolaire de ceci est que le pouvoir judiciaire ne peut pas non plus empiéter sur le pouvoir exécutif et législatif[159].
[201] En l’instance, les parties demanderesses plaident que l’effet du refus d’exiger la maîtrise de l’anglais aura un impact majeur, direct et immédiat sur ses fonctions judiciaires, car cela empêche la Cour du Québec et donc la Juge en Chef d’appliquer les règles, les politiques et les pratiques d’assignations qu’elle a établies en vue de la gestion optimale des ressources judiciaires mises à sa disposition.
[202] Le PGQ réplique que pour compromettre l’indépendance administrative, la mesure doit avoir une portée immédiate et directe sur les fonctions judiciaires[160]. Or, les critères de nomination d’un juge ne peuvent, en soi, avoir un tel effet. Le fait qu’au terme d’un processus de sélection, un candidat pourrait être choisi qui ne maîtrise pas la langue anglaise, ne peut qu’affecter indirectement la gestion des rôles ou l’assignation des juges. Ce fait ne peut à lui seul constituer une atteinte à l’indépendance institutionnelle de la Cour du Québec.
[203] Avec égards pour les excellentes représentations sur ce point de part et d’autre, ce sont des questions complexes que le Tribunal n’a pas à traiter pour résoudre le présent litige. En effet, l’analyse du Règlement suffit largement pour soutenir la position des demanderesses. L’étude de l’indépendance administrative n’y ajouterait rien de plus.
[204] L’intervention du ministre de la justice est ultra vires et illégale. Le Ministre ne jouit d’aucun pouvoir quant à la rédaction des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec
[205] Les parties demanderesses recherchent de déclarer illégaux, nuls et invalides les Avis. Elles plaident que si le Ministre contrevient au Règlement, cela entraine l’invalidité des Avis. Citant l’auteur Patrice Garant, elles plaident qu’un « acte posé en violation de la loi ou du règlement qui l’autorise doit être annulé »[161].
[206] La Tribunal ne prononcera pas de telle déclaration. Le Ministre aurait bien pu intervenir, mais la Secrétaire aurait pu faire fi de son intervention et publier l’avis en fonction des besoins exprimés par la Juge en Chef. C’est donc cette décision qui est en jeu lorsque vient le temps de déterminer si les Avis doivent être cassés. Pour en disposer de la question de cassation des Avis, le Tribunal doit plutôt exercer le pouvoir qui lui échoit en vertu du paragraphe 529 20) C.p.c. Il doit examiner si la Secrétaire a agi de façon déraisonnable ou incorrecte en publiant les Avis comme elle le fait, selon la norme de contrôle que le Tribunal retient.
[207] C’est donc cet exercice de contrôle judiciaire auquel s’attelle la Cour dans la prochaine section.
[208] Selon l’interprétation que le Tribunal retient, le Ministre ne doit pas intervenir dans la détermination du contenu de l’avis. Il revient à la Secrétaire de prendre en considération les besoins exprimés par la Juge en Chef. Il n’est pas indiqué qu’elle inclut les besoins. Le sens commun des mots implique donc qu’elle peut, ou non, en tenir compte.
[209] Toutes les parties sont d’avis que ce serait aberrant que dans l’une ou l’autre des interprétations, la Secrétaire ait le dernier mot. Aucune des parties n’est à l’aise avec l’idée que la Secrétaire ne fasse pas droit à leurs instructions.
[210] Or, le Tribunal est d’avis que c’est ce que le gouvernement a voulu. La Secrétaire n’est pas une simple exécut ante. Le Règlement lui confère des rôles importants. C’est elle qui ouvre le concours et qui voit à publier l’avis. Elle voit à la formation des membres du comité de sélection. Cette formation porte, tel que déjà indiqué, sur « la structure des tribunaux, la fonction judiciaire en général ainsi que les qualités recherchées pour la fonction de juge, en regard des critères établis pour le poste à pourvoir »[162]. Cela n’est pas anodin.
[211] C’est à elle que revient la responsabilité de publier l’avis. Par jugement déclaratoire, les parties demanderesses demandent que le Tribunal déclare que la Secrétaire ne jouit d’aucune discrétion lorsque la Juge en Chef lui exprime ses besoins. Le Tribunal ne peut suivre cet argument, car cela équivaut à prêter à la Secrétaire un rôle uniquement clérical, telle une adjointe administrative.
[212] Il est incontournable que c’est à la Secrétaire que revient la responsabilité de dresser l’avis. Il doit comprendre les renseignements de l’article 9. Ainsi, si la juge en chef demandait d’inclure quelque chose dans l’avis qui ne devrait pas s’y trouver selon l’article 9[163], le Tribunal ne peut conclure que la Secrétaire n’aurait aucun pouvoir pour refuser d’inclure une telle demande dans un avis qu’elle a le devoir de publier. La fonction de la Secrétaire, tel que définie dans le Règlement, est plus qu’une simple fonction de transmission et d’archive.
[213] Ainsi, tout est question de contexte lorsque vient le temps de déterminer les pouvoirs de la Secrétaire. S’il advenait qu’elle ne donne pas suite aux besoins exprimés et que la Juge en Chef soit en désaccord, cette question fera vraisemblablement les frais d’un pourvoi en contrôle judiciaire.
[214] Cela dit, il n’est pas opportun que le Tribunal énonce un principe général ou des limites précises au pouvoir de la Secrétaire vis-à-vis les besoins exprimés par la Juge en Chef. Un substrat factuel est requis dans chaque cas et, en l’instance, le Tribunal ne prononcera pas la déclaration recherchée et procèdera plutôt au contrôle de la décision.
[215] La norme de contrôle est présumée être la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans certains cas, le contrôle peut s’exercer selon la norme de la décision correcte.
[216] En l’instance, il est inutile de faire cette analyse, puisque le Tribunal est d’avis que la décision est déraisonnable. Nécessairement, il en viendrait aussi à la conclusion que la décision est incorrecte.
[217] La norme de contrôle de la décision déraisonnable donne priorité à la justification. En soi, l’article 7 du Règlement et la nature de la décision, c’est-à-dire la considération des besoins exprimés par la Juge en Chef et la publication d’un avis, ne donnent pas nécessairement lieu à la communication de motifs. Les Avis qui n’incluent pas de mention de la maitrise de l’anglais, malgré les besoins exprimés par la Juge en Chef, sont le résultat de cette décision, mais ne fournissent pas de justification. Comme le souligne la Cour suprême dans Vavilov, il peut être difficile d’employer une méthode de contrôle judiciaire qui accorde la priorité à la justification, alors qu’aucun motif écrit n’est communiqué[164]. Or, la justification qui sous-tend la décision n’est pas pour autant « opaque » et la cour de révision doit examiner l’ensemble du dossier pour tenter de l’identifier[165]. La Cour suprême indique la marche à suivre :
[138] Il existe néanmoins des situations dans lesquelles aucuns motifs n’ont été fournis et où ni le dossier ni le contexte général ne permettent de discerner le fondement de la décision en cause. En pareil cas, la cour de révision doit tout de même examiner la décision à la lumière des contraintes imposées au décideur afin de déterminer s’il s’agit d’une décision raisonnable. Toutefois, il est peut‑être inévitable que faute de motifs, l’analyse soit alors centrée sur le résultat plutôt que sur le raisonnement du décideur. Il ne s’ensuit pas pour autant que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est moins rigoureux dans ces circonstances; il prend seulement une forme différente.
[Soulignés du Tribunal]
[218] En l’instance, hormis une déclaration sous serment très brève, la Secrétaire n’a jamais fait valoir une quelconque position à l’égard de la publication de l’avis. Elle ne comparait pas par la voie de ses propres procureurs. Le PGQ dépose une réponse indiquant qu’il agit en son nom.
[219] Un plan d’argumentation est donc déposé par le PGQ agissant en son nom qui énonce que ce serait un « résultat absurde » que la décision de prendre en considération les besoins de la Juge en Chef revienne à la Secrétaire « qui a un rôle administratif »[166].
[220] En tout temps, c’est le Ministre, son sous-ministre et son sous-ministre associé qui traitent des questions liés aux Avis et qui entretiennent les échanges avec la Juge en Chef ou ses avocats. En juin 2021, le sous-ministre associé fait valoir aux avocats de la Juge en Chef qu’elle peut bien transmettre ses besoins à la Secrétaire, mais qu'elle devra en toutes circonstances « transmettre au ministre de la Justice l'expression de ces besoins afin que ce dernier puisse les prendre en considération avant de demander à la secrétaire de publier un avis de poste à pourvoir »[167].
[221] Avant l’entrée en vigueur du Règlement, les avis publiés sont signés par la coordonnatrice et le ministre de la Justice. Après la mise en vigueur du Règlement[168], c’est uniquement le secrétaire qui les signe. La Secrétaire actuelle paraît nommément sur les avis à partir de juin 2015[169]. Elle a toujours inclus dans les avis qu’elle publie les besoins communiqués par la Juge en chef jusqu’à ce que l’actuel Ministre accède à sa fonction[170].
[222] Il est donc évident que ce n’est pas la Secrétaire qui prend la décision d’inclure ou non les besoins exprimés par la Juge en Chef. Le Ministre lui donne instructions de publier les avis contestés avec ou sans la maîtrise des besoins exprimés par la Juge en Chef quant à l’exigence de la maîtrise de l’anglais.
[223] Or, selon les conclusions auxquelles en arrive le Tribunal, le Ministre n’a pas autorité sur la Secrétaire conformément à l’article 4 du Règlement qui prévoit très explicitement que la Secrétaire agit sous l’autorité du sous-ministre et non du Ministre. Il ne peut pas intervenir dans le processus de sélection autrement que de demander à la Secrétaire d’ouvrir le concours.
[224] En laissant une personne, le Ministre, qui n’a pas autorité à exercer le pouvoir qui lui est pourtant dévolu dans le Règlement, la décision de la Secrétaire est nécessairement déraisonnable au sens où l’entend la Cour suprême dans Vavilov, car elle n’est pas fondée sur un raisonnement intrinsèquement rationnel et cohérent, cette dernière n’ayant fait aucune analyse de la question. Elle est aussi déraisonnable, car elle contient une faille décisive en ce qu’elle ne tient pas compte d’une contrainte juridique, c’est-dire, la législation applicable. En effet, le Règlement indique qu’elle et non le Ministre prend en considération les besoins exprimés par la Juge en Chef. Or, en l’instance le dossier démontre qu’elle a pris uniquement en considération les instructions du Ministre.
[225] Pour ces motifs, il y a lieu de casser les Avis.
[226] Les parties demanderesses plaident qu’il n’y a pas lieu de renvoyer le dossier à la Secrétaire puisque la décision que la Secrétaire doit prendre quant à l’avis s’impose impérativement, c’est-à-dire : elle doit inclure les besoins exprimés par la Juge en Chef.
[227] Tel que l’explique la Cour suprême dans Vavilov, « lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour »[171]. Cela étant dit, « le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident (…) qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien »[172].
[228] En l’instance, la Secrétaire devra, à tout événement, publier de nouveaux avis. Aussi, les parties demanderesses cherchent à ce que le Tribunal prononce l’ordonnance suivante :
ORDONNER à la Secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec d’émettre de nouveaux avis en remplacement des avis CQ-2021-152, CQ-2021-154, […],CQ-2021-158, CQ-s0s1-160 et CQ-2021-161 en ajoutant comme critère de sélection la connaissance suffisante de la langue anglaise.
[Soulignés du Tribunal]
[229] Il s’agit là d’un nouveau vocabulaire qui n’a pas été employé auparavant. Cette notion de « connaissance suffisante » est effectivement différente de celle employée depuis 2017 (maîtrise) et celle incluse aux avis avant 2017 (connaissance adéquate). Est-ce délibéré ? Était-ce que la Juge en Chef avait communiqué à la Secrétaire dans le cadre de l’expression de ses besoins[173] ? Était-ce plutôt une main tendue vers le Ministre qu’il n’a pas voulu saisir ? Le Tribunal l’ignore. Le Tribunal n’est donc pas en mesure de savoir quel « résultat » serait, selon les parties demanderesses, inévitable.
[230] Quoi qu’il en soit, le Tribunal, conformément aux principes énoncés dans Vavilov discutés ci-dessus, juge donc opportun de casser les Avis et de retourner le dossier à la Secrétaire pour qu’elle prenne en considération les besoins exprimés par la Juge en Chef, sans intervention ni consultation avec le Ministre. Ce faisant, elle doit tenir compte des motifs du présent jugement et notamment du fait que la Juge en Chef est dans une position unique par sa fonction et par ses connaissances pour juger de la nécessité d’inclure une exigence liée à l’anglais et qu’il est approprié qu’une telle mention soit ajouté à l’avis.
[231] Vu que le Tribunal en arrive à la conclusion que le Ministre ne doit avoir aucune implication autre que de demander à la Secrétaire d’ouvrir un concours, il n’est pas nécessaire que le Tribunal se prononce sur la question à savoir s’il était raisonnable pour le Ministre d’indiquer à la Secrétaire de ne pas tenir compte des besoins exprimés par la Juge en Chef.
[232] Vu toutefois qu’une partie importante du débat a été consacrée à la question du caractère raisonnable de la décision du Ministre, et dans l’éventualité que le Tribunal ait tort quant aux réponses qu’il donne à la question 2, le Tribunal analyse maintenant la question dans une perspective où le Ministre a la discrétion de ne pas tenir compte des besoins exprimés par la Juge en Chef et qu’il peut donner instructions à la Secrétaire de ne pas faire mention de la maîtrise de l’anglais dans les Avis.
[233] Bien que d’importants principes pouvant toucher à la primauté du droit entrent en jeu pour contrôler la décision du Ministre, il demeure que l’exercice auquel est convié le Tribunal est celui de réviser une décision administrative. Le Tribunal est donc d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique. À tout événement, puisque le Tribunal en vient à la conclusion que la décision est déraisonnable, la qualification de la norme de contrôle n’a aucun impact concret en l’instance.
[234] Le PGQ plaide que la décision du Ministre en est une qui commande une grande déférence. Cet argument se conjugue mal avec le recadrage du contrôle judiciaire effectué par la Cour suprême dans Vavilov. Bien que les décisions qui puissent être contrôlées par les tribunaux de révision vont de la décision d’un tribunal spécialisé quasi judiciaire à celle d’un ministre qui est « hautement politique », la norme de la décision raisonnable demeure une « norme unique » et « les éléments du contexte n’altèrent pas la norme ou le degré d’examen que doit appliquer une cour de révision »[174]. Ce contexte « circonscrit plutôt la latitude du décideur administratif ». En d’autres mots, « les contraintes d’ordre contextuel cernent les limites et les contours de l’espace à l’intérieur duquel le décideur peut agir, ainsi que les types de solution qu’il peut retenir »[175].
[235] Les parties demanderesses ont le fardeau de démontrer le caractère déraisonnable de la décision du Ministre qui écarte les besoins exprimés par la Juge en Chef quant à la maîtrise de l’anglais et en donnant instructions à la Secrétaire de ne pas inclure une mention à cet égard dans les Avis[176]. Elles doivent convaincre le Tribunal que la décision du Ministre souffre de lacunes graves à un tel point qu’elle ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence[177]. Cela se produira s’il y a un manque de logique interne du raisonnement qui la rend irrationnelle ou s’il est impossible de comprendre la décision lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier. Une décision sera aussi déraisonnable si elle ne peut être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision[178].
[236] Les parties demanderesses plaident que la décision est déraisonnable, car elle ne peut être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur la décision. Vavilov traite de certains éléments qui « sont généralement utiles pour déterminer si la décision est raisonnable »[179] dont entre autres: la raison d’être et de la portée du régime législatif applicable[180], la trame factuelle générale[181] et les observations des parties[182].
[237] Selon les demanderesses, la décision du Ministre repose sur des considérations autres que la meilleure administration de la justice qui devrait seule le gouverner selon conformément au Règlement et à la LTJ. Elles citent à ce propos le Ministre qui explique: « toutes les avocates et tous les avocats du Québec devraient pouvoir espérer [accéder à la magistrature] et la maîtrise d’une langue autre que notre langue officielle (…) ne devrait pas d’emblée représenter un obstacle à l’accession à une telle fonction »[183].
[238] Vu l’exposé qui a déjà été fait dans sur le « besoin réel et rémanent » de protection de la langue française, le Tribunal ne peut voir là, en soi, la considération d’une fin étrangère. Évidemment, l’objectif de protection et de promotion de la langue française ne peut devenir la seule variable lorsque le Ministre prend en considération les besoins exprimés par la Juge en Chef. Néanmoins, elle ne constitue pas, ni dans le contexte de ce dossier, ni en soi, une fin étrangère.
[239] La Juge en Chef transmet dès le 1er septembre 2020 une note détaillée « qui fait état des principaux motifs d’une telle demande, notamment le souci de la Cour du Québec de respecter les droits constitutionnels des citoyens » et qui « vise à énoncer la position de la Cour du Québec quant à la l’exigence du bilinguisme, dans certaines régions, pour accéder à la fonction de juge au sein de cette institution»[184]. Cette note a déjà été traitée en détails à plusieurs égards dans l’analyse des besoins linguistiques et au terme des explications déjà exposées, la Juge en Chef conclut ainsi quant à l’effet pratique des considérations linguistiques :
Il faut donc constater, dans les régions où le volume d’affaires procédant en anglais est significatif, l’impossibilité de constituer des rôles d’audience et de planifier l’assignation des juges selon la langue qu’ils maîtrisent. Chaque affaire judiciaire comporte trop d’impondérables pour y arriver. Une telle perspective comporte aussi d’autres désavantages susceptibles d’avoir un impact sur les délais judiciaires.
Citons, à titre d’exemple, tous les cas où, pour éviter de reporter un dossier, le juge coordonnateur transfère, peu de temps avant l’audience, et régulièrement le jour même, un dossier d’un juge à un autre ou d’une salle à une autre. Voici quelques situations où cette mesure de gestion efficace est appliquée :
le débordement de causes dans une salle d’audience alors que les affaires dans une autre ont été traitées plus rapidement que prévu
l’absence imprévue d’un juge (maladie, décès d’un membre de son entourage, etc.);
les situations où l’on constate le jour même un conflit d’intérêts.
La compartimentation de la Cour en deux divisions, l’une bilingue, l’autre francophone, doit donc être écartée sur le plan pratique. Mais il y a plus. Elle aurait aussi comme conséquence l’alourdissement des tâches et des responsabilités déjà très exigeantes des équipes de coordination qui bénéficient d’un soutien administratif minimal dans l’exercice de cette fonction accaparante.
[241] Aux interrogations de la Juge en Chef qui reçoit cet avis de la Secrétaire, le Ministre répond qu’il n’a pas à étayer son raisonnement[185].
[242] La Juge en Chef procède alors à obtenir des statistiques d’utilisation d’anglais au sein de la Cour du Québec pour soutenir son propos. Elle donne les instructions suivantes aux juges de la Cour du Québec[186]:
Le questionnaire concis vous demandera si vous avez dû, ne serait-ce qu’une seule fois au cours de la journée, maîtriser l’anglais. Nous considérons que tel est le cas dès qu’une personne s’est adressée à vous dans cette langue (avocat, partie, témoin, bref, peu importe à quel titre elle le fait) ou encore pour comprendre une procédure ou une preuve. Nous visons toutes les fonctions judiciaires (audience, gestion en cabinet, autorisation judiciaire, conférence de règlement à l’amiable ou facilitation, etc.) à l’exception du délibéré. Le juge en délibéré n’aura, le cas échéant, qu’à ignorer un courriel qui l’invite à compléter le sondage. Il en est de même si le juge est en réunion ou en formation par exemple.
[soulignés du Tribunal]
[243] Au départ, la prudence s’impose en présence de toute statistique et des corrélations et conclusions qui en sont tirées[187]. Le Tribunal trouve quelque peu regrettable que la Juge en Chef ait choisi de donner des instructions indiquant que la maîtrise de l’anglais est requise « ne serait-ce qu’une seule fois dans la journée ». Avoir à lire une lettre en anglais ne permet pas nécessairement de conclure que le juge doit maitriser l’anglais par opposition à en avoir une connaissance de base, suffisante ou adéquate. Cela étant, malgré les nuances qui peuvent être apportées, l’exercice de collection de données demeure pertinent et il valide les besoins exprimés par la Juge en Chef qui en soi découlent de sa vaste expérience et des données importantes à sa disposition par sa fonction de juge en chef, fonction à laquelle, à charge de redite, elle est nommée par le gouvernement.
[244] Avisé de l’exercice que les juges de la Cour du Québec s’apprêtent à entreprendre, le Ministre envoie une lettre dont le contenu, avec égards, s’avère mal avisé à plusieurs égards[188].
[245] Il semble d’abord d’avis que sa nouvelle politique a fait en sorte que la Juge en Chef formule l’exigence de juges maitrisant l’anglais moins souvent qu’avant l’arrivée en poste du nouveau Ministre. Manifestement, il comprend mal les exigences formulées par les différents juges en chef à travers les années puisque parmi les douze demandes d’affichage depuis août 2020, huit postes se trouvent à Saguenay, à Saint-Joseph-de-Beauce, à Shawinigan, à Trois-Rivières, à Baie-Comeau, à Sherbrooke et à Québec, des lieux de résidence où l’anglais n’a pas par le passé été inclus comme exigence. Aucun changement de cap de la Juge en Chef n’a eu lieu.
[246] Il affirme ensuite qu’« à ce jour, aucune donnée probante ne permet d’expliquer pourquoi, dans un district donné où la vaste majorité des dossiers sont traités en français et où les juges actuellement en poste sont bilingues pour la plupart, il serait malgré tout requis d’exiger systématiquement la maîtrise de la langue anglais ». Il n’offre aucune explication en quoi les communications de la Juge en Chef ne sont pas probantes. Il ne fournit aucune précision sur quelles données il s’appuie pour affirmer que la « vaste majorité des dossiers sont traités en français ». Il poursuit en indiquant : « nous estimons que la Cour devrait être en mesure de démontrer la nécessité d’exiger la maîtrise d’une langue autre que le français lors de l’affichage de postes ». Il n’explique pas comment cette démonstration devrait être faite. Il semble donc imposer une présomption, ab initio, que la Juge en Chef agit sans appui factuel lorsqu’elle fixe ses besoins, alors que du fait de la fonction de la Juge en Chef, il devrait plutôt présumer qu’elle s’appuie sur sa vaste expérience. Cela aussi est déraisonnable.
[247] Quoi qu’il en soit, la collecte de données va de l’avant au sein de la Cour du Québec. La méthodologie employée est la suivante. Dans le formulaire qui est à remplir sur la plateforme Survey Monkey, doit cocher si oui ou non il y a eu « 3. Utilisation d de l’anglais ». La personne qui remplit doit ensuite cocher les activités au cours desquelles il y a eu « 6. utilisation de l’anglais »[189] :
Lecture de procédures ou de pièces;
Audition d’avocats, de parties ou de témoins
Intervention orale par le juge
Présence d’une interprète pour traduire d’une langue étrangère vers l’anglais
Audience complète
Autres
[248] Les juges de cinq régions sont sondés : l’Estrie, la Montérégie, Montréal, l’Outaouais et Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle.
[249] La période du sondage est longue : 1er février 2021 au 14 mars 2021.
[250] Le taux de réponse est élevé (99% en Estrie, 98% dans Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle, 96% en Montérégie, 90% Montréal et 97% en Outaouais).
[251] Au premier examen, les statistiques recueillies paraissent sans appel quant à la l’utilisation de l’anglais. Ainsi, exprimés en pourcentage des jours totaux assignés, les jours où il y a eu utilisation de l’anglais sont importants : 42% en Estrie, 26% dans Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle-, 44% en Montérégie, 74% à Montréal et 71% en Outaouais.
[252] L’épluchage des données fournit un portrait plus nuancé en fonction des Palais de Justice dans une région donnée :
252.1. Estrie : Cowansville (56%), Granby (51%), Sherbrooke (38%);
252.2. Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle : Joliette (15%), Laval (46%), Mont-Laurier (6%), Saint-Jérôme (24%), Sainte-Agathe-des-Monts (point de service) 17%.
252.3. Montérégie : Longueuil (53%), Saint-Hyacinthe (17%), Saint-Jean-sur-Richelieu (23%), Salaberry-de-Valleyfield (66%) et Sorel-Tracy (14%).
252.4. Montréal : Palais de Justice Notre-Dame 657/888 (74%) et la chambre de la jeunesse sur Bellechasse (74%).
252.5. Outaouais : Campbell’s Bay (100%), Gatineau (70%) et Maniwaki (78%)[190].
[253] Les données recueillies sont aussi ventilées pour chaque région selon chacune des trois chambres et pour les petites créances:
253.1. Estrie : civile 6/35 (17%), criminelle et pénale 86/166 (52%), jeunesse 25/81 (31%) et petites créances 11/27 (41%).
253.2. Laval-Laurentides-Lanaudière-Labelle : civile 37/129 (29%), criminelle et pénale 112/358 (31%), jeunesse 29/182 (16%) et petites créances 24/58 (41%).
253.3. Montérégie : civile 20/74 (27%), criminelle et pénale 176/312 (56%), jeunesse 63/154 (41%) et petites créances 9/47 (19%).
253.4. Montréal : civile 84/269 (31%), criminelle et pénale 364/472 (77%), jeunesse 223/330 (68%) et petites créances 101/124 (81%).
253.5. Outaouais : civile 22/29 (76%), criminelle et pénale 29/123 (24%), Jeunesse 34/51 (67%), petites créances 8/20 (40%).
[254] À la mi-mai, les avocats de la Juge en Chef avisent le sous-ministre associé que dorénavant, la Juge en Chef, conformément à l’interprétation qu’elle a reçue de l’honorable Michel Bastarache, exprimera ses besoins seulement à la Secrétaire.
[255] Ils expliquent en outre que le critère de la maîtrise de l’anglais découle de l’expérience vécue dans les différents districts. Ils précisent que cela est illustré par les statistiques que la Juge en Chef a récemment colligées. Ils offrent de les lui faire parvenir[191].
[256] Deux semaines plus tard, le sous-ministre associé répond en indiquant que la Juge en Chef peut bien envoyer ses besoins à la Secrétaire, mais qu’elle doit les transmettre au Ministre « afin que ce dernier puisse les prendre en considération avant de demander à la secrétaire du publier un avis de poste à pourvoir »[192].
[257] Conformément à la nouvelle démarche annoncée, la Juge en Chef envoie au Ministre, à la mi-juin, une demande pour l’ouverture du poste, tout en communiquant ses besoins à la Secrétaire[193]. Le Tribunal présume qu’il s’agit des postes suivants : 2 à Montréal (civil et criminel/pénal), 2 à Saint-Jérome (civil et jeunesse), 1 à Laval (criminel/pénal), 1 à Longueuil (criminel/pénal) et 1 à Amos.
[258] Le Ministre répond une semaine plus tard qu’il est « toujours en attente de recevoir » ces données colligées[194]. Le Tribunal ne sait pas quand il en aurait fait la demande, aucune lettre n’étant fournie. La Juge en Chef propose alors une rencontre en personne pour présenter les données. Lors de cette rencontre, elle verrait aussi à lui expliquer en détails les enjeux liés à l’administration de l’emploi de l’anglais par les justiciables. Les parties conviennent de se rencontrer et cette rencontre a lieu le 9 juillet.
[259] La version non contestée du déroulement de cette rencontre est fournie par la Juge en Chef dans sa demande. La Cour cite les paragraphes pertinents :
95. Le 9 juillet 2021, le Ministre, son directeur de cabinet Me Alexis Aubry, la Juge en Chef, le Juge en Chef associé, le Sous-ministre associé Me Yan Paquette et l’adjointe exécutive aux juges en chef adjoints Me Anne Latulippe se rencontrent afin de discuter, entre autres, des exigences linguistiques reliées aux demandes d’ouverture de postes de juges de la Cour.
96. Lors de cette rencontre, la Juge en Chef explique de façon exhaustive les pratiques et politiques d’assignation afin de démontrer au Ministre que le refus de respecter les demandes quant aux besoins de la Cour forcerait cette dernière à les modifier et à les rendre moins efficaces, portant ainsi atteinte à l’indépendance institutionnelle de la Cour.
97. La Juge en Chef détaille ensuite les conséquences de la nomination d’un juge unilingue dans certaines régions, soit le traitement inégal des justiciables qui choisissent de s’exprimer en anglais, une augmentation des délais judiciaires en raison de l’utilisation accrue des interprètes et des remises incontournables vu l’impossibilité de planifier les activités judiciaires suivant une donnée inconnue : la langue que le justiciable choisira d’utiliser.
98. La Juge en Chef réitère que la position du Ministre affecte l’accès à la justice, a qualité de celle-ci et la capacité de la Cour à gérer de façon optimale ses ressources judiciaires limitées tout en provoquant une hausse des coûts que l’État assume quant aux services judiciaires.
99. Enfin, la Juge en Chef souligne que la position du Ministre a comme conséquence l’incapacité pour la Cour de respecter les pratiques et politiques d’assignation qu’elle estime appropriées dans le cadre de ses responsabilités, celles-ci devant être assumées de façon indépendante et à l’abri de toute intrusion du pouvoir exécutif.
100. En réponse à ces inquiétudes, le Ministre réitère à son tour sa position, soit qu’il exige une démonstration, au cas par cas, que le nombre de juges maîtrisant l’anglais en poste est insuffisant pour traiter les dossiers qui exigent cette maîtrise.
101. Même si cette considération est étrangère aux réels besoins de la Cour, il indique que sa position vise à ne pas priver un avocat unilingue francophone de la possibilité d’accéder à la magistrature.
102. Le Ministre demande également que la Juge en Chef fasse la démonstration que tous les moyens raisonnables ont été pris en considération pour éviter que soit requise une telle exigence.
[260] Confrontés à une telle trame factuelle, les impressions, les hypothèses ou les soupçons aient pu avoir quant à l’usage de l’anglais Ministre ne peuvent manifestement plus tenir. Si le Ministre veut écarter cette trame factuelle et ces positions présentées par la Juge en Chef, le Tribunal est d’avis que le Ministre doit valider le bien fondé de ses impressions. Sinon, sa décision est nécessairement déraisonnable.
[261] Le Ministre semble en arriver au même constat. Après la tenue de cette rencontre, le Ministre écrit à la Juge en Chef « qu’une cueillette de données sera amorcée par le personnel des greffes « de façon objective par la consultation d’un échantillonnage de dossiers physiques » de manière à « bonifier l’information relative à l’utilisation de la langue anglaise dans le cadre des activités judiciaires ». Cet exercice se fera à partir « de façon objective par la consultation d’un échantillonnage de dossiers physiques ouverts au cours de l’année civile 2018 »[195].
[262] Le Tribunal vit quotidiennement les effets du manque criant de personnel au greffe en raison notamment, mais pas uniquement, de la crise sanitaire liée à la COVID. Le Tribunal se demande bien candidement quel personnel le Ministère aurait bien pu trouver pour faire cet exercice dans une quinzaine de Palais de Justice, à l’été et à l’automne 2021. Par ailleurs, les dossiers physiques ne fourniront que peu d’information sur ce qui se passe concrètement dans les salles de cour. Les renseignements parcellaires qui seront recueillis pour une année, ne rivaliseront jamais avec le degré de connaissances que la Juge en Chef, ses dix juges coordonnateurs et 12 juges coordonnateurs adjoints ont en mains.
[263] Le 23 septembre 2021[196], le sous-ministre associé écrit à nouveau : « nous vous ferons parvenir sous peu le résultat de la collecte de données réalisées ».
[264] Or, rien n’a été fourni ni à la Juge en Chef, ni au Tribunal. De deux choses l’une : soit l’exercice n’a pas été complété, soit les résultats confirment le bien-fondé des besoins exprimés par la Juge en Chef.
[265] Néanmoins, en novembre, le Ministre donne instructions à la Secrétaire de publier trois avis où il refuse d’indiquer l’exigence de la maîtrise de l’anglais, malgré les besoins exprimés par la Juge en Chef. En décembre, il donne instructions d’en publier deux autres ou encore il refuse d’inclure une exigence quant à la maîtrise. Ce sont ces 5 Avis sur lesquels porte le pourvoi en contrôle judiciaire.
[266] Or, en novembre et décembre, la seule trame factuelle sur laquelle le Ministre peut rendre sa décision est celle fournie par la Juge en Chef. Bien qu’il ait eu amplement occasion d’indiquer quelles autres données le Ministre avait en mains, le PGQ n’en fournit aucune au Tribunal, sauf pour des statistiques générales tirées de Statistiques Canada, sur la langue maternelle[197].
[267] Ce n’est évidemment pas l’exercice que le Ministre promettait de faire en juillet 2021. Par ailleurs, tel que déjà expliqué par le Tribunal, les statistiques relatives aux personnes de langue maternelle anglaise ou ayant l’anglais et une autre langue que le français comme langue maternelle, sous-estiment artificiellement le nombre de personnes qui peuvent faire usage de l’anglais devant les tribunaux. Le Tribunal estime que le Ministre ne pouvait l’ignorer et il a déjà fait part plus haut de ses réserves importantes à l’égard de cette démarche.
[268] Finalement, même si le nombre de dossiers faisant appel à la maîtrise de l’anglais était proportionnel aux statistiques liées à la langue maternelle, il n’en demeure que même là, des aménagements importants sont requis pour accommoder des juges qui ne maitrisent pas l’anglais.
[269] Des interprètes doivent être déployés dans de nombreux Palais de Justice en tout temps. Même là, le Tribunal est d’avis que pour répondre aux gardes en établissement, aux matières relevant des mesures d’urgence de protection à la chambre de la jeunesse ou aux poursuites intentées en vertu de la LSPJA, et au devoir d’assistance aux personnes non représentées, la traduction n’est pas une option satisfaisante afin que le juge s’acquitte des importantes obligations qui lui incombent. Par ailleurs, la remise à un autre rôle n’est pas une option.
[270] C’est ainsi que des réaménagements importants sont requis au niveau des assignations pour assurer la disponibilité d’un juge bilingue. Pour gérer les rôles sur une base linguistique, des modifications importantes doivent être apportées entre autres au Règlement de la Cour du Québec et au Code de procédure civile.
[271] Finalement, pour les Palais de Justice où un seul juge siège, un deuxième juge bilingue devrait être rendu disponible en tout temps pour répondre aux impératifs des mesures d’urgence et au devoir d’assistance, si le juge assigné ne maîtrise pas l’anglais. Le Tribunal voit mal comment une telle solution peut être mise en place sans augmenter les effectifs de la Cour du Québec.
[272] Le dossier ne démontre aucunement que le Ministre s’est attardé, ne fut-ce même pour un instant, à une quelconque de ces considérations.
[273] Il ne revient pas au Tribunal de déterminer si, avec de nombreux aménagements et une mise en disponibilité importante de ressources incluant la nomination de juges additionnels, l’objectif du Ministre de ne pas empêcher, dans toutes les régions du Québec, un candidat qui ne maîtrise pas l’anglais de se porter candidat, est réalisable.
[274] Cela étant dit, la seule conclusion à laquelle le Tribunal peut en venir est que le Ministre n’a pas pris « en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision » et de fait, celle-ci ne peut « être raisonnable au regard de ces éléments »[198]. Par ailleurs, il est tout aussi évident que le Ministre n’a « pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments formulés » par la Juge en Chef et qu’il n’est pas « effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise »[199].
[275] N’eut été de ses conclusions quant aux questions 2 et 3, les Avis auraient donc dû être cassés. Le dossier aurait dû être retourné au Ministre pour qu’il tienne compte des faits soulevés par la Juge en Chef et qu’il motive toute décision qu’il prend en indiquant notamment sur quelles statistiques données il s’appuie et quelles ressources son ministère mettrait en place pour répondre au devoir d’assistance et aux principes de justice fondamentale que commandent certains dossiers.
[276] Le Tribunal peut ordonner l’exécution provisoire, même partielle de son jugement, si le fait de le porter en appel risque de causer un préjudice sérieux ou irréparable à une partie[200].
[277] En l’instance, les conclusions que le Tribunal rend sont de deux ordres : des conclusions déclaratoires et des conclusions ayant trait au pourvoi en contrôle judiciaire.
[278] Le Tribunal estime que les conclusions déclaratoires de sa décision pourraient être appelables de plein droit, bien que le Tribunal ne se prononce évidemment pas sur la question. Or, les demanderesses ne demandent pas l’exécution provisoire des conclusions déclaratoires.
[279] D’un autre côté, les décisions en matière de contrôle judiciaire sont clairement assujetties à la permission d’en appeler en vertu de l’art. 30 al.
[280] Or, en l’instance, puisque le PGQ pourrait porter en appel autant les conclusions déclaratoires que les conclusions portant sur le contrôle judiciaire cassant les pourvois, il n’est pas évident, au premier abord, si l’appel des conclusions déclaratoires suspendrait ou non celles relatives au contrôle judiciaire, sans qu’une permission ne soit accordée.
[281] Le Tribunal estime donc nécessaire de se prononcer sur l’exécution provisoire de la conclusion sur la cassation des Avis pour les motifs qui suivent.
[282] Les processus d’entrevue débuteront sous peu. Si le jugement cassant les Avis était suspendu, ces entrevues pourraient aller de l’avant et des juges pourraient être nommés. Le préjudice qui risque d’être subi par la Cour du Québec et aussi par les juges qui pourraient être nommés dans le cadre d’un processus de nomination vicié à la base serait irréparable.
[283] Par ailleurs, vu l’analyse effectuée en 4), le Tribunal tient pour acquis, compte tenu qu’aucune preuve contraire n’a été produite, que les nominations des juges causeraient de très sérieux enjeux administratifs à la Cour du Québec en fonction des ressources disponibles et des règles de procédures et de pratiques en vigueur. Il y aurait un important risque, en matière de mesures d’urgence en protection de la jeunesse, en garde d’établissement et dans les poursuites intentées contre des adolescents sous la LSPJA, que la mission particulière dont sont investis les juges en vertu du Code civil du Québec, de la LPJ ou de la LSJPA ne puisse être remplie convenablement. Une fois le juge nommé, il est difficile d’envisager comment cette situation pourrait être remédié. Par ailleurs, le fait que des juges soient nommés sur la base d’un processus vicié peut poser d’épineuses questions dans les dossiers où le juge est appelé à siéger.
[284] Le PGQ plaide que les pouvoirs du Ministre doivent être présumées avoir été éxercés pour le bien du public et qu’elles servent un objectif d’intérêt général valable. Ainsi, c’est cet intérêt public qui serait préjudicié si l’exécution provisoire était ordonnée.
[285] Le Tribunal estime qu’un tel principe est convaincant lorsque vient le temps d’ordonner l’exécution provisoire d’un jugement qui déclare la nullité d’une loi[201] ou, à la rigueur, un règlement.. Une décision administrative ne peut bénéficier de la même présomption surtout pas lorsque le Tribunal conclut, après un procès au mérite, comme en l’instance, que le décideur n’a aucun pouvoir d’agir comme il l’a fait ou, subsidiairement, qu’il exerce ce pouvoir de manière déraisonnable.
[286] De plus, le présent litige n’oppose pas un demandeur privé à l’État. Elle oppose deux branches de l’État qui œuvrent toutes deux pour le bien du public et servent un intérêt général valable.
[287] Pour ces motifs, le Tribunal ordonnera l’exécution provisoire des conclusions ayant trait à la cassation des Avis seulement.
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[288] ACCUEILLE en partie la Demande;
[289] DÉCLARE que le ministre de la Justice ne jouit d’aucun pouvoir quant à la rédaction des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec;
[290] DÉCLARE l’intervention du ministre de la Justice dans le processus de préparation et de publication des avis ultra vires et illégale;
[291] CASSE les avis CQ-2021-152, CQ-2021-154, CQ-2021-158, CQ-2021-160 et CQ-2021-161 (les « Avis »);
[292] ORDONNE à la secrétaire à la sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec d’émettre des nouveaux avis en remplacement des Avis, après avoir tenu compte des besoins exprimés par la Juge en Chef et des motifs de ce jugement;
[293] ORDONNE l’exécution provisoire, seulement en ce qui a trait à la conclusion visant la cassation des Avis;
[294] LE TOUT avec les frais de justice.
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| __________________________________christian immer, j.c.s. | |
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Me Marc-André Fabien | ||
Me Vincent Cérat Lagana | ||
Me Chris Semerjian (Teams) | ||
Me Lucas Métral (Teams) | ||
Me Claudie Fréchette (Teams) | ||
Fasken Martineau DuMoulin s.e.n.c.r.l., s.r.l. | ||
Avocats des demandeurs | ||
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Me Bruno Deschênes | ||
Me François-Olivier Barbeau | ||
Bernard, Roy (Justice-Québec) | ||
Avocats des défendeurs | ||
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Date d’audience : | 12, 13 et 14 janvier 2022 | |
[1] Ci-après Ministre.
[2] Ci-après Juge en Chef.
[3] Ci-après Commission Bastarache.
[4] Décret 322-2010, 14 avril 2010, G.O.Q., Ptie II, p. 1721.
[5] RLRQ, c. T-16, r. 4.1
[6] Ci-après le Secrétaire.
[7] Les honorables Guy Gagnon et Élizabeth Corte.
[8] Pièce P-2.
[9] Pièce PGQ-7.
[10] L’honorable Stéphanie Vallée et l’honorable Sonia Lebel.
[11] Par. 67 et 68 de la Demande de pourvoi en contrôle judiciaire et demande de sursis du Conseil de la magistrature du Québec, de la juge en chef et du juge en chef associé de la Cour du Québec à l’égard des avis de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec CQ-2021-152, CQ-2021-154, […] CQ-2021-158, CQ-2021-160 et CQ-2021-161, modifiée et datée du 23 décembre 2021 [ci-après la « Demande »].
[12] Les avis de sélection CQ-2020-136, et CQ-138 à 161.
[13] Le Tribunal exposera dans ce jugement les exigences législatives linguistiques particulières qui s’appliquent dans ces matières.
[14] L’avis CQ-2021-144.
[15] CQ-2021-152.
[16] CQ-2021-161.
[17] CQ-2021-154 et CQ-2021-160.
[18] CQ-2021-2021-161.
[19] Ci-après le Conseil.
[20] Décision de l’honorable Jacques R. Fournier, juge en chef de la Cour supérieure du Québec, 10 novembre 2021.
[21] Procès-verbal du 11 novembre 2021.
[22] RLRQ, c. R-23.
[23] Requête en intervention conservatoire du Conseil de la magistrature du 3 novembre 2017, dossier 500-09-027083-179.
[24] La demande d’intervention est déposée en date du 3 novembre 2017 et elle est accueillie le 16 novembre 2017.
[25] Dans l'affaire: Renvoi à la Cour d'appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l'article
[26] RLRQ, c. R-23.
[27] Dans l’affaire: Renvoi à la Cour d’appel du Québec portant sur la validité constitutionnelle des dispositions de l’article
[28] R. c. Comeau,
[29] Art.
[30] LTJ, art. 247.
[31] Administration du pipe-line du Nord c. Perehinec,
[32] Conseil de la magistrature du Québec c. Québec (Commission de l’accès à l’information),
[33] LTJ, art. 253.
[34] CAI, par. 87.
[35] Id.
[36] Art.
[37] Règlement, art. 10.
[38] Plan d’argumentation du PGQ, par. 49, citant au soutien de ce propos Hubert Reid, Dictionnaire de droit québécois et canadien, éd. abrégée, Montréal, Wilson & Lafleur Ltée, 2016, p. 323.
[39] Hryniak c. Mauldin,
[40] Id., par. 2.
[41] Id., par. 28.
[42] Id., par. 32.
[43] Lavigne c. 6040993 Canada inc.,
[44] RLRQ, c. C-25.01, r. 9.
[45] Terre-Neuve-et-Labrador (procureur général) c. Uashaunnuat (Innus de Uashat et de Mani-Utenam),
[46] Id., par. 42.
[47] Vavilov, par. 101.
[48] Id., par. 108.
[49] Id., par. 109.
[50] Id., par. 110.
[51] RLRQ, c. I-16.
[52] Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re),
[53] Citation d’Elmer A. Driedger dans Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re),
[54] Loi d’interprétation, RLRQ, c. I-16, art. 41.1.
[55] Pierre-André CÔTÉ et Mathieu DEVINAT,
[56] Montréal (Ville) c. Dorval,
[57] H. Brun, G. Tremblay et E. Brouillet, Droit constitutionnel, 6ième éd., Cowansville, éd. Yvon Blais, p. 743.
[58] Id., p. 747.
[59] Id., p. 748.
[60] Id.
[61] Pierre ISAALYS et Denis LEMIEUX, L’action gouvernementale : précis de droit des institutions administratives, 4ième éd., Cowansville, Éd. Yvon Blais, p. 113.
[62] Règlement sur la procédure de sélection des personnes aptes à être nommées juges, RRQ, c, T-16, r. 5.
[63] Id., art. 1 et 8.
[64] Id., art. 3 et 4.
[65] Id., art. 10.
[66] Id., art. 15 à 17.
[67] Id. art. 18.
[68] Id., art. 19 et 20.
[69] Id., art. 26.
[70] Décret 14-2012, Gazette officielle du Québec, partie II, 13 janvier 2012, 144ième année, p. 49A.
[71] Règlement, art. 36.
[72] RLRQ. C. R-18.1.
[73] Gazette officielle du Québec, partie II, 5 octobre 2011, 143ième année, p. 4453.
[74] Règlement, art. 1, 3 et 4.
[75] Id., art. 3, al. 2.
[76] Id., art. 1, 3, 4 et 6.
[77] Id., art. 5.
[78] Id., art. 5, al. 2.
[79] Id., art 10.
[80] Id., art. 11.
[81] Id., art. 14.
[82] Id., art. 26.
[83] Id.
[84] Règlement, art. 28, al. 2.
[85] Plan d’argumentation du PGQ, par. 69.
[86] Pièce P-9.
[87] Luc Huppé, id., p. 351, note de bas de page 20.
[88] LTJ, art. 32.
[89] LTJ, art. 96.
[90] Art.
[91] Art.
[92] Art.
[93] Le juge qui atteint 70 ans cesse d’exercer sa charge.
[94] Art.
[95] Pièce PGQ-1, i) à vi).
[96] Art. 104 et 105 de la LJT.
[97] Art.
[98] Pièce P-2 qui constitue un tableau cumulatif et la pièce PGQ-7.
[99] Tous ces renseignements sont tirés du site web de la Cour du Québec.
[100] Art.
[101] Art.
[102] Pièce PGQ-4.
[103] Hryniak, par. 2.
[104] RLRQ, c. C-11.
[105] Plan d’argumentation du PGQ, art. 71.
[106] Plan d’argumentation, par. 73.
[107] François Côté et Guillaume Rousseau, Restaurer le français langue officielle : fondements théoriques, politiques et juridiques pour une primauté du français langue de droit, Montréal, Institut de Recherche sur le Québec, 2019, p 7-8.
[108] Solski (tuteur de) c. Québec (P.G.),
[109] Mazraani c. Industrielle Alliance, Assurance et services financiers inc.,
[110] Renvoi relatif à la sécession du Québec,
[111] Québec (Procureure générale) c. Magasins Best Buy ltée,
[112] RLRQ, c. C-11.
[113] Charte de la langue française, LQ 1977, c. 5.
[114] Québec (Procureur général) c. Blaikie,
[115] MacDonald c. Montréal (Ville de),
[116] Notes explicatives du Projet de loi 86, 34e législature, 2e session, 1993.
[117] Pièce PGQ-4.
[118] Pièce PGQ-4, p. 2 et 3.
[119] Dhingra c. R.,
[120] RLRQ c. P-34.1.
[121] Id., art 6 (ci-après « LPJ »).
[122] Id., art. 38.
[123] Id., art. 46.
[124] Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg c. K.L.W.,
[125] Id., par. 72.
[126] LC 2002, c.1.
[127] Id., sous al. 3(1)(b)(iii).
[128] Art.
[129] Art.
[130] Art.
[131] Règlement de la Cour du Québec, C-25.01, r. 9, art. 26.
[132] Ménard c. Gardner,
[133] Id., par. 59.
[134] RLRQ, c. P-38.001.
[135] Art.
[136] J.M. c. Hôpital Jean-Talon du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’Île-de-Montréal,
[137] Art.
[138] F.D. c. Centre universitaire de santé McGill (Hôpital Royal-Victoria),
[139] Id., par. 33.
[140] Id., par 50 et 51.
[141] Plan d’argumentation du PGQ, par. 88.
[142] Plan d’argumentation, par. 102.
[143] Statistiques Canada, Dictionnaire, Recensement de la population, 2016, www12.statcan.gc.ca/census-recensement/2016/ref/dict/index-fra.cfm.
[144] CLF, art. 29.1
[145] Rousseau et Côté, préc., note 107, p. 34.
[146] Ford c. Québec (Procureur général), 1988 CanLII 19 (CSC),
[147] Id., p. 779.
[148] CLF, art. 165.
[149] CLF, art. 165.11.
[150] CLF, art. 165.12.
[151] Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard; Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, 1997 CanLII 317 (CSC),
[152] Renvoi relatif au Code de procédure civile (Qc), art. 35,
[153] Renvoi de l’IPE, par. 118.
[154] Colombie‑Britannique (Procureur général) c. Provincial Court Judges’ Association of British Columbia,
[155] Renvoi IPE, par. 120.
[156] R. v. Pan, 2012 ONQC 581, par. 15 où la Cour d’appel d’Ontario indique, en faisant référence au Renvoi IPE, que « the Supreme Court has defined administrative independence narrowly ».
[157] Valente c. La Reine,
[158] Ontario c. Criminal Lawyers’ Association of Ontario,
[159] Id., par. 29
[160] Valente, par. 52.
[161] Patrice GARANT, Droit administratif, 7ième éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 11.
[162] Règlement, art. 5.
[163] Que les candidats soient gauchers par exemple.
[164] Id., par. 137.
[165] Id.
[166] Plan d’argumentation du PGQ, par. 76.
[167] Pièce PGQ-6.
[168] Pièce PGQ-7, le premier avis qui suit l’adoption est daté du 1er août 2012.
[169] Pièce PGQ-7, le premier avis qui porte son nom est celui du 1er juin 2015.
[170] Pièce P-2.
[171] Vavilov, par. 123.
[172] Id.
[173] Ces lettres ne sont pas déposées comme pièces.
[174] Vavilov, par. 88 et 89.
[175] Id., par. 90.
[176] Id., par. 100.
[177] Id., 100.
[178] Id., par. 101.
[179] Id., par. 106.
[180] Id., par. 108.
[181] Id., par. 126.
[182] Id., par. 129.
[183] Pièce PGQ-6, lettre non datée mais expédiée à la mi-février 2021.
[184] Pièce PGQ-4.
[185] Demande, par. 77.
[186] Pièce PGQ-3.
[187] Normand BAILLARGEON dans le Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux éditeur, 2005, p. 111 attribue à Alexandre Dumas fils cette citation en introduction de son chapitre sur les probabilités et les statistiques : toutes les généralisations sont dangereuses y compris celle-ci.
[188] Pièce PGQ-6; lettre non datée mais qui aurait été expédié à la mi-février.
[189] Pièce P-7.
[190] Pour l’Outaouais, la ventilation n’est pas fournie selon les jours oui et non; seuls les pourcentages sont fournis.
[191] Pièce P-9.
[192] Pièce P-10.
[193] Pièce P-11.
[194] Pièce P-12.
[195] Pièce P-15.
[196] Pièce P-17.
[197] La déclaration sous serment du « conseiller en développement d'indicateurs de performance » du 13 décembre 2021 ne précise pas quand la demande lui aurait été faite de faire cette analyse et par qui. Il n’est en poste que depuis le 29 mars 2021. C’est un employé du ministre de la Justice et non un des experts de l’OLF pourtant mandaté pour effectuer des études sociolinguistiques.
[198] Vavilov, par. 126.
[199] Id., par. 128.
[200] Art.
[201] Voir à cet effet Mouvement laïque québécois c. English Montreal School Board,
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.