Décision

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Cavallaro c. Guay

2022 QCTAL 19128

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

619190 31 20220315 G

No demande :

3488704

 

 

Date :

11 juillet 2022

Devant la juge administrative :

Camille Champeval

 

Eleonora Cavallaro

 

Isabella Cavallaro

 

Locatrices - Partie demanderesse

c.

Marie-Pierre Guay

 

Locataire - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]         Les locatrices demandent la résiliation du bail, l’éviction de la locataire et de tous les occupants du logement et le paiement des frais judiciaires.

Le contexte

[2]         Les parties sont liées par un bail reconduit, du 1er juillet 2021 au 30 juin 2022 pour un loyer mensuel de 610 $.

[3]         La locataire occupe cette unité de type trois et demie depuis 2016.

[4]         L’immeuble comporte 8 logements.

La preuve

[5]         La locataire sème troubles et inconvénients depuis son arrivée, affirment les locatrices.

[6]         Par exemple, elle a changé la serrure de la porte sans autorisation et ne leur a remis les clés que des mois plus tard.

[7]         La locataire admet avoir remplacé la serrure, ne la trouvant pas assez sécuritaire, mais déclare toutefois avoir donné les clés aux locatrices sans délai.


[8]         Les locatrices déplorent que la locataire ait sous-loué son logement sans autorisation en 2017. Celle-ci clarifie avoir prêté son logement pour quelques mois à un ami.

[9]         Elles soulignent également que la locataire a été absente lors de la visite planifiée d’un électricien en octobre 2017. Cette absence était volontaire, affirment les locatrices, lesquelles sont d’avis que la locataire prend du plaisir à leur créer des ennuis. La locataire nie cet incident, affirmant toujours avoir été disponible lorsque requis par les locatrices.

[10]     Celles-ci témoignent des longs messages vocaux laissés par la locataire, lesquels peuvent durer jusqu’à trente minutes. Elle les a déjà notamment accusées d’avoir volé certains de ses biens, déplorent-elles.

[11]     En janvier 2022, la locataire leur laisse un message, soutenant avoir vu un individu sauter pardessus la clôture arrière, ce qui est impossible, vu la hauteur de la clôture en question, en sus de la présence de la neige, ajoutent-elles.

[12]     La locataire nie laisser de longs messages vocaux aux locatrices. Elle les contacte tout au plus une fois par année, dit-elle. Elle se souvient cependant leur avoir demandé si elles avaient vu un de ses biens, alors introuvable. Jamais, toutefois, ne les a-t-elle accusées de vol, soutient-elle. Elle confirme les avoir contactées en janvier 2022 pour les motifs énoncés par les locatrices. Elle a ensuite appris que l’homme ayant sauté par-dessus la clôture est l’un de ses voisins.

[13]     Les locatrices relatent également un incident survenu le 30 juin 2019. Ayant oublié ses clés, la locataire leur demande de venir lui déverrouiller sa porte. Pourtant, à leur arrivée à l’immeuble, elles constatent que la locataire avait sa clé en main tout en affichant un air satisfait, s’exclament-elles.

[14]     Celle-ci nie avec force de tels propos. Elle n’avait ni clé en main, ni sourire aux lèvres, dit-elle. S’il est vrai qu’elle leur a demandé de venir déverrouiller sa porte, les locatrices omettent par ailleurs de préciser avoir répondu qu’un tel déplacement n’était pas un problème. La locataire leur a d’ailleurs offert de payer un taxi, indique cette dernière.

[15]     Les locatrices affirment que des policiers leur laissent régulièrement des messages vocaux concernant la locataire, sans pouvoir préciser la nature de leurs propos.

[16]     Celle-ci ignore tout de ces appels et ne peut expliquer pourquoi le service de police contacterait les locatrices.

[17]     Le 20 février 2022, des policiers appellent les locatrices vers minuit et leur demandent de se présenter à l’immeuble parce qu’ils ont défoncé la porte du logement. La locataire est absente à leur arrivée. Les locatrices constatent que la porte du logement est au sol. Les policiers leur indiquent que la locataire a logé plusieurs appels auprès du service de police, affirmant que sa vie est en danger.

[18]     Aucun membre des forces policières ne témoigne à l’audience. Le rapport d’incident, s’il en est, n’est pas non plus produit.

[19]     La locataire ne leur a jamais donné d’explications. Elle ne prend aucune responsabilité, selon les locatrices.

[20]     La locataire réplique avoir été alertée par une forte odeur, le 20 février 2022. Elle devait respirer avec une serviette sur le nez, décrit-elle. Elle se résout à contacter le service d’incendie. Elle croise les pompiers devant l’immeuble et leur offre la clé du logement, relate-t-elle, sans succès. Ils sont éventuellement entrés dans le logement en démontant les gonds de la porte. Il est donc faux de prétendre que celle-ci a été défoncée, affirme la locataire, ajoutant que son père a assumé tous les frais liés à la remise en état de cette porte.

[21]     Les locatrices concluent en rapportant avoir reçu des autres locataires de l’immeuble environ 20 plaintes en 2021 et 10 plaintes en 2022 concernant la locataire. Ces personnes ne témoignent pas à l’audience.

[22]     Elles craignent pour la sécurité des autres locataires et pour l’intégrité de l’immeuble, disentelles, plus particulièrement en ce qui concerne les risques d’incendie.

[23]     La locataire ignore les motifs pour lesquels les locatrices anticipent un risque d’incendie, puisqu’elle ne fume pas. Elle se décrit comme étant une personne responsable.


DROIT APPLICABLE ET ANALYSE

Le fardeau de la preuve

[24]     Comme le mentionne à juste titre la juge administrative Lucie Béliveau[1] :

« Le Tribunal tient à souligner qu’il appartient à celui qui veut faire valoir un droit de prouver les faits qui soutiennent sa prétention, et ce, de façon prépondérante. Ainsi, à moins que la loi n'exige une preuve plus convaincante, la preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence est suffisante. La force probante du témoignage est laissée à l'appréciation du Tribunal.

Le degré de preuve requis ne réfère pas à son caractère quantitatif, mais plutôt qualitatif. La preuve testimoniale est évaluée en fonction de la capacité de convaincre des témoins et non pas en fonction de leur nombre.

Le plaideur doit démontrer que le fait litigieux est non seulement possible, mais probable et il n'est pas toujours aisé de faire cette distinction. Par ailleurs, la preuve offerte ne doit pas nécessairement conduire à une certitude absolue, scientifique ou mathématique. Il suffit que la preuve rende probable le fait litigieux.

Si une partie ne s'acquitte pas de son fardeau de convaincre le Tribunal ou que ce dernier soit placé devant une preuve contradictoire, c'est cette partie qui succombera et verra sa demande rejetée. »

(références omises)

Les troubles de voisinage

[25]     Les locatrices fondent leur recours sur l’article 1860, lequel stipule qu’un locataire est tenu de se conduire de manière à ne pas troubler la jouissance normale des autres locataires.

[26]     Cette disposition se lit comme suit :

« 1860. Le locataire est tenu de se conduire de manière à ne pas troubler la jouissance normale des autres locataires.

Il est tenu, envers le locateur et les autres locataires, de réparer le préjudice qui peut résulter de la violation de cette obligation, que cette violation soit due à son fait ou au fait des personnes auxquelles il permet l'usage du bien ou l'accès à celui-ci.

Le locateur peut, au cas de violation de cette obligation, demander la résiliation du bail.

[27]     Les règles régissant le bon voisinage s’avèrent pertinentes à l’analyse de la présente affaire. À ce sujet, l’article 976 C.c.Q. prévoit ce qui suit :

« 976. Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n'excèdent pas les limites de la tolérance qu'ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux. »

[28]     Comme le précise le juge administratif Robin-Martial Guay, cette disposition établit comme critère applicable le caractère anormal et exorbitant des inconvénients[2].

Les obligations de la locataire

[29]     Les articles 6, 7 et 1375 prévoient que toute personne doit exercer ses droits dans le respect de la bonne foi.

[30]     Enfin, l'article 1855 C.c.Q. stipule qu'un locataire est tenu, pendant la durée du bail, d'user du bien avec prudence et diligence.


La demande en résiliation de bail

Droit applicable

[31]     En cas de défaut d’un locataire de respecter ses obligations légales et contractuelles, un locateur peut demander la résiliation de son bail, s’il en subit en préjudice sérieux, tel que le prévoit l’article 1863 C.c.Q.

[32]     Tels que l'écrivent les auteurs Pierre Gagnon et Isabelle Jodoin sur la nature du préjudice sérieux :  

« Pour obtenir la résiliation en cours de bail, la partie requérante (locataire ou propriétaire doit d’abord alléguer et prouver la faute, C’est-à-dire un événement ou comportement qui contrevient aux obligations contractuelles ou légales du cocontractant. Elle doit en outre établir que cette situation lui cause un préjudice sérieux. Il n’existe par ailleurs aucune définition légale permettant de définir le préjudice sérieux. Selon les circonstances, on tiendra compte du nombre de fautes commises, de leur gravité, ou encore des effets de la contravention sur le bien-être ou le patrimoine de la victime[3]. »

ANALYSE ET DÉCISION

[33]     Plusieurs des doléances des locatrices datent de quelques années, ce qui leur confère peu de poids dans le cadre de la présente analyse près de six ans plus tard, tel, par exemple, le remplacement de la serrure de la porte par la locataire à son arrivée au logement.

[34]     Le témoignage des locatrices concernant les nombreux messages téléphoniques de la locataire est vague et a d’ailleurs été valablement contredit par cette dernière. Le Tribunal retient qu’elle n’abuse pas de ses communications téléphoniques avec les locatrices.

[35]     De la même manière, le témoignage des locatrices concernant des messages téléphoniques laissés par des policiers est vague, peu convaincant. Aucune date ou précision quant à l’identité de ces policiers n’ont été données. Notons cependant que le témoignage de la locataire à cet égard est tout de même surprenant, n’ayant manifesté ni surprise ni forte dénégation en réponse aux allégations des locatrices.

[36]     Par ailleurs, les troubles de jouissance subis par les autres occupants de l’immeuble du fait de la locataire n’ont pas été démontrés.

[37]     Deux commentaires méritent d’être soulignés à cet égard.

[38]     Dans un premier temps, le témoignage des locatrices quant au nombre de plaintes qui leur ont été adressées au sujet de la locataire est peu convaincant. Il semblait davantage s’agir d’une évaluation spontanément improvisée que réellement documentée.

[39]     Ensuite, à supposer même que les locatrices aient reçu de telles plaintes, il n’en demeure pas moins que les instigateurs de ces doléances ne se sont pas présentés au Tribunal pour en témoigner. Ainsi, les locatrices essaient de mettre en preuve des déclarations de tiers, absents à l’audience. Il s’agit de ouï-dire, inadmissible en droit civil.

[40]     Les locatrices dépeignent la locataire comme une personne peu soucieuse, voire même profiteuse, qui n’exerce pas ses obligations légales et contractuelles avec bonne foi. La preuve ne permet pas d’aboutir à de tels constats.

[41]     L’événement du 20 février 2022 s’explique difficilement, tant par le témoignage des locatrices que par celui de la locataire, dont les explications ont semblé quelque peu nébuleuses. La production d’un rapport d’incident aurait eu le mérite de clarifier la preuve. Il reste, cependant, qu’il s’agit d’un incident isolé, dont la gravité ne peut justifier, à elle seule, la résiliation du bail. De plus, les dommages causés à la porte ont été assumés par le père de la locataire. Le Tribunal n’a donc pas de motifs de retenir cette situation dans le cadre de la présente analyse.


[42]     Enfin, les craintes des locatrices ne peuvent justifier de résilier le bail de la locataire. Elles ne sont fondées sur aucun élément concret. Le Tribunal ne peut résilier un bail sur la base d’anticipations ou d’appréhensions.

[43]     Pour tous ces motifs, la demande des locatrices est rejetée.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[44]     REJETTE la demande des locatrices qui en assument les frais.

 

 

 

 

 

 

 

 

Camille Champeval

 

Présence(s) :

les locatrices

la locataire

Me Stéphane Poulin, avocat de la locataire

Date de l’audience : 

16 juin 2022

 

 

 


 


[1] Office municipal d'habitation de la Plaine de Bellechasse c. Therrien, R.D.L., 2019-06-11, 2019 QCRDL 19669, SOQUIJ AZ-51604719.

[2] Boucher c. Cinucen, R.D.L., 2013-02-21, 2013 QCRDL 6293, SOQUIJ AZ-50941114.

[3] Gagnon, Pierre et Jodoin, Isabelle, Louer un logement, 2e éd., Cowansville, Éditions Yvon. Blais, 2012, p. 27.

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