Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Dafinei | 2023 QCCA 1596 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(500-36-009745-202) (500-61-491635-190) | |||||
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DATE : | 19 décembre 2023 | ||||
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JOCELYN RANCOURT, J.C.A. GUY COURNOYER, J.C.A. | |||||
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DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | |||||
APPELANT – intimé | |||||
c. | |||||
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ADRIAN DAFINEI | |||||
INTIMÉ – appelant | |||||
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I
[1] Une formation de cinq juges a entendu ce pourvoi dans le but de clarifier le droit québécois encadrant l’interprétation des infractions pénales provinciales.
II
[2] L’intimé est accusé d’avoir commis un excès de vitesse[1]. Au procès, il présente une défense d’erreur de fait raisonnable en partant du principe qu’il convient de qualifier l’infraction à titre d’infraction de responsabilité stricte. S’appuyant sur l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Baie-Comeau (Ville de) c. D’Astous[2], la juge du procès conclut que l’excès de vitesse est une infraction de responsabilité absolue, mais elle examine tout de même la défense d’erreur raisonnable invoquée par l’intimé fondée sur le mauvais fonctionnement de son indicateur de vitesse[3].
[3] Bien que l’intimé ait été intercepté à une vitesse de 126 km/h dans une zone où la limite de vitesse était de 70 km/h, il affirme avoir eu l’impression de conduire à 115 km/h et que, au moment où il a été intercepté, son indicateur de vitesse affichait 112 km/h. Quelque neuf mois plus tard, il remarque un écart de 16 km/h entre la vitesse affichée sur son indicateur de vitesse et celle enregistrée sur son téléphone cellulaire; un mécanicien confirme également cet écart et vient témoigner de la défectuosité de l’indicateur de vitesse. La juge du procès rejette le moyen de défense de l’intimé sur le fond.
[4] Elle conclut en outre que le deuxième volet de sa défense est contradictoire et irréconciliable avec le premier, car il ne peut d’une part affirmer que l’indicateur de vitesse était défectueux au moment de l’infraction et de l’autre soutenir avoir présenté une preuve contraire fiable et précise qui se fonde sur la consultation de ce même indicateur de vitesse. Elle note également que l’intimé a admis avoir conduit son véhicule bien au-delà de la vitesse maximale permise. À son avis, cette preuve ne permet pas de soulever un doute raisonnable[4].
[5] En appel, la Cour supérieure[5], s’appuyant sur l’arrêt de notre Cour dans l’affaire Ville de Saint-Jérôme c. Sauvé[6], conclut qu’il existe une présomption au Québec selon laquelle les infractions pénales provinciales appartiennent à la catégorie des infractions de responsabilité stricte, au sens conféré à ce terme au Canada depuis l’arrêt Sault Ste. Marie[7]. La Cour supérieure ordonne un nouveau procès.
III
[6] Le principe d’interprétation énoncé par la Cour supérieure est d’application générale. Il s’applique non seulement aux excès de vitesse et autres infractions relatives à la sécurité routière, mais à l’ensemble des infractions pénales de compétence provinciale. Deux exceptions permettent d’écarter l’application de ce principe : l’infraction exigeant la démonstration d’une faute et l’infraction de responsabilité absolue. Elles ne pourront s’appliquer que si elles sont imposées par un texte de loi exprès ou par déduction nécessaire dans le contexte législatif. La rigueur encadrant ces exceptions met en lumière la portée et l’importance du principe privilégiant une catégorisation des infractions pénales comme infractions de responsabilité stricte.
[7] La généralité de la présomption d’interprétation issue de l’arrêt Sault Ste-Marie[8], selon laquelle une infraction règlementaire sera présumée appartenir à la catégorie des infractions de responsabilité stricte en l’absence de termes spécifiques traduisant une intention contraire de la part du législateur, ressort de plusieurs arrêts de la Cour suprême[9]. Au Québec, la Cour l’a confirmée dans l’arrêt Ville de Saint-Jérôme c. Sauvé[10], puis l’a réaffirmée à trois occasions.[11] Le principe d’interprétation général est donc bien établi au Québec. Toute jurisprudence antérieure sur la classification des infractions pénales provinciales qui serait incompatible avec ce principe doit être considérée comme écartée[12].
[8] Ce principe général peut se résumer en deux points. Premièrement, il existe une présomption selon laquelle, au Québec, les infractions pénales de compétence provinciale appartiennent à la catégorie des infractions de responsabilité stricte, sauf si les termes exprès de la loi, ou par déduction nécessaire, imposent d’interpréter l’infraction comme requérant la preuve d’un élément de faute ou comme une infraction de responsabilité absolue[13]. La partie qui cherche à soulever l’une ou l’autre de ces exceptions doit pouvoir la justifier. Deuxièmement, les infractions de responsabilité stricte permettent souvent la présentation de moyens de défense spécifiques selon les modalités du régime législatif dont elles font partie. Elles offrent aussi la possibilité de soulever des moyens de défense généraux, qui doivent être établis selon la prépondérance des probabilités, y compris tout moyen qui réfute la preuve de l’actus reus (p. ex., l’acte involontaire, l’impossibilité, l’alibi), la diligence raisonnable, les erreurs de fait raisonnables, les troubles de santé mentale et la nécessité.
[9] Il n’y a rien dans le libellé de l’article 329 du Code de la sécurité routière, l’économie générale du cadre réglementaire établi par l’Assemblée nationale, l’objet de la loi, ou la nature et la gravité de la peine, qui révèle une intention de réfuter la présomption de responsabilité stricte pour l’infraction dont il est question en l’espèce[14].
[10] Ce principe général élimine toute ambiguïté relativement à la qualification des infractions pénales provinciales au Québec, sauf si le texte de loi indique, expressément ou par déduction nécessaire, qu’une infraction donnée doit être considérée comme une infraction qui requiert la démonstration d’une faute ou comme une infraction de responsabilité absolue. Les motifs de l’arrêt Ville de Saint-Jérôme c. Sauvé établissent clairement que le critère permettant d’invoquer ces exceptions est strict[15]. Il s’agit d’exceptions qui s’appliqueront seulement s’il existe une indication claire de la volonté législative.
IV
[11] En l’espèce, la Cour supérieure applique le principe d’interprétation général. Faute d’une exception s’appliquant à l’article 329 du Code de la sécurité routière, elle ne commet aucune erreur en concluant que l’infraction d’excès de vitesse est une infraction de responsabilité stricte.
[12] La Cour supérieure ordonne néanmoins un nouveau procès, car elle est d’avis que la juge du procès n’a pas statué sur le moyen de défense de l’intimé selon lequel son indicateur de vitesse affichait 112 km/h au moment où il l’a regardé, ce qui pouvait donc soulever un doute raisonnable quant à la vitesse à laquelle il circulait.
[13] Pour déterminer s’il convient d’ordonner un nouveau procès, il est nécessaire d’examiner les conclusions tirées par la juge du procès relativement aux deux moyens de défense invoqués par l’intimé : 1) la défectuosité de son indicateur de vitesse; 2) son témoignage selon lequel son indicateur de vitesse affichait 112 km/h.
La défectuosité de l’indicateur de vitesse
[14] La juge du procès a analysé la défense d’erreur de fait raisonnable invoquée par l’intimé, laquelle repose sur la prétendue défectuosité de son indicateur de vitesse.
[15] Elle conclut que la défectuosité n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités, puisqu’elle n’a pas été constatée de façon contemporaine à l’infraction, mais seulement neuf mois plus tard. La défectuosité alléguée n’a pas été confirmée par un expert et le mécanicien qui a été appelé à témoigner à ce sujet a eu recours à des téléphones cellulaires pour appuyer son opinion à titre de témoin ordinaire. La juge estime qu’elle ne peut prendre connaissance d’office de la fiabilité d’un téléphone cellulaire pour mesurer la vitesse. Dans ces circonstances, son rejet de cet élément de preuve est tout à fait indiqué.
Le témoignage de l’intimé au sujet de sa vitesse
[16] L’intimé a témoigné qu’il croyait circuler à une vitesse inférieure à 115 km/h et que son indicateur de vitesse affichait une vitesse de 112 km/h.
[17] La juge du procès écarte ce moyen de défense, car selon elle, il contredit l’autre moyen soulevé par l’intimé et est irréconciliable avec ce dernier. En sus de la faiblesse du témoignage du mécanicien, la juge du procès estime que l’intimé ne peut pas à la fois affirmer que l’indicateur de vitesse était défectueux et s’appuyer tout de même sur celui-ci pour établir sa vitesse.
[18] Contrairement à la conclusion de la juge du procès, la Cour supérieure est d’avis que ces défenses ne sont pas contradictoires, mais complémentaires[16]. Nous sommes d’accord, pour deux motifs.
[19] Premièrement, même lorsque des moyens de défense semblent contradictoires, ils peuvent néanmoins être examinés, comme l’expliquait le juge Wagner (tel était alors son titre) dans l’arrêt Gauthier :
[34] En conclusion, il n’existe pas de règle cardinale s’opposant à la présentation au jury d’un moyen de défense subsidiaire incompatible à première vue avec le moyen de défense principal. La question n’est pas de savoir si de telles défenses sont compatibles ou incompatibles avec la thèse principale, mais plutôt de déterminer si elles satisfont au critère de la vraisemblance. Dans tous les cas, le juge du procès doit vérifier si le moyen de défense subsidiaire a un fondement factuel suffisant, c’est‐à‐dire si un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées pourrait y adhérer, s’il ajoutait foi à cette preuve.[17]
[20] Deuxièmement, en l’espèce, une fois que la juge du procès rejette la défense fondée sur la défectuosité de l’indicateur de vitesse, la conclusion inévitable est que l’indicateur de vitesse fonctionnait correctement et que l’intimé pouvait s’en servir pour appuyer sa thèse.
[21] Par conséquent, la question qui devait être tranchée était de savoir si le témoignage de l’intimé, qui affirmait que son indicateur de vitesse affichait 112 km/h, était susceptible de soulever un doute raisonnable quant à la vitesse à laquelle il circulait[18], mais pas quant à la commission de l’infraction d’excès de vitesse. La Cour adopte ainsi le principe énoncé par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt York (Regional Municipality) v. Winlow[19], selon lequel la vitesse réelle ne constitue pas un élément essentiel de l’infraction, mais n’est pertinente que pour la détermination de la peine.
[22] Un doute raisonnable quant à la vitesse exacte ne confère pas à l’accusé un droit à l’acquittement, sauf si celle-ci est en deçà de la limite permise. De plus, la vitesse n’est pas une infraction incluse. L’infraction consiste à circuler à une vitesse supérieure à la limite indiquée. La vitesse détermine l’amende et les points d’inaptitude applicables. Dès lors, si l’accusé admet avoir commis un excès de vitesse, mais en circulant à une vitesse inférieure à celle dont il a été accusé, l’audience ne portera pas sur sa culpabilité à cette infraction, mais plutôt sur la détermination de la peine qui établira la vitesse à laquelle il circulait.
Devrait-il y avoir un nouveau procès?
[23] La Cour supérieure conclut que puisque la juge du procès n’a pas évalué la crédibilité de l’intimé, un nouveau procès doit être ordonné.
[24] Pour sa part, l’intimé soutient qu’il a admis dans son témoignage avoir circulé à 112 km/h et que sa crédibilité n’a pas été mise en cause.
[25] Ainsi, et selon les conclusions de fait qui devront être tirées, la différence entre l’amende et les points d’inaptitude auxquels l’intimé est susceptible d’être condamné est considérable. Selon le deuxième paragraphe de l’article 313 du Code de procédure pénale[20], la Cour peut renvoyer un dossier en première instance à des fins de détermination de la peine. Nous sommes d’accord avec la Cour supérieure qu’il convient d’ordonner une nouvelle audience devant un juge différent, mais cette audience devrait porter uniquement sur la peine.
[26] La présente affaire soulève une question d’importance générale pour l’administration de la justice. Pour cette raison, aucune ordonnance n’est rendue concernant les frais de justice.
V
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[27] ACCUEILLE l’appel;
[28] CONFIRME la déclaration de culpabilité prononcée par la Cour du Québec relativement à l’infraction d’excès de vitesse visée à l’article 329 du Code de la sécurité routière;
[29] ORDONNE la tenue d’une audience de détermination de la peine devant un autre juge;
[30] DÉCLARE que l’infraction visée à l’article 329 du Code de la sécurité routière est une infraction de responsabilité stricte;
[31] SANS frais de justice.
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| GENEVIÈVE MARCOTTE, J.C.A. | |||||||||||||||||
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| MARK SCHRAGER, J.C.A. | |||||||||||||||||
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| PATRICK HEALY, J.C.A. | |||||||||||||||||
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Me Julien Beaulieu | ||||||||||||||||||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||||||||||||||||||
Pour l’appelant | ||||||||||||||||||
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Me Jean-Sébastien Tremblay-Mimeault | ||||||||||||||||||
CAIN LAMARRE | ||||||||||||||||||
Pour l’intimé | ||||||||||||||||||
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Date d’audience : | 20 janvier 2023 | |||||||||||||||||
Cet arrêt est signé dans les deux langues officielles du Canada. Les deux versions sont officielles.
[1] Code de la sécurité routière, RLRQ, c. C-24.2, art. 329.
[2] Baie-Comeau (Ville de) c. D’Astous, [1992] R.J.Q. 1483 (C.A.).
[3] Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Dafinei, 2020 QCCQ 3875, paragr. 19-26.
[4] Id., paragr. 27-33.
[5] Dafinei c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCS 4332.
[6] 2018 QCCA 234.
[7] R. c. Sault Ste. Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299.
[8] R. c. Sault Ste. Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299.
[9] La Souveraine, Compagnie d’assurance générale c. Autorité des marchés financiers, 2013 CSC 63, paragr. 31-34; Immeubles Jacques Robitaille c. Québec (Ville), 2014 CSC 34, paragr. 35; Lévis (Ville) c. Tétreault, 2006 CSC 12, paragr. 13-19; R. c. Pontes, [1995] 3 R.C.S. 44; R. c. Chapin, [1979] 2 R.C.S. 12; Strasser c. Roberge, [1979] 2 R.C.S. 953.
[10] 2018 QCCA 234.
[11] Beaupré c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2023 QCCA 599, paragr. 10; Castiel c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2022 QCCA 145, paragr. 33-39; Bérubé c. Ville de Québec, 2019 QCCA 1764, paragr. 61-65;
[12] Nadeau c. Ville de Québec, 2020 QCCS 3792; Granger c. Montcalm (Municipalité de), 2016 QCCS 6008; Lewinshtein c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2013 QCCS 4419; Director of Public Prosecutions c. Paraie, 2011 QCCS 470; Québec (Ville) c. Roussel, 2001 CanLII 16255 (QC CS); Baie-Comeau (Ville de) c. D’Astous, [1992] R.J.Q. 1483 (C.A.); R. c. Lemieux (1978) 41 C.C.C. (2 d) 33 (C.A.).
[13] Lévis (Ville) c. Tétreault; Lévis (Ville) c. 2629‑4470 Québec inc., 2006 CSC 12, paragr. 17-18, 29 et 31; La Souveraine, Compagnie d’assurance générale c. Autorité des marchés financiers, 2013 CSC 63, paragr. 32 et 33; Immeubles Jacques Robitaille inc. c. Québec (Ville), 2014 CSC 34, paragr. 35.
[14] Dafinei c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCS 4332, paragr. 51-71. Voir aussi R. c. Sault Ste. Marie, [1978] 2 R.C.S. 1299, 1326; Ville de Saint-Jérôme c. Sauvé, 2018 QCCA 234, paragr. 60-61.
[15] Voir Ville de St. Jérôme c. Sauvé, 2018 QCCA 234, paragr. 52, 58-59 et 62.
[16] Dafinei c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2021 QCCS 4332, paragr. 80.
[17] R. c. Gauthier, 2013 CSC 32, [2013] 2 R.C.S. 403, paragr. 34.
[18] Synnott c. Directeur des poursuites criminelles et pénales, 2012 QCCA 468, paragr. 13.
[19] 2009 ONCA 643, paragr. 25-26. Voir aussi R. c. Brown, 2011 MBCA 63, paragr. 15-16.
[20] RLRQ, ch. C-25.1.
AVIS :
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