Décision

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Décision

Cholette c. Russell

2019 QCRDL 11730

 

 

RÉGIE DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

438753 31 20190124 G

No demande :

2673401

 

 

Date :

08 avril 2019

Régisseure :

Louise Fortin, juge administrative

 

Jennifer Cholette

 

Locatrice - Partie demanderesse

c.

Catherine Russell

 

Locataire - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

[1]      La locatrice est propriétaire de l'immeuble concerné et demande l'autorisation de reprendre le logement de la locataire pour s’y loger.

[2]      Les parties sont liées par un bail du 16 septembre 2011 au 30 juin 2012, reconduit jusqu'au 30 juin 2019 au loyer mensuel de 1130 $.

[3]      Le 5 décembre 2018, la locatrice avisait la locataire de son intention de reprendre le logement pour les fins mentionnées à compter du 1er juillet 2019.

[4]      La locataire n'a pas répondu à l'avis de sorte qu'elle est présumée avoir refusé de quitter le logement.

[5]      Le 24 janvier 2019, la locatrice déposait sa demande d'autorisation à la Régie du logement.

[6]      Mentionnons d'abord que l'article 1963 du Code civil du Québec stipule :

« 1963. Lorsque le locataire refuse de quitter le logement, le locateur peut, néanmoins, le reprendre, avec l'autorisation du tribunal.

Cette demande doit être présentée dans le mois du refus et le locateur doit alors démontrer qu'il entend réellement reprendre le logement pour la fin mentionnée dans l'avis et qu'il ne s'agit pas d'un prétexte pour atteindre d'autres fins.»

[7]      L'immeuble concerné comprend trois logements, alors que la locatrice habite le 1er étage, ses parents le 2ième étage et la locataire le logement du troisième étage.

[8]      La locatrice a acquis l’immeuble en 2014 et s’y est installée avec son conjoint. Depuis l’acquisition de l’immeuble, ils ont eu deux enfants qui sont maintenant âgés de 2 et 3 ans.


[9]      La locatrice est monteur vidéo et son conjoint est chercheur et rédacteur en chimie à l’université McGill, tous deux travaillent de leur domicile la majeure partie de leur temps. Ils expliquent que leur travail nécessite beaucoup de concentration et de tranquillité.

[10]   Ils désirent prendre le logement de la locataire puisque depuis la naissance de leurs enfants, ils manquent d’espace étant donné que toutes les chambres à l’étage sont occupées.

[11]   Compte tenu de ces circonstances, le bureau de la locatrice n’est plus adéquat et son conjoint a dû installer son bureau au sous-sol qui n’est pas fini et où beaucoup de biens y sont entreposés ainsi que ses équipements d’exercices, endroit qui n’est pas propice à son travail, dit-il.

[12]   Ils désirent occuper les deux étages de l’immeuble pour y faire un espace bureau, une chambre pour y dormir à tour de rôle puisqu’il leur est parfois difficile d’avoir de bonnes nuits de sommeil avec les enfants.

[13]   Aussi, ils veulent y entreposer des biens et y loger des membres de leur famille qui leur rendent visite plusieurs fois par année.

[14]   Ils préfèrent que les logements ne communiquent pas entre eux puisqu’il sera plus facile pour eux de se retirer et de ne pas être dérangé par les enfants.

[15]   La locataire habite le logement en cause depuis 8 ans.

[16]   Elle conteste la demande de la locatrice et croit que les intentions de cette dernière ne sont pas réelles puisque leurs relations sont loin d’être bonnes. Elle croit que celle-ci ne cherche qu’à l’évincer puisqu’elle a déjà fait plusieurs demandes contre elle auprès de la Régie du logement.

[17]   Si la demande de reprise est autorisée, elle demande à titre d'indemnité une somme de 800 $, et une somme équivalente à six mois de loyer pour couvrir ses frais de déménagement, d'emballage et de déballage de ses biens, et les troubles et inconvénients occasionnés par ce déménagement.

[18]   La locatrice offre de verser à la locataire une somme de 800 $ à titre d'indemnité pour couvrir ses frais de déménagement.

[19]   C'est ainsi que se résume l'essentiel de la preuve.

ANALYSE

[20]   Tel que l'écrivait le juge administratif Jean Bisson dans l'affaire Dagostino c. Sabourin[1], en matière de reprise de logement , deux droits importants se rencontrent et s'opposent : d'une part, le droit du propriétaire d'un bien de jouir de ce dernier comme bon lui semble et, d'autre part, le droit des locataires au maintien dans les lieux loués. C'est pour protéger ce droit des locataires que le législateur impose des conditions au locateur.

[21]   Après analyse, le tribunal est d'avis que l'ensemble de la preuve ne permet pas de conclure que la locatrice cherche illégalement à évincer la locataire ou à reprendre le logement pour une autre fin.

[22]   Le tribunal croit que le projet est réel et qu'elle a l'intention d'y donner suite. Par ailleurs, il a déjà été décidé, comme en l’instance, que la reprise d’un logement peur s’étendre aux activités accessoires à l’habitation.[2]

[23]   Il est également d'avis que les appréhensions de la locataire ne sont pas suffisantes pour refuser la demande de reprise.

[24]   Le fait qu'il existe un conflit entre les parties ne permet pas de conclure automatiquement que la reprise est exercée sous de faux prétextes[3].

[25]   Ainsi, puisqu'il juge indiqué d'autoriser la reprise du logement concerné, le tribunal est d'opinion qu'il y a lieu d'examiner les circonstances propres à la locataire, en regard des termes de l'article 1967 du Code civil du Québec.

[26]   Cet article se lit comme suit :

« 1967. Lorsque le tribunal autorise la reprise ou l'éviction, il peut imposer les conditions qu'il estime justes et raisonnables, y compris, en cas de reprise, le paiement au locataire d'une indemnité équivalente aux frais de déménagement.»


[27]   Dans l'affaire Boulay c. Tremblay[4], le juge Lachapelle précise la nature de l'indemnité applicable en matière de reprise de logement de la façon suivante :

« Dans les cas d'éviction du locataire pour subdivision du logement ou changement d'affectation, le législateur a prévu une indemnité de trois mois de loyer et des frais de déménagement et même une somme supérieure si le locataire le justifie. (Art. 1660.4 C.c.) Cependant, en matière d'éviction pour reprise de possession, le législateur n'a déterminé aucune indemnité précise. Il laisse au Tribunal le soin de fixer les conditions justes et raisonnables et notamment l'indemnité de déménagement. »

[28]   Pierre-Gabriel Jobin conclut à l'examen des dispositions de l'article 1659.7 :

«... Il serait sage d'indemniser le locataire victime d'une reprise de possession; celui-ci devrait avoir droit à l'indemnité, sauf quand son déménagement n'est pas provoqué en réalité, par la reprise de possession, mais qu'il obéit à d'autres préoccupations personnelles du locataire. »

Le juge aux termes de l'article 1659.7 a donc discrétion pour fixer les conditions justes et raisonnables et le montant de l'indemnité. Comme le signale le juge Pigeon, lorsque le juge a une telle discrétion, il « doit en user «judiciairement », ce qui signifie qu'il doit le faire pour un motif valable. » (Rédaction et interprétation des lois, Éditeur officiel du Québec, Québec, 1965-1978, p. 30)

Ainsi, il doit justifier tout autant son refus d'accorder que de ne pas accorder une indemnité de déménagement de même que des conditions justes et raisonnables. Il doit prendre sérieusement en compte la demande du locataire et contrairement à ce que certains prétendent, ne refuser cette demande qu'exceptionnellement.

Il convient ici de rappeler que la reprise de possession est une exception au droit du maintien dans les lieux du locataire et qu'elle est provoquée par le locateur. Il est en conséquence légitime que le locataire se voie indemnisé pour les dépenses et les inconvénients qu'il a subis. Ce droit est cependant balisé par le droit du locateur de disposer de ses biens et par conséquent, de son droit à la reprise de possession. Si le tribunal a discrétion pour déterminer le montant, il doit tenir compte de ce droit du locateur et ne peut certes pas condamner aux dommages-intérêts qui découlent d'une reprise de possession abusive.»

[29]   L'article 1659.7 du Code civil du Bas-Canada est remplacé depuis le 1er janvier 1994 par l'article 1967 du Code civil du Québec. Cette nouvelle disposition est de même nature et a la même portée que l'ancienne.

[30]   Le tribunal partage l'opinion du juge Lachapelle et, comme lui, il croit que la locataire a le droit de se voir compenser pour les dépenses et les inconvénients occasionnés par ce déménagement forcé.

[31]   Partant, compte tenu des circonstances dont a témoigné la locataire et compte tenu, aussi, du fait que la locatrice n'a pas à être pénalisée pour l'exercice d'un droit légitime, le tribunal estime que l'octroi d'une indemnité de 1 500 $ est juste et raisonnable pour compenser la locataire pour les frais d'un déménagement et les troubles et inconvénients occasionnés par ce déménagement.

[32]   À ce titre, la demande concernant l'octroi des frais d'emballage et déballage n'est aucunement justifiée en l'espèce, car il appert de la jurisprudence que de tels frais sont accordés dans les cas limpides, soutenus par la preuve prépondérante de l'incapacité physique de la locataire d'accomplir cette tâche.

[33]   Il convient d'ajouter que l'article 1968 du Code civil du Québec prévoit un recours en faveur de la locataire en recouvrement de dommages-intérêts et même de dommages punitifs si la reprise de logement est obtenue de mauvaise foi. De plus, l'article 1970 du Code civil du Québec précise qu'un logement qui fait l'objet d'une reprise ne peut, sans l'autorisation de la Régie, être reloué ou utilisé pour une autre fin que pour celle pour laquelle le droit a été exercé.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[34]   AUTORISE la locatrice à reprendre le logement concerné à compter du 1er juillet 2019 pour y loger;

[35]   ORDONNE l'éviction de la locataire et des autres occupants du logement, au plus tard le 30 juin 2019;


[36]   CONDAMNE la locatrice à verser à la locataire la somme de 1 500 $ à titre d'indemnité;

[37]   AUTORISE la locataire à soustraire du loyer à venir une partie correspondante du montant de l'indemnité ainsi accordée;

[38]   La locatrice assume les frais de sa demande.

 

 

 

 

 

 

 

 

Louise Fortin

 

Présence(s) :

la locatrice

Me Dida Berku, avocat de la locatrice

la locataire

Me Ariane Croteau, avocate de la locataire

Date de l’audience :  

28 mars 2019

 

 

 


 



[1] Dagostino c. Sabourin, 31-991119-037G, décision de la Régie du logement, 26 janvier 2000, Jean Bisson, juge administratif.

[2] Herzog c. Buccheri (2000) J.L.150;

[3] Gaudiosi c. Verville, 31-110121-095G, décision de la Régie du logement, 25 mars 2011.

[4] Boulay c. Tremblay, (1994) J.L. 132.

 

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