Lavigne c. Municipalité de Val-des-Monts |
2017 QCCA 1125 |
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COUR D’APPEL |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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GREFFE DE
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N° : |
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(550-22-015903-147) |
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DATE : |
25 juillet 2017 |
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SERGE LAVIGNE CHANTAL CARRIÈRE |
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APPELANTS - Défendeurs |
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c. |
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MUNICIPALITÉ DE VAL-DES-MONTS |
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INTIMÉE - Demanderesse |
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[1] Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 16 juillet 2015 par la Cour du Québec du district de Gatineau (l’honorable Patsy Bouthillette) dont les conclusions sont ainsi rédigées :
ACCUEILLE la requête;
CONDAMNE les défendeurs Serge Lavigne et Chantal Carrière à payer à la demanderesse la Municipalité de Val-des-Monts la somme de 9 471,31 $, et ce, avec intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 du Code civil du Québec, et ce, à compter du 26 mai 2014.
LE TOUT avec dépens.
[2] Pour les motifs de la juge St-Pierre, auxquels souscrivent les juges Dutil et Savard, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel, avec frais de justice.
[4] INFIRME le jugement de première instance;
[5] REJETTE la requête introductive d’instance avec dépens.
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MOTIFS DE LA JUGE ST-PIERRE |
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[6] Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 16 juillet 2015[1] par l’honorable Patsy Bouthillette (« la juge »), qui les condamne à payer à l’intimée 9 471,31 $, plus intérêts et indemnité additionnelle depuis le 26 mai 2014.
[7] La juge retient que les appelants « ont fait preuve d’un usage excessif et déraisonnable de leur droit de contester devant les Tribunaux» et qu’ils doivent donc, cela étant, rembourser à l’intimée « les honoraires d’avocats qui ont dû être déboursés pour forcer les défendeurs à respecter une ordonnance judiciaire rendue » à la suite de leur acquiescement.
[8] Les appelants soutiennent que le jugement doit être infirmé.
[10] Je m’explique.
[11] Pendant plus de 20 ans, les appelants exploitent un commerce d’installation de pneus et de vente d’accessoires pour automobiles sur le territoire de l’intimée, au 66, chemin Létourneau.
[12] Le 18 juin 2010, l’intimée leur signifie une requête introductive d’instance selon l’article 227 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme[2] alléguant qu’ils exploitent leur commerce dans une zone où toutes les activités commerciales sont interdites et qu’ils doivent donc cesser de le faire.
[13] Effectivement, les activités commerciales ne sont pas autorisées, aux termes du règlement de zonage en vigueur, dans la zone où se trouve le 66, chemin Létourneau.
[14] Les appelants sont prêts à déménager leur commerce, mais ils ont besoin de temps pour le faire. L’intimée le sait et elle accepte un délai d’une année pour ce faire (jusqu’au 15 juin 2012).
[15] C’est dans ce contexte que les appelants signent un acquiescent à jugement.
[16] Le 11 juillet 2011, le juge Dominique Goulet de la Cour supérieure rend jugement sur cet acquiescement, ordonnant notamment aux appelants de mettre fin aux activités commerciales au 66, chemin Létourneau au plus tard le 15 juin 2012, et de retirer dans le même délai toutes les enseignes commerciales qui s’y trouvent.
[17] Malgré l’acquiescement et ce jugement, les appelants continuent à exploiter leur commerce au 66, chemin Létourneau au-delà du 15 juin 2012, car leur nouvel emplacement n’est pas prêt. Ils le font jusqu’en octobre 2013, moment à compter duquel ils emménagent dans ce nouvel emplacement dont la construction est enfin terminée.
[18] Dès le 28 juin 2012, l’intimée somme les appelants de respecter le jugement rendu, les avisant notamment qu’elle leur réclamera les honoraires extrajudiciaires dont elle devra s’acquitter, le cas échéant, si elle entreprend de nouvelles procédures judiciaires.
[19] Constatant son insuccès, elle introduit un recours en outrage au tribunal.
[20] Ainsi, le 19 décembre 2012, un juge de la Cour supérieure signe une ordonnance spéciale enjoignant les appelants de comparaître pour entendre la preuve des faits qui leur sont reprochés et faire valoir les moyens de défense qu’ils peuvent avoir[3].
[21] Lors d’un appel de rôle provisoire, le 2 mai 2013, la date d’audition est fixée au 14 février 2014.
[22] Le matin du 14 février 2014, à la suite d’échanges entre le juge et les avocats, les appelants se reconnaissent coupables d’outrage, choisissant d’administrer une preuve quant aux circonstances entourant leur manquement au stade de la peine simplement.
[23] Au cours de cette preuve, l’appelant Lavigne relate l’ensemble des difficultés auxquelles il a été confronté dans sa recherche et dans l’aménagement d’un nouvel emplacement. Il décrit chacune des étapes franchies, incluant les interventions du ministère des Transports et celles de représentants de l’intimée. Il explique avoir eu la préoccupation de sauvegarder son gagne-pain et l’emploi de 5 à 6 autres personnes. Il affirme avoir été convaincu que l’intimée lui accordait un délai informel. Il précise avoir cessé d’exploiter l’entreprise au 66, chemin Létourneau dès le moment où il a pu le faire, soit en octobre 2013.
[24] Une fois la preuve administrée, au cours de l’étape des observations sur la peine, le juge saisi de l’outrage tient les propos suivants révélateurs de sa perception des circonstances entourant le manquement :
Oui, mais ce que je vous dis, c’est que je n’ai pas l’impression qu’on a affaire à quelqu’un qui s’entête à rester là puis qui ne veut pas rien déménager puis qui persiste à vouloir bafouer la règlementation municipale, j’ai quelqu’un qui veut s’en aller ailleurs, mais qui doit se trouver un terrain puis qui doit l’acquérir puis doit remplir des demandes de permis puis doit être capable de déménager son commerce.
En fait, c’est ce que je comprends au stade de ce que j’ai comme justification pour expliquer le fait que le jour précisé par le jugement …ça, on parle du 15 juin …
…15 juin, ça n’a pas arrêté instantanément. J’ai entendu monsieur dire : « Moi, si j’avais arrêté cette journée-là … j’ai mes employés que je ne peux plus faire travailler, j’ai tout ça. » puis je n’ai pas d’indices que monsieur Lavigne voulait délibérément rester là à tout prix, c’est juste parce qu’il était pris avec pas d’autre place pour aller continuer son commerce qu’il s’est retrouvé dans cette situation-là.
Mais là, on parle de fermer une entreprise, perdre ses employés puis ne plus … dans le fond, fermer son entreprise quand, dans le fond, c’est clair, clair, clair, même au moment où il a obtempéré, où il a accepté l’acquiescement, c’était dans le but de continuer son entreprise, pas de la suicider. Je pense que c’est évident.
[25] L’avocat de l’intimée invite le juge à imposer une amende de 3 500 $ à chacun des appelants, alors que celui des appelants invoque la clémence du juge dans les circonstances. Il n’est pas question des honoraires extrajudiciaires payés par l’intimée afin de présenter sa requête pour outrage au tribunal, malgré le contenu de la mise en demeure du 28 juin 2012, car l’intimée ne les réclame pas devant le juge de la Cour supérieure.
[26] Prenant en compte la preuve administrée, le juge fixe l’amende à 750 $ pour chacun des appelants et les condamne en conséquence, avec dépens.
[27] Soutenant ne pas avoir eu « d’autre choix que de rechercher une condamnation d’outrage au tribunal afin de faire respecter sa réglementation ainsi que le jugement du 11 juillet 2011 » et avoir « été forcée d’encourir des honoraires extrajudiciaires au montant de 9 471,31 $ » à cette fin, l’intimée introduit une demande de remboursement devant la Cour du Québec le 22 mai 2014. Elle prétend avoir droit au remboursement réclamé puisque ces honoraires « sont la suite directe, logique et immédiate du comportement abusif » des appelants. Voici comment elle formule ses reproches aux appelants :
8. Suite à la signification de l’assignation à comparaitre à l’accusation d’outrage au tribunal, les défendeurs ont poursuivi inutilement et abusivement le débat judiciaire en :
8.1 plaidant non coupable à l’accusation alors qu’ils n’avaient aucun moyen de défense;
8.2 déclarant que l’audition de la requête durerait une journée complète;
8.3 déclarant n’avoir aucune disponibilité pour l’audition avant le mois de février 2014.
[28] Le 16 juillet 2015, la juge accueille cette réclamation.
[29] La juge relate la position des parties tout en rappelant les principaux faits : l’intimée affirme avoir le droit au remboursement des honoraires extrajudiciaires payés en raison des agissements des appelants au cours de la procédure en outrage, alors que les appelants plaident qu’ils ne peuvent être tenus responsables de ce remboursement ayant fait preuve de bonne foi en tout temps au cours du processus.
[30] La juge identifie deux questions à trancher : (1) les appelants (défendeurs) ont-ils fait un usage excessif ou déraisonnable de leur droit de contester devant les tribunaux? ; (2) si oui, quel est le quantum de dommages auquel l’intimée (la demanderesse) a droit?
[31] À la première question, elle apporte une réponse positive prenant appui sur les articles 54.1 et s. a.C.p.c. Quant à la seconde, elle conclut que le montant réclamé de 9 471,31 $ représente les dommages subis.
[32] Voici ce qu’elle écrit pour justifier ces conclusions :
[35] Le 20 décembre 2012, les défendeurs sont assignés par ordonnance spéciale de comparaître à une accusation d’outrage au Tribunal, fixée le 21 janvier 2013.
[36] Selon la preuve, ce n’est qu’en octobre 2013 que les défendeurs cessent l’utilisation non conforme.
[37] La cessation a eu lieu tardivement, mais avant l’audition de la cause prévue le 14 février 2014. Mais ce n’est que le matin de l’audition, après avoir entendu les remarques de l’honorable juge de la Cour Supérieure, que les défendeurs décident de plaider coupable à l’accusation d’outrage au Tribunal portée contre eux.
[38] En étudiant la trame factuelle des agissements des défendeurs dans le présent dossier, le Tribunal ne peut retenir leurs explications et conclure que les défendeurs ont exercé leur droit de contester de façon non excessive ou non déraisonnable.
[39] Les défendeurs ont manifestement agi de façon à retarder l’inévitable avec une contestation manifestement mal fondée et dilatoire.
[40] Les défendeurs avaient accepté le délai du 15 juin 2012 comme date butoir.
[41] Les difficultés soulevées par eux auraient dû être envisagées avant la signature de l’acquiescement à jugement sur la requête en vertu de l’article 227 de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme, ce qu’ils n’ont pas fait.
[42] De plus, si la situation était tellement exceptionnelle qu’elle nécessitait un report de l’échéancier, les défendeurs auraient dû être plus diligents et faire des tentatives réelles afin d’obtenir de la municipalité un délai justifié par leur situation.
[43] Il n’y a eu aucune preuve de démarche auprès de la municipalité afin d’obtenir des délais ou tout au moins afin de les informer de la situation, et ce, afin de minimiser les frais pour toutes les parties impliquées.
[44] De plus, les défendeurs n’ont fait aucune démarche judiciaire afin d’obtenir du Tribunal un délai supplémentaire, et ce, afin de leur permettre de respecter le jugement rendu par la Cour Supérieure.
[45] La position des défendeurs a plutôt été de prolonger les délais, forcer la municipalité qui représente l’ensemble des contribuables à débourser des honoraires d’avocats, et ce, pour obtenir l’exécution d’un jugement, auquel les défendeurs avaient consenti.
[46] La preuve démontre que les défendeurs voulaient exploiter leur commerce, le plus longtemps possible, et ce, même en infraction avec la réglementation municipale.
[..]
[47] Le Tribunal conclut que la trame factuelle du dossier sur la question de l’outrage au Tribunal justifie le présent recours.
[48] La demanderesse a établi de façon sommaire que la position des défendeurs était abusive.
[49] Les défendeurs avaient le fardeau de démontrer que leur contestation à l’accusation d’outrage au Tribunal n’a pas été exercée de manière excessive ou déraisonnable et qu’elle se justifiait en droit.
[50] Les défendeurs appuient en partie leur position sur l’affaire Genest c. Duchesne, où la Cour d’Appel nous enseigne au paragraphe 4 de son jugement :
[4] À l'impossible, nul n'est tenu. Le bon sens devant prévaloir en tout temps, il serait surprenant que la requérante soit citée pour outrage au tribunal si elle ne peut produire l'intégralité des documents demandés après avoir fait les efforts nécessaires pour les récupérer. Dans cette éventualité, il lui sera toujours possible de s'adresser au juge afin qu'il rende les ordonnances appropriées.
[51] Certes, le Tribunal retient qu’à l’impossible, nul n’est tenu. Sauf, que la preuve est loin de démontrer une impossibilité d’agir. Au contraire, en agissant comme ils l’ont fait, les défendeurs ont nui à la demanderesse et ont ainsi commis une faute. Les défendeurs n’ont démontré aucune impossibilité d’agir, mais plutôt un non-respect du jugement intervenu.
[52] Dans l’affaire Gélinas c. Morin, le Tribunal nous réitère les critères qui doivent guider le décideur :
[32] La Cour d'Appel a, à maintes reprises, énoncé les critères que doivent appliquer les Tribunaux avant de déclarer une procédure abusive au sens de l'article 54.1 du Code de procédure civile. Essentiellement, on doit pouvoir déceler dans l'attitude de l'auteur de la procédure attaquée un comportement blâmable.
[33] Un tel comportement s'apparente à un usage mauvais, excessif ou injuste de la procédure.
[34] Tel que le mentionne la Cour d'appel dans l'arrêt El-Hachem c. Décary, le dépôt d'un acte de procédure devant un Tribunal judiciaire est un geste grave et empreint de solennité, qui engage l’intégrité de celui qui en prend l’initiative :
« [10] Déposer un acte de procédure devant un tribunal judiciaire est un geste grave et empreint de solennité, qui engage l’intégrité de celui qui en prend l’initiative. On ne peut tolérer qu’un tel geste soit fait à la légère, dans le but de chercher à tâtons une quelconque cause d’action dont on ignore pour le moment la raison d’être, mais qu’on s’emploiera à découvrir en alléguant divers torts hypothétiques et en usant de la procédure à des fins purement exploratoires. (…) »
[53] Le Tribunal conclut que les défendeurs ont fait preuve d’un usage excessif et déraisonnable de leur droit de contester devant les Tribunaux.
[54] En vertu de l’article 54.1 du Code de procédure civile, le Tribunal a juridiction pour se prononcer sur la question des dommages réclamés.
[55] Il ne faut pas perdre de vue que le Tribunal n’a pas à juger la question de l’outrage au Tribunal, mais bien de la requête en dommages. Le fait de vouloir exploiter un commerce, créer de l’emploi est certes louable, sauf que cela ne doit pas se faire au détriment des autres.
[56] Le fait de plaider coupable à l’accusation d’outrage au tribunal est un facteur atténuant lors du prononcé de la sentence rendue, comme l’a soulevé l’honorable juge Dallaire de la Cour Supérieure :
[…]
[57] Le plaidoyer de culpabilité n’a pas réellement d’impact sur l’étude du présent dossier, les dommages réclamés découlent du déroulement du dossier et non du résultat final.
[58] En conséquence, le Tribunal accorde les dommages réclamés, soit les honoraires d’avocats qui ont dû être déboursés pour forcer les défendeurs à respecter une ordonnance judiciaire rendue suite à leur acquiescement.
[59] Le Tribunal considère qu’en agissant comme ils l’ont fait, en toute connaissance de cause, dans le but de continuer leur exploitation le plus longtemps possible, les défendeurs pouvaient raisonnablement prévoir que la municipalité agirait.
[60] Le quantum réclamé représente les honoraires d’avocats pour le litige entourant la question de l’outrage au Tribunal et ce montant est justifié.
[61] La demanderesse a fait la preuve des honoraires extrajudiciaires qu’elle a dû débourser afin de faire exécuter son jugement en déposant les factures d’honoraires de ses procureurs au montant de 9 471,31$.
[Soulignements ajoutés - Renvois omis]
[33] Avec égards, le raisonnement de la juge est entaché d’erreurs, de sorte que ses conclusions doivent être infirmées.
[34] Il en va ainsi pour les raisons suivantes :
· ses conclusions sont le résultat d’une analyse de la situation fondée sur des principes qui ne sont pas applicables en l’espèce, soit ceux énoncés aux articles 54.1 et s. a.C.p.c.;
· la juge ne prend pas en compte les caractéristiques particulières de la procédure d’outrage au tribunal sans compter qu’elle entremêle les notions d’abus de procédure et d’abus sur le fond pour conclure à la responsabilité des appelants; et
· l’intimée ne s’est pas déchargée du fardeau de prouver un droit au remboursement des honoraires extrajudiciaires payés.
[35] La conclusion voulant qu’il y ait lieu de condamner les appelants à rembourser les honoraires extrajudiciaires défrayés par l’intimée pour qu’elle entreprenne et mène à terme sa requête en outrage au tribunal repose sur un raisonnement développé depuis une grille d’analyse inapplicable en l’espèce.
[36] Alors qu’elle est saisie d’un recours en responsabilité civile pour dommages subis découlant d’une faute qui aurait été commise devant une autre instance, la juge traite le dossier comme s’il s’agissait d’un cas visé par les articles 54.1 à 54.4 a.C.p.c. Ainsi, elle se demande si l’intimée a établi de façon sommaire que la position des appelants était abusive (voir le paragr. 48 du jugement). Concluant que l’intimée l’a fait, elle procède au renversement du fardeau de la preuve énonçant qu’il appartient aux appelants de lui démontrer que leur contestation de l’outrage n’a pas été exercée de manière excessive ou déraisonnable et qu’elle se justifiait en droit (paragr. 49 du jugement). Finalement, insatisfaite des explications fournies et retenant que les appelants ne lui ont pas prouvé une impossibilité d’agir (paragr. 51 du jugement), elle conclut qu’ils ont fait preuve d’un usage excessif et déraisonnable de leur droit de contester devant les tribunaux (paragr.52 et 53 du jugement).
[37] Or, comme le laisse voir le mot à mot des articles 54.1 à 54.4 a.C.p.C., la grille d’analyse qui s’y trouve (démonstration sommaire d’abus et renversement du fardeau de preuve) s’applique à une intervention qui vise directement une demande en justice ou un autre acte de procédure dont le tribunal est saisi. Le pouvoir de condamner une partie à payer à l’autre des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires engagés (art. 54.4 a. C.p.c.), s’exerce dans le contexte d’un prononcé portant sur le caractère abusif de la demande ou de l’acte de procédure en cause :
54.1 Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive. |
54.1 A court may, at any time, on request or even on its own initiative after having heard the parties on the point, declare an action or other pleading improper and impose a sanction on the party concerned. |
L’abus peut résulter d’une demande en justice ou d’un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics. |
The procedural impropriety may consist in a claim or pleading that is clearly unfounded, frivolous or dilatory or in conduct that is vexatious or quarrelsome. It may also consist in bad faith, in a use of procedure that is excessive or unreasonable or causes prejudice to another person, or in an attempt to defeat the ends of justice, in particular if it restricts freedom of expression in public debate. |
54.2 Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit. |
54.2 If a party summarily establishes that an action or pleading may be an improper use of procedure, the onus is on the initiator of the action or pleading to show that it is not excessive or unreasonable and is justified in law. |
La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire. |
A motion to have an action in the first instance dismissed on the grounds of its improper nature is presented as a preliminary exception. |
54.3 Le tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou l’acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d’assignation d’un témoin. |
54.3 If the court notes an improper use of procedure, it may dismiss the action or other pleading, strike out a submission or require that it be amended, terminate or refuse to allow an examination, or annul a writ of summons served on a witness. |
Dans un tel cas ou lorsqu’il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s’il l’estime approprié: |
In such a case or where there appears to have been an improper use of procedure, the court may, if it considers it appropriate, |
1° assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions; |
(1) subject the furtherance of the action or the pleading to certain conditions; |
2° requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance; |
(2) require undertakings from the party concerned with regard to the orderly conduct of the proceeding; |
3° suspendre l’instance pour la période qu’il fixe; |
(3) suspend the proceeding for the period it determines; |
4° recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance; |
(4) recommend to the chief judge or chief justice that special case management be ordered; or |
5° ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement. |
(5) order the initiator of the action or pleading to pay to the other party, under pain of dismissal of the action or pleading, a provision for the costs of the proceeding, if justified by the circumstances and if the court notes that without such assistance the party’s financial situation would prevent it from effectively arguing its case. |
54.4 Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d’une demande en justice ou d’un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l’instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs. |
54.4 On ruling on whether an action or pleading is improper, the court may order a provision for costs to be reimbursed, condemn a party to pay, in addition to costs, damages in reparation for the prejudice suffered by another party, including the fees and extrajudicial costs incurred by that party, and, if justified by the circumstances, award punitive damages. |
Si le montant des dommages-intérêts n’est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d’abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu’il détermine. |
If the amount of the damages is not admitted or may not be established easily at the time the action or pleading is declared improper, the court may summarily rule on the amount within the time and under the conditions determined by the court. |
[Soulignements ajoutés] |
[Emphasis added] |
[38] Pour prendre appui sur ces dispositions législatives, c’est au cours du déroulement du dossier concerné et à la cour qui en est saisie qu’une partie doit présenter sa demande d’indemnisation. En l’espèce, si tant est qu’elles puissent être appliquées[4], c’est à la Cour supérieure, à l’occasion du dossier d’outrage au tribunal, que l’intimée aurait dû présenter sa demande, ce qu’elle n’a pas fait.
[39] N’étant saisie d’aucun dossier relevant de sa compétence au sein duquel se trouvait une demande en justice ou un autre acte de procédure émanant des appelants et à qualifier selon les articles précités, la Cour du Québec ne pouvait utiliser la grille d’analyse énoncée à ces articles aux fins de décider du recours entrepris.
[40] Or, en utilisant cette grille d’analyse, la juge a commis une erreur irrémédiable quant au fardeau de preuve. Plutôt que de faire reposer le fardeau de prouver une faute, un dommage et un lien de causalité entre la faute et le dommage sur l’intimée (selon les règles usuelles de la responsabilité civile), elle s’est satisfaite d’une démonstration sommaire du droit allégué.
[41] Saisie d’une requête introductive d’instance en responsabilité civile où la source de responsabilité alléguée était le comportement des défendeurs [des appelants] devant un autre forum, la juge devait analyser la demande selon les critères de la responsabilité civile délictuelle (faute, dommage et lien de causalité) et en appliquant la norme voulant que le fardeau de la preuve repose entièrement sur la partie réclamante.
[43] L’outrage au tribunal est strictissimi juris et de nature quasi pénale[5]. La partie requérante doit administrer une preuve hors de tout doute raisonnable[6] et sans possibilité de contraindre la partie intimée à témoigner[7] (art. 53.1 a. C.p.c.), alors que celle-ci jouit des garanties constitutionnelles[8] prévues à la Charte canadienne des droits et libertés[9] (« la Charte ») et des droits énoncés à la Charte des droits et libertés de la personne[10] (« la Charte québécoise »). La Cour le rappelle notamment de cette façon dans ses arrêts Droit de la famille - 122875 et Gennium Pharmaceutical :
Extrait de Droit de la famille - 122875
[31] En aucun cas, la partie accusée n’est tenue de fournir des explications ou de démontrer un moyen de défense. La personne poursuivie n’a aucun fardeau de preuve ni aucune obligation de témoigner ou de faire des admissions. Ce n’est qu’une fois la preuve de la partie poursuivante faite, qu’elle peut décider de témoigner ou non.[11]
Extrait de Gennium Pharmaceutical
[10] Ainsi que le souligne le juge de première instance, il est maintenant bien établi qu'en raison de son caractère quasi pénal, la procédure d'outrage au tribunal enclenche en faveur de celui contre qui elle est instituée l'application des garanties relatives à la non-contraignabilité de l'accusé dans le cadre d'une poursuite pénale classique : voir Vidéotron Ltée c. Industries Microlec, repris avec constance par la jurisprudence subséquente. C'est à la suite de cet arrêt que fut d'ailleurs adopté l'article 53.1 C.p.c., qui confirme la non-contraignabilité de l'intimé visé par une requête pour outrage au tribunal.
[11] Applicables en raison de la nature quasi pénale de ce type de procédure, les articles 11, paragr. c), de la Charte canadienne, 33.1 de la Charte québécoise et 53.1 C.p.c. font donc en sorte que la personne visée par une requête pour outrage au tribunal bénéficie du droit de ne pas être contrainte de témoigner contre elle-même dans le cadre de cette procédure, ce qui signifie notamment qu'elle n'est pas un témoin compétent pour la « poursuite », c'est-à-dire la personne qui requiert l'assignation de l'ordonnance de comparaître régie par l'article 53 C.p.c..
[12] Les articles 13 de la Charte canadienne et 38 de la Charte québécoise préservent cette non-contraignabilité de l'accusé en ne permettant pas que soit fait indirectement ce qu'interdisent les articles 11, paragr. c), de la Charte canadienne et 33.1 de la Charte québécoise.[12]
[Renvois omis]
[44] On ne peut donc reprocher à une personne accusée d’outrage au tribunal d’abuser de son droit de contester devant les tribunaux du seul fait qu’elle garde le silence et exige que la partie requérante se décharge de son fardeau de preuve. Conclure autrement signifierait la priver du droit au respect de la loi et des droits énoncés à la Charte et à la Charte québécoise.
[45] À l’examen du dossier de la Cour supérieure portant sur la requête de l’intimée pour outrage au tribunal, je constate que c’est ce que les appelants ont fait (garder le silence et exiger que la partie requérante se décharge de son fardeau de preuve) entre le moment où l’intimée a demandé le prononcé d’une ordonnance d’assignation spéciale de comparaître et le matin de l’audition, telles que l’attestent les inscriptions ou les étapes franchies au dossier d’outrage au tribunal :
· dépôt de la requête de l’intimée du 19 décembre 2012 pour qu’une ordonnance d’assignation spéciale de comparaitre soit prononcée;
· prononcé le 19 décembre 2012 de l’ordonnance d’assignation spéciale de comparaître le 21 janvier 2013;
· reports de la date de comparution à deux occasions (du 21 janvier 2013 au 4 mars 2013 et du 4 mars 2013 au 2 avril 2013);
· déféré de la requête au juge coordonnateur du district le 2 avril 2013;
· envoi d’un avis d’audition pour le rôle provisoire du 2 mai 2013;
· fixation de la date d’audition au 14 février 2014, lors de l’appel de rôle provisoire du 2 mai 2013;
· envoi de l’avis aux parties, selon l’article 278 a.C.p.c., le 11 décembre 2013;
· audition du 14 février 2014 lors de laquelle au tout début, mais à la suite d’un court échange avec le juge chargé de la présider, les appelants enregistrent un plaidoyer de culpabilité et administrent, cela fait, une preuve quant à la peine.
[46] Je n’y trouve ni élément factuel ni fondement juridique susceptibles de justifier une conclusion d’abus de procédure.
[47] Pourquoi donc la juge condamne-t-elle les appelants à rembourser les honoraires extrajudiciaires engagés dans le dossier d’outrage au tribunal en raison, écrit-elle, d’« un usage excessif et déraisonnable de leur droit de contester devant les Tribunaux »?
[48] En fait, ce n’est pas vraiment pour avoir commis un abus de procédure dans le dossier d’outrage au tribunal que la juge les condamne, mais en raison de leur comportement général à l’égard du conflit qui les oppose à l’intimée au sujet de l’exploitation d’un commerce au 66, chemin Létourneau, alors qu’elle constate ceci :
· les appelants n’ont pas respecté la parole donnée, soit leur engagement de cesser d’exploiter leur commerce au 66, chemin Létourneau au plus tard le 15 juin 2012 (paragraphes 18 à 36, 38, 40 à 45 du jugement dont appel);
· les appelants ont forcé l’intimée à débourser des honoraires pour obtenir l’exécution du jugement de la Cour supérieure par voie d’outrage au tribunal, alors que ce dernier avait pourtant été rendu à la suite d’un acquiescement (paragraphe 45 du jugement dont appel); et
· les appelants, en enregistrant des plaidoyers de non-culpabilité à la suite de leur citation à comparaître sur outrage au tribunal, ont retardé le dénouement de cette demande en justice, ce qui leur a permis de profiter du passage du temps jusqu’au matin du procès et de continuer à exploiter leur commerce pendant de nombreux mois au-delà de l’échéance convenue du 15 juin 2012 (paragraphes 37, 39, 45, 46 et 51 du jugement dont appel).
[49] S’il est vrai que les appelants n’ont pas respecté la parole donnée, cela ne saurait justifier la juge de retenir ou de conclure à un abus de procédure au dossier d’outrage au tribunal en entremêlant abus de procédure et abus sur le fond du conflit.
[50] Soutenir que les appelants ont forcé l’intimée à débourser des honoraires de 9 471,31 $ pour obtenir l’exécution du jugement par la voie d’une requête pour outrage au tribunal est aussi erroné, alors que l’exploitation du commerce au 66, chemin Létourneau cesse dès octobre 2013, soit plusieurs mois avant que l’audition portant sur l’outrage au tribunal n’ait lieu. C’est pourtant ce que retient la juge, comme le révèlent les paragraphes 45 et 58 à 61 de son jugement.
[51] Bien que la procédure d’outrage au tribunal doive être exercée avec parcimonie et en dernier recours lorsqu’une partie fait défaut de respecter un jugement[13], force est de reconnaître que ses conclusions visent à punir plutôt qu’à mettre en œuvre des ordonnances bafouées (à exécuter un jugement). D’ailleurs, les articles 49 à 51 a.C.p.c. se trouvent à la section II du chapitre III du Code de procédure civile respectivement intitulés « Pouvoir de punir pour outrage au tribunal » et « Des pouvoirs des tribunaux et des juges ».
[52] C’est donc à tort que l’intimée plaide et que la juge retient la position voulant qu’elle ait été tenue d’entreprendre une procédure d’outrage au tribunal pour obtenir l’exécution du jugement rendu sur acquiescement. Soutenant l’autorité des tribunaux et le respect dû à leurs jugements, il faut plutôt constater que l’intimée a choisi, bien qu’elle n’ait pas été tenue de le faire, d’entreprendre et de mener à terme une procédure d’outrage au tribunal afin que les appelants soient punis, ce qui a été le cas aux termes de la sentence prononcée par la Cour supérieure.
[53] Pour mettre en œuvre les conclusions du jugement rendu sur acquiescement, l’intimée ne devait pas entreprendre une procédure d’outrage au tribunal, mais procéder autrement. Elle devait demander à la Cour supérieure de prononcer d’autres mesures injonctives, par exemple une ordonnance de fermeture du commerce avec pouvoirs accordés de mise en œuvre en sa faveur, le cas échéant, ou faire usage des moyens spécifiques énoncés au jugement rendu le 11 juillet 2011, notamment aux conclusions suivantes :
[12] À DÉFAUT par les défendeurs, leur héritiers ou ayants droit de se conformer au présent jugement dans les délais prescrits, AUTORISE la municipalité demanderesse à enlever les enseignes commerciales à l’entrée de la propriété des défendeurs et à effectuer les travaux nécessaires à la stabilité à long terme de la pente visée par l’affaissement de terrain du 9 janvier 2008 recommandés dans le rapport de stabilité des sols de la firme Patersongroup Consulting Engineers daté du 25 novembre 2009, le tout aux frais des défendeurs;
[13] DÉCLARE que les coûts encourus par la demanderesse, le cas échéant, pour effectuer ou faire effectuer les travaux de stabilité de la pente et les travaux d’enlèvement des affiches commerciales, constituent une créance prioritaire sur l’Immeuble des défendeurs […]
[54] Comme on l’a vu, la juge a entremêlé les notions d’abus de procédure et d’abus sur le fond du conflit pour conclure à « un usage excessif et déraisonnable de leur droit de contester devant les Tribunaux », malgré la distinction qui s’impose et qu’énonce la Cour dans l’arrêt Viel et bien qu’en règle très générale, qui ne souffre que de rares exceptions[14], l’abus sur le fond ne donne pas ouverture à un droit d’être indemnisé des honoraires extrajudiciaires engagés :
74. Avant d'examiner plus avant cette question, il importe de distinguer et de définir l'abus de droit sur le fond du litige (l'abus sur le fond) de l'abus du droit d'ester en justice. L'abus sur le fond intervient avant que ne débutent les procédures judiciaires. L'abus sur le fond se produit au moment de la faute contractuelle ou extracontractuelle. Il a pour effet de qualifier cette faute. La partie abuse de son droit par une conduite répréhensible, outrageante, abusive, de mauvaise foi. Au moment où l'abus sur le fond se cristallise, il n'y a aucune procédure judiciaire d'entreprise. C'est précisément cet abus sur le fond qui incitera la partie adverse à s'adresser aux tribunaux pour obtenir la sanction d’un droit ou une juste réparation.
75. À l'opposé, l'abus du droit d'ester en justice est une faute commise à l'occasion d'un recours judiciaire. C'est le cas où la contestation judiciaire est, au départ, de mauvaise foi, soit en demande ou en défense. Ce sera encore le cas lorsqu'une partie de mauvaise foi, multiplie les procédures, poursuit inutilement et abusivement un débat judiciaire. Ce ne sont que des exemples. À l'aide d'hypothèse, Baudouin et Deslauriers cernent la nature de l'abus du droit d'ester en justice :
Fondement - La première hypothèse est celle où l'agent, de mauvaise foi, et conscient du fait qu'il n'a aucun droit à faire valoir, se sert de la justice comme s'il possédait véritablement un tel droit. Il n'agit pas alors dans le cadre de l'exercice ou de la défense de son droit, mais totalement en dehors de celui-ci. Une faute peut également être reprochée à l'agent qui, dans l'exercice d'un droit apparent, utilise les mécanismes judiciaires ou procéduraux sans cause raisonnable ou probable, sans motif valable, même de bonne foi. Tel est le cas de celui qui fait arrêter une personne sur de simples soupçons qu'une enquête rapide aurait suffi à dissiper. La mauvaise foi (c'est-à-dire l'intention de nuire) ou la témérité (c'est-à-dire l'absence de cause raisonnable et probable) restent donc les bases de l'abus de droit dans ce domaine. Contrairement à l'observation faite à propos du droit de propriété, il paraît difficile, sinon impossible, de concevoir un abus du droit au recours judiciaire dont le fondement ne serait pas une faute civile, mais le seul exercice antisocial du droit. Il ne saurait, en effet, y avoir abus lorsque, de bonne foi, et en ayant cause raisonnable et probable, un individu cause préjudice à autrui en recourant à la justice pour faire valoir ses droits. Ainsi, selon nous, celui qui utilise les recours que la loi met à sa disposition, dans un but strictement et exclusivement égoïste, mais de bonne foi et non témérairement, ne peut être tenu responsable des conséquences fâcheuses de son acte pour son adversaire.
76. Je formule la question qui nous est posée comme
suit : la conduite répréhensible, abusive et de mauvaise foi d'une partie
sur le fond du litige permet-elle en soi à la partie adverse de réclamer les
honoraires extrajudiciaires de son avocat à titre de dommages-intérêts ?
77. Soit dit avec égards, les principes de la responsabilité civile
m'incitent à apporter une réponse négative à la question posée. En principe et
sauf circonstances exceptionnelles, les honoraires payés par une partie à son
avocat ne peuvent, à mon avis, être considérés comme un dommage direct qui
sanctionne un abus sur le fond. Il n'existe pas de lien de causalité
adéquat entre la faute (abus sur le fond) et le dommage. La causalité adéquate
correspond à ou aux événements ayant un rapport logique, direct et immédiat avec
l'origine du préjudice subi. Seul l'abus du droit d'ester en justice peut
être sanctionné par l'octroi de tels dommages. Il m'apparaît erroné de
transformer l'abus sur le fond en un abus du droit d'ester en justice dès qu'un
recours judiciaire est entrepris. Quelques explications s'imposent.
78. Il est acquis au débat qu'une partie ne peut,
règle générale, être compensée des honoraires payés à son avocat pour faire
valoir ses droits. Le justiciable devra payer ces honoraires extrajudiciaires
qu'il y ait ou non abus sur le fond. Les honoraires ne seraient d'ailleurs pas
encourus si la partie adverse reconnaissait, dès le début des procédures
judiciaires, sa faute même si cette dernière peut être qualifiée d'abus sur le
fond (conduite abusive, répréhensible, scandaleuse, outrageante, de mauvaise
foi). Dans ce cas, malgré la conduite abusive sur le fond, la partie n'aurait
pas à débourser inutilement des honoraires à son avocat. Cet exemple démontre
l'absence de lien de causalité suffisant entre la faute et le dommage.
79. À l'inverse, peu importe qu'il y ait abus ou non sur le fond, une partie
qui abuse de son droit d'ester en justice causera un dommage à la partie
adverse qui, pour combattre cet abus paie inutilement des honoraires
judiciaires à son avocat. Il y a, dans ce cas, un véritable lien de causalité
entre la faute et le dommage.
[…]
83. Lorsque la conduite d'une partie sur le fond du litige est répréhensible, scandaleuse, outrageante, abusive, de mauvaise foi, le juge des faits sera porté plus facilement à conclure que cette conduite s'est poursuivie lors du débat judiciaire. Je suis d'avis qu'il faut se méfier des automatismes en cette matière. L'abus sur le fond ne conduit pas nécessairement à l'abus du droit d'ester en justice. Règle générale et sauf circonstances exceptionnelles, seul ce dernier est susceptible d'être sanctionné par l'octroi de dommages (honoraires extrajudiciaires).[15]
[Soulignement à l’original - Caractères gras ajoutés - Renvoi omis]
[55] En l’espèce, on constate aisément cet entremêlement entre les notions d’abus de procédure et d’abus sur le fond à la lecture de l’exposé écrit de l’intimée, déposé au dossier de la Cour, alors que celle-ci relate notamment ainsi ce qu’il faut retenir du jugement dont appel:
11. Le premier paragraphe du jugement de première instance laisse penser que les reproches de l’intimée se limitaient à la réclamation des honoraires extrajudiciaires engagés lors de la contestation de l’accusation pour outrage au tribunal. Malgré cette rédaction malhabile, la juge de première instance s’est prononcée sur l’ensemble du comportement des appelants à compter de l’expiration du délai consenti dans le jugement du 11 juillet 2011 jusqu’au 14 février 2014, date où ces derniers ont changé leur plaidoyer et où les représentations sur sentence ont eu lieu.
23. Les appelants n’ont pas su rencontrer le fardeau opéré par le renversement du fardeau de preuve. Même sans ce renversement, ils n’ont pas su convaincre la juge de première instance du bien-fondé de leur défense. Au contraire, la preuve a clairement révélé l’intention première des appelants : exploiter leur entreprise dans l’illégalité le plus longtemps possible. C’est ce comportement qui a amené la Cour du Québec à les condamner et non la simple contestation d’une accusation d’outrage au tribunal.
[Soulignements ajoutés]
[56] À la lumière de ce qui précède, force est de conclure que la juge a erré et que l’intimée ne s’est pas déchargée du fardeau de prouver qu’elle était en droit de réclamer le remboursement des honoraires extrajudiciaires engagés dans le dossier pour outrage au tribunal à la suite d’un abus de procédure de la part des appelants.
[57] Il y a donc lieu d’accueillir l’appel avec frais de justice en faveur des appelants, d’infirmer le jugement dont appel et de rejeter la requête introductive d’instance de l’intimée avec dépens.
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MARIE ST-PIERRE, J.C.A. |
[1] Val-des-Monts (Municipalité de) c. Lavigne, 2015 QCCQ 7686.
[2] RLRQ, A-19.1.
[3] Art. 53 a.C.p.c.
[4] Sans affirmer que ces dispositions législatives (art. 54.1 a. C.p.c.et s.) ne sont jamais applicables en matière d’outrage, j’estime que les cas d’ouverture seront exceptionnels, alors que prudence et parcimonie s’imposent en raison des caractéristiques de l’outrage comme je l’explique au paragraphe [42] et s. des présents motifs.
[5] Morasse c. Nadeau-Dubois, 2016 CSC 44, [2016] 2 R.C.S. 232; Vidéotron ltée c. Industries Microlec produits électroniques inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Bhatnager c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1990] 2 R.C.S. 217; Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. SK Export inc., 2014 QCCA 362; Javanmardi c. Collège des médecins du Québec, 2013 QCCA 306.
[6] Fédération des producteurs acéricoles du Québec c. SK Export inc., 2014 QCCA 362; Droit de la famille - 122875, 2012 QCCA 1855; Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1988] 3 C.F. 277
[7] Vidéotron ltée c. Industries Microlec produits électroniques inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1988] 3 C.F. 277Morasse c. Nadeau-Dubois.
[8] Vidéotron ltée c. Industries Microlec produits électroniques inc., [1992] 2 R.C.S. 1065; Gennium Pharmaceutical Products Inc. c. Fahmy, 2009 QCCA 1691; Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., [1988] 3 C.F. 277.
[9] Charte canadienne des droits et libertés dans Loi constitutionnelle de 1982, U.K. 1982, c. 11, annexe B, partie I; Charte canadienne des droits et libertés, L.R.C. 1985, app. II, no 44, annexe B, partie I.
[10] RLRQ, c. C-12.
[11] 2012 QCCA 1855, repris dans Javanmardi c. Collège des médecins du Québec, 2013 QCCA 306, paragr. 26.
[12] Gennium Pharmaceutical Products Inc. c. Fahmy, 2009 QCCA 1691.
[13] Chamandy c. Chartier, 2015 QCCA 1142, paragr. 42; Centre commercial Les Rivières ltée c. Jean bleu inc., 2012 QCCA 1663, paragr. 1 et 62 et s.
[14] Fillion c. Chiasson, 2007 QCCA 570, paragr. 121 à 126; voir aussi : R.La. c. G.Le., 2013 QCCA 2166; El-Hachem c. Décary, 2012 QCCA 2071; Lévesque c. Carignan (Corporation de la Ville de), 2007 QCCA 63.
[15] Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, C.A., SOQUIJ AZ-50124437, [2002] R.J.Q. 1262.
AVIS :
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