Décision

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Grenier c. Fritz (Succession de)

2015 QCCQ 14614

COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

LONGUEUIL

LOCALITÉ DE

LONGUEUIL

« Chambre Civile »

N° :

505-22-023123-153

 

DATE :

1er décembre 2015

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

MONSIEUR LE JUGE

CLAUDE LAPORTE

______________________________________________________________________

 

ROSEMARIE GRENIER

et

STÉPHANE DESMARAIS

Partie demanderesse

c.

PATRICIA FRITZ (ÈS QUALITÉS DE LIQUIDATRICE DE LA SUCCESSION DE FEU EGON FRITZ)

Partie défenderesse

et

LISE GRENIER

et

GILLES LEBLANC

          Partie en garantie

et

MARC GAREAU (ÈS QUALITÉS DE LIQUIDATEUR DE LA SUCCESSION DE FEU RAPHAËL GAREAU)

          Partie en arrière-garantie

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

[1]   Le défendeur en arrière-garantie Marc Gareau demande le rejet de la requête introductive d'instance intentée par Lise Grenier et Gilles Leblanc.

[2]   Le requérant plaide qu'il ne peut plus être poursuivi à titre de liquidateur de la succession de feu Raphaël Gareau compte tenu que la liquidation de la succession a pris fin le 19 novembre 2008.

[3]   Il précise qu'il s'est écoulé plus de trois ans entre la décharge du liquidateur de la succession de feu Raphaël Gareau, le 19 novembre 2008 et l'introduction de la requête introductive d'instance en arrière-garantie le 4 septembre 2015.  Il prétend qu'en vertu de l'article 816 al.2 C.c.Q., les créanciers, dont les demandeurs en arrière-garantie, n'auraient aucun recours vu l'écoulement de la période  de trois ans après la décharge du liquidateur de la succession.

TRAME FACTUELLE

[4]   L'action principale, intentée en juin 2015 contre Patricia Fritz, est une action en réduction du prix de vente (intervenue le 27 novembre 2013) pour cause de vices cachés et en dommages.

[5]   Patricia Fritz appelle en garantie ses vendeurs, Lise Grenier et Gilles Leblanc, le 12 août 2015 (Vente du 27 novembre 2003).

[6]   Une requête introductive en arrière-garantie est prise par ces derniers le 4 septembre 2015 : le défendeur Marc Gareau y est poursuivi "ès qualité de liquidateur de la succession de feu Raphaël Gareau" sur la base de la vente effectuée le 8 mai 1995 par feu Raphaël Gareau aux défendeurs en garantie Grenier et Leblanc. 

[7]   Lors de l'audience sur la requête en irrecevabilité l'avocate des demandeurs en arrière-garantie admet que le liquidateur de la succession de feu Raphaël Gareau a été déchargé le 10 décembre 2008.

[8]   Avant que la requête ne soit plaidée, et conformément à ce que permet l'article 166 C.p.c., elle a apporté deux amendements à sa requête introductive d'instance : l'un dans le but de désigner le défendeur en arrière-garantie Marc Gareau à titre "d'héritier de Raphaël Gareau", de même que les allégations additionnelles suivantes :

"Les demandeurs en arrière-garantie sont devenus créanciers suite à la demande en garantie et ce, le ou vers le 12 août 2015.

Par conséquent, la créance des demandeurs en arrière-garantie est née à cette date.  Elle n'était donc ni connu ni née au moment de la liquidation de la succession."

[9]   Ces amendements ne sont pas contestés.

 

 

QUESTION EN LITIGE

[10]        Le recours intenté par les demandeurs en arrière-garantie est-il prescrit?

 

ANALYSE ET DÉCISION

[11]        Le litige porte, pour l'essentiel, sur l'interprétation à donner à l'alinéa 2 de l'article 816 C.c.Q.

[12]        Toute la question est de déterminer si Grenier et Leblanc font partie de cette classe de créanciers visés au 2ième alinéa et qui n'auraient aucun recours parce qu'ils se présentent plus de 3 ans après la décharge du liquidateur.

[13]        Il y a d'abord lieu de noter que l'article 816 C.c.Q. se situe dans la section II du Chapitre III ("Du paiement des dettes et des legs particuliers") du titre 5 du Code civil du Québec ("De la liquidation de la succession").  Il est utile de citer également l'article 815 C.c.Q. :

 

815 : Les créanciers et légataires particuliers connus qui ont été omis dans les paiements faits par le liquidateur ont, outre leur recours en responsabilité contre ce dernier, un recours contre les héritiers qui ont reçu des acomptes et contre les légataires particuliers payés à leur détriment.

 

Subsidiairement, les créanciers ont aussi un recours contre les autres créanciers en proportion de leurs créances, compte tenu des causes de préférence.

 

 

816 : Les créanciers et légataires particuliers qui, demeurés inconnus, ne se présentent qu'après les paiements régulièrement effectués, n'ont de recours contre les héritiers qui ont reçu des acomptes et contre les légataires particuliers payés à leur détriment, que s'ils justifient d'un motif sérieux pour n'avoir pu se présenter en temps utile.

 

En tout état de cause, ils n'ont aucun recours s'ils se présentent après l'expiration d'un délai de trois ans depuis la décharge du liquidateur, ni aucune préférence par rapport aux créanciers personnels des héritiers ou légataires.

 

[14]        La difficulté tient au fait que Grenier et Leblanc n'ont véritablement été en mesure d'intenter une action qu'à partir du moment où ils ont eux-mêmes été poursuivis, soit le 12 août 2015.  Or, le liquidateur de la succession de Raphaël Gareau a été déchargé le 10 décembre 2008, quelque 7 ans plutôt.

[15]        Gareau soumet que le délai de déchéance prévu au 2ième alinéa de l'article 816 C.c.Q. couvre tous les cas possibles de créanciers qui voudraient faire valoir leurs droits plus de 3 ans après la décharge du liquidateur, et ce, quelque soit la nature et l'origine de leur réclamation.

[16]        Il plaide entre autre que le législateur a voulu permettre aux légataires de jouir en toute quiétude de leur héritage, et ce, à tous égards.

[17]        Comment, arguent Grenier et Leblanc, leur recours pourrait-il être rejeté alors qu'il n'était pas encore né à l'époque de la décharge du liquidateur?

[18]        Ils soumettent que l'article 816 alinéa 2 C.c.Q. n'est d'aucune application puisqu'il ne vise que les créanciers décrits à l'alinéa 1.  Comme, selon eux, ils ne participent pas de cette définition, le moyen soulevé par le défendeur en arrière-garantie ne serait pas fondé.

*     *     *     *

[19]        La lecture de l'article 816 C.c.Q. convainc que le mot "créancier" utilisé au premier alinéa réfère à la situation d'une personne qui possède une véritable "créance" (ou possiblement un droit d'action) : l'utilisation des mots "paiements" et "acomptes" - comme, du reste, à l'article 815 - est fort révélatrice tout comme le titre du chapitre ("Du paiement des dettes et des legs particuliers") auquel la section II appartient.

[20]        Or, ce sont précisément ces créanciers que la règle, établie par le législateur au 2ème alinéa de 816 C.c.Q., vise.

[21]        Il découle de ce qui précède qu'une personne qui, au moment de la décharge du liquidateur, ne possédait pas (encore) de "créance", n'est pas visée par le 2e alinéa.  Son droit d'action, qui naîtra plus tard, n'est conséquemment pas affecté.

[22]        Il existe peu d'autorités sur la question que doit trancher le Tribunal.

[23]        Me Christine Morin[1] s'est précisément penchée sur cette question dans un article publié en septembre 2013.  Selon elle, l'article 816 C.c.Q. ne constitue pas une "barrière infranchissable" pour ceux qui ont des droits à faire valoir contre les héritiers en matière de vices cachés.

[24]        Elle distingue les cas où un droit n'est pas encore né des cas où un droit est né au moment où le liquidateur a payé les créanciers et les légataires particuliers.

[25]        Voici comment elle s'exprime concernant la première catégorie :

"Dans les cas où il s'agit d'un droit qui n'était pas encore né au moment où le liquidateur a payé les créancier et les légataires particuliers ou versé des acomptes - par exemple, un vice caché découvert 5 ans après la décharge du liquidateur ou encore un droit de préférence -,  il n'est pas trop tard pour agir.  En effet, les héritiers continuent la personne du défunt et ils sont saisis du patrimoine de ce dernier, ce qui signifie tant l'actif que le passif.  La transmissibilité des droits et obligations du défunt constitue d'ailleurs la règle, l'intransmissibilité l'exception.  L'héritier acquiert la totalité du patrimoine du de cujus, il ne peut acquérir davantage de droits qu'en avait le défunt, pas plus qu'il ne peut acquérir ses droits tout en se soustrayant à ses obligations.

Le de cujus, s'il était toujours vivant, aurait dû payer ses dettes et respecter ses engagements.  Il devrait donc en être de même pour ses héritiers qui sont tenus aux obligations du de cujus

Il est difficile d'imaginer que le législateur ait voulu mettre fin à toute possibilité de recours après une période de 3 ans à compter de la décharge du liquidateur de la succession pour favoriser les héritiers au détriment des créanciers …

À propos des droits des créanciers de la succession, rappelons que la Cour d'appel a souligné qu'il existe un "principe de protection des créances sous-jacent aux articles 808 et suivants".  Toujours selon la Cour d'appel ce principe de protection des créances est même sous-jacent à l'ensemble des dispositions du Code civil sur la liquidation d'une succession.  Il est nécessaire de tenir compte de la volonté du législateur de protéger les créanciers dans l'interprétation et l'application des dispositions du Code civil en matière de successions.  Soutenir que les créanciers dont les droits n'étaient pas encore nés au moment où les paiements ont été faits par le liquidateur perdent tous leurs droits et recours 3 ans après la décharge du liquidateur irait à l'encontre de cet objectif."          

(soulignement ajouté)

 

[26]        Quelque mois après la publication de cet article la juge Suzanne Hardy-Lemieux J.C.S. dans Proux[2] se prononce sur une requête très similaire à celle dont est saisi le Tribunal.  C'est toutefois l'article 679 C.c.B.C. qui fait l'objet de son jugement puisque la succession en cause s'est ouverte en 1990.  Après avoir cité l'article 679 C.c.B.C. la juge s'exprime ainsi :

[24]  En d’autres termes, l’héritier ne peut être tenu de payer un créancier qui fait valoir sa créance et désire en obtenir l’exécution plus de 3 ans après la libération du liquidateur et/ou héritière puisqu’en l’espèce il y a confusion entre les deux.  C’est la même personne, madame Gabrielle Larouche.

[25]  On conviendra aisément que cet article s’applique au présent litige puisque la succession est non seulement ouverte alors que le Code civil du Bas-Canada est en vigueur mais qu’en plus elle est entièrement exécutée et que la décharge de la liquidatrice a lieu sous ce régime juridique.

[26]        La Cour d’appel, sous la plume de monsieur le juge Hyde, dans l’arrêt Banque Impériale de Commerce c. Fortier, précise à ce sujet que :

«It must be remembered that the right of acceptance under benefit of inventory is an advantage or favour granted to a beneficiary heir to protect his personal estate from the debts of the de cujus and is not a system of bankruptcy or insolvency.  By his discharge, the heir, under article 679 C.C., is liberated from all claims by a short prescription of three years commencing with the date of his discharge

(Les caractères en surimpression sont ajoutés.)

 

[27]  Le nouveau code civil prévoit, dans un langage plus clair la même limite de prescription.  L’article 816 C.c.Q. énonce que :

...

[28]  Dans ces circonstances, le Tribunal est d’avis qu’il y a lieu de rejeter l’action en garantie de monsieur Girard pour cause de prescription eu égard à la libération de la liquidatrice au cours de l’année 1991.

 

[27]        Dans les mois suivants cette décision, Me Isabelle Viens et Me Pierre-André Viens[3] ont également traité de la situation particulière où le vendeur est une succession.  Voici comment ils s'expriment sur la question (la décision de la Cour supérieure à laquelle ils réfèrent est l'affaire Proux) :

"Une autre interrogation mérite d'être soulevée dans le contexte d'un recours direct.  Il s'agit des rares cas où il y a vente par la succession d'un immeuble atteint d'un vice sans qu'il y ait eu exclusion de la garantie légale.

Le recours judiciaire en vertu de la garantie légale contre les vices cachés peut-il être exercé alors que la succession a été liquidée et que la décharge du liquidateur est survenue depuis longtemps?

La lecture de cette disposition (l'article 816 C.c.Q.) menait à la conclusion que le recours exercé par un acheteur contre une succession plus de 3 ans après la décharge du liquidateur serait automatiquement prescrit, et ce, malgré que la connaissance du vice soit récente.  Cette affirmation donne beaucoup de sagesse à l'initiative de la majorité des successions de vente sans garantie légale, ce qui a le mérite d'être clair pour l'acheteur.

Or, le 14 juillet dernier, la Cour supérieure a confirmé cette interprétation en vertu du Code civil du Bas Canada, tout en mentionnant l'article 816 Code civil du Québec.   Dans ce cas, le recours en vice caché a été introduit par un acheteur qui a poursuivi son propre vendeur, M. Gérard, lequel a lui-même exercé un recours en garantie contre son vendeur, les héritiers de feu Dufour.

Saisie d'une demande de rejet à l'égard tant du recours en garantie que du recours principal, l'Honorable Suzanne Hardy-Lemieux, J.C.S., a accueillie la demande de rejet à l'égard de l'action en garantie pour cause de prescription."

[28]        Enfin, à la fin de l'année 2014, Me Suzanne Hotte[4] écrit :

"Quoique l'opinion de Me Morin mérite considération quant à l'importance accordée par la loi pour la protection des créanciers, nous réitérons qu'il ne faudrait pas négliger la protection également accordée aux héritiers et légataires particuliers.  Le principe du "nouveau" Code civil à l'effet que toute acceptation de succession est "sous bénéfice d'inventaire" sous-entend que, lorsqu'il y a acceptation en  respectant les règles et, qui plus est, que le délai de 3 ans est écoulé depuis la clôture, l'héritier  est protégé.  Ainsi, malgré l'impact pour les créanciers, il nous semble déraisonnable qu'un individu puisse, après ce délai, encore subir le risque d'avoir à remettre ce qu'il a reçu, et ce, alors même que ce sera sans doute dépensé, souvent en biens périssables".

 

[29]        Le Tribunal estime que la thèse bien étoffée et minutieusement élaborée par Me Morin est conforme à la lettre et l'esprit du Code civil du Québec et qu'elle doit prévaloir sur toute autre interprétation.

 

[30]        Par ailleurs, et avec égards, le Tribunal estime qu'il n'est pas lié par la décision rendue par la Cour supérieure dans l'affaire Proux.  En effet, ce jugement est fondé sur le Code civil du Bas Canada et non sur le Code civil du Québec.  Le langage utilisé dans les deux codes n'est pas le même, ni le contexte. Le Tribunal note de plus que cette décision n'a pas été citée par un seul tribunal judiciaire.  De plus, la juge Hardy-Lemieux ne fait pas état de l'article de doctrine de Me Morin, pourtant très pertinent.

 

[31]        Le droit d'action de Grenier et Leblanc est né au moment où ils ont été poursuivis par Patricia Fritz vers le 12 août 2015 : il serait pour le moins singulier - pour ne pas dire extraordinaire - que le législateur ait voulu qu'un recours qui n'est pas encore né soit prescrit.  Toute limite à l'exercice d'un droit se doit d'être interprétée restrictivement. 

 

[32]        Il s'ensuit donc que le recours de Grenier et Leblanc n'est pas prescrit.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

 

[33]        REJETTE le moyen d'irrecevabilité du défendeur en arrière-garantie Marc Gareau;

[34]        AVEC DÉPENS.

 

 

 

__________________________________

CLAUDE LAPORTE, J.C.Q.

 

ME RAPHAËL LESCOP

Procureur de Marc Gareau

 

ME YASMINE C. DAOUD

Procureure de Lise Grenier et Gilles Leblanc

 

 

 



[1]     Christine Morin, "Chronique - Les recours des créanciers et légataires particuliers et la barrière de l'article 816 C.c.Q., Repères Septembre 2013.

 

[2]     Proux c. Girard, 2014 QCCS 4059.

 

[3]     Isabelle Viens et Pierre-André Viens, "Interrogatoires fréquents en matière de vices cachés : quelques pistes de réflexion pour le juriste", Droit Immobilier - Troisième colloque, Collection Blais, no.21, 2014.

 

[4]     Suzanne Hotte, "Fin de la liquidation", dans JurisClasseur Québec, Collection "Droit Civil", Succession et libéralités, fascicule 12, Montréal LexisNexis Canada (au 9 décembre 2014).

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