Fruitier c. R. | 2022 QCCA 1225 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(505-01-155766-187) | |||||
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DATE : | 12 septembre 2022 | ||||
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EDGAR FRUITIER | |||||
APPELANT – accusé | |||||
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c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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[1] L’appelant Edgar Fruitier se pourvoit contre un jugement de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, district de Longueuil (l’honorable Marc Bisson), qui lui a imposé le 30 août 2021 des peines concurrentes de six mois d’emprisonnement sur deux chefs d’accusation d’attentat à la pudeur.
[2] Pour les motifs du juge Morissette, auxquels souscrivent les juges Dutil et Hogue, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel;
[4] ORDONNE à l’appelant Edgar Fruitier de se livrer aux autorités carcérales avant le 19 septembre 2022 à 15 h.
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| YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A. | |
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| JULIE DUTIL, J.C.A. | |
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| MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A. | |
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Me Gaétan Bourassa | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Francis Villeneuve-Ménard | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimé | ||
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Date d’audience : | 17 décembre 2021 | |
6 juin 2022 | ||
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MOTIFS DU JUGE MORISSETTE |
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[5] L’appelant se pourvoit contre un jugement de la Cour du Québec, Chambre criminelle et pénale, district de Longueuil (l’honorable Marc Bisson), qui lui a imposé le 30 août 2021 des peines concurrentes de six mois d’emprisonnement[1] sur deux chefs d’accusation. Antérieurement à cette date, le 22 juillet 2020, le juge Bisson avait prononcé un verdict de culpabilité[2] contre l’appelant sur chacun des deux chefs d’accusation ainsi libellés :
entre le 1er juin 1974 et le 31 août 1974, à Eastman, district de Bedford, a attenté à la pudeur de X, une personne de sexe masculin; et,
entre le 20 mars 1976 et le 20 septembre 1976 à Brossard, district de Longueuil, a attenté à la pudeur de X, une personne de sexe masculin.
L’appelant n’a pas porté en appel les verdicts de culpabilité.
I. Faits à l’origine de l’affaire
[6] Les faits à l’origine de ce dossier sont simples et ils ne sont pas en litige. Le juge de première instance en fournit une description complète aux paragraphes [5] à [19] du jugement sur le verdict[3] et il en évalue la portée au regard des règles de droit applicables aux paragraphes [54] à [58] de son jugement. Aux paragraphes [2] à [14] du jugement sur la peine[4], il reprend cette même description. On pourra donc consulter ces jugements pour plus de détails sur la preuve versée au procès et il suffira pour le moment de donner un compte rendu sommaire des circonstances qui ont engendré l’affaire. Au besoin, je reviendrai plus loin dans ces motifs sur certaines de ces circonstances.
[7] À l’époque pertinente, l’appelant a de 44 à 46 ans et le plaignant de 15 à 17 ans. Ils sont voisins et se connaissent bien. Au cours de l’été 1974, l’appelant, comédien de profession, engage le plaignant comme placier au théâtre d’été où il se produit sur scène avec succès. Le plaignant réside alors avec l’appelant dans le chalet occupé par ce dernier. Le premier incident survient à cet endroit, en juillet, lorsque l’appelant, s’approchant du plaignant par derrière, lui met la main sur le pénis, par-dessus son pantalon. Le plaignant se dégage rapidement d’une manière qui ne laisse aucun doute sur le fait qu’il réprouve le geste.
[8] Deux autres incidents, semblables à plusieurs égards au premier, se produiront au domicile de l’appelant. La deuxième date du printemps 1976. Le plaignant avait accepté à la demande de l’appelant de réaliser au moyen d’un magnétophone divers enregistrements tirés de l’importante collection de disques de l’appelant, enregistrements qu’il disait destiner à des amis. Alors que le plaignant installe une bobine sur le magnétophone, l’appelant s’approche de lui par derrière et refait le même geste qu’à l’été 1974. Le plaignant réagit de la même façon.
[9] Le troisième incident a lieu à l’automne de la même année. Toujours à la demande de l’appelant, le plaignant, de temps à autre, consentait à faire au domicile de l’appelant du rangement et du ménage. Le juge de première instance décrit en ces termes les faits que relate le plaignant :
Alors qu’il est à épousseter une table, l’accusé vient s’assoir près de lui et le saisit avec ses bras pour l’assoir sur lui. L’accusé met la main sur son pénis. Le geste était agressif. À cet instant, le plaignant se débat, se lève et quitte sans rien dire. Encore une fois, ce fut très rapide, quelques secondes. Il n’était pas capable de parler.
Il est constant qu’à aucun moment le plaignant n’a consenti de quelque façon que ce soit aux gestes ainsi posés par l’appelant.
II. Déroulement de l’instance devant la Cour d’appel
[11] Le 3 septembre 2021, l’appelant présentait une requête pour permission d’appeler de la peine qui lui avait été imposée le 30 août précédent. Siégeant comme juge unique, le juge Schrager faisait droit à cette requête[5] et ordonnait qu’à certaines conditions l’appelant soit remis en liberté. Outre quelques ordonnances relatives à la gestion de l’instance, le jugement en question précisait que la procédure se poursuivrait sans mémoire, selon la voie accélérée. Le juge Schrager portait l’affaire au rôle d’audience du 17 décembre 2021.
[12] Par la suite, un facteur imprévu s’est ajouté au pourvoi et a nécessité quelques interventions de la Cour afin que le dossier puisse être mené à bien. Il est plus simple ici de suivre l’ordre chronologique dans lequel les choses se sont présentées.
[13] Le 6 décembre, l’appelant déposait au greffe de la Cour une « Requête pour report de la date d’audition en vue de déposer une nouvelle preuve », procédure qu’il destinait à une formation de la Cour.
[14] Le 9 décembre, la juge Baudouin, siégeant comme juge unique, était saisie par l’appelant d’une autre requête, ainsi libellée : « Requête pour obtenir du Tribunal une ordonnance d’évaluation portant sur l’aptitude du requérant à subir son procès ». Cette requête survenait quelques jours seulement avant la date d’audition du fond de l’appel. Une formation de la Cour s’apprêtait donc à entendre le pourvoi. Elle était déjà bien au fait du dossier puisqu’elle avait pris connaissance de tous les exposés, qui s’y trouvaient depuis le 4 novembre précédent. Sachant cela, la juge Baudouin, très logiquement, déférait la requête à cette formation[6].
[15] Le 13 décembre, l’appelant se désistait de la requête présentée devant la juge Baudouin.
Compte tenu de la situation inusitée dans laquelle se trouve l’appelant, et compte tenu des difficultés résultant de la pandémie en cours, la Cour suspend la procédure d’appel jusqu’au 30 mars 2022.
Le dossier sera mis en délibéré le 30 mars 2022, quoi qu’il advienne.
Une requête pour preuve nouvelle annoncée par l’appelant sera déposée entre-temps.
Le cas échéant, une audience se tiendra en temps utile, et probablement par visioconférence, pour évaluer la recevabilité de la preuve nouvelle.
[17] En raison de divers aléas, dont des lenteurs indépendantes de la Cour mais attribuables à la pandémie, il s’avéra nécessaire de reporter la date anticipée de la mise en délibéré. Aussi, le 6 avril, la formation entendait-elle de nouveau les avocats des parties pour la présentation de deux requêtes de l’appelant intitulées comme suit : une Requête de l’appelant pour le dépôt d’une nouvelle preuve d’une expertise neurologique et une Requête afin de déclarer l’appelant inapte et afin d’ordonner la suspension d’une décision vu l’inaptitude de l’appelant. Cette audience se solda par la décision suivante, qui comme la précédente ne figure pas dans les banques de données usuelles puisque, comme elle, elle n’est en réalité qu’une décision de gestion d’instance :
[1] Après consultation avec les avocats des parties, qui ont convenu entre eux de certaines dates pour compléter les démarches nécessaires au dépôt d’une preuve nouvelle au dossier du pourvoi, la Cour fixe l’échéancier suivant :
l’avocat de l’appelant transmettra à celui de l’intimée au plus tard le 15 avril prochain certains documents comme annexes à l’expertise neurologique déjà versée au dossier;
l’auteur de l’expertise neurologique sera contre-interrogé par l’avocat de l’intimée le 20 avril prochain;
la transcription du contre-interrogatoire sera transmise à la Cour par l’avocat de l’intimée, avec copie à l’avocat de l’appelant, dès qu’elle sera disponible;
l’avocat de l’appelant aura alors dix jours à compter de cet envoi pour verser au dossier un exposé ampliatif d’un maximum de dix (10) pages;
l’avocat de l’intimée disposera ensuite de cinq (5) jours pour verser au dossier un exposé ampliatif d’un maximum de dix (10) pages;
la Cour informera les avocats dans les cinq jours suivants si elle souhaite les entendre de nouveau, à défaut de quoi le dossier sera mis en délibéré à compter de cette date.
[18] En date du 6 juin suivant, le dossier du pourvoi était complet de part et d’autre. Il comprenait maintenant (i) une expertise du Dr Robert Filiatrault, neurologue, fondée sur un examen de l’appelant de même que sur certains documents consultés par l’expert, (ii) la transcription du contre-interrogatoire de cet expert, effectué par l’avocat de l’intimé, (iii) un exposé ampliatif de l’appelant, (iv) un exposé ampliatif de l’intimé et (v) divers cahiers de sources additionnels.
[19] La formation saisie du pourvoi jugea inutile de convoquer de nouveau les avocats, tous les aspects du dossier ayant déjà été plaidés par écrit et oralement en profondeur.
III. Questions soulevées par le pourvoi
[20] Le pourvoi tel qu’il est maintenant formé comporte deux volets.
[21] Il faut d’abord déterminer si, en prononçant la peine qu’il a imposée à l’appelant, le juge de première instance a commis une erreur révisable en appel. Cette question, très caractéristique de la plupart des appels contre une peine, doit être abordée sous plusieurs angles distincts, l’appelant ayant formulé non moins de sept griefs contre le jugement entrepris, dont certains se détaillent en sous-questions. Leur énumération suit plus loin.
[22] Le second volet concerne le sort qui doit être maintenant fait à l’appelant. Dans l’hypothèse où la peine prononcée en première instance était malgré tout proportionnelle, juste et appropriée, l’état de santé actuel de l’appelant (qui ne peut que rapidement se détériorer) justifie-t-il une intervention de la Cour et un quelconque aménagement ou une quelconque atténuation de la peine ainsi imposée?
[23] Ces deux volets se recoupent en partie, ce dont je tiendrai compte dans l’exposé qui suit.
IV. La peine imposée en première instance
[24] Il convient avant toute chose de rappeler brièvement quelle est notre marge d’intervention en matière de détermination des peines. Je passerai ensuite à l’examen du fond du pourvoi sur ce premier volet de l’appel.
A. Norme d’intervention en appel
[25] À de nombreuses reprises, la Cour suprême du Canada a insisté sur le fait qu’une cour d’appel doit faire preuve d’une grande déférence à l’endroit d’une décision de première instance qui fixe la quotité d’une peine[7]. Nous ne pouvons intervenir pour modifier une peine que si celle-ci n’est manifestement pas indiquée — c’est-à-dire qu’elle « s’écarte de manière déraisonnable » du principe de la proportionnalité édicté à l’article 718.1 C.cr.[8] — ou qu’en déterminant la peine applicable, le juge a commis une « erreur de principe », expression que par ailleurs il faut éviter de banaliser[9]. Comme le rappelait le juge Wagner[10] dans l’arrêt Lacasse, « la présence d’une erreur de principe, l’omission de tenir compte d’un facteur pertinent ou encore la considération erronée d’un facteur aggravant ou atténuant ne justifiera l’intervention d’une cour d’appel que lorsqu’il appert du jugement de première instance qu’une telle erreur a eu une incidence sur la détermination de la peine »[11]. Et il en donnait comme exemple l’arrêt R. c. Gavin[12] où la présence avérée d’une erreur de principe avait été « un facteur secondaire dans l’évaluation du juge de première instance »[13], comme le démontrait la teneur des motifs de son jugement.
[26] La manière dont le juge chargé de la peine a soupesé ou mis en balance les facteurs pertinents ne peut constituer une erreur de principe que si le juge « a exercé son pouvoir discrétionnaire de façon déraisonnable, en insistant trop sur un facteur ou en omettant d’accorder suffisamment d’importance à un autre »[14]. Ce n’est qu’en présence d’une méprise de ce genre, lorsque celle-ci a une incidence sur la peine, qu’une cour d’appel « applique les principes de détermination de la peine sans faire preuve de déférence, d’aucune façon, à l’égard de la peine initiale rendue […] »[15]. En outre, et toutes choses égales par ailleurs, une cour d’appel doit « accepte[r] les conclusions factuelles et les facteurs aggravants et atténuants identifiés dans la mesure où ces déterminations ne sont pas entachées d’une erreur de principe ».[16]
[27] Voilà tracé le corridor assez étroit où, en cette matière, une cour d’appel peut se permettre d’intervenir et de réformer le jugement entrepris.
B. Facteurs atténuants et aggravants retenus en première instance
[28] Ce n’est pas un vain mot de dire que le jugement sur la peine prononcée contre l’appelant est fouillé. Le juge s’arrête sur tous les faits pertinents qui ressortent du dossier et il s’appuie sur une abondante jurisprudence. Par souci de brièveté, je me contenterai ici de mettre côte à côte les facteurs atténuants et aggravants que retient le juge avant de déterminer une peine appropriée. Ces facteurs sont les suivants :
Facteurs atténuants | Facteurs aggravants |
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C. Griefs de l’appelant
[29] L’appelant a soulevé sept moyens d’appel. Ceux-ci se recoupent sur quelques points et l’analyse qu’en fait l’intimé, qui les a restructurés en tenant compte de ces chevauchements et en les décomposant, paraît plus commode pour vider le fond de cette première question.
[30] Voici, énoncés dans l’ordre, ces moyens d’appel, tels que les a reformulés l’intimé:
[31] J’aborderai donc chacun de ces griefs dans cet ordre. Avant de le faire, cependant, il me paraît utile de citer la disposition du Code criminel qui était en vigueur au moment de la commission des infractions et qui devait recevoir application ici[17].
156. Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement de dix ans, toute personne du sexe masculin qui attaque une autre personne avec l’intention de commettre la sodomie ou qui attente à la pudeur d’une autre personne du sexe masculin. | 156. Every male person who assaults another person with intent to commit buggery or who indecently assaults another male person is guilty of an indictable offence and is liable to imprisonment for ten years. |
1. L’incidence de l’arrêt Friesen
[32] Ce dossier porte sur des infractions à caractère sexuel commises sur la personne d’un mineur. Il s’ensuit que le récent arrêt Friesen[18] donne le ton et circonscrit le cadre d’analyse qu’il importe ici de respecter.
[33] En outre, selon l’expression consacrée, les infractions dont il est question en l’occurrence, à la différence de celles à l’origine de l’arrêt Friesen, peuvent être qualifiées d’historiques : elles ont été commises il y a plus de 40 ans.
[34] Selon la thèse de l’appelant, en fixant la peine comme il l’a fait, le juge aurait erré dans son interprétation de l’arrêt Friesen. Pour reprendre les termes qu’emploie l’appelant dans son exposé, le juge a statué « en fonction des valeurs actuelles de notre société tout en faisant abstraction des critères existants à l’époque de la commission des infractions ». Or, poursuit l’appelant, les principes qu’énonce l’arrêt Friesen ne peuvent s’appliquer qu’à l’égard des infractions commises depuis la modification des peines maximales applicables aux infractions d’ordre sexuel commises contre des enfants.
[35] Je rappelle que l’infraction d’attentat à la pudeur que prévoyait l’article 156 C.cr. fut abrogée en 1983[19] et que le législateur l’a remplacée par l’infraction d’agression sexuelle[20]. De 1983 à 2015, l’infraction d’agression sexuelle était elle aussi passible d’un emprisonnement de 10 ans lorsqu’elle était poursuivie par voie de mise en accusation. En 2015, le législateur a modifié l’infraction d’agression sexuelle pour hausser la peine à 14 ans dans les cas où la victime est âgée de moins de 16 ans.
[36] Comme le fait valoir à juste titre l’intimé, le droit que confère à l’appelant l’alinéa 11 i) de la Charte canadienne des droits et libertés[21] (la « Charte ») se décline avec précision. C’est uniquement le droit de ne pas se voir infliger une peine supérieure à celle en vigueur au moment de la commission des infractions. De 1974 à 1976, une personne qui commettait les infractions reprochées à l’appelant était passible d’un emprisonnement de 10 ans. La peine infligée à l’appelant en première instance, un emprisonnement de six mois, respecte donc l’exigence l’alinéa 11 i) de la Charte.
[37] Par ailleurs, une étude attentive de l’arrêt Friesen démontre que rien dans cet arrêt ne fait obstacle à la lecture que le juge de première instance en a tirée. Dès les toutes premières lignes de cet arrêt récent et unanime, on voit que la Cour souhaite insister sur « le caractère hautement répréhensible et la grande nocivité des infractions d’ordre sexuel contre les enfants », ce dernier terme s’entendant « des personnes âgées de moins de 18 ans »[22].
[38] L’arrêt constitue une mise à niveau des principes de sentencing (ou d’application des peines) dans ce champ du droit criminel. Il en retrace l’évolution et met en lumière ce qui a changé pour le mieux avec le temps. Historiquement, le régime législatif des infractions d’ordre sexuel contre des enfants mettait l’accent sur la chasteté ou la bienséance plutôt que sur la protection de l’intégrité sexuelle des enfants[23]. En 1987, par le biais de la création du régime moderne des infractions d’ordre sexuel contre les enfants[24], le législateur a délaissé cette façon d’appréhender les choses au profit d’une « approche “axée sur l’enfant” [mettant] en relief le traumatisme causé à l’enfant victime de tout acte de violence sexuelle »[25]. Ce changement de perspective, voire de paradigme, passant « de la bienséance sexuelle à l’intégrité sexuelle, [a permis] de mettre un accent accru sur les abus de confiance, l’humiliation, l’objectification, l’exploitation, la honte et la perte d’estime de soi [des victimes] plutôt que sur simplement, ou seulement, l’atteinte à l’honneur, à la chasteté ou à l’intégrité physique […] »[26]. Ce changement a également obligé les tribunaux « à se concentrer sur le préjudice émotionnel et psychologique [découlant de la violence sexuelle contre les enfants], et non simplement sur le préjudice corporel »[27]. Et la compréhension de la nocivité des infractions d’ordre sexuel à l’égard des enfants, et des conséquences souvent fort graves pour leurs victimes, a continué d’évoluer par la suite. La Cour suprême y conclut que la détermination de la peine en matière de crimes sexuels contre des enfants doit refléter la compréhension actuelle de la violence sexuelle faite aux enfants[28]. En conséquence, elle trace en formulant quelques directives le parcours à suivre à l’avenir[29].
[39] Or, le principe consacré à l’alinéa 11 i) de la Charte ne s’applique qu’à l’égard de la peine à strictement parler. La protection que confère cette disposition ne s’étend pas aux principes et objectifs de détermination de la peine. Un délinquant n’a donc pas droit aux principes et objectifs de détermination de la peine qui prévalaient au moment de la commission de l’infraction dont il a été déclaré coupable. Ce sont ceux en vigueur à l’époque de la détermination de la peine que l’on considère, sous réserve de la règle de la non-application d’une peine plus sévère que la peine maximale prévue lors de la commission de l’infraction[30]. Dans un passage déjà cité avec approbation par notre cour[31], la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador expliquait en ces termes la raison d’être de cette approche :
[11] As has often been stated, the principal purpose of the criminal process is the protection of society and one of the fundamental purposes of any sentence is to achieve that end. In the imposition of sentence, a court must ensure that the sentence imposed is a fit one. Regard must be had to the offender, to the offence and to the interests of society, at the time of sentencing. It is only at the time of sentencing, or at the time of a later review by an appeal court, that the elements of general and individual deterrence, punishment, and rehabilitation, and the degree to which any or all should be applied, can be considered in arriving at a fit sentence.
[40] Plus récemment, dans l’arrêt R. v. Stuckless, la juge Pepall formulait les commentaires suivants sur la prise en compte de l’évolution législative et jurisprudentielle en matière infractions d’ordre sexuel ciblant des enfants[32] :
[112] As the foregoing review of Parliament's legislative initiatives and appellate jurisprudence from across the country suggests, there has been significant recognition of the impact of sexual abuse on a child, particularly when that abuse is perpetrated by a person in a position of trust or authority. Parliament's legislative reforms governing sexual offences signal that society's denunciation of this conduct must be reflected in the sentences imposed by courts. These legislative amendments, while not applicable to the offences committed by the respondent, indicate a significant societal recognition of the gravity of sexual offences [page781] against children. This recognition is not an alteration of weight to be assigned to a factor, or justification for imposing a higher sentence than is fit in the circumstances. Understanding the gravity of the offences in a general sense is an important aspect of imposing a proportionate sentence. It serves to contextualize the seriousness of the offences and recognizes that sentencing should not be divorced from a contemporary understanding of the harm occasioned by the offences. The legislative amendments are not a standalone justification for imposing a higher sentence, nor do I rely on them for that purpose. As mentioned, they simply reflect society's better understanding of harm caused by these offences to victims and the community, and the need to address this harm in the sentencing process as argued by the Crown.
En s’inspirant de l’arrêt Friesen et en se fondant sur la compréhension actuelle des violences sexuelles faites aux enfants, le juge de première instance a correctement abordé la question de la détermination de la peine dans le cas de l’appelant. Certes, il n’y a aucune commune mesure entre les agissements de l’appelant et les circonstances des infractions commises dans l’affaire Friesen, marquées comme elles l’étaient par un degré anormalement élevé de dépravation. Et il est concevable que, si l’appelant s’était vu imposer une peine en 1976, celle-ci aurait été plus clémente que celle infligée en août 2021. Mais sa victime a témoigné sur les conséquences durables et préjudiciables que les infractions ont eues sur elle et cet aspect des choses, l’impact émotionnel et psychologique sur le plaignant, s’inscrit dans le droit sillage de l’arrêt Friesen. Ce motif d’appel échoue.
2. L’âge de la victime et la faculté de consentir aux activités sexuelles
[41] Selon l’appelant, le juge se serait mépris dans son analyse de la peine en ne tenant pas compte du fait qu’à l’époque pertinente, le plaignant avait légalement la capacité de consentir aux attouchements ici en cause. Et il est de fait qu’à cette époque, l’âge du consentement à une activité sexuelle était de 14 ans, et non de 16 ans comme c’est le cas depuis 2008. Il est vrai, aussi, qu’en matière d’infractions sexuelles, le jeune âge de la victime représente un facteur aggravant que la Cour suprême dans l’arrêt Friesen n’hésite pas à qualifier d’ « important »[33].
[42] Mais d’autres considérations tempèrent ce qui précède. D’abord, on l’a vu, étant un adolescent de moins de 18 ans, la victime de l’appelant était bien ici un « enfant » au sens de l’arrêt Friesen. Et le fait que l’enfant est adolescent ne saurait en tant que tel constituer un facteur atténuant. Comme le notait la juge Bich dans un arrêt de 2013, les adolescents, « pour n'être plus des bambins, n'en sont pas moins, eux aussi, des personnes vulnérables, à une étape cruciale de leur développement personnel »[34]. À cela s’ajoute un élément de nature prudentielle que la Cour suprême présente en ces termes dans l’arrêt Friesen[35] :
Or, les tribunaux doivent aussi prendre bien soin d’infliger des peines proportionnelles dans les cas où la victime est un adolescent. Des peines disproportionnellement clémentes sont infligées depuis longtemps dans de tels cas, surtout dans ceux mettant en cause des adolescentes, alors que les adolescents forment peut‑être un groupe d’âge qui est de façon disproportionnée victime de violence sexuelle.
[43] Enfin, le juge de première instance a estimé qu’en l’occurrence, loin d’avoir consenti aux attouchements, le plaignant s’était empressé de mettre fin au contact physique amorcé par l’appelant. Ce dernier n’a pas porté le verdict en appel et l’on doit donc tenir pour avérée la conclusion que rien n’était de nature à faire croire à l’appelant que le plaignant accepterait ses avances. Dans ces conditions, il faut rejeter ce deuxième motif d’appel.
3. Les circonstances aggravantes mentionnées à l’al. 718.2 a) C.cr.
[44] L’appelant reproche au juge de ne pas avoir mentionné explicitement qu’il considérait la gravité objective des infractions sous l’angle de la peine maximale applicable à l’époque de leur commission. Dans le même ordre d’idées, il lui fait grief d’avoir contrevenu à l’al. 11 i) de la Charte en ayant tenu compte de facteurs aggravants maintenant codifiés mais qui ne l’étaient pas encore de 1974 à 1976 – cela vaudrait pour le mauvais traitement que ces infractions constituaient à l’endroit d’une personne de moins de 18 ans (c’est le sous-al. 718.2 a) (ii.1) C.cr.) et pour l’abus de confiance commis envers la victime (c’est le sous-al. 718.2 a) (iii) C.cr.). Ces deux erreurs auraient privé l’appelant, pour reprendre les expressions qu’il utilise dans son exposé, du droit à « un processus de détermination de la peine équitable » et l’auraient empêché « d’obtenir la peine la moins sévère », des erreurs qui seraient « intimement liée[s] à la durée de la peine prononcée ».
[45] On peut noter en premier lieu que les deux facteurs aggravants dont il est question ici sont apparus sous une forme codifiée dans le Code criminel en 1996 et en 2005, mais que la jurisprudence les avait déjà identifiés comme tels longtemps avant cette codification. L’intimé fait valoir de son côté que, s’agissant d’infractions sexuelles historiques, « les cours d’appel canadiennes ont à de multiples reprises fait référence aux facteurs aggravants prévus à l’al. 718.2 a) C.cr., sans mentionner un quelconque conflit avec l’al. 11 i) de la Charte ». Cette dernière disposition, je l’ai déjà dit, ne garantit pas au délinquant le droit de se voir imposer la même peine que celle qui lui aurait été infligée à l’époque de la commission de l’infraction. Elle ne garantit pas non plus un quelconque droit d’être jugé en fonction des principes de la détermination de la peine qui étaient en vigueur à ce moment.
[46] La prétention de l’intimé se vérifie dans la jurisprudence, les deux facteurs aggravants sur lesquels s’arrête l’appelant ayant joué même avant l’adoption de la partie XXIII du Code criminel et des modifications qui y ont été apportées. Ainsi, dans l’affaire R. c. L. (J.-J.)[36], où l’intimé avait été déclaré coupable de plusieurs chefs d’attentat à la pudeur et de grossière indécence pour des faits survenus de 1976 à 1980, la juge Otis, au nom d’une formation unanime de la Cour, modifiait substantiellement et à la hausse la peine prononcée en première instance et relevait les éléments suivants dans ses motifs[37] :
Parmi les facteurs de qualification permettant de mesurer la responsabilité pénale d'un délinquant en regard de la détermination de la peine concernant des infractions d'ordre sexuel, il convient de mentionner, notamment:
[…]
— L'abus de confiance et l'abus d'autorité caractérisant les relations du délinquant avec la victime.
[…]
— La victime: gravité des atteintes à l'intégrité physique et psychologique se traduisant, notamment, par l'âge, la nature et l'ampleur de l'agression, la fréquence et la durée, le caractère de la victime, sa vulnérabilité (déficience mentale ou physique), l'abus de confiance ou d'autorité, les séquelles traumatiques, etc.…
[…]
Jaugeant la responsabilité pénale à la lumière des critères de qualification précédemment identifiés, il faut conclure que les actes posés par le délinquant ne sont pas les plus graves dans le registre des infractions d'ordre sexuel. Toutefois, la gravité intrinsèque des actes délictuels est très élevée. Plusieurs victimes sont impliquées; la violence physique et les menaces ont présidé à l'accomplissement des actes. Le délinquant a choisi des personnes vulnérables - des enfants - afin d'assujettir leur volonté et de les empêcher de former la moindre résistance. Chaque semaine, pendant 4 ans, le délinquant a répété les délits sexuels, assortis d'actes de violence; il ne s'agit pas de gestes spontanés ou instinctuels mais d'un comportement criminel dont la régularité, sur une longue période, témoigne de la planification. Finalement, l'abus de confiance et l'abus d'autorité ont caractérisé le comportement du délinquant avec ses victimes.
La juge Otis ajoutait plus loin : « [m]ême avant que des lois pénales répressives ne sanctionnent [les crimes d’ordre sexuel commis sur des enfants], la protection des enfants constituait l'une des valeurs essentielles et pérennisées par la plupart des sociétés organisées »[38].
[47] L’arrêt M.L. c. R.[39] fournit une illustration récente de la même pratique. L’appelant, qui voit son appel de la peine rejeté, avait été condamné à une peine d’incarcération de six ans pour des infractions sexuelles commises entre 1975 et 1988 sur la personne de sa sœur. La victime avait 12 ans en 1975. La Cour souligne que les infractions en question survenaient « dans un contexte d’abus de confiance ou d’autorité »[40]. Dans R. c. G.G.[41], une formation de la Cour range l’abus de confiance parmi les facteurs aggravants pour une infraction sexuelle commise sur une enfant en 1984[42].
[48] La prétention de l’appelant selon laquelle il a été empêché « d’obtenir la peine la moins sévère » en raison de la prise en compte des facteurs de l’abus de confiance et de l’âge de la victime est donc dénuée de fondement et ce moyen d’appel est rejeté.
4. L’incidence de l’article 726 C.cr.
[49] Il convient en premier lieu de citer la disposition en question :
726. Avant de déterminer la peine, le tribunal donne au délinquant, s’il est présent, la possibilité de lui présenter ses observations. | 726. Before determining the sentence to be imposed, the court shall ask whether the offender, if present, has anything to say. |
[50] Cette prétention peut être formulée comme suit : en omettant de lui donner la possibilité de présenter ses observations au moment où il allait prononcer la peine, le juge a empêché l’appelant d’exposer, selon son expression, « un facteur atténuant utile à la détermination d’une peine juste ». Or, dans ses motifs sur la peine, le juge mentionne au paragraphe 117 que l’appelant, comme c’était son droit, n’a pas témoigné au procès, tant au stade du verdict que de la peine. De cela découle cependant que l’appelant a renoncé de la sorte à témoigner sur de possibles circonstances atténuantes. Puis, citant une phrase qu’il emprunte à un jugement récent, le juge poursuit en ces termes : « … l’absence de ces facteurs [atténuants] ne peut devenir aggravante. Mais force est de constater que de nombreux facteurs retenus en jurisprudence comme atténuants et militants pour une peine au bas de la fourchette sont donc absents… »[43]. Selon l’appelant, cela suffit pour conclure à l’existence d’un préjudice potentiel puisque « un facteur atténuant utile à la détermination d’une peine juste » aura pu échapper au juge.
[51] L’intimé rétorque que cette omission du juge est le résultat d’une inadvertance. L’allégation par l’appelant d’un préjudice potentiel ne suffit pas, il lui faudrait démontrer qu’un préjudice réel provient l’omission en question.
[52] Je note tout d’abord que, comme l’a précisé la Cour dans l’arrêt Gavin c. R.[44], le libellé de l’article 726 (qui diffère du paragr. 723 (1) sur quelques aspects) ne prête pas à interprétation sur un point précis : dans sa version anglaise, l’emploi des mots « the court shall ask whether the offender, if present, has anything to say » implique que le juge doit poser cette question à l’accusé. Il a donc commis ici une erreur de droit en oubliant de le faire.
[53] Cela dit, l’arrêt Gavin fournit d’autres éclaircissements sur la portée de l’article 726. Avec l’accord des juges Nuss et Bich, le juge Doyon y écrivait ce qui suit, qui résume bien l’état de la jurisprudence en la matière[45] :
[18] S'il est vrai que le juge de première instance, en l'espèce, n'a pas fait une telle demande à l'appelant, il n'en reste pas moins que son avocat a présenté ses observations en temps utile.
[19] L'appelant prétend qu'il ne s'agit pas d'une erreur commise par inadvertance par le juge de première instance puisque l'appelant a demandé à être entendu après le prononcé de la peine, ce qui lui a été refusé. Il ajoute que cela constitue une violation de son droit à un procès équitable qui justifie l'intervention de la Cour. Je ne partage pas ce point de vue.
[20] D'abord, comme je crois l'avoir démontré, il ne s'agit aucunement d'un refus injustifié de la part du juge de première instance d'entendre les observations de l'accusé avant de prononcer le jugement sur la peine, comme ce fut le cas dans l'arrêt R v. Dennisson (1990), 60 C.C.C. (3d) 342 (N.-B.C.A.), cité par l'appelant. Il s'agit plutôt d'une situation où le juge a, par pure inadvertance, et non de propos délibéré, omis de procéder selon les prescriptions de l'article 726 du Code criminel. Par ailleurs, cet article prévoit que la demande du tribunal est faite avant la détermination de la peine. En l'espèce, l'appelant a voulu être entendu après le prononcé de la peine, ce qui n'avait aucun fondement juridique.
[21] Ensuite, l'oubli n'a causé aucun préjudice à l'appelant. Comme je le soulignais précédemment, ses préoccupations semblaient se limiter à reprendre possession de ses chaussures.
[…]
[22] Une telle absence de préjudice, conjuguée à une omission survenue par pure inadvertance, milite clairement en faveur du rejet de cet argument. Comme l'écrit le juge Lyon dans R. v. Senek (1999), 130 C.C.C. (3d) 473 (Man.C.A.) :
[19] In summary, on the hearing of the appeal, no affidavit evidence was submitted on behalf of the accused, nor was there any indication by the accused or his counsel that he had anything to say either to the trial court or to the appellate court beyond what his counsel had said in extenso at trial and on appeal. Practice indicates that an accused sometimes wishes to correct the record given by the Crown or to supplement or correct his counsel's submissions. There was no indication of such a desire by the appellant either at trial or on appeal. […]
[20] This pure, inadvertent oversight by the trial judge resulted in no disadvantage or unfairness to the accused, nor did the trial judge's error constitute a substantial wrong or miscarriage of justice. In my opinion, it was simply a procedural oversight which had no bearing either on the trial judge's sentence or on our determination of the fitness of that sentence on appeal.
[23] Ces propos s'appliquent ici et ce moyen d'appel doit être rejeté.
[54] En l’espèce, l’appelant était représenté par un avocat en première instance et celui-ci a eu pleinement l’occasion de faire valoir tous ses arguments au juge et de présenter une preuve (testimoniale et documentaire) lors de l’audience sur la détermination de la peine. Pourtant, il n’a pas jugé bon de demander au juge de permettre à l’appelant d’exprimer ses observations avant le prononcé de la peine. L’intimé soutient qu’il s’agit d’un indice supplémentaire de l’absence de préjudice découlant de l’omission du juge.
[55] Qui plus est, l’appelant ne démontre aucun préjudice découlant de l’erreur du juge. Il se contente d’alléguer que l’audience sur la détermination de la peine est le moment approprié où l’accusé peut « transmettre ses observations quant à un degré d’empathie ou de reconnaissance de torts » et que l’erreur du juge, comme je le mentionnais plus haut, l’a empêché de faire valoir « un facteur atténuant utile à la détermination d’une peine juste ». Lequel? On se demande bien de quoi il aurait pu s’agir. Malgré cela, l’appelant ne produit aucune requête pour être autorisé à présenter une déclaration assermentée faisant état de ses observations, celles qu’hypothétiquement il aurait fait valoir devant le juge.
[56] Cela ne peut suffire pour conférer à la prétention le poids qui justifierait une intervention de la Cour.
5. Les erreurs de principe dans l’évaluation des facteurs pertinents
[57] En un sens, l’appelant revient ici sur la détermination de la peine comme s’il s’agissait de refaire en l’espèce tout le débat qui s’est déroulé en première instance, et cela d’une manière qu’on pourrait qualifier de non-sélective. Ce n’est d’ailleurs pas la seule partie de son pourvoi où il présente les choses de cette façon, malgré les exigences pourtant claires et contraignantes de la norme d’intervention que je rappelais plus haut et qui doit guider la Cour d’appel en matière de peines. Une « erreur de principe », je le rappelle, n’est pas une notion à prendre à la légère. Or, ici, tout y passe ou presque, sauf ce qu’il serait totalement vain de contester vu la teneur évidente du dossier. Cela se déroule comme si la détermination de la peine en première instance n’était qu’une répétition générale en vue de l’appel.
[58] Le procédé, qui consiste à déployer une accumulation de moyens de toutes sortes, donne à croire qu’on aurait commis une pléthore d’erreurs en première instance. La plupart du temps, cette dernière proposition est en soi fort suspecte. Elle galvaude sans aucune retenue la notion même d’erreur. Et le procédé, quant à lui, n’est pas de nature à donner plus de poids à un pourvoi puisque, lorsque l’on fait flèche de tout bois, cela implique habituellement que l’on demeure à la recherche d’une flèche d’assez bonne qualité pour atteindre la cible mais qu’on ne l’a pas encore trouvée.
[59] Quoi qu’il en soit, l’appelant, qui il est vrai a mandaté en appel un avocat différent de celui qui le représentait en première instance, s’arrête maintenant sur les facteurs suivants : (i) son âge et son état de santé, (ii) la médiatisation de l’affaire, (iii) l’âge et la vulnérabilité de la victime et (iv) la gravité de l’infraction.
(i) l’âge et l’état de santé de l’appelant
[61] L’appelant est né le [...] 1930. Il avait donc 90 ans au moment de l’audience sur la peine, il en avait 91 au moment du jugement sur la peine et il en a 92 aujourd’hui.
[62] Les tribunaux reconnaissent que l’âge avancé d’un contrevenant peut être pris en considération dans l’application des principes et objectifs de la détermination de la peine, « mais uniquement dans des circonstances […] limitées »[46]. Il s’agit d’un facteur d’individualisation et d’harmonisation de la peine, mais non pas d’un facteur atténuant à proprement parler[47]. Comme l’explique la Cour d’appel, sous la plume du juge Levesque[48] :
Lorsque l’expectative de vie du délinquant est limitée, les objectifs de détermination de la peine perdent leur valeur fonctionnelle. Dans une telle situation, la discrétion du juge appelé à prononcer la peine doit être utilisée avec circonspection afin « de se garder d’imposer des peines d’une durée déterminée qui dépassent tellement le nombre d’années qu’il reste de façon prévisible au contrevenant à vivre […] .
L’âge du contrevenant est donc un facteur dont le juge chargé de prononcer la peine peut tenir compte afin de s’assurer que celle-ci ne dépasse pas « toute estimation raisonnable du temps qu’il reste normalement à vivre au délinquant »[49].
[63] En règle générale, cependant, ce facteur doit être évalué à la lumière de l’état de santé du contrevenant en regard de son expectative de vie[50]. Ainsi, le fait qu’il soit d’un âge avancé ne constitue pas en soi un facteur d’allégement de la peine dans l’établissement d’une peine d’incarcération, « à moins qu’il ne ressorte de la preuve que ce dernier n’a que peu de perspectives de compléter sa peine avant son décès »[51]. En l’absence d’une telle preuve, les principes usuels de la détermination de la peine s’appliquent[52]. Le juge chargé de la peine ne doit pas spéculer sur la possibilité que l’état de santé du délinquant se détériore à la suite du prononcé de la peine.
[64] En ce qui concerne plus spécifiquement l’état de santé du contrevenant considéré en tant que tel, les professeurs Parent et Desrosiers synthétisent en ces termes l’état actuel de la jurisprudence[53] :
Indépendante de toutes considérations relatives à la gravité de l’infraction ou au degré de responsabilité du délinquant, la clémence parfois affichée par certains tribunaux à l’égard de la santé précaire de l’accusé repose à la fois sur des motifs pratiques et humanitaires. Pratiques, tout d’abord, puisque l’administration d’un prisonnier nécessitant un suivi médical constant ponctué de nombreuses visites à l’hôpital pose de sérieux problèmes d’ordre organisationnel. Humanitaires, ensuite, car la présence d’une maladie qui est sur le point de sceller le destin d’une personne en phase terminale ou qui fragilise sa capacité à purger sa peine au point de la rendre insupportable doit être prise en considération par un tribunal.
[65] Le juge de première instance a tenu compte en l’occurrence de l’âge avancé de l’appelant mais il a conclu que, malgré ses 91 ans, celui-ci était « relativement en bonne santé ». Selon lui, les problématiques soulevées par la preuve médicale au dossier « remont[ai]ent soit à plusieurs années ou encore sembl[ai]ent inhérentes à son âge »[54]. Conformément à l’arrêt O’Reilly, il n’a pas voulu spéculer sur l’évolution future de la condition médicale de l’appelant. Il a néanmoins pris soin de situer la condition de ce dernier au regard de la jurisprudence qu’on lui citait, y compris les affaires R.P.[55] (délinquant souffrant d’une maladie dégénérative neurologique, présentant de nombreuses limitations et se dirigeant vers la mort à court ou moyen terme), A.E.S.[56] (délinquant atteint d’un cancer de la prostate de stade 4 et présentant une espérance de vie d’environ 13 mois) et J.E.B.[57] (délinquant affligé de plusieurs maladies, incluant une maladie pulmonaire obstructive chronique [« MPOC »], laquelle rendait son incarcération dangereuse[58]).
[66] En Cour du Québec, la preuve relative à l’état de santé de l’appelant consistait en deux éléments : une lettre signée par la Dre Suzanne Côté[59] et le témoignage de M. Jean Gobeil, un voisin de l’appelant. Ces éléments de preuve font bien état de la fragilité de l’appelant — tant sur le plan de sa santé physique que de sa santé psychique — et des risques pour sa santé qui pourraient potentiellement se matérialiser en raison du stress lié à son emprisonnement. Mais, rappelons-le, le fait que l’état de santé d’un contrevenant soit douteux ou précaire et que l'emprisonnement puisse constituer pour lui un fardeau additionnel ne suffit pas à justifier un allègement de la peine[60]. La jurisprudence exige la preuve d’une maladie grave et incurable; d’une maladie ou d’une condition médicale à laquelle les services carcéraux ne seront pas en mesure de répondre; ou encore d’un état de santé très grave qui comporte, au moment du prononcé de la peine, une très lourde déchéance permanente et débilitante. Aucune telle preuve n’a été offerte en l’espèce. De même, toute considération de connaissance d’office mise à part, aucune preuve n’a été produite quant à l’espérance de vie de l’appelant. Dans ces conditions, il est impossible de conclure que sous ce rapport le jugement entrepris est entaché d’une erreur justifiant sa réformation en appel.
(ii) la médiatisation de l’affaire
[67] En règle générale, la médiatisation d’une affaire ne constitue pas en soi un facteur atténuant. Cela ressortait déjà des propos de la juge L’Heureux-Dubé, alors de la Cour d’appel, dans l’arrêt Marchessault c. R, où elle place le statut social d’un délinquant et la médiatisation d’un procès au rang de « circonstances non aggravantes »[61], c’est-à-dire neutres.
[68] Cette proposition appelle cependant certaines nuances, bien illustrées dans le récent arrêt Harbour c. R.[62] Le juge Vauclair, qui rédige les motifs de la Cour d’appel, y note que « [l]’impact médiatique, pris comme le simple dévoilement du crime et de son auteur, n’autorise pas en soi à inférer, dans la plupart des cas, des conséquences qui en feraient un facteur atténuant »[63]. Cela dit, les circonstances particulières de cette affaire Harbour[64] en faisaient un cas où la médiatisation avait eu des effets concrets et préjudiciables, allant bien au-delà du seul dommage infligé à la réputation d’un accusé, d’où une pondération attentive par la Cour des divers impacts possibles de la médiatisation selon la jurisprudence et à la lumière des faits de l’espèce[65]. Condamné en première instance à six mois d’emprisonnement dans la collectivité, l’appelant voyait sa peine réduite par la Cour d’appel à une ordonnance d’absolution conditionnelle, soit à une probation de 12 mois assortie de quelques autres conditions. Le juge Vauclair commentait : « Trois ans après les faits, alors qu’il avait réussi à réintégrer le marché du travail, [l’appelant] perd ses emplois [deux fois de suite] en raison de la médiatisation des accusations. Des lettres non contredites le confirment. Toujours selon la preuve, une condamnation met à risque son emploi actuel. L’appelant vit maintenant une situation financière précaire. Clairement, la réinsertion sociale de l’appelant passe principalement par la possibilité de réintégrer le marché du travail. »[66] En d’autres termes, la situation particulière de l’intéressé avait eu pour conséquence dans son cas que la médiatisation lui avait causé un préjudice distinct du dévoilement public de ses agissements et qu’elle faisait anormalement obstacle à sa réhabilitation et sa réinsertion sociale. Mais encore faut-il le démontrer, et non simplement avancer une vague hypothèse dans ce sens.
[69] En l’absence d’une telle démonstration, la médiatisation ne pourra se qualifier comme circonstance atténuante que si la couverture médiatique a été « démesurée, abusive ou oppressive »[67].
[70] Qu’en est-il ici? Le juge de première instance a estimé à ce sujet que la médiatisation du dossier n’était pas en l’occurrence un facteur « permettant à lui seul d’imposer une peine qui soit inférieure à la fourchette établie »[68]. S’appuyant sur un arrêt de la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador, il a jugé que l’appelant « devra non seulement subir la peine imposée mais il devra aussi en subir les sanctions sociales, lesquelles seront plus importantes compte tenu de sa notoriété »[69]. Cette conclusion comporte-t-elle une erreur réformable en appel?
[71] L’appelant n’ayant pas témoigné au procès, il n’y a au dossier aucune preuve directe de sa part sur les conséquences de la couverture médiatique de l’affaire, conséquences que l’appelant qualifie néanmoins dans son argumentation de définitives et de disproportionnées. Certes, son voisin Gobeil, qui est à la fois son ami et un de ses aidants naturels, a témoigné que depuis le dépôt des accusations, l’appelant se comportait en reclus. Il aurait été dévasté par la tournure des événements. Mais le juge n’a pas tiré une impression favorable de ce témoignage, qu’il qualifie de complaisant et d’offert par un témoin « qui avait un message à passer »[70]. Il est difficile de revenir en appel sur une détermination de ce genre, qui touche à la crédibilité du témoin.
[72] Par ailleurs, il ne s’agit pas ici d’un cas où la preuve étayait une conclusion selon laquelle la médiatisation de l’affaire avait entraîné la déchéance de l’appelant. Il ne s’agit pas non plus d’un cas où la preuve démontrait que la couverture médiatique de l’affaire avait été « démesurée, abusive ou oppressive » – d’autant que le dossier ne recèle aucune preuve de l’ampleur de la couverture médiatique. Vu l’ensemble de ce qui s’y trouve, on en déduit que le juge n’était certainement pas tenu de considérer la médiatisation comme une circonstance militant en faveur d’un allègement de la peine. En somme, sur ce point, rien n’établit l’existence d’une erreur réformable en appel.
(iii) l’âge et la vulnérabilité de la victime
[73] L’appelant reproche au juge d’avoir retenu la vulnérabilité de la victime comme un facteur aggravant. Il soutient que le juge ne pouvait considérer cet élément à titre de circonstance aggravante, puisque rien dans la preuve n’établissait que la victime souffrait d’une quelconque déficience mentale ou physique au moment des infractions. Rien ne permettait non plus au juge de conclure que l’appelant « connaissait l’état mental et l’histoire sociale de la victime lui laissant croire que celui-ci puisse être vulnérable ». L’appelant ajoute que le juge a erré en retenant deux fois l’âge de la victime au chapitre des facteurs aggravants.
[74] À première vue, il est vrai que les facteurs de « l’âge de la victime » et du « mauvais traitement à l’égard d’une personne âgée de moins de 18 ans » font double emploi. Le juge a donc commis une erreur de principe en retenant simultanément ces deux facteurs à titre de circonstances aggravantes. À la lumière de l’ensemble du dossier, il est toutefois évident que cette erreur n’a pas eu d’incidence sur la peine, compte tenu, notamment, de la présence de plusieurs autres facteurs aggravants identifiés par le juge. On ne peut en déduire que la peine aurait été différente en l’absence de cette erreur.
[75] Pour ce qui est de la vulnérabilité de la victime, on peut admettre qu’elle est fonction en partie de son âge. Mais, quant au reste, les circonstances particulières de l’affaire permettent facilement de dissocier ces deux données. La victime en 1974 devait son emploi d’été à l’appelant, comme elle lui devait d’ailleurs en 1976 l’occasion pour elle d’effectuer de menus travaux pour l’appelant et d’être récompensé pour le faire, ce qui fut le cas. Fait important, en 1974, la victime cohabitait avec l’appelant dans le chalet de ce dernier, qui était situé dans une localité éloignée du lieu de résidence habituel de la victime. Cela explique qu’immédiatement après l’incident de 1974, la victime ait quitté le chalet et envisagé de s’enfuir, mais que, n’ayant pas d’autre endroit pour se loger ni aucun moyen de rentrer chez elle, elle soit revenue plus tard passer la nuit dans le chalet. Il y avait donc pour la victime, et indépendamment de son âge, un faisceau de circonstances contraignantes qui la rendaient vulnérable en fait. L’âge ne pouvait qu’exacerber cette vulnérabilité : il est plus que douteux qu’un adolescent de 15 ans puisse surmonter une telle situation avec le sang-froid d’un adulte prêt à dénoncer son agresseur. Il était donc normal pour le juge de tenir compte dans sa pondération des facteurs aggravants de l’âge de la victime de même que de la précarité inhérente de la situation dans laquelle elle se retrouvait malgré elle. Cette pondération, comme on le sait, n’a rien d’un exercice comptable : il ne s’agit pas de compter les facteurs aggravants ou atténuants, mais d’en apprécier le poids relatif. À cet égard, l’intimé a raison lorsqu’il fait valoir dans son argumentation écrite que « ce qui importe, ce n’est pas le nombre de circonstances aggravantes que le juge a retenu, mais bien le fait qu’il a conclu […] [qu’au] moment où les infractions ont été commises, la victime était âgée de 15 et 17 ans, que l’appelant était en situation de confiance à son endroit et que, comme expliqué dans Friesen, il était particulièrement blâmable d’exploiter cette vulnérabilité ».
[76] Enfin, contrairement à ce que laisse entendre l’appelant, la preuve d’une déficience mentale ou physique n’était pas nécessaire pour que le juge puisse conclure à la vulnérabilité de la victime. Il est en effet établi que ce facteur peut découler de « la précarité de la “situation factuelle” de la victime »[71].
(iv) la gravité de l’infraction
[77] Selon l’appelant, on arrive mal à concilier l’évaluation que fait le juge de la gravité des infractions commises en 1974 et 1976 avec le cheminement de son analyse et avec les faits qui ressortent du dossier. Plus précisément, l’appelant prétend déceler une contradiction dans cette analyse. D’une part, au paragraphe 96 de ses motifs, le juge se dit d’avis que, selon l’ouvrage des auteurs Parent et Desrosiers[72], « les gestes commis par l’accusé s’inscrivent dans la catégorie » passible des peines de plus courte durée (c’est-à-dire moins de deux ans). Il s’agit donc de gestes sexuels de peu de gravité ou survenus en de rares occasions, durant une courte période de temps, et commis à l’endroit d’une seule victime. D’autre part, à peine quelques paragraphes plus loin, le juge observe que « dans des dossiers de cette nature, les facteurs de dénonciation et de dissuasion sont importants »[73]. Mais l’appelant fait une lecture fragmentaire du jugement entrepris et néglige les autres nuances que le juge prend soin d’exprimer dans ses motifs : « … les fourchettes de peine, rappelle-t-il, demeurent d’abord et avant tout des lignes directrices »[74]. Puis, s’inspirant ici encore de l’arrêt Friesen[75] et notant l’insistance que met la Cour suprême du Canada à rehausser l’importance de la dénonciation et la dissuasion pour les infractions d’ordre sexuel contre des enfants, le juge arbitre les facteurs ici en cause, soupèse le pour et le contre, comme il lui revient de le faire, et prononce une peine qui concilie ces finalités parfois divergentes dans leurs applications concrètes. À la fin de l’analyse, la peine se situe dans le premier quart, soit le moins sévère, de la fourchette des peines de plus courte durée identifiée par les auteurs Parent et Desrosiers. Où est la contradiction? Où se trouve l’erreur? Il n’y en a aucune.
[78] L’appelant fait aussi grief au juge d’avoir inclus dans son énumération des facteurs aggravants « [l]a nature et la gravité intrinsèque des gestes posés ». Cela équivaudrait à traiter la gravité objective des infractions (ou la gravité intrinsèque, pour reprendre les mots qu’emploie le juge) comme facteurs aggravants, ce qui constitue une erreur de droit. Je reviens en premier lieu sur une observation récente de la Cour au sujet des notions de gravité objective et subjective. Dans R. c. Fedele, un arrêt unanime, on trouve le passage suivant[76] :
Dans R. c. Nasogaluak, le juge LeBel explique que le principe central pour déterminer la peine est celui de la proportionnalité. Ce principe comprend deux aspects principaux, soit celui voulant que la détermination de la peine doive refléter la réprobation de la société à l’égard de l’infraction en cause (la gravité objective de l’infraction), lequel est tempéré par le deuxième aspect du principe voulant que la peine infligée doive correspondre à la culpabilité morale du délinquant (la gravité subjective de l’infraction).
Cela aide à clarifier les choses. Fort bien, mais dans le même ordre d’idées, je note aussi que dans un autre arrêt très récent de la Cour, le juge Doyon écrivait ceci[77] :
Il va de soi que, si la gravité objective n’est pas une circonstance aggravante, elle demeure pertinente, puisqu’elle démontre l’importance que le législateur accorde à la gravité de l’infraction, abstraction faite de ses circonstances.
[79] Dans cette dernière affaire, la partie intimée -poursuivante- admettait, comme d’ailleurs elle le fait ici même, que le juge commettait une erreur de droit en incluant la gravité objective de l’infraction parmi les facteurs aggravants. Mais elle plaidait aussi, comme c’est le cas en l’espèce, que l’erreur n’était pas déterminante et ne rendait pas la peine manifestement non indiquée – d’où la remarque du juge Doyon. Je crois que la situation est identique - il est clair que cette erreur n’a eu aucune incidence sur la détermination de la peine. Il en est ainsi, notamment, en raison de la présence des autres facteurs aggravants retenus par le juge, lesquels, dans les circonstances, justifiaient la peine imposée.
6. Les objectifs de dénonciation et de dissuasion
[80] Cette question a déjà été abordée en partie au paragr. [77] ci-dessus car les arguments se chevauchent.
[81] L’appelant prétend ici que le juge a indûment insisté sur les objectifs de dissuasion et de dénonciation. Je cite les termes de son exposé. Il fait valoir que le juge aurait dû écarter le facteur de dissuasion générale, puisque, compte tenu de « [l’]absence de contemporanéité des infractions avec l’état actuel du droit […] », il s’agissait d’un cas d’espèce, et non « d’un cas commandant une exemplarité envers le public ». Il est évident, ajoute-t-il, que les gestes qu’il a posés se situent dans la catégorie inférieure de l’échelle de gravité. Selon lui, ce constat est difficile à concilier avec la conclusion du juge selon laquelle l’objectif de dissuasion générale devrait primer. De même, il est « difficile de concilier le fait que le juge [retient] comme facteur atténuant que l’appelant présente un très faible risque de récidive […], mais […] ajoute en même temps que la communauté requiert d’être protégée non seulement contre [lui], mais également contre toute personne qui pourrait être tentée de commettre des délits similaires ». Selon l’appelant, il s’agit d’une « démonstration évidente que le juge a mis, dès le début de son analyse, exclusivement l’accent sur les facteurs de dénonciation et de dissuasion sans individualisation de la peine ».
[82] L’intimé répond à cela que l’article 718.01 C.cr., comme du reste la jurisprudence antérieure à son adoption, enjoignent les tribunaux de faire primer ces objectifs en matière de crimes sexuels commis contre des enfants. Selon lui, le simple écoulement du temps ne saurait justifier une mise à l’écart des objectifs de dénonciation et de dissuasion ni constituer un facteur atténuant.
[83] Contrairement à ce qu’avance l’appelant, le juge ne pouvait se contenter d’« écarter » l’objectif de la dissuasion générale de son analyse. La jurisprudence reconnaît depuis longtemps que les objectifs de dénonciation et de dissuasion doivent primer en matière de crimes sexuels contre des enfants[78]. En outre, depuis 2005, l’article 718.01 C.cr. exige que le tribunal saisi de la peine accorde une attention particulière (« it shall give primary consideration ») aux objectifs de dénonciation et de dissuasion lorsque l’infraction constitue un mauvais traitement d’une personne âgée de moins de 18 ans. L’article 718.01 crée ainsi un ordonnancement des objectifs de la détermination de la peine en matière de crimes commis contre des enfants[79]. Ce faisant, il « n’efface pas le pouvoir discrétionnaire du juge d’individualiser la sanction au moment de son application », mais il le limite néanmoins[80]. Comme l’explique la Cour suprême dans Friesen [81]:
L’article 718.01 vient […] qualifier la directive antérieure de la Cour voulant qu’il appartienne aux juges chargés de la détermination de la peine d’établir quel objectif ou quels objectifs doivent être privilégiés. Lorsque le législateur indique les objectifs de détermination de la peine à privilégier dans certains cas, le pouvoir discrétionnaire des juges chargés de déterminer la peine est de ce fait limité, de sorte qu’il ne leur est plus loisible d’accorder une priorité équivalente ou plus grande à d’autres objectifs (Rayo, par. 103 et 107‑108). Toutefois, bien que cet article exige que l’on accorde la priorité à la dissuasion et à la dénonciation, les juges chargés de la détermination de la peine conservent néanmoins le pouvoir discrétionnaire d’accorder un poids important à d’autres facteurs (y compris la réinsertion et les facteurs énoncés dans l’arrêt Gladue) pour en arriver à une peine juste, en conformité avec le principe général de proportionnalité (voir R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7, par. 37).
[84] L’appelant fait également fausse route lorsqu’il plaide que l’absence de contemporanéité des infractions justifiait l’imposition d’une peine plus clémente. Il est de jurisprudence constante que le simple écoulement du temps n’est pas en soi une circonstance exceptionnelle permettant d’alléger la peine en matière d’infractions sexuelles commises contre des enfants[82]. En effet, comme le note la juge Otis dans l’arrêt R. c. L. (J.-J.), « [s]ouvent, le long délai [entre la commission de l’infraction et l’imposition de la peine] constitue une caractéristique inhérente à ce genre de crime », compte tenu notamment de l’âge et de la vulnérabilité des victimes[83]. L’espèce en cours confirme ce constat.
[85] Ce motif d’appel est sans mérite.
7. La peine est-elle manifestement non indiquée?
[86] Sous cette rubrique, l’appelant plaide que les erreurs qu’a commises le juge dans la mise en balance des objectifs de la détermination de la peine sont suffisamment importantes pour rendre la peine manifestement non indiquée. Bien qu’il reconnaisse que la preuve a révélé la gravité des conséquences subies par la victime, il soutient qu’il ne pourra y être remédié compte tenu du temps qui s’est écoulé entre la commission des infractions et l’imposition de la peine. Il est clair que ce grief est en bonne partie tributaire de ceux qui le précèdent.
[87] L’intimé répond en substance que le juge s’est fié avec raison à la fourchette des peines illustrée par le jugement très fouillé que prononça le juge Robert Sansfaçon dans l’affaire R. c. Cloutier[84]. C’est à bon droit qu’il a conclu que les circonstances prouvées devant lui justifiaient une peine située dans la première catégorie de cette fourchette mais qu’elles n’autorisaient pas à surseoir au prononcé de la peine.
[88] Une « fourchette » implique l’existence d’un étalement, d’une échelle, de ce que l’on pourrait appeler par métaphore un gradient ou un rhéostat. Dans l’échelle des peines les plus clémentes aux peines les plus sévères qui demeurent possibles dans la première catégorie de la fourchette en question, la peine prononcée en première instance penche peut-être vers le pôle de la sévérité plutôt que vers celui de la clémence, mais on ne peut prétendre que cela est de l’ordre d’une évidence. La peine est-elle de ce fait non indiquée?
[89] L’infraction d’attentat à la pudeur sur une personne de sexe masculin est objectivement grave, celle-ci étant passible d’une peine d’emprisonnement de 10 ans. Quant à la gravité subjective des infractions commises par l’appelant, la preuve retenue par le juge établit la présence de plusieurs facteurs aggravants (répétition des attouchements; mauvais traitement à l’égard d’une personne de moins de 18 ans; abus de confiance; vulnérabilité de la victime; effet dévastateur des infractions sur la victime) et de quelques facteurs atténuants (absence d’antécédents judiciaires; très faible risque de récidive; pas de démêlés avec la justice depuis les événements). En soupesant l’ensemble de ces facteurs, le juge a conclu que le poids des facteurs aggravants devait prévaloir. La Cour ne peut intervenir pour la seule raison qu’elle aurait pu accorder un poids différent aux facteurs en présence.
[90] Le juge a conclu que les infractions commises par l’appelant tombaient dans la catégorie inférieure de la fourchette des peines établie par le juge Sansfaçon dans l’affaire Cloutier. Et la peine prononcée se situe très exactement entre le premier et le deuxième quarts inférieurs de la fourchette en question. Cela coïncide, on l’a vu, avec la synthèse des professeurs Parent et Desrosiers mentionnée ci-dessus au paragraphe [77]. Vu la nature des gestes en cause, le juge ne commet pas d’erreur en invoquant cette catégorie de la fourchette. Mais, comme le souligne une autre source de doctrine, « des gestes de la nature d’attouchements, même lorsqu’ils sont perpétrés au cours d’un incident unique et isolé, peuvent mener, voire mènent généralement à l’emprisonnement ferme »[85]. Or, la peine imposée ici par le juge apparaît raisonnable si on la compare à des peines imposées à des contrevenants présentant un profil assez semblable pour des infractions commises dans des circonstances similaires[86]. Il n’y a donc pas lieu d’intervenir car on ne peut prétendre ici que la peine est manifestement non indiquée.
V. L’évolution de la condition de l’appelant après le prononcé de la peine
[91] Il y a d’abord lieu de relater ce qui ressort de la preuve nouvelle versée au dossier. Nous devons ensuite déterminer si ces faits, dont le juge de première instance ignorait l’existence, sont susceptibles dans l’état actuel du droit de justifier une intervention de la Cour d’appel.
A. La preuve nouvelle
[92] La preuve nouvelle rassemble les éléments suivants :
— une expertise neurologique datée du 11 mars 2022 et rédigée par le Dr Robert Filiatrault, neurologue, à la suite d’un examen de l’appelant en cabinet quelques jours avant cette date;
— les résultats de trois examens cliniques : un MMSE – pour Mini Mental State Examination – et un MoCA – pour Montreal Cognitive Assessment Test – administrés par une technicienne, ainsi qu’un scan du crâne sans infusion effectué 22 décembre 2021 par le Dr David Gianfelice, radiologue, trois résultats dont le Dr Filiatrault a tenu compte en rédigeant son expertise;
— les communications écrites obtenues par le Dr Filiatrault de quatre personnes proches de l’appelant et qui s’occupent assidûment de lui au quotidien, soit sa nièce retraitée, sa voisine immédiate (une infirmière à la retraite), et deux autres voisines qui le connaissent de longue date, qui sont toutes deux pharmaciennes de profession et qui lui fournissent les médicaments qui lui sont prescrits en renouvelant ses ordonnances;
— la transcription sténographique de l’interrogatoire du Dr Filiatrault, effectué le 20 avril 2022 par l’avocat de l’intimé.
[93] L’expertise fait état des déficits mnésiques constatés par le Dr Filiatrault. Lors de son examen de l’’appelant, celui-ci ignore la date et le jour de la semaine, « expliquant son oubli par son manque d’intérêt ». « Il ignore également l’endroit où nous sommes », écrit le Dr Filiatrault, et ne semble pas certain de notre rôle auprès de lui. Il manifeste une impossibilité de rappel à court terme, ne se souvenant pas des informations qui ont été obtenues quelques minutes auparavant. » Les observations fournies au Dr Filiatrault par les personnes qu’il a consultées corroborent ces constats sous plusieurs aspects – ainsi, et à titre d’exemple, l’appelant ne peut plus se servir d’un guichet automatique car il ne se souvient pas de son Numéro d’identification personnel, ce qui implique qu’il ne peut faire de transactions bancaires sans se rendre à la banque accompagné d’une personne en qui il a confiance. Les premières manifestations de la détérioration mnésique remontent à quelques années; ces manifestations, désormais, s’accélèrent. Le Dr Filiatrault note que les témoignages qu’il a recueillis sont « tous conformes et congruents » les uns avec les autres.
[94] L’expertise du Dr Filiatrault contient en conclusion les passages qui suivent :
À notre avis, monsieur Edgar Fruitier est inapte à subir un procès, n’étant pas orienté dans le temps et dans l’espace, inapte à comprendre les conséquences d’une décision, incapable de conseiller un avocat, incapable de comprendre la portée d’une décision judiciaire d’incarcération et est inapte également à faire un séjour carcéral qui pourrait le placer en danger puisque les personnes autour de lui comprendront difficilement qu’avec une telle capacité de mémoire ancienne, que la mémoire à court terme est si défectueuse.
On peut aisément imaginer les difficultés de fonctionnement qu’un trouble de mémoire à court terme peut donner (répondre à des questions, suivi de ces réponses, difficultés pour se rappeler d’événements récents, incapacité à comprendre et à se souvenir des messages véhiculés.)
Il m’apparaît important de bien saisir que ces difficultés seront irréversibles chez monsieur Fruitier ne pouvant être traitées par médication et qu’avec le temps, elles progresseront à un rythme fort probablement accéléré dans le futur, puisqu’elles se manifestent déjà depuis quelques années et que la réserve cognitive du patient est largement entamée depuis ce temps.
La capacité de la mémoire ancienne à laquelle il est fait allusion dans ce passage paraît être une caractéristique connue de la condition dont l’appelant est atteint. Mélomane accompli et admiré du public pour sa vaste érudition musicale, l’appelant peut donner l’impression que sa mémoire est intacte lorsqu’il est question de musique et d’informations acquises et maîtrisées de longue date. Voici quelqu’un qui a un souvenir précis de choses anciennes et subtiles – le Dr Filiatrault donne en exemple sa connaissance de l’œuvre de Mozart. Comment dans ces conditions peut-il ignorer la consigne qu’on lui a donnée il y a une heure? – à moins que ce ne soit là qu’une simple simulation ou une supercherie de sa part? C’est le contraste avec l’état de la mémoire récente de l’appelant, elle très altérée, qui risque de sembler inexplicable, voire choquant, pour quelqu’un qui ignorerait son état de santé réel.
[95] Le témoignage du Dr Filiatrault, fort éclairant sous plusieurs rapports, met bien en évidence ce qu’il appelle « le déficit cardinal » de l’appelant, déficit qui afflige sa mémoire récente. Il appert que la mémoire est « lavée », pour reprendre son expression, dans l’ordre inverse de son acquisition. Je cite quelques passages de cette déposition :
Le déficit cardinal qu’il a est un déficit de sa mémoire et son déficit… sa mémoire à court terme. Cette mémoire à court terme, c’est ce qui nous fait fonctionner à tous les jours. C’est ce qui nous permet d’avancer correctement et de faire les bons jugements.
Par exemple, lorsqu’on vous donne une consigne, si on donne une consigne à monsieur Fruitier, il faut qu’il se rappelle de la consigne pour agir en conformité avec cette directive-là qui est donnée. Et je voyais difficilement comment le fait d’être en milieu carcéral, même pour une courte période de temps, va pouvoir bien fonctionner puisque si on lui donne une directive, une heure après, il est très probable qu’il ne s’en rappellera pas du tout.
Alors, je voyais la difficulté ou les difficultés qui étaient présentes dans son cas et la question est de savoir : est-ce qu’il faut le considérer comme une personne malade ou pas. Il est malade, il a une maladie d’Alzheimer probable. Elle est avancée. Ses aidants naturels en témoignent amplement. Ils voient une personne qui survit sur sa culture ancienne. Il surfe sur la musique, essentiellement.
[…]
Ces limites de mémoire font qu’il va avoir de la difficulté avec ce qu’on appelle les AVQ, les activités de la vie quotidienne, les choses ordinaires de la vie. Et là, actuellement, il réussit à la compléter, à les faire, parce qu’il est dans un milieu protégé, hein, on appelle ça un milieu protégé, là, dans sa maison, avec ses choses. Il sait où le concerto de Mozart est parce que ça fait 300 fois qu’il va le chercher, il sait où il est, c’est rentré, ça, dans la mémoire. À un moment donné, il va l’oublier mais là il s’en rappelle encore. Là, il fonctionne bien dans ce contexte-là.
Mais je le place dans un milieu carcéral, moi, je pense qu’il va être inapte à cet endroit-là, qu’il est inapte actuellement, et qu’on ne lui rend pas un service, étant donné qu’il est une personne malade.
B. Impact possible de la condition de l’appelant sur la peine prononcée
[96] J’ai déjà fait état au paragraphe [16] de ce qui survint à l’audience du 17 décembre 2021 devant la Cour. La formation saisie du dossier avait alors devant elle, au soutien de la requête de l’appelant, une lettre du Dr Robert Filiatrault qui contenait notamment les passages qui suivent :
Le débat qui est à considérer est celui de la capacité ou de l’incapacité d’une personne atteinte d’une maladie neurodégénérative progressive à subir un procès, et à comprendre les conséquences non seulement de ses propres gestes mais en plus, du déroulement du procès.
Dans le cas qui nous concerne, le MMSE […] qui cote à 21/30 implique que le MoCA […] sera encore plus sévèrement atteint, ce qui place le patient dans un état de démence modérément sévère.
Ces commentaires, évidemment, furent livrés avant que le Dr Filiatrault ait l’occasion d’examiner lui-même l’appelant. Ils font cependant écho à quelques remarques du même ordre et du même témoin lors de son interrogatoire par l’intimé.
[97] Au moment où l’avocat de l’appelant demandait le report de l’audience au fond et annonçait son intention de déposer une preuve nouvelle au dossier, l’appelant avait déjà subi son procès, au cours duquel il était représenté par avocat, le verdict avait été rendu à l’issue de ce procès, il n’avait pas été porté en appel, et la peine avait été prononcée plus d’un an après le verdict, en août 2021. Cela étant, toute prétention que l’appelant, à ce stade et en appel, était « inapte à subir son procès / unfit to stand trial » au sens de l’article 2 C.cr. doit être écartée parce que dénuée d’assise en fait en première instance et parce qu’elle est juridiquement inapplicable à l’appel[87]. Et en l’occurrence, une quelconque analogie avec le régime de l’article 672.11 C.cr. est de nature à brouiller les pistes et à lancer le débat dans la mauvaise direction, comme on peut le déduire de certains arrêts de cours d’appel[88]. Toute confusion de ce genre[89] doit maintenant être dissipée pour recadrer le pourvoi et l’aborder sous l’angle approprié : quel peut être l’effet, juridiquement parlant, de la condition de l’appelant, au stade où nous en sommes?
[98] J’ai déjà considéré en termes généraux et aux paragraphes [60] à [66] quelle importance peut acquérir au moment du prononcé de la peine la condition ou l’état de santé d’une personne déclarée coupable d’une infraction criminelle. Mais la question mérite d’être approfondie pour deux raisons. Premièrement, le juge qui a prononcé la peine ignorait tout de la preuve additionnelle maintenant versée au dossier. Deuxièmement, à la différence du juge de première instance, nous ne sommes pas ici avant le prononcé de la peine, mais après, au stade de la mise en application de la peine. Et en l’absence d’une erreur de principe commise par le juge, la Cour ne peut intervenir. Or, je crois qu’une jurisprudence récente peut nous éclairer sur la meilleure façon d’aborder la question.
[99] Le problème qui se pose ici s’est posé dans O’Reilly c. R.[90], un pourvoi qui s’est soldée par un arrêt unanime de la Cour. L’appelant, dans ce dossier, avait 84 ans. Il éprouvait des ennuis de santé (quoiqu’au moment de son procès en 2014, un certificat médical le décrivait comme étant « generally in good health » – ce qui ressemble à la remarque faite ici par le juge et évoquée plus haut au paragraphe [65]). Il avait été condamné à une peine globale de cinq ans d’emprisonnement sur des chefs de fraude, de complot, de gangstérisme et de recyclage des produits de la criminalité dans une affaire de contrebande de cigarettes sur une grande échelle : la perte pécuniaire des gouvernements pour taxes non perçues était évaluée à plus de 5 000 000,00 $. L’essentiel de cette peine fut confirmé en appel.
[100] La question d’un allègement d’une peine à ce stade du processus pénal doit être abordée sous l’angle qu’identifie le juge Mainville dans les motifs de la Cour :
[42] Ainsi, si au moment du prononcé d’une peine, l’état de santé d’un contrevenant âgé ne permet pas de croire qu’il a peu de perspectives de compléter sa peine d’incarcération avant son décès, le juge dispose alors de toute la discrétion requise pour prononcer la peine qu’il estime appropriée selon les facteurs et critères habituels. C’est le cas en l’espèce, vu l’état de santé de Gérald O’Reilly (« [g]enerally in good health ») lors du prononcé de sa peine le 2 juillet 2014. Il [y a lieu] d’ailleurs de noter que, vu les dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, Gérald O’Reilly ne serait probablement plus aujourd’hui en milieu carcéral si l’exécution de sa peine n’avait pas été suspendue pendant l’instance d’appel.
[43] Il est possible que l’état de santé d’un contrevenant se détériore après le prononcé de sa peine. Cette possibilité s’accroît d’autant plus avec l’âge du contrevenant. Le juge de la peine ne peut cependant spéculer à ce sujet et doit déterminer la peine en fonction de la preuve dont il dispose lors du prononcé de celle-ci. Si la santé du contrevenant se détériore par la suite, il ne s’agit plus alors d’une question de détermination de la peine, mais plutôt de sa mise en œuvre. Il appartient alors aux autorités carcérales compétentes de prendre les mesures qui s’imposent, tenant compte notamment de l’article 121 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition […].
La disposition de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition[91] à laquelle renvoie cite le juge Mainville est sans application en l’occurrence car, contrairement à l’appelant, O’Reilly devait purger sa peine dans un établissement de détention fédéral.
[101] Cela dit, des dispositions parallèles existent dans la Loi sur le système correctionnel du Québec[92]. Servent notamment aux mêmes fins les articles suivants :
1° elle est malade en phase terminale;
2° son état de santé nécessite une hospitalisation immédiate;
3° elle doit subir une évaluation ou des examens médicaux en milieu spécialisé;
4° elle nécessite des soins ou un traitement qui ne peuvent lui être prodigués dans l’établissement.
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42. The facility director may, at all times, authorize the temporary absence of an inmate for medical purposes, in particular where
(1) the inmate is terminally ill;
(2) the inmate’s state of health requires immediate hospitalization;
(3) the inmate must undergo an evaluation or medical examinations in a specialized environment; or
(4) the inmate requires care or treatment that cannot be provided in the correctional facility. |
1° elle est malade en phase terminale;
2° sa santé physique ou mentale risque d’être gravement compromise si la détention se poursuit;
3° l’incarcération constitue pour elle une contrainte excessive difficilement prévisible au moment de sa condamnation;
[…]
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(1) who is terminally ill;
(2) whose physical or mental health is likely to suffer serious damage if he or she continues to be held in confinement;
(3) for whom continued confinement would constitute an excessive hardship that was not reasonably foreseeable at the time the offender was sentenced; […] |
[102] C’est selon ces règles, et sur le plan de l’administration ou de la mise en application de la peine, plutôt que sur celui du prononcé de la peine, que devra se résoudre, le cas échéant, le problème graduel mais irréversible que pose la condition de l’appelant.
[103] Il convient cependant d’ajouter que le dépôt au dossier d’une preuve nouvelle et digne de foi permet à la Cour de porter à l’attention des autorités compétentes la gravité potentielle de la situation. Selon un principe primordial et déjà ancien en cette matière, la peine prononcée en première instance doit être, et devait être ici, une peine « juste et appropriée »[93]. Elle l’était. Mais les choses évoluent et il ne saurait être question à l’avenir, par le seul effet d’une détérioration de l’état de santé de l’appelant, d’accabler un grand vieillard[94], quelqu’un qui, en raison d’une maladie incurable, sent s’alourdir de jour en jour le fardeau de la sanction initiale imposée en 2021. Il n’appartient pas à la Cour de suivre et de jauger cette évolution, mais elle peut souligner la nécessité de le faire en formulant comme ici une recommandation en ce sens auprès des autorités compétentes[95]. Cela explique les lignes qui précèdent.
[104] Ces réserves étant faites, je rejetterais l’appel et, selon la formule consacrée, j’ordonnerais à l’appelant de se livrer aux autorités dans un délai raisonnable à compter du dépôt de l’arrêt de rejet.
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YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A. |
[1] R. c. Fruitier, 2021 QCCQ 7818.
[2] R. c. Fruitier, 2020 QCCQ 2618.
[3] Ibid.
[5] Fruitier c. R., 2021 QCCA 1324.
[6] Fruitier c. R., 2021 QCCA 1883.
[7] Voir entre autres arrêts explicites sur ce point R. c. Friesen, 2020 CSC 9, paragr. 25 et R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, paragr. 39 et 42 à 44. Dans le même ordre d’idées, voir aussi R. c. Parranto, 2021 CSC 46, paragr. 29, R. c. Suter, 2018 CSC 34, paragr. 23, R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6, paragr. 46, R. c. L.M., 2008 CSC 31, paragr. 14 et R. c. L.F.W., 2000 CSC 6, paragr. 25.
[8] R. c. Lacasse, ibid., paragr. 53. Voir aussi : R. c. Parranto, ibid, paragr. 30.
[10] Il n’avait pas encore accédé à la fonction de juge en chef du Canada.
[12] 2009 QCCA 1.
[13] Ibid., paragr. 35.
[14] R. v. McKnight (1999), 135 C.C.C. (3d) 41, paragr. 35 (C.A. Ont.), passage cité dans R. c. Nasogaluak, supra, note 7, paragr. 46. Ce passage a également été repris dans R. c. Friesen, supra, note 7, paragr. 26 et dans R. c. Lacasse, supra, note 7, paragr. 49.
[15] Martin Vauclair et Tristan Desjardins, avec la collab. de Pauline Lachance, Traité général de preuve et de procédure pénales, 28e éd., Montréal, Yvon Blais, 2021, no 51.292, p. 1867.
[16] Ibid., no 51.292, p. 1868.
[17] Code criminel, S.R.C. 1970, ch. C-34, art. 156, tel que modifié par la Loi de 1972 modifiant le Code criminel, S.C. 1972, ch. 13, art. 70.
[19] Loi modifiant le Code criminel en matière d’infractions sexuelles et d’autres infractions contre la personne et apportant des modifications corrélatives à d’autres lois, S.C. 1980-81-82, ch. 125, art. 9. Voir, à ce sujet : Julie Desrosiers et Geneviève Beausoleil-Allard, L’agression sexuelle en droit canadien, 2e éd., Montréal, Yvon Blais, 2017, p. 14-15.
[20] L’infraction de contact sexuel qui figure à l’art. 151 C.cr. pourrait elle aussi être pertinente ici, du moins pour les faits survenus en 1974.
[21] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
[22] Supra, note 7, paragr. 1. Cette notion de nocivité selon la compréhension actuelle qui en existe est mise en évidence dans le récent arrêt R. c. X, 2022 QCCA 266 : voir tout particulièrement le paragr. 17.
[23] Ibid., paragr. 55.
[24] Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. 19 (3e suppl.).
[25] R. c. Friesen, supra, note 7, paragr. 53, citant Anne McGillivray, « Abused Children in the Courts: Adjusting the Scales after Bill C-15 », (1990) 19 Man. L.J. 549, p. 558-560.
[26] Ibid., paragr. 55, citant Elaine Craig, Troubling Sex: Towards a Legal Theory of Sexual Integrity, Vancouver, UBC Press, 2012, p. 68.
[27] Ibid., paragr. 56.
[28] Ibid., paragr. 74.
[29] Ibid., paragr. 107 et 120.
[30] L.L. c. R., 2016 QCCA 1367, paragr. 151, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 19 juillet 2018, no 37872. Voir aussi R. v. Stuckless, 2019 ONCA 504, paragr. 93 (motifs concourants de la juge Pepall), R. v. Fones (D.), 2012 MBCA 110, paragr. 60 et R. v. Paradis, 1991 CanLII 6845, paragr. 10-11 (C.A. N.L.).
[31] L.L. c. R., ibid., paragr. 149; l’arrêt cité est l’arrêt Paradis de la Cour d’appel de Terre-Neuve et du Labrador.
[34] R. c. Bergeron, 2013 QCCA 7, paragr. 36.
[36] [1998] R.J.Q. 971 (C.A.).
[37] Ibid., p. 974-5. Les renvois sont omis dans la citation.
[38] Ibid., p. 979. Voir aussi, dans le même sens, Voir aussi R. c. Bergeron, supra, note 34, paragr. 35; Hugues Parent et Julie Desrosiers, Traité de droit criminel, « La peine », 2e éd., tome 3, Montréal, Thémis, 2016, no 49, p. 70-71.
[39] 2021 QCCA 1059.
[40] Ibid., paragr. 6.
[41] 2021 QCCA 1668, paragr. 12. Voir aussi R. c. Bérubé, 2021 QCCQ 7863, paragr. 56 à 60, pour des infractions sexuelles commises sur une mineure entre 1978 et 1983, ainsi que R. v. Puri, 2021 ONSC 6647, paragr. 45, pour des infractions sexuelles commises sur des enfants en 1986.
[42] Voir R. c. G.G., 2021 QCCQ 8064, paragr. 1.
[43] La phrase est tirée du jugement dans l’affaire R. c. Gagnon, 2018 QCCQ 9569, paragr. 63.
[45] Voir aussi Arif c. R., 2020 QCCA 848, paragr. 123, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 4 février 2021, no 39331, R. v. J.A.S., 2019 ABCA 376, paragr. 16-17, R. v. Buller, 2011 BCCA 163, paragr. 42 et R. v. Senek, 1998 CanLII 17680, paragr. 11-20 (C.A. Man.); S. Casey Hill, David M. Tanovich et Louis P. Strezos, McWilliam’s Canadian Criminal Evidence, 5e éd., Toronto, Thomson Reuters, 2013 (feuilles mobiles, mise à jour en 2021, version 3), no 36 :80.
[46] Michaud c. R., 2018 QCCA 1804, paragr. 37. Voir aussi Christie-Sanguinet c. R., 2019 QCCA 2033, paragr. 24.
[47] R. c. P.M., 2020 QCCA 786, paragr. 14, R. c. G.G., 2019 QCCA 1345, paragr. 11.
[48] Thibault c. R., 2016 QCCA 335, paragr. 48, citant R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, paragr. 74.
[49] R. c. M. (C.A.), ibid., cité dans De L’Étoile c. R., 2019 QCCA 2148, paragr. 12. Voir aussi R. v. Premji, 2021 ONCA 721, paragr. 2-3.
[50] O’Reilly c. R., 2017 QCCA 1286, paragr. 39, demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême rejetée, 7 juin 2018, no 37736. Voir aussi J. Desrosiers et G. Beausoleil-Allard, L’agression sexuelle en droit canadien, supra, note 19, p. 282-283.
[52] De L’Étoile c. R., ibid., paragr. 15.
[55] R. c. R.P., 2018 QCCA 21, inf. pour d’autres motifs par R. c. Poulin, 2019 CSC 47.
[56] R. v. A.E.S., 2018 BCCA 478.
[57] R. v. J.E.B., 2014 ONSC 1921.
[58] Le juge écrit que « The closed or crowded conditions in those facilities are exactly the kind of circumstances that can give rise to infection, which in the case of this offender, given the severity of his condition, could be tantamount to a death sentence », ibid., paragr. 32.
[59] Pièce SD-1, Rapport médical, E.A., p. 96.
[60] R. c. D.B., 2008 QCCA 798, paragr. 21-30.
[61] J.E. 84-612 (C.A.), p. 3 et 4.
[62] 2017 QCCA 204.
[63] Ibid., paragr. 66.
[64] Ces circonstances sont décrites, ibid., aux paragr. 16, 17 et 18.
[65] Ibid., paragr. 63 à 76.
[66] Ibid., paragr. 76.
[69] Ibid.
[70] Ibid., paragr. 110-112.
[74] Ibid., paragr. 98.
[76] 2018 QCCA 1901, paragr. 39. Le renvoi est à l’arrêt R. c. Nasogaluak, 2010 CSC 6.
[77] Pozzobon c. R., 2019 QCCA 725, paragr. 57.
[78] R.B. c. R., 2018 QCCA 1761, paragr. 71.
[80] R. c. Rayo, ibid., paragr. 106.
[83] R. c. L. (J.-J.), ibid. Voir aussi R. c. L. (W.K.), [1991] 1 R.C.S. 1091, p. 1100-1101 et F.D. c. R., 2016 QCCA 173, paragr. 18.
[84] [2005] R.J.Q. 287 (C.Q.).
[86] Voir par exemple : R. c. Chase, [1987] 2 R.C.S. 293 (6 mois d’emprisonnement pour un délinquant ayant enlacé une adolescente de 15 ans et mis ses mains sur ses seins lors d’un événement unique survenu en 1983), R. c. Gagnon, 2021 QCCQ 5441 (6 mois d’emprisonnement pour un individu qui, à l’âge de 80 ans, s’est approché par derrière de l’ami de son petit-fils, âgé de 13 ans, et lui a touché les parties génitales par-dessus son pantalon), R. v. C.W., 2012 NLTD(G) 22 (6 mois d’emprisonnement pour un individu de 90 ans qui s’est livré, en une occasion, à des attouchements sexuels sur une enfant de 13 ans, au niveau de ses parties génitales, par-dessus son pantalon).
[87] Voir R. v. Ta, (2002) 58 O.R. (3d) 737 (C.A. Ont.) et R. v. Hart, 2011 NLCA 64.
[88] Voir R. v. Ta, ibid., paragr. 15, R. v. MacPherson, 20i8 NSCA 82, paragr. 4 et R. v. Rester, 2011 ABCA 82.
[89] Par son intitulé, la requête de l’appelant déposée à la Cour le 22 mars 2022 perpétue cette confusion : Requête afin de déclarer le requérant inapte et afin d’ordonner la suspension d’une décision vu l’inaptitude du requérant. Il y est allégué que « le Code criminel possède un vide juridique pour la situation particulière du requérant ».
[91] L.C. 1992, ch. 20.
[92] RLRQ, c. S-40.1.
[93] R. c. M. (C.A.), [1996] 1 R.C.S. 500, paragr. 40.
[94] J’entends ici par cette expression un vieillard déjà très avancé en âge et donc de plus en plus fragile; cela n’a rien à voir avec la renommée de l’appelant.
[95] Ainsi, voir R. c. Lavoie, 2009 QCCA 662, paragr. 38.
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