Gravel c. Denis | 2024 QCCA 2 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
| |||||
CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
| |||||
N° : | 500-10-007089-194, 500-10-007214-198 | ||||
(500-01-091182-136 SÉQ. 001, 002) | |||||
| |||||
DATE : | 9 janvier 2024 | ||||
| |||||
| |||||
| |||||
| |||||
No: 500-10-007089-194 (500-01-091182-136 SÉQ. 001) | |||||
| |||||
GENEVIÈVE GRAVEL | |||||
REQUÉRANTE | |||||
c. | |||||
| |||||
YVES DENIS | |||||
APPELANT – accusé | |||||
et | |||||
| |||||
SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
| |||||
| |||||
No: 500-10-007214-198 (500-01-091182-136 SÉQ. 002) | |||||
| |||||
GENEVIÈVE GRAVEL | |||||
REQUÉRANTE | |||||
| |||||
c. | |||||
DENIS LEFEBVRE | |||||
APPELANT – accusé | |||||
et | |||||
| |||||
SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant
| |||||
| |||||
| |||||
| |||||
Mise en garde
Une ordonnance prononcée le 25 janvier 2018 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Éliane B. Perreault), interdit la publication ou la diffusion, de quelque façon que ce soit, de tout renseignement, quel qu’il soit, susceptible de permettre 1° l’identification ou la localisation de certains témoins désignés, dont ceux qui sont mentionnés dans le présent procès-verbal et 2° l’identification ou la localisation des membres des familles de ces personnes.
[1] Le 3 mai 2019, les appelants Denis et Lefebvre ont été déclarés coupables de meurtre, principalement sur la foi du témoignage d’un délateur, M. A. On notera que, dans le cadre de la poursuite intentée contre eux, ils ont demandé l’arrêt des procédures en raison de la conduite prétendument répréhensible de l’État à l’endroit de ce délateur (dont la crédibilité serait ainsi fortement émoussée), et par ricochet à leur endroit, ce qui leur a été refusé[1].
[2] En juin et en novembre 2019, les appelants Denis et Lefebvre ont respectivement fait appel du verdict de culpabilité. Leurs pourvois (qui seront réunis en 2020[2]) progressent lentement.
[3] Dans l’intervalle, M. A, qui a lui‑même plaidé coupable à certaines accusations, demande à notre Cour, en vertu du sous-al. 675(1)a)(iii) C.cr., la permission d’appeler en vue d’obtenir le retrait de son plaidoyer de culpabilité (permission qui lui sera accordée par la Cour le 20 novembre 2023). Au soutien de cette demande, il invoque les fausses promesses ainsi que le comportement trompeur et abusif de la police et des procureurs aux poursuites criminelles et pénales agissant à l’époque, dont Me Geneviève Gravel[3].
[4] Par avis d’appel réamendé de mars 2022, l’appelant Lefebvre précise ses moyens d’appel et y ajoute notamment un moyen rattaché au refus de prononcer l’arrêt des procédures au motif de la conduite abusive de l’État envers M. A. L’appelant Denis n’a pas encore fait de même (du moins selon le plumitif de son dossier d’appel), mais l’on comprend qu’il en a l’intention, puisque, en septembre 2022, il se joint à l’appelant Lefebvre pour déposer une requête pour preuve nouvelle visant à étayer ce moyen. Dans cette requête commune, les appelants demandent notamment la permission de produire certains documents, dont un courriel de Me Gravel. Ils demandent aussi la permission d’interroger non seulement M. A, mais aussi l’ancien avocat de celui-ci ainsi que Me Gravel.
[11] REJETTE, à ce stade, la demande des appelants d’être autorisés à interroger Mes Geneviève Gravel et Yves Graton;
[12] RÉSERVE le droit des appelants et de l’intimé de présenter une nouvelle requête pour preuve nouvelle s’ils sont d’avis, après avoir interrogé M. A, que l’interrogatoire de Me Gravel et/ou de Me Graton est nécessaire;
[6] Cet arrêt fixe également un échéancier pour la production des documents, la tenue l’interrogatoire et le dépôt de sa transcription sténographique.
[7] Le 30 octobre 2023, la Cour est saisie d’une demande visant à modifier cet échéancier. Au cours de l’audience, on l’informe que Me Gravel entend présenter une demande d’intervention au dossier. Une date est fixée pour le dépôt de cette requête, qui sera effectivement reçue par le greffe le 15 novembre 2023.
[8] Le présent arrêt porte sur cette requête en intervention, que soutient l’intimé, au contraire des appelants, qui s’y opposent fermement.
* *
[9] Se fondant sur l’art.
POUR CES MOTIFS, PLAISE À LA COUR :
ACCUEILLIR la présente requête en intervention;
PERMETTRE à la partie requérante d’intervenir dans la requête des appelants Lefebvre et Denis pour permission de présenter une preuve nouvelle;
PERMETTRE à la partie requérante de contre-interroger A en lien avec les allégations la visant et lui PERMETTRE de soumettre une argumentation sur la force probante de ces allégations;
RÉSERVER le droit de la partie requérante d’intervenir si les appelants présentaient une nouvelle requête pour preuve nouvelle après avoir interrogé A;
RENDRE toute autre ordonnance conforme aux exigences de la justice.
* *
[10] Il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande d’intervention.
* *
[11] Ni le Code criminel (sauf en quelques cas très précis[4]) ni les règles de la Cour ne prévoient la possibilité de la participation ou de l’intervention d’un tiers dans un dossier criminel. La jurisprudence ne le permet que dans des circonstances fort limitées, habituellement à titre amical (amicus curiae). La Cour supérieure, sous la plume de la juge Bourque, qualifiait récemment la possibilité d’une intervention de « plus que rarissime »[5], tout en soulignant qu’elle pouvait être autorisée là où elle se limite à des questions constitutionnelles ou de libertés publiques ou lorsqu’elle soulève des questions de droit d’importance générale (comme c’était le cas dans cette affaire où le droit criminel se heurtait au droit autochtone). Il n’en va pas autrement en appel, où elle peut être permise là où l’intérêt public est en jeu ou en péril et soulève des questions de droit complexes ou primordiales dépassant l’intérêt des parties. Enfin, de manière générale (et que ce soit en première instance ou en appel), l’intervention ne sera en principe autorisée que si « l’intervenant n’[a] pas l'intention de soulever, parce que nous sommes en matière criminelle, des moyens non plaidés par la poursuite [renvoi omis] ou, encore, qu’il n’[a] pas l'intention d'interférer négativement dans les moyens de défense de l’accusé »[6].
[12] On trouve dans R. c. Zampino[7] l’exemple d’une intervention recevable, alors que la juge en chef de la Cour accorde au Barreau du Québec la permission d’intervenir à titre amical sur une question de droit seulement, question rattachée à « la protection du secret professionnel, la justice criminelle et la confiance du public à son égard à travers le Canada » (paragr. 4). La juge en chef écrit ainsi que :
[8] La question de la protection du secret professionnel relève du droit public et dépasse le seul aspect factuel du dossier. La présence du Barreau du Québec est susceptible d’apporter un éclairage additionnel à la Cour pour lui permettre de trancher le débat soulevé par la question a), en raison de ses connaissances et compétences en cette matière [renvoi omis]. Vu la portée limitée des représentations qu’elle entend soumettre, son intervention n’est pas susceptible de compromettre l’équilibre requis en matière criminelle [renvoi omis].[8]
[13] Là-dessus, la juge en chef renvoie, entre autres, à l’arrêt de la Cour dans Munyaneza c. R.[9]. Voici d’ailleurs quelques extraits de ce dernier arrêt (qui accueille la demande d’intervention d’organisations de défense des droits de la personne dans une affaire de crime contre l’humanité) :
[4] In doing so, the applicants will not take a position as to the disposition of the appeal. They have also assured the Court that its adoption of their proposed interpretative methodology will not inevitably lead to a particular result.
[…]
[6] In effect, their proposed intervention is in the nature of an amicus curiae brief, much like those that the Supreme Court of Canada frequently authorizes pursuant to sections 55-
[7] Judges of this Court have granted intervener status to parties not intending to take a position on an appeal but instead offering assistance to the Court, [renvoi omis] and refused leave to appeal a judgment of a trial court that granted a party intervener status in similar circumstances. [renvoi omis] Similarly, judges of this Court have deferred such motions to the panel of the Court designated to hear the appeal, [renvoi omis] as is the case with this application save for the current unavailability of Doyon, J.A. On the other hand, the tardiness in the presentation of a motion to intervene will inevitably result in its dismissal, irrespective of the merits of the motion or the consent of one of the parties. [renvoi omis]
[8] These principles apply in criminal matters as well pursuant to section 97 of the Rules of Practice of the Court of Appeal in Criminal Matters, subject however to an important caveat. An accused person who is an appellant in this Court must in principle face only one prosecutor, who represents the public interest. [renvoi omis] The preservation of the fairness of the appellate process is critical to the exercise of the Court’s discretion in deciding whether or not to grant intervener status to an applicant.
[9] As Sopinka, J. observed in R. v. Morgentaler, [renvoi omis] referring to his earlier judgment as a rota judge in Reference re Worker's Compensation Act, 1983 (Nfld.), [renvoi omis] “The purpose of an intervention is to present the court with submissions which are useful and different from the perspective of a non-party who has a special interest or particular expertise in the subject matter of the appeal.”
[10] McLachlin, J., as she then was, also sitting as a rota judge, came to the same conclusion in R. v. Finta, [renvoi omis] when she was called upon to consider the intervention of three public interest groups and a private individual in the appeal of someone who had been acquitted of war crimes under the Criminal Code arising out of the deportation of Jews from Hungary during World War II. [renvoi omis] She granted status to the three public interest groups but denied the request of the private individual. In reaching this conclusion, she emphasized the importance of an applicant to intervene having an interest and the presentation of “submissions which will be useful and different from those of the other parties.”[10]
[14] Citons également l’arrêt Caron c. R.[11] :
Si l’article 208, auquel renvoie implicitement l’article 59 des règles de pratique en matière criminelle, constituait la seule règle déterminante en l’espèce, la demande d’intervention du Fonds devrait être écartée. L’on se trouve devant un procès criminel. Le débat sur la culpabilité s’y déroule en principe entre la Couronne et la défense et l’État y représente l'intérêt public.
Dans le cas de débats engagés sur l’application des règles du Code criminel et la commission même de l’infraction, cela semble avoir été la position prise par la Cour suprême. En effet, dans l'affaire Ogg-Moss c. R. [renvoi omis], la Cour suprême avait conclu que les dispositions de l’article 18 de ses règles de pratique, qui alors permettaient à tous ceux qui avaient été acceptés comme intervenants dans les cours inférieures de participer aux débats en Cour suprême, ne s’appliquaient pas à un appel en matière criminelle. Dans R. c. Morgentaler [renvoi omis], la Cour d’appel de l'Ontario avait également refusé à des groupes d’associations Pro-Vie d'intervenir dans le pourvoi logé par la Couronne pour y ajouter des moyens d'appel relevant de la procédure pénale que n’avait pas plaidés la poursuite. Sur l’interprétation et l’application du droit criminel comme tel, d’après le juge en chef Howland, le débat se déroulait exclusivement entre la poursuite et la défense et il aurait été injuste pour l’accusé de permettre à une tierce partie d'ajouter contre lui des moyens additionnels d’appel :
[…]
Nous nous trouvons cependant ici devant une demande d’intervention dont l’objet est fort différent. Comme on l’a vu, elle survient dans un litige qui est déjà entamé. L’accusée a logé un appel. Cette dernière soulève différents moyens, dont des arguments relatifs à la mise en œuvre des garanties constitutionnelles relatives aux libertés civiles. La requérante cherche à intervenir pour soutenir cet élément des prétentions de l’appelante.
[…]
Sans que l'on puisse parler d’un droit à l’intervention, les tribunaux canadiens, y compris la Cour suprême et les cours d’appel, ont permis l’intervention d’un tiers sur des questions constitutionnelles et de libertés civiles, parfois aussi sur de purs problèmes d’interprétation législative (voir sur l’évolution de cette jurisprudence, Swan Intervention and Amicus Curiae Status in Charter litigation [renvoi omis]. D'après Swan, on retrouve des cas semblables d’intervention aussi loin qu’en 1945, en droit canadien :
[…][12]
[15] Rappelons-encore l’affaire Chun c. R.[13] :
[40] Moreover, the Bank does not have a sufficient interest to intervene in the appeal on the merits. Where the proposed intervention is not based on considerations of public interest, this Court has been resolute in denying interventions by third parties given the inherent character of criminal appeals as disputes between the individual and the state. [renvoi omis] Unlike Caron [renvoi omis] where intervention was allowed, the Bank does not propose to argue a point of public interest relevant to the inherent character of the dispute, but rather seeks to assert and protect its private interest, as innocent third party, in the property subject to the forfeiture order. This case is unlike those – relatively few and far between – where the imperative of the public interest invites an intervention on the substance of an appeal. [renvoi omis][14]
[Soulignement ajouté]
[16] Bref, il ressort de cette jurisprudence qu’en matière criminelle, si l’intervention est possible, ce n’est que de manière limitée, sur le mode de l’intervention amicale[15] que reconnaissent par ailleurs les art. 185 al. 1 in fine et 187 C.p.c. (qui ont succédé à l’art. 211 du précédent Code de procédure civile), auquel l’art. 81 des règles de la Cour permet de recourir, avec une réserve déterminante : cette intervention ne peut pas enfreindre l’équité du procès ou de l’appel, l’accusé ne pouvant faire face à deux poursuivants. Elle doit par ailleurs viser des questions de droit qui 1° outrepassent l’intérêt personnel de la partie qui souhaite intervenir et 2° relèvent du droit constitutionnel, incluant les libertés publiques, ou soulèvent une question de droit générale et importante ainsi que d’intérêt public. Enfin, inutile de le dire, elle relève du pouvoir discrétionnaire de la Cour et ne sera accordée qu’avec parcimonie vu le cadre particulier des procédures criminelles.
[17] Qu’en est-il en l’espèce de l’intervention que souhaite la requérante?
[18] À la lecture même de la requête, on constate que l’intervention que projette la requérante n’a rien de l’intervention amicale, mais s’apparente plutôt à une intervention agressive au sens de l’art.
185. L’intervention volontaire est dite agressive lorsque le tiers demande que lui soit reconnu, contre les parties ou l’une d’elles, un droit sur lequel la contestation est engagée; elle est dite conservatoire lorsque le tiers veut se substituer à l’une des parties pour la représenter ou qu’il entend se joindre à elle pour l’assister ou pour appuyer ses prétentions. L’intervention est dite amicale lorsque le tiers ne demande qu’à participer au débat lors de l’instruction. | 185. Voluntary intervention is termed aggressive when the third person seeks to be acknowledged as having, against the parties or one of them, a right which is in dispute. It is termed conservatory when the third person wishes to be substituted for one of the parties in order to represent it, or to be joined with one of the parties in order to assist it or support its claims. A third person is said to intervene as a friend of the court when seeking only to participate in argument during the trial. |
Le tiers qui intervient à titre conservatoire ou agressif devient partie à l’instance. | A third person who intervenes for aggressive or conservatory purposes becomes a party to the proceeding. |
[19] Comme l’explique son avocat lors de l’audience, la requérante redoute en effet que l’intimé ne représente pas adéquatement ses intérêts lors de l’interrogatoire de M. A. Elle en veut pour preuve le fait que lorsque celui-ci a été contre-interrogé dans le cadre de son propre dossier d’appel, le procureur aux poursuites criminelles et pénale n’a posé aucune question relative à elle ou aux allégations faites contre elle par l’individu. Elle craint qu’il en aille de même dans le présent dossier. Or, elle estime avoir ici un intérêt et un droit personnel à défendre, les allégations en question touchant son honneur et sa réputation professionnelle, un intérêt qui pourrait, manifestement, n’être pas défendu adéquatement par l’intimé.
[20] D’une certaine manière, elle requiert donc que lui soit reconnu contre les parties ou l’une d’elles – en l’occurrence les appelants Denis et Lefebvre – un droit sur lequel la contestation est directement engagée – à savoir la recevabilité et la force probante de la preuve testimoniale nouvelle issue de l’interrogatoire de M. A, éléments importants dans le débat relatif à la culpabilité ou à la non‑culpabilité des appelants et tout aussi importants dans le débat relatif à l’arrêt des procédures.
[21] En tout respect, une intervention de ce type n’est pas possible dans une affaire de droit criminel : il ne s’agit aucunement ici de faire valoir une question constitutionnelle, de libertés publiques ou d’intérêt public, mais bien de défendre un intérêt et un point de vue strictement personnels, interférant ainsi avec les moyens d’appel des appelants et risquant de contredire l’intimé (poursuivant) ou d’affecter directement la stratégie de celui‑ci à l’égard de la preuve nouvelle (et plus précisément de l’interrogatoire de M. A). Cela ne saurait être permis.
[22] Que l’intimé soit d’accord avec une telle intervention (comme il l’est en l’espèce) ou qu’il ne le soit pas n’est par ailleurs pas pertinent. Cela dit, on ne peut s’empêcher de noter que, vu la position qu’entend adopter l’intimé dans le présent dossier, l’intervention souhaitée par la requérante ne serait de toute façon d’aucune utilité. En effet, l’intimé, tant dans sa réponse écrite à la requête que lors de l’audition de celle-ci, a clairement exprimé son intention de contre-interroger M. A sur les reproches qu’il adresse à la requérante[16]. Pour des raisons qu’il n’a pas révélées (et qu’il n’avait d’ailleurs pas à divulguer), ce n’est pas ce qu’il a fait lors de l’interrogatoire subi par M. A dans le cadre du dossier d’appel de celui-ci, mais il entend procéder autrement dans les dossiers d’appel de MM. Denis et Lefebvre et s’attaquer de front au sujet, puisqu’il conteste les reproches que l’on fait au ministère public et l’allégation d’une conduite répréhensible de la part des représentants de l’État. De plus (et quoique cela n’ait pas été évoqué lors de l’audience), l’intimé, outre le contre‑interrogatoire de M. A, pourrait également envisager une contre-preuve, comme, par exemple, une déclaration sous serment de la requérante ou même un interrogatoire de celle-ci (ce serait évidemment l’exposer à un contre-interrogatoire, mais ce n’est pas à la Cour de déterminer l’opportunité stratégique d’une telle façon de faire), le tout sous réserve, bien sûr, des règles applicables en matière de preuve nouvelle[17]. Au final, il ne saurait donc être question de reconnaître à la requérante le droit d’intervenir de manière à s’assurer que « justice soit rendue »[18] à cet égard.
[23] Par ailleurs, même si l’on se rabattait sur l’intervention conservatoire (autre cas de figure prévu par l’art.
[24] Mais, surtout, qu’elle tente d’agir de manière agressive ou conservatoire, il est inconcevable qu’une tierce personne (même lorsqu’il s’agit d’une avocate du DPCP dont le comportement est en cause) s’immisce comme partie dans un dossier criminel, même aux seules fins du débat sur la preuve nouvelle. Il n’est pas besoin de rappeler que les affaires criminelles résultent de l’exercice du pouvoir de l’État contre un individu et qu’il est impensable, dans ce contexte, que l’individu en question ait, en quelque sorte, deux poursuivants : c’est que reconnaît sans équivoque la jurisprudence rappelée plus haut.
[25] Lors de l’audience, l’avocate de l’intimé (qui appuie la demande d’intervention, rappelons-le) a soulevé la comparaison entre la présente demande et la manière dont sont traitées les allégations d’assistance inadéquate de l’avocat de l’accusé (art.
[22] Il n’y aura cependant pas lieu de permettre au mis en cause de contre‑interroger les signataires des déclarations sous serment que produira l’appelant. Comme le rappelle en effet l’arrêt Delisle c. R. [renvoi omis], sous la plume du juge Proulx, il est certes nécessaire que l’avocat dont on allègue l’assistance inadéquate « ait l’opportunité de s’expliquer » [renvoi omis] devant la Cour. Le juge Proulx en énonce d’ailleurs clairement les raisons [renvoi omis]. Cependant, le processus qui permet à l’avocat ou l’avocate de faire connaître son point de vue, processus aujourd’hui régi par l’art. 61 R.C.a.Q.m.c., n’accorde pas « pour autant un droit formel d’intervention à l’avocat, qui ne peut donc plaider sa cause et citer des témoins à sa décharge dans le cadre de la procédure d’appel » [renvoi omis]. Qui plus est, l’avocat ou l’avocate dont l’assistance inadéquate est soulevée ne peut pas non plus être autorisé à faire double emploi avec le ministère public. Comme le rappelle la Cour dans l’arrêt Zamiara c. R. [renvoi omis], on ne peut « imposer un second poursuivant à l’appelant, ce qui n’est pas opportun, aucune question d’intérêt public n’étant ici en cause » [renvoi omis]. Or, en l’espèce, ce serait le cas si on permettait au mis en cause, à l’instar de l’intimé, de contre-interroger les signataires des déclarations sous serment que l’appelant déposera.
[26] Il s’agissait dans ces affaires d’avocats dont l’assistance inadéquate était alléguée, mais le principe vaut a fortiori dans une affaire comme celle-ci, alors que c’est une avocate du DPCP (et qui est toujours à l’emploi du DPCP) qui veut contredire les allégations des appelants et contester la preuve nouvelle qu’ils souhaitent produire, indépendamment par ailleurs de ce qu’entend faire l’intimé lui‑même (par le truchement de son représentant ou de sa représentante).
[27] Ajoutons que la reconnaissance du droit d’intervention que sollicite la requérante créerait un précédent dangereux : si, chaque fois qu’un arrêt des procédures est demandé pour cause du comportement répréhensible de l’État, les avocats et avocates (ou les policiers) à qui l’on reproche cette conduite blâmable pouvaient intervenir afin de contester personnellement ces allégations, voilà qui mettrait à mal la marche ordinaire des procès et des appels en droit criminel. À vrai dire, cela s’avère inconciliable avec les grands principes régissant les poursuites et les appels en matière criminelle et compromettrait gravement les droits de l’accusé (en première instance ou en appel), portant ainsi atteinte à l’intégrité du système de justice criminelle[22].
[28] Il faut enfin distinguer la présente situation de celle de l’arrêt Directeur des poursuites criminelles et pénales c. Gauvin[23], sur lequel s’appuie la requérante. Dans cet arrêt, la Cour a autorisé un avocat du DPCP, dont on alléguait l’inconduite, à interjeter un appel incident du jugement de la Cour supérieure ayant reconnu cette prétention. Mais voici le contexte de l’affaire, que décrivent bien les premiers paragraphes de ce jugement :
[1] Après avoir essuyé un refus de l’intimé [DPCP] d’autoriser des accusations criminelles à la suite d'une plainte de sa part, le requérant a déposé une plainte privée auprès d’un juge de paix. Une préenquête s’en est suivie où le mis‑en‑cause [procureur aux poursuites criminelles et pénales] a agi pour l’intimé. Au terme de la préenquête, le juge a autorisé la poursuite privée sur deux chefs d’accusation découlant des dénonciations, et en conséquence, des sommations ont été décernées.
[2] Quelques mois plus tard et avant la tenue du procès au fond, le mis‑en‑cause a pris en charge les poursuites et déposé, au nom de l’intimé, des ordonnances d’arrêt des procédures dans les deux dossiers.
[3] Le requérant demande le contrôle judiciaire de ces décisions, par l’émission d’un bref de certiorari cassant les ordonnances d’arrêt des procédures, au motif que le comportement du mis-en-cause dans cette affaire constituerait un abus de procédure.[24]
[29] Voici par ailleurs le dispositif du jugement :
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[109] ACCUEILLE la requête en certiorari;
[110] CONCLUT que le comportement du mis-en-cause dans son ensemble dans cette affaire constitue une inconduite flagrante discréditant le régime législatif régissant les plaintes privées;
[111] DÉCLARE que l’intimé, par l’intermédiaire du mis-en-cause, a commis un abus de procédure culminant par le dépôt des ordonnances d’arrêt des procédures;
[112] CASSE l’ordonnance d’arrêt des procédures dans les dossiers 505‑01‑163385-194 et 505-01-163386-192;
[113] ORDONNE que les dossiers 505-01-163385-194 et 505-01-163386-192 soient portés au rôle de la Cour du Québec, chambre criminelle, pour leur continuation avec un procureur aux poursuites criminelles et pénales autre que le mis-en-cause;
SANS FRAIS.
[30] Insatisfait de ce jugement de la Cour supérieure, le DPCP en a interjeté appel. De son côté, l’avocat visé a demandé la permission d’interjeter, personnellement, un appel incident, ce que notre Cour a autorisé.
[31] L’affaire, comme on le voit, est tout à fait singulière et elle est sans rapport avec l’espèce. D’une part, elle se présente dans le contexte d’un certiorari visant à remédier à la décision prise par un avocat du DPCP, formellement mis en cause par le requérant, d’arrêter les procédures malgré qu’un juge ait autorisé la plainte privée. D’autre part, elle survient avant le dépôt d’une accusation formelle et ne concerne pas – du moins pas encore – le procès criminel de l’accusé éventuel (qui n’était du reste pas partie à la procédure de certiorari). Rien de tel dans le dossier des appelants Denis et Lefebvre.
[32] Par ailleurs, autre différence avec l’arrêt Gauvin (et à supposer que ce soit là un facteur pertinent, ce dont on peut fortement douter dans le contexte des présents appels), aucun jugement n’a été rendu ici, du moins à ce jour, accordant l’arrêt des procédures pour cause d’inconduite ou d’abus et il n’existe aucun constat judiciaire d’un tel comportement[25]. C’est même le contraire, d’où, d’ailleurs, le pourvoi des appelants Denis et Lefebvre. Le DPCP, pour l’intimé, saura se défendre contre leurs prétentions. Qu’il le fasse bien ou mal – selon l’opinion de la requérante – ne saurait conférer quelque droit d’intervention à celle-ci.
[33] De toute façon, même si le DPCP décidait de prendre une autre position (par ex. : admettre l’inconduite reprochée ou ne pas la contester), la requérante ne pourrait pas prétendre interférer avec cette décision et poursuivre elle‑même, en son nom personnel, le débat avec les appelants : ce serait usurper la fonction du DPCP, ce qui ne saurait être autorisé.
[34] Notons enfin que la requête en intervention réclame également que l’on « réserve » le droit de la requérante d’intervenir si les appelants présentaient une nouvelle requête pour preuve nouvelle après avoir interrogé M. A. On suppose que, de cette façon, la requérante entend étendre le champ de son intervention au cas où, comme le prévoit le jugement prononcé par la Cour le 15 juin 2023 (voir supra, paragr. [5]), les appelants demandaient à nouveau à l’interroger et, peut-être, en obtiendraient l’autorisation. Il n’y a aucune raison de faire droit à cette demande, et ce, pour les raisons déjà exposées.
[35] Bref, vu la nature de l’intervention souhaitée et vu les principes applicables en la matière, il ne convient pas d’accueillir la requête.
POUR CES MOTIFS, LA COUR :
[36] REJETTE la requête en intervention.
| |
|
|
| MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
| |
|
|
| GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A. |
| |
|
|
| PETER KALICHMAN, J.C.A. |
| |
| |
Me Eric Sutton | |
SUTTON AVOCATS | |
Pour Geneviève Gravel | |
| |
Me Julie Giroux | |
LABELLE, CÔTÉ, TABAH ET ASSOCIÉS | |
Pour : Me Christian Gauthier | |
CHRISTIAN GAUTHIER – AVOCAT | |
Pour Yves Denis | |
| |
Me Julie Giroux | |
LABELLE, CÔTÉ, TABAH ET ASSOCIÉS | |
Pour Denis Lefebvre | |
|
Me Magalie Cimon | |
Me Marie-Christine Godbout | |
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | |
Pour Sa Majesté le Roi | |
| |
Date d’audience : | 4 décembre 2023 |
[1] Denis c. R.,
[2] Denis c. R.,
[3] Subséquemment, il invoquera aussi l’assistance inadéquate de l’avocat qui l’a représenté en première instance.
[4] Notamment en matière de confiscation de biens, selon divers cas de figure (art. 83.14 paragr. (7) et (8), 117, 164.2 paragr. (2), 164.3, 462.42 et 490.5 C.cr.), ou en matière d’intervention du procureur général ou procureur général du Canada ou du directeur des poursuites pénales (art.
[5] R. c. Montour,
[6] Nadeau-Dubois c. Morasse,
[7]
[8] Dans le même sens, par analogie, voir : Nadeau-Dubois c. Morasse, préc., note 6, paragr. 8, point 2 (j. unique).
[9]
[10] Munyaneza c. R.,
[11]
[12] Id., p. 2335 et 2337.
[13]
[14] Dans le même sens, voir aussi : O'Brien c. R.,
[15] On peut voir un exemple récent de ce type d’intervention dans l’arrêt Abel c. R.,
[16] Voir la Réponse de l’intimé-poursuivant à la requête en intervention, paragr. 3, sous-paragr. 1) : « L’intimé-poursuivant entend procéder au contre-interrogatoire de M. A dans l’objectif de démontrer que ses allégations à l’endroit de Me Gravel sont non fondées ».
[17] Sur la contre-preuve du ministère public, voir : Bouchard c. R.,
[18] Requête en intervention, paragr. 21.
[19]
[20]
[21]
[22] Pour paraphraser les propos de la j. Abella, exprimant l’opinion majoritaire dans Ontario (Procureur général) c. Clark,
[23]
[24] Gauvin c. Directeur des poursuites criminelles et pénales,
[25] L’intimé lui-même note cette différence dans sa Réponse de l’intimé-poursuivant à la requête en intervention, paragr. 3, sous-paragr. 4) : « Contrairement au dossier Gauvin [renvoi omis], il n’y a aucune conclusion d’un Tribunal à l’effet qu’il y a eu une inconduite de la part de Me Gravel. Dans le dossier de M. Denis et de M. Lefebvre, il y a simplement un allégué d’une requête présentée devant la Cour d’appel dans un dossier pendant, venant d’un témoin repenti. Selon le ministère public, suivant une analyse de la preuve et des procédures dans le dossier de M. Denis et de M. A [sic], ses allégations n’ont aucune valeur probante ».
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.