Mentor c. R. | 2022 QCCA 1270 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | 500-10-007197-195, 500-10-007316-209 | ||||
(500-01-150459-177) | |||||
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DATE : | 20 septembre 2022 | ||||
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N°: 500-10-007197-195 | |||||
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RÉGINALD MENTOR | |||||
APPELANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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N°: 500-10-007316-209 | |||||
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RÉGINALD MENTOR | |||||
REQUÉRANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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MISE EN GARDE : Une ordonnance de non-publication en vertu de l’article 486.4(1) C.cr. a été rendue en première instance, interdisant de publier ou de diffuser de quelque façon que ce soit tout renseignement qui permettrait d’établir l’identité de la victime.
[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 31 mai 2019 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Montréal (l’honorable Mylène Grégoire), qui le reconnaît coupable d’avoir agressé sexuellement C.M. (la « plaignante »), commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’alinéa 271a) C.cr.[1].
[2] L’appelant requiert également de notre Cour l’autorisation de se pourvoir contre le jugement sur la peine rendu par la même juge le 24 février 2020[2], qui le condamne à une peine d’emprisonnement de 30 mois en sus de l’assujettir à différentes ordonnances, dont celle de s’enregistrer au Registre des délinquants sexuels et de se conformer à la Loi sur l’enregistrement sur les délinquants sexuels[3] pour une durée de 20 ans[4].
[3] Les moyens d’appel soulevés à l’encontre du verdict de culpabilité concernent l’omission de tenir compte de son témoignage quant à la preuve de l’absence de consentement subjectif, l’affirmation de la juge voulant que le consentement subjectif doive être extériorisé et le caractère déraisonnable du verdict.
[4] Quant aux moyens d’appel visant la peine, la juge de première instance aurait commis une erreur de principe en reconnaissant à titre de circonstance aggravante l’abus de la confiance de la plaignante, alors que la relation entre celle-ci et l’appelant était de nature amicale. L’appelant plaide également que la peine est manifestement non indiquée.
[5] Pour les motifs du juge Rancourt, auxquels souscrivent les juges Levesque et Sansfaçon, LA COUR :
[6] REJETTE l’appel portant sur la déclaration de culpabilité;
[7] ACCUEILLE la requête pour autorisation d’appel de la peine;
[8] REJETTE l’appel sur la peine;
[9] ORDONNE à l’appelant de se livrer aux autorités carcérales dans les 72 heures du prononcé de cet arrêt.
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| JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A. | |
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| JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A. | |
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| STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A. | |
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Me Isabel J. Schurman Me Philippe Morneau | ||
schurman grenier morneau | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Richard Audet | ||
directeur des poursuites criminelles et pénales | ||
Pour l’intimé | ||
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Date d’audience : | 9 novembre 2021 | |
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MOTIFS DU JUGE RANCOURT |
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[10] Entre 2010 et 2011, l’appelant rencontre la plaignante par le truchement d’une collègue de travail qui se trouve être la sœur de celle-ci. L’appelant et la plaignante se lient d’amitié. Ils pratiquent plusieurs activités sportives ensemble et se fréquentent régulièrement dans des soirées.
[11] La plaignante n’a jamais éprouvé d’intérêt amoureux, émotif ou sexuel à l’égard de l’appelant. Dans les faits, l’appelant témoigne que la plaignante a toujours repoussé ses avances et qu’elle n’avait aucun intérêt de cette nature envers lui. Il confirme également avoir déjà manifesté son désir d’avoir un rapport sexuel avec elle et reconnaît sans hésiter que ce désir n’était pas réciproque et que la plaignante a toujours été catégorique à ce sujet.
[12] En janvier 2016, la plaignante, qui vit des moments difficiles sur le plan personnel, organise une soirée pour souligner, à la fois, son départ imminent vers la Thaïlande pour une retraite de yoga et son anniversaire prochain. L’appelant, qui n’a pas été en contact avec la plaignante depuis quelques semaines, reçoit une invitation à la soirée au moyen de la plateforme Facebook.
[13] La rencontre se déroule en soirée le 23 janvier 2016, à l’appartement de la sœur de la plaignante, M… M…. Après avoir partagé un repas en famille, les convives arrivent autour de 19 h, dont l’appelant qui est un des premiers à s’amener. La soirée rassemble entre 15 et 20 personnes.
[14] L’ambiance est festive, la musique accompagne les discussions et tout le monde consomme de l’alcool. La plaignante témoigne avoir consommé du vin toute la soirée. Sachant toutefois qu’elle dormira chez sa sœur, elle ne surveille pas la quantité exacte d’alcool consommé. Pour sa part, l’appelant, qui a apporté une bouteille de vin, affirme également avoir consommé de l’alcool.
[15] Dans son témoignage, la plaignante précise qu’on lui avait prescrit une médication pour combattre l’anxiété en raison notamment de difficultés rencontrées dans son milieu de travail. Cette médication, prise depuis le mois de novembre 2015, l’aidait à dormir plus rapidement. Elle n’avait jamais pris de médicament avant cette date et confirme avec certitude l’avoir pris le soir du 23 janvier 2016.
[16] Vers 1 h du matin, en proie à une grande fatigue, la plaignante n’avertit personne et décide d’aller dormir seule sur le canapé du salon. Elle retire ses lunettes, demeure tout habillée, se drape d’une couverture, se recroqueville face au dossier du canapé et s’endort.
[17] L’appelant, qui ressent aussi de la fatigue, se rend dans la chambre de M…, la sœur de la plaignante, puisqu’il a pris l’habitude de dormir dans son lit. Toutefois, elle y est déjà couchée avec son amie N…. Il tente de prendre place au milieu de celui-ci, mais voyant qu’il n’est pas confortable, il quitte la chambre pour se diriger vers le salon.
[18] L’appelant aperçoit alors la plaignante couchée face au dossier du canapé. Elle ne bouge pas, n’ouvre pas les yeux, ne lui adresse pas la parole. Il affirme qu’à ce moment, l’on pourrait penser qu’elle dort. Sur le canapé en forme de « U », l'appelant s’allonge de façon perpendiculaire à la plaignante[5]. Trente minutes s’écoulent.
[19] Les derniers invités quittent l’appartement et, comme l’appelant ne parvient pas à s’endormir, il décide « d’aller coller C..., de dormir en cuiller » avec elle. Quinze à trente minutes passent, la plaignante ne bouge pas et ne parle pas. L’appelant reconnaît qu’on pourrait présumer que la plaignante dort.
[20] L’appelant décide ensuite de « caresser » la plaignante en touchant ses bras, le côté de sa cuisse, son ventre et, après l’avoir entendue « gémir de plaisir », il se permet d’enfouir sa main à l’intérieur de son chandail. Il affirme que la plaignante ne parlait pas, ne le touchait pas et qu’elle n’avait aucune réaction physique; elle ne lui rendait aucune de ses caresses. Les « gémissements de plaisir » auxquels réfère l’appelant sont définis par lui comme étant « une respiration assez intense », « accélérée » et « profonde » de la plaignante[6].
[21] Puis, il continue. À un moment, elle aurait dit : « Bien, t’sais, je ne sais pas si on devrait faire ça étant donné qu’on est des amis »[7]. Un peu plus loin dans son témoignage, l’appelant souligne que la plaignante lui aurait dit:« Je ne pense pas qu’on devrait faire ça étant donné qu’on est des amis »[8]. L’appelant ne se souvient pas d’avoir répondu, mais immédiatement après, il témoigne qu’il s’est « permis de descendre ses pantalons et puis je l’ai pénétrée »[9]. Alors qu’il descend les pantalons et la petite culotte de la plaignante jusqu’à ses genoux, celle-ci ne réagit pas. L’appelant soutient qu’au moment de la pénétration vaginale, il demande à la plaignante si elle veut se retourner face à lui, puisqu’il n’est pas confortable et si elle veut l’embrasser. Elle aurait répondu « non » aux deux demandes[10]. Au procès, il se montre surpris de cette absence de réaction et étonné de constater qu’il est en train d’avoir un rapport sexuel avec la plaignante. L’appelant éjacule dans le vagin de la plaignante. Il se sent mal parce que, souligne-t-il : « je bandais mou »[11].
[22] La plaignante dit alors se réveiller, car elle a froid aux pieds. Elle se rend compte qu’elle n’a plus de bas, de pantalon et de culotte. Elle est dans la même position, dénudée, et l’appelant est derrière elle.
[23] La plaignante se lève prestement et prononce les paroles suivantes « Ah, je suis dans mon ovulation »[12]. Elle croit qu’il s’agit de pertes vaginales liées à ses menstruations, ce qui n’est pas le cas. Elle se rhabille complètement et se rend à la salle de bain pour uriner.
[24] La plaignante n’a aucun souvenir d’avoir échappé des gémissements de plaisir. Elle ne se souvient pas davantage avoir prononcé les paroles imputées par l’appelant : « Lui, il m’a mentionné que j’avais dit des choses, mais je ne pourrais pas vous dire si je les ai vraiment dites ou non »[13], affirme-t-elle.
[25] La plaignante retourne au salon, un peu endormie, sans vraiment réaliser ce qui est arrivé. Elle ne voit pas l’appelant, s’étend sur le canapé, toujours face au dossier, et se rendort.
[26] L’appelant mentionne qu’il n’a jamais quitté le salon et qu’il est demeuré couché jusqu’à ce que la plaignante revienne. Quinze à trente minutes passent, l’appelant, toujours incapable de s’endormir, retourne se placer en cuillère derrière la plaignante. La plaignante ne bouge pas et aucune parole n’est échangée.
[27] Il caresse une fois de plus son corps, réentend des « gémissements de plaisir », ce qui lui fait dire au procès : « pour moi c’était…un go », « et j’ai redescendu ses pantalons, puis… et je l’ai repénétrée »[14].
[28] Selon l’appelant, après avoir éjaculé, la plaignante « s’est levée, elle est retournée à la salle de bain puis elle est revenue se coucher dans la même position qu’elle est partie »[15].
[29] La plaignante affirme s’être réveillée alors que l’appelant est à la pénétrer. Ses pantalons et sa culotte sont descendus à la hauteur de ses genoux. Elle ne sait pas si elle dormait ou somnolait; tout ce dont elle se souvient ensuite est « d’avoir levé mes culottes, mes pantalons »[16].
[30] L’appelant est le seul à décrire l’occurrence d’un troisième rapport sexuel avec la plaignante qui n’en a aucun souvenir.
[31] Il témoigne qu’il parvient à s’endormir après la deuxième activité sexuelle. À son réveil, il caresse la plaignante qui « gémit de plaisir » et, une fois de plus, descend ses pantalons et sa culotte et la pénètre. Il prétend que la plaignante lui demande alors d’arrêter sur un ton neutre et clair; il s’exécute.
[32] Il remonte ses pantalons, demeure dans la même position et essaie de se rendormir. Alors qu’il dort légèrement, la plaignante lui demande d’aller se coucher de l’autre côté du canapé; il s’y dirige.
[33] Environ 30 minutes plus tard, l’appelant est incapable de s’endormir. Il récupère ses effets personnels, chuchote à la plaignante qu’il quitte l'appartement et lui donne un bec sur la tempe. Elle ne lui répond pas, ses yeux sont fermés; on pourrait présumer qu’elle dort, confirme-t-il. Il est environ 7 h.
[34] La plaignante réveille sa sœur et son amie N… en matinée. Elle leur raconte ce qu’il est arrivé pendant la nuit.
[35] La plaignante, profondément troublée, envoie des messages textes à l’appelant pour le confronter quant aux gestes posés.
[36] Elle craint énormément de tomber enceinte. Vers 10 h 30, elle se dirige vers la pharmacie pour recevoir la « pilule du lendemain »[17]. À la fin de la journée, elle se rend dans un centre hospitalier pour recourir à la trousse médico-légale. Elle subit les examens et prélèvements y afférents.
[37] Elle quitte pour la Thaïlande deux jours plus tard et porte plainte aux autorités policières à son retour en mai 2016.
[38] L’appelant admet avoir eu des rapports sexuels avec la plaignante, mais considère que ceux-ci étaient de nature consensuelle.
[39] La juge met l’affaire en contexte pour ensuite identifier les questions en litige :
[6] La première question consiste à déterminer si la preuve démontre hors de tout doute raisonnable que la plaignante n'a pas consenti aux activités sexuelles.
[7] Si le Tribunal conclut à cette absence de consentement, entretient-il un doute raisonnable que l'accusé croyait sincèrement mais erronément au consentement de la plaignante?[18]
[40] Elle narre avec minutie le récit des faits décrits par les trois témoins entendus au procès[19].
[41] Après avoir exposé la position respective des parties[20], elle énonce les principes applicables à l’actus reus du crime d’agression sexuelle, plus particulièrement en ce qui a trait à l’aspect relatif à l’absence de consentement[21]. Elle se livre au même exercice au sujet de la mens rea et du moyen de défense de la croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué[22].
[42] Puis, procédant à leur application aux faits de l’espèce, elle décide au regard de l’actus reus de croire la version offerte par la plaignante et de conclure à l’existence d’une preuve hors de tout doute raisonnable de l’absence de consentement subjectif aux rapports sexuels[23].
[43] Quant à l’aspect de la mens rea, la juge est d’avis que l’appelant a omis de prendre les mesures raisonnables pour s’assurer du consentement libre, éclairé et de tout instant de la plaignante. Dans les faits, écrit-elle, l’appelant n’en a pris aucune[24]. Elle repousse donc la défense d’une croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué en soulignant que l’intimé s’est déchargé de son fardeau d’établir l’intention criminelle de l’appelant hors de tout doute raisonnable sur chacun des éléments essentiels du crime d’agression sexuelle[25].
[44] La juge reprend pour l’essentiel la trame factuelle à la source de la déclaration de culpabilité de l’appelant. Après avoir relaté la preuve administrée et les arguments des parties, elle indique que la fourchette des peines applicable pour le crime d’agression sexuelle demeure celle établie dans le jugement rendu par la Cour du Québec dans l’affaire Cloutier c. R.[26].
[45] Elle dresse ensuite un portrait des circonstances atténuantes[27] et aggravantes[28]. Sous la rubrique des circonstances aggravantes, elle retient notamment que le crime commis par l’appelant constitue un abus de la confiance de la plaignante[29] et qu’il a profité de son état de vulnérabilité pour l’agresser sexuellement à trois reprises sans aucune protection[30].
[46] Il s’agit d’un crime opportuniste commis par aveuglement volontaire. Et, de poursuivre la juge, l’appelant « a profité de l’état d’intoxication avancé de son amie pour satisfaire un désir récurrent envers elle et assouvir ses besoins sexuels »[31]. De surcroît, les agressions se perpètrent alors que la plaignante lui avait catégoriquement manifesté n’avoir aucune attirance sexuelle à son endroit et que leur relation était strictement amicale[32]. Elle relève en outre « le fait que l’accusé soit plus concerné par ses propres conséquences que celles de la victime »[33].
[47] La juge applique la fourchette de peines propre à une « infraction sexuelle grave comportant un abus de confiance ou d’autorité, mais en l’absence d’antécédents judiciaires et de violence extrinsèque à l’infraction »[34], soit entre 2 ans moins un jour et 6 ans.
[48] Ainsi donc, elle inflige à l’appelant une peine de réclusion de 30 mois assortie de plusieurs ordonnances, dont celle de s’enregistrer au Registre national des délinquants sexuels et de se conformer à la Loi sur l’enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels[35] pendant une période de 20 ans.
[49] Les parties conviennent que le litige commande la réponse aux questions suivantes :
[50] Avant d’examiner au fond les erreurs invoquées par l’appelant, il convient de rappeler quelques principes juridiques afférents à l’actus reus et à la mens rea de l’agression sexuelle.
[51] L’actus reus de l’agression sexuelle est établi par la preuve cumulative de trois éléments, à savoir : « i) les attouchements; ii) d’une nature objectivement sexuelle; iii) auxquels la plaignante n’a pas consenti »[36].
[52] Puisque les deux premiers éléments ne sont pas remis en cause en l’espèce, je propose de mettre l’accent sur l’élément relatif à l’absence de consentement.
[53] Le législateur définit le consentement au paragraphe 273.1(1) C.cr. de la façon suivante :
273.1 (1) Sous réserve du paragraphe (2) et du paragraphe 265(3), le consentement consiste, pour l’application des articles 271, 272 et 273, en l’accord volontaire du plaignant à l’activité sexuelle. | 273.1 (1) Subject to subsection (2) and subsection 265(3), consent means, for the purposes of sections 271, 272 and 273, the voluntary agreement of the complainant to engage in the sexual activity in question. |
[54] Dans l’arrêt de la Cour suprême R. c. Barton, le juge Moldaver écrit à propos de la notion de consentement pour les besoins de l’actus reus :
[89] La notion de « consentement » diffère selon l’étape de l’analyse. Pour les besoins de l’actus reus, la notion de « consentement » signifie que « dans son esprit, la plaignante souhaitait que les attouchements sexuels aient lieu » (Ewanchuk, par. 48). Donc, à ce stade, l’accent est mis sans détour sur l’état d’esprit de la plaignante, alors que la perception que l’accusé avait de cet état d’esprit n’entre pas en jeu. Par conséquent, si la plaignante témoigne qu’elle n’a pas consenti et que le juge des faits accepte son témoignage, il n’y a tout simplement pas eu consentement (voir Ewanchuk, par. 31). À cette étape, l’analyse de l’actus reus est terminée. Pour que l’actus reus soit établi, point n’est besoin que la plaignante ait manifesté l’absence de consentement ou la révocation de son consentement (voir J.A., par. 37).[37]
[55] L’absence de consentement est ainsi déterminée par rapport à l’état d’esprit de la plaignante dans son for intérieur[38]. Dit autrement, dans son for intérieur, la plaignante a-t-elle donné son accord volontaire à l’activité sexuelle? A-t-elle souhaité que les attouchements sexuels aient lieu? Il s’agit d’une question purement subjective liée à l’état d’esprit de la plaignante uniquement et non à la perception qu’a pu en avoir le délinquant[39].
[56] Mais, comme le précise la juge Karakatsanis dans l’arrêt R. c. G.F., avant de donner son accord volontaire à l’activité sexuelle, la plaignante doit avoir la capacité de former un tel accord. Si elle est incapable de consentir, elle ne peut par conséquent avoir donné son accord volontaire à l’activité sexuelle[40]. Cette capacité de consentir est donc une condition préalable au consentement subjectif de la plaignante :
[53] Bref, pour conclure à l’existence d’un consentement subjectif, il faut que la plaignante ait été capable de consentir et qu’elle ait donné son accord à l’activité sexuelle. Une conclusion selon laquelle la plaignante était incapable de consentir ou n’a pas donné son accord à l’activité sexuelle établira l’absence de consentement subjectif. Il n’est pas nécessaire que ces deux aspects du consentement subjectif soient examinés dans un ordre strict.[41]
[57] La juge Karakatsanis relève quatre exigences pour établir que la plaignante est capable de donner un consentement subjectif à l’activité sexuelle. Elle doit être capable de comprendre quatre choses, soit : « 1. l’acte physique; 2. le fait que l’acte est de nature sexuelle; 3. l’identité précise de son ou ses partenaires; et 4. le fait qu’elle peut refuser de participer à l’activité sexuelle »[42]. Lorsque la poursuivante établit l’absence de l’une de ces exigences, la plaignante est incapable de consentir et l’absence de consentement est établie à l’étape de l’actus reus[43].
[58] Quant à la mens rea de l’infraction d’agression sexuelle, la Cour suprême du Canada écrit dans R. c. Ewanchuck qu’elle comporte « l’intention de se livrer à des attouchements sur une personne et la connaissance de son absence de consentement ou l’insouciance ou l’aveuglement volontaire à cet égard »[44].
[59] Le délinquant peut défier la preuve de la mens rea en alléguant qu’il avait une croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué. Dans l’arrêt Barton, le juge Moldaver écrit ce qui suit au sujet du consentement pour les besoins de la mens rea lorsque le délinquant invoque le moyen de défense de la croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué :
[90] Pour les besoins de la mens rea, particulièrement pour l’application de la défense de la croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué, la notion de « consentement » signifie « que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé » (Ewanchuk, par. 49). Par conséquent, l’analyse porte à cette étape sur l’état d’esprit de l’accusé; la question est alors de savoir si l’accusé croyait sincèrement « que le plaignant avait vraiment dit “oui” par ses paroles, par ses actes, ou les deux » (ibid., par. 47).[45]
[61] Ce moyen de défense fondé sur la croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué à l’activité sexuelle, comporte des exclusions qui sont précisées à l’article 273.2 C.cr.
[62] Ainsi, il ne peut être invoqué par le délinquant si cette croyance provient de son insouciance ou de son aveuglement volontaire. Il ne pourra davantage être soulevé si le délinquant a fait défaut de prendre les mesures raisonnables, dans les circonstances dont il avait connaissance, pour s’assurer du consentement.
[63] Dans l’arrêt Barton, le juge Moldaver précise que le dénominateur commun aux descriptions de l’obligation relative aux mesures raisonnables est qu’elle « rejette l’idée périmée selon laquelle les femmes sont réputées consentir à moins qu’elles disent “non” »[46]. Il écrit également que : « l’accusé ne saurait prétendre que le fait de se fier au silence, à la passivité ou au comportement ambigu de la plaignante est une mesure raisonnable pour s’assurer du consentement, car le fait de croire que l’un ou l’autre de ces facteurs emporte consentement constitue une erreur de droit (voir Ewanchuk, par. 51, citant M. (M.L.)) »[47].
[64] Le premier moyen de l’appelant concerne la preuve de l’actus reus du crime d’agression sexuelle à l’étape de l’absence de consentement.
[65] Il reproche à la juge d’avoir fait abstraction de son témoignage et de l’incidence qu’il aurait pu avoir sur l’existence du consentement subjectif de la plaignante à l’activité sexuelle. Ainsi, afin de déterminer si la preuve démontrait hors de tout doute raisonnable que la plaignante n’avait pas consenti subjectivement à la première activité sexuelle, la juge aurait dû prendre en considération son témoignage suivant lequel la plaignante : 1) poussait des gémissements de plaisir; 2) aurait dit : « je ne crois pas qu’on devrait faire ça étant donné qu’on est des amis »; et, 3) aurait répondu « non » à ses demandes de se retourner face à lui et de l’embrasser. Cet examen, auquel la juge ne s’est pas livrée, aurait pu soulever un doute raisonnable sur l’absence de consentement subjectif de la plaignante.
[66] L’appelant soulève également que la juge a fait défaut de respecter scrupuleusement la démarche scindée en deux étapes pour décider si la plaignante a subjectivement consenti à une activité sexuelle, une démarche proposée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R. c. Hutchinson[48].
[67] Je suis d’avis que ce moyen, tel que décliné par l’appelant, doit être rejeté. Voici pourquoi.
[68] La juge du procès reconnaît d’emblée le principe juridique voulant que la crédibilité de la plaignante doive être appréciée « à la lumière de l’ensemble de la preuve, y compris tout comportement ambigu », citant en cela le passage pertinent de l’arrêt Ewanchuk[49].
[69] La juge est également consciente des gestes et paroles que l’appelant impute à la plaignante, notamment lors de la première relation sexuelle. Ils sont relatés au paragraphe 79 du jugement dans lequel la juge, citant au texte le témoignage de l’appelant, aborde explicitement les « gémissements de plaisir »; les paroles qu’aurait prononcées la plaignante : « J’pense pas qu’on devrait faire cela étant donné qu’on est des amis »; et des demandes formulées vainement par l’appelant à la plaignante de se retourner pour lui faire face et de l’embrasser.
[70] Enfin, la juge est tout aussi consciente de ces éléments de preuve soulevés par le témoignage de l’appelant puisqu’elle les examine formellement aux paragraphes 195 à 198 du jugement sous la rubrique « La mens rea », afin de rejeter le moyen de défense de la croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué, et de conclure, au terme de cet examen, à l’absence d’un consentement clair et sans ambivalence :
[195] Voici les circonstances dont l’accusé avait connaissance :
1) La plaignante vivait des moments difficiles au travail et prenait une médication en lien avec son état;
2) Elle opérait de grands changements dans sa vie en ce qu’elle quittait pour plusieurs mois ayant préalablement abandonné son emploi et sous-loué son appartement;
3) La soirée du 23 janvier 2016 visait à souligner son anniversaire et son imminent départ pour la Thaïlande;
4) Ce fut une soirée bien arrosée au cours de laquelle la plaignante a aussi consommé beaucoup d’alcool. Ce fait a été corroboré par tous les témoins, incluant l’accusé. L’accusé a aussi confirmé être au fait qu’à cette époque, la plaignante prenait une médication en lien avec les moments difficiles qu’elle vivait, notamment à son travail; ils en avaient discuté ensemble;
5) La relation entre l’accusé et la plaignante était purement amicale, cette dernière ayant maintes fois repoussé ses avances lui réitérant qu’elle n’entretenait aucun sentiment amoureux envers lui;
6) L’accusé confirme que durant cette soirée, la plaignante ne lui a envoyé aucun message ou indice à connotation sexuelle;
7) Quand l’accusé va se coucher au salon, la plaignante est couchée, seule, habillée et lui fait dos; tout porte à croire qu’elle dort. Elle ne lui adresse aucunement la parole et ne l’invite pas à s’approcher d’elle;
8) Pendant qu’il la caresse, elle ne réagit pas, ne bouge pas, ne le caresse pas;
9) La seule phrase qu’elle prononce est la suivante : « Je ne crois pas qu’on devrait faire ça étant donné qu’on est des amis »;
10) L’accusé s’est dit étonné d’avoir soudainement une relation sexuelle avec la plaignante et surpris qu’elle ne réagisse pas quand il lui baisse son pantalon, elle qui par le passé, et au risque de le répéter, avait toujours repoussé ses avances sexuelles;
11) Alors qu’il la pénètre la première fois, inconfortable, il lui demande si elle veut se retourner et si elle veut l’embrasser, elle répond clairement et définitivement « non » à deux reprises;
12) À chacune des deux activités sexuelles subséquentes, la plaignante est toujours passive et silencieuse;
13) Elle se rhabille à chaque fois et change même de place sur le divan.
[196] Pour chacune des trois séquences d’activités sexuelles relatées par l’accusé, ce dernier soutient que la plaignante a clairement manifesté son consentement, entre autres par l’expression de ce qu’il a appelé « des gémissements de plaisir » alors qu’il caresse son corps.
[197] Tout en déclarant avoir de la difficulté à le traduire en mots, l’accusé définit les termes « gémissements de plaisir » en une « respiration assez intense, accélérée et plus profonde ».
[198] Pour la première séquence d’activité sexuelle, il précise que c’est alors qu’il caresse la plaignante, qu’elle se serait adressée à lui en lui indiquant ceci : « Je ne crois pas qu’on devrait faire ça étant donné qu’on est des amis ».
[199] De l’avis du Tribunal, cela tend plutôt à démontrer que la plaignante ne souhaite pas que l’accusé poursuive ses agissements. Cette déclaration ne saurait constituer l’affirmation d’un consentement clair, sans ambivalence. Dans le meilleur des scénarios pour lui, l’on pourrait soutenir que ces paroles revêtent une certaine ambiguïté[50].
[Soulignements ajoutés]
[71] Je reconnais cependant que la juge ne s’est pas demandé si le comportement imputé à la plaignante par l’appelant pouvait minorer sa crédibilité et soulever un doute raisonnable quant à l’absence de consentement en son for intérieur à l’étape de l’actus reus.
[72] Bien qu’il eût été souhaitable que la juge se livre à cet exercice à l’étape de l’actus reus, et si tant est qu’il faille voir dans cette omission une erreur de la juge, la preuve examinée globalement ne laisse poindre aucun doute raisonnable quant à l’absence de consentement subjectif.
[73] La juge retient en effet de la preuve que la plaignante n’avait pas la capacité de consentir. Elle accepte globalement que la plaignante n’avait pas le degré de lucidité requis pour consentir, car elle était intoxiquée, « dans les vapes », « endormie ou semi-endormie »[51] au moment des trois rapports sexuels. La plaignante n’était donc pas dans une situation où elle pouvait refuser de participer à l’activité sexuelle. Elle s’en explique de la façon suivante :
[183] Le Tribunal croit la version de la plaignante en ce qu’elle se réveille après l’activité sexuelle (première séquence) et pendant l’activité sexuelle (deuxième séquence). Il s’ensuit donc qu’elle n’était pas dans un état mental susceptible de fournir un consentement valide. Et de toute façon, même si elle en était capable, pour chacune des séquences, il y a une preuve hors de tout doute raisonnable qu’elle n’a pas consenti.[52]
[74] Bien qu’il ne fût pas nécessaire pour la juge de s’interroger sur le fait de savoir si la plaignante avait donné son accord volontaire à l’activité sexuelle, la juge conclut expressément à l’absence d’un tel accord pour les trois relations sexuelles :
[188] Suivant la preuve de l’état d’esprit de la plaignante, du fait qu’elle était endormie ou semi-endormie, jumelés à sa passivité au moment des gestes délictuels, et compte tenu de son affirmation non équivoque qu’elle n’a pas consenti à un rapport sexuel avec l’accusé, le Tribunal conclut à son absence d’accord volontaire à chacune des activités sexuelles et en conséquence, détermine que l’actus reus a été prouvé hors de tout doute raisonnable.[53]
[75] J’ajoute à ces considérations le fait qu’une plaignante peut être dans l’incapacité de consentir même si la preuve dénote qu’elle a parlé pendant un rapport sexuel[54]. De même, si les paroles prononcées ou les gestes posés par une plaignante peuvent être considérés comme un comportement ambigu, cela ne revêt aucune importance si la juge du procès la croit et conclut qu’en son for intérieur elle n’a pas consenti[55], ce qui est précisément le cas ici.
[76] Même si les éléments soulevés par le témoignage de l’appelant n’ont pas été consignés à l’étape de l’actus reus, les remarques de la juge montrent clairement qu’elle en était consciente et qu’ils ont été pris en compte. Au final, la juge a considéré que ces éléments n’étaient pas favorables à la thèse développée par l’appelant, ce qu’elle était parfaitement en droit de conclure après avoir entendu les témoins et jaugé leur crédibilité.
[77] En définitive, les motifs fournis par la juge sur l’absence de consentement à l’étape de l’actus reus, pris dans leur contexte et dans leur ensemble, sont intelligibles et ne recèlent aucune erreur révisable.
* * *
[78] Quant à l’argument fondé sur le défaut de respecter scrupuleusement la démarche scindée en deux étapes pour décider si la plaignante a subjectivement consenti à une activité sexuelle, une démarche proposée par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Hutchinson[56], j’estime qu’il n’est pas fondé.
[79] Cette démarche s’applique lorsque la preuve du consentement subjectif est établie ou lorsque le comportement de la plaignante fait naître un doute raisonnable quant à l’absence de consentement à l’activité sexuelle. Lorsque l’une de ces situations est établie, il faut passer à la seconde étape et se demander si le consentement n’est pas vicié.
[80] Or, en concluant que la plaignante n’avait jamais donné son consentement subjectif aux activités sexuelles, la juge n’avait donc pas à se préoccuper de savoir si le consentement de la plaignante était affligé d’un vice.
[81] La juge du procès clôt l’examen des principes juridiques encadrant la notion de consentement à l’étape de l’actus reus de la façon suivante :
[143] Dit autrement, en matière sexuelle, le consentement doit être extériorisé d'une manière ou d'une autre puisque la possibilité d'un consentement tacite ou implicite a été clairement rejetée suivant l'arrêt Ewanchuk.[57]
[Soulignement ajouté; renvoi omis]
[82] L’appelant a raison, ce que ne conteste pas l’intimé : il s’agit d’une erreur de droit.
[83] Dans l’arrêt Ewanchuk, la Cour suprême précise que la notion de « consentement » diffère selon l’étape de l’analyse. Pour les besoins de l’actus reus, la seule question qui se pose est de savoir si la plaignante a subjectivement consenti à l’activité sexuelle, et ce, peu importe que le consentement ait été communiqué (ou extériorisé) ou non. Pour les besoins de la mens rea, le consentement « signifie que la plaignante avait, par ses paroles ou son comportement, manifesté son accord à l’activité sexuelle avec l’accusé »[58].
[84] C’est dire qu’à l’étape de l’actus reus, la communication ou l’extériorisation du consentement n’est pas une exigence requise. Comme le souligne la Cour suprême dans l’arrêt R. c. J.A. : « Pour que l’actus reus soit établi, point n’est besoin que la plaignante ait manifesté l’absence de consentement ou la révocation de son consentement »[59].
[85] Une fois cela dit, je suis d’avis que cette erreur de droit ne cause aucun tort important à l’appelant, pas plus qu’elle ne constitue une erreur judiciaire grave au sens du sous alinéa 686 (1)b)(iii) C.cr. À l’instar de ce que plaide l’intimé, cette erreur est sans conséquence sur l’issue de l’appel. La juge s’est en effet clairement prononcée sur l’absence de consentement subjectif de la plaignante sans avoir à recourir à l’exigence erronée de l’extériorisation ou de la communication. Elle a conclu que le consentement subjectif n’a pas été formé dans le for intérieur de la plaignante. Comme le consentement subjectif ne s’est jamais formé, la juge s’est arrêtée là et, par voie de conséquence, elle n’a pas appliqué cette exigence erronée.
[86] Partant, ce moyen d’appel est infondé.
[87] L’appelant plaide que le verdict de culpabilité prononcé par la juge est déraisonnable au sens de l’arrêt Beaudry[60], en ce que la juge, ayant accepté le témoignage de l’appelant selon lequel la plaignante a prononcé des paroles au cours de l’activité sexuelle, ne pouvait logiquement conclure que la plaignante dormait au même moment.
[88] Il est vrai que la juge a écrit au paragraphe 176 que la plaignante dormait lors de la première activité sexuelle. Il faut toutefois se garder d’isoler cet énoncé. Si on lit le jugement dans son ensemble, on se rend compte que les propos de la juge sont plus nuancés. Elle croit la plaignante qui n’a aucun souvenir des interactions et qui, soit dormait, ou était semi-endormie, ou encore était dans un état mental ne lui permettant pas de fournir un consentement valide[61]. Le fait pour la plaignante d’être semi-endormie n’est pas incompatible avec sa capacité de prononcer quelques mots et cela ne rend pas pour autant déraisonnable la conclusion de la juge suivant laquelle la plaignante « n’était pas dans un état mental susceptible de fournir un consentement valide »[62]. Comme le souligne l’intimé, ces paroles reflètent peut-être une certaine ambivalence, mais sûrement pas un consentement.
[89] Il n’est pas vain de rappeler à ce sujet que la plaignante, « brûlée » après une soirée bien arrosée, s’étend sur le canapé et s’endort. La preuve atteste que l’appelant commence à caresser le corps de la plaignante alors qu’elle est immobile et silencieuse depuis au moins une heure. L’appelant lui-même reconnaît qu’on peut présumer que la plaignante dort au moment où il commence à la caresser, qu’elle ne bouge aucunement lorsqu’il se permet « de descendre ses pantalons » et qu’il est surpris de son absence de réaction alors qu’il la dénude. Ce témoignage de l’appelant, à lui seul, rend vraisemblable l’inférence tirée par la juge que la plaignante n’avait pas le degré d’éveil nécessaire pour fournir un consentement éclairé et de tout instant[63].
* * *
[90] L’appelant avance également qu’un jury ayant reçu des directives appropriées et agissant de manière judiciaire aurait pu raisonnablement rendre un autre verdict. Il s’appuie sur le fait que l’absence de consentement subjectif n’était pas la seule conclusion raisonnable pouvant être tirée de l’ensemble de la preuve au sens des arrêts de la Cour suprême dans R. c. Yebes[64] et R. c. Biniaris[65]. Il s’attaque essentiellement à l’imprécision du témoignage de la plaignante.
[91] Comme le souligne la juge du procès, il est vrai que le témoignage de la plaignante recèle quelques imprécisions[66]. Cependant, la plaignante est catégorique sur un aspect capital supporté par la preuve : elle ne souhaitait pas ce soir-là, pas plus qu’avant, avoir un rapport sexuel avec l’appelant. Cela est d’ailleurs confirmé par le témoignage de l’appelant qui affirme n’avoir pu percevoir aucun indice l’amenant à croire que la plaignante éprouvait un désir pour lui au cours de cette soirée.
[92] Le fait que la plaignante, semi-endormie, ait pu dire « Je ne sais pas si on devrait faire ça étant donné qu’on est des amis » ne saurait soulever un doute quant à l’absence de consentement subjectif. Au risque de me répéter, loin de pouvoir être assimilée à l’expression de son accord volontaire à une relation sexuelle, au mieux cette affirmation dépeint une certaine ambivalence dans l’esprit de la plaignante, mais sûrement pas un consentement.
[93] Quant aux « gémissements de plaisir » rapportés par l’appelant, la juge mentionne que la définition de « gémissement » est sujette à interprétation[67]. J’abonde dans le même sens. Le fait que la respiration de la plaignante se soit intensifiée et accélérée, comme le décrit l’appelant, ne saurait convaincre que la plaignante gémissait alors « de plaisir ». Et, de surcroît, ces « gémissements de plaisir » surviennent après qu’il eut commencé à caresser la plaignante alors que l’infraction d’agression sexuelle est déjà consommée.
[94] Enfin, toute erreur alléguée au sujet de l’appréciation de la preuve de la première relation sexuelle ne saurait ternir la preuve relative aux deuxième et troisième relations sexuelles, par ailleurs frappante. Je me permets d’ajouter que la juge du procès était tout à fait justifiée de conclure que l’appelant n’a pris aucune mesure raisonnable pour s’assurer du consentement, entraînant ainsi le rejet de sa défense d’une croyance sincère, mais erronée au consentement communiqué.
[95] Ce moyen d’appel doit également échouer.
[96] Dans son exposé, l’appelant soutient que la juge commet une erreur de principe en retenant que l’infraction perpétrée par l’appelant constitue un abus de confiance de la victime au sens du sous-alinéa 718.2a)(iii) C.cr. Interpréter cette disposition législative comme visant toute relation amicale lui conférerait une portée trop large et brouillerait la nécessaire distinction entre des infractions au sujet desquelles le délinquant profite de la vulnérabilité d’une personne et celles relevant d’une relation amicale d’égal à égal, selon l’appelant. L’abus de confiance présupposerait une relation de dépendance ou « fiduciaire » entre les parties.
[97] L’appelant se méprend.
[98] L’acception de l’abus de confiance retenue par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Audet[68] est large. La qualification est affaire de contexte, fait appel au concept de « situation de confiance »[69], n’impose aucun rapport de dépendance ou relation de fiduciaire et est tributaire de la preuve administrée devant la juge du procès[70].
[99] On peut certes affirmer sans se tromper que la plaignante était dans une situation de confiance par rapport à l’appelant lorsqu’elle décide d’aller s’étendre sur le canapé au début de la nuit du 24 janvier 2016. Amis depuis plusieurs années, la plaignante avait catégoriquement tracé la ligne à ne pas franchir dans cette relation d’amitié : elle ne voulait pas, malgré l’insistance de l’appelant, avoir de rapports sexuels avec lui, ayant en outre toujours repoussé ses avances. La soirée du 23 janvier 2013 n’avait rien changé à cette volonté clairement exprimée par la plaignante. L’appelant le savait. Il connaissait également l’état de santé de la plaignante et sa vulnérabilité du moment, elle qui était sous médication et qui avait pris la décision de quitter son emploi pour aller se ressourcer pendant quelques mois dans un autre pays. La plaignante n’avait donc aucune raison de se méfier de son ami.
[100] Or, au mépris de cette volonté et de cette vulnérabilité, l’appelant agresse sexuellement la plaignante à trois reprises au cours de cette nuit du 24 janvier 2016. Il a donc tiré profit de cette confiance et en a abusé, il n’y a pas d’autres mots pour décrire la situation.
[101] La juge ne commet aucune erreur en retenant cette circonstance aggravante supportée par la preuve administrée au procès[71].
[102] En dernier ressort, l’appelant plaide que la peine est manifestement non indiquée. La juge aurait accordé une importance accrue aux circonstances aggravantes de l’aveuglement volontaire et de l’abus de confiance. La fourchette appliquée serait également inadéquate puisqu’elle concerne des infractions d’agression sexuelle commises auprès d’enfants.
[103] Je ne partage pas ce point de vue.
[104] La juge s’est livrée soigneusement à l’examen de toutes les circonstances aggravantes et atténuantes. Elle n’a pas mis sur un piédestal la circonstance aggravante de l’abus de confiance. Elle a soupesé correctement les principes de proportionnalité, d’individualisation et d’harmonisation de la peine. L’appelant ne pointe d’ailleurs aucune erreur qui nous permettrait de considérer la peine infligée comme étant nettement déraisonnable ou nettement inadéquate au sens de l’arrêt de la Cour suprême rendu dans R. c. Lacasse[72].
[105] Quant à la fourchette de peines, la juge ne commet aucune erreur lorsqu’elle choisit de retenir celle concernant les infractions sexuelles graves commises dans un contexte d’abus de confiance pour un délinquant sans antécédents judiciaires.
[106] La peine d’incarcération de 30 mois n’est certes pas manifestement non indiquée.
[107] Cela étant dit, je propose de rejeter l’appel portant sur la déclaration de culpabilité.
[108] Quant à la requête pour autorisation d’appel sur la peine, je propose de l’accueillir, mais de rejeter l’appel, et, selon la formule consacrée, j’ordonne à l’appelant de se livrer aux autorités carcérales dans les 72 heures du prononcé de cet arrêt.
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JOCELYN F. RANCOURT, J.C.A. |
[1] R. c. Mentor, 2019 QCCQ 3407 [Jugement sur la culpabilité].
[2] R. c. Mentor, 2020 QCCQ 943 [Jugement sur la peine].
[3] L.C. 2004, ch. 10.
[4] Jugement sur la peine, p. 22.
[5] Pièce P-4, Croquis réalisé par l’appelant. La plaignante affirme que le canapé est en forme de grand « L ».
[6] Témoignage de Réginald Mentor, 29 mars 2019, p. 66-67.
[7] Témoignage de Réginald Mentor, 28 mars 2019, p. 286.
[8] Id., p. 287. L’appelant réitère dans son témoignage que la plaignante lui a dit : « Bien, je ne crois pas qu’on devrait faire ça, étant donné qu’on est des amis »; Témoignage de Réginald Mentor, 29 mars 2019, p. 45.
[9] Témoignage de Réginald Mentor, 28 mars 2019, p. 286.
[10] Témoignage de Réginald Mentor, 29 mars 2019, p. 53.
[11] Id., p. 50.
[12] Témoignage de C... M..., 28 mars 2019, p. 29. Voir aussi le témoignage de Réginald Mentor, 29 mars 2019, p. 54.
[13] Témoignage de C... M..., 28 mars 2019, p. 34.
[14] Témoignage de Réginald Mentor, 29 mars 2019, p. 59.
[15] Témoignage de Réginald Mentor, 28 mars 2019, p. 300.
[16] Témoignage de C... M..., 28 mars 2019, p. 34.
[17] Id., p. 36.
[18] Jugement sur la culpabilité, paragr. 6-7.
[19] Id., paragr. 9-126.
[20] Id., paragr. 127-133.
[21] Id., paragr. 135-143.
[22] Id., paragr. 144-159.
[23] Id., paragr. 183 et 188.
[24] Id., paragr. 220.
[25] Id., paragr. 223.
[26] R. c. Cloutier, 2004 CanLII 48297, paragr. 76-77 (C.Q.).
[27] Jugement sur la peine, paragr. 97.
[28] Id., paragr. 98.
[29] Id., paragr. 98 et 120.
[30] Ibid.
[31] Id., paragr. 121.
[32] Ibid.
[33] Id., paragr. 126.
[34] Id., paragr. 128.
[35] L.C. 2004, ch. 10.
[36] R. c. G.F., 2021 CSC 20, paragr. 25.
[37] R. c. Barton, 2019 CSC 33, paragr. 89.
[38] R. c. G.F., 2021 CSC 20, paragr. 25
[39] Je précise que la viciation du consentement subjectif n’est pas mise en cause en l’espèce.
[40] R. c. G.F., 2021 CSC 20, paragr. 24.
[41] Id., paragr. 53.
[42] Id., paragr. 57.
[43] Id., paragr. 58.
[44] R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, paragr. 42.
[45] R. c. Barton, 2019 CSC 33, paragr. 90.
[46] Id., paragr. 105.
[47] Id., paragr. 107.
[48] R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, paragr. 4.
[49] Jugement sur la culpabilité, paragr. 166, citant R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, paragr. 30.
[50] Jugement sur la culpabilité, paragr. 195-199.
[51] Id., paragr. 164, 177, 183, 188 et 217.
[52] Id., paragr. 183.
[53] Id., paragr. 188.
[54] R. v. G.F., 2019 ONCA 493, paragr. 38, confirmé par R. c. G.F., 2021 CSC 20, paragr. 65 : « Il ne s’agit pas de savoir si la plaignante se souvenait de l’agression, si elle avait conservé ses habiletés motrices ou si elle était capable de marcher ou de parler; il faut se demander si la plaignante comprenait l’activité sexuelle et si elle comprenait qu’elle pouvait refuser d’y prendre part ».
[55] Foster v. R., 2020 NBCA 7, paragr. 41, voir aussi le paragraphe 44.
[56] R. c. Hutchinson, 2014 CSC 19, paragr. 4.
[57] Jugement sur la culpabilité, paragr. 143.
[58] R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330, paragr. 49.
[59] R. c. J.A., 2011 CSC 28, paragr. 37.
[60] R. c. Beaudry, 2007 CSC 5.
[61] Jugement sur la culpabilité, paragr. 175-188 et 217-218.
[62] Id., paragr. 183.
[63] R. c. J.A., 2011 CSC 28, paragr. 3 et 42.
[64] R. c. Yebes, [1987] 2 R.C.S. 168.
[65] R. c. Biniaris, 2000 CSC 15.
[66] Jugement sur la culpabilité, paragr. 172.
[67] Id., paragr. 212.
[68] R. c. Audet, [1996] 2 R.C.S. 171.
[69] Id., p. 194-195.
[70] R. c. Bouchard, 2017 QCCA 1648, paragr. 51-55.
[71] Jugement sur la peine, paragr. 98 et 120.
[72] R. c. Lacasse, 2015 CSC 64, paragr. 52-53.
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