[1] L’appelant se pourvoit contre un jugement interlocutoire rendu le 3 décembre 2013 par la Cour supérieure, district de Terrebonne (l’honorable Steve J. Reimnitz), qui rejette le moyen déclinatoire présenté par l’appelant et reconnaît la compétence du tribunal québécois pour statuer sur la garde de l’enfant.
[2] Pour les motifs du juge Émond, auxquels souscrivent les juges Hilton et Marcotte, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel, sans frais;
[4] INFIRME le jugement de la Cour supérieure;
[5] ACCUEILLE l’exception déclinatoire de l’appelant.
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MOTIFS DU JUGE ÉMOND |
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L’APERÇU
[6] À l’automne 2012, en raison de la violence conjugale dont elle se dit victime, l’intimée quitte le domicile familial situé en Colombie-Britannique avec l’enfant des parties. Elle retourne vivre au Québec, son milieu de vie d’origine, et y engage une procédure en vue d’obtenir la garde de l’enfant. Pour justifier la compétence de la Cour supérieure du Québec, elle fait valoir que la résidence habituelle de l’enfant et, de ce fait, son domicile sont désormais situés au Québec.
[7] Au stade préliminaire, l’appelant présente un moyen déclinatoire. Il demande à la Cour supérieure de décliner compétence en faveur des tribunaux de la Colombie-Britannique. Il plaide que le déplacement de l’enfant, qui a été fait à son insu et sans son consentement, ne peut servir d’assise légale à un changement de domicile.
[8] Le 3 décembre 2013, ce moyen en exception déclinatoire est rejeté[1]. Le juge conclut que le domicile de l’enfant n’est pas situé en Colombie-Britannique, mais au Québec où il réside de façon habituelle avec sa mère depuis le mois d’octobre 2012. Bien qu’il reconnaisse que le déplacement de l’enfant a été fait à l’insu et sans le consentement de l’appelant, le juge considère que ce déplacement n’est pas illicite. Il estime plutôt que le déménagement de l’intimée s’est avéré nécessaire pour assurer sa propre sécurité physique et celle de l’enfant.
[9]
Le juge ajoute que même si il avait conclu à un déplacement illicite, il
aurait malgré tout conservé compétence pour des motifs de sécurité, en
appliquant les règles du forum non conveniens des articles
[10]
En appel, l’appelant réitère que le déplacement de l’enfant fait à son
insu et sans son autorisation s’avère illicite et que le domicile de ce dernier
se trouve toujours en Colombie-Britannique. Il fonde sa position sur l’arrêt de
notre Cour, Droit de la famille - 3451[2],
qui énonce le principe selon lequel le déplacement illicite d’un enfant ne peut
fonder un changement légal de son domicile selon les règles de compétence
internationale énoncées aux articles
[11] Son appel soulève donc plusieurs questions portant sur la compétence des tribunaux québécois à connaître d’une demande relative à la garde d’un enfant dont le parent victime de violence conjugale vient s’établir au Québec avec lui pour fuir un parent agresseur.
[12] Ces questions opposent les concepts de compétence et de sécurité de l’enfant.
LE CONTEXTE
[13] En 2007, l’intimée quitte le Québec pour aller travailler en Colombie-Britannique. Au départ, le séjour envisagé est temporaire. Toutefois, après un bref retour au Québec, l’intimée retourne en Colombie-Britannique et s’y s’établit de façon permanente.
[14] En janvier 2010, elle rencontre l’appelant. Après quelques mois de fréquentation, ils décident de vivre ensemble.
[15] Au début de l’année 2011, l’intimée devient enceinte. Elle n’est toutefois pas en mesure de mener sa grossesse à terme.
[16] En avril 2011, elle devient à nouveau enceinte. Cette fois, tout se déroule bien.
[17] Le [...] 2011, elle donne naissance à l’enfant.
[18] Dans les mois qui suivent la naissance de l’enfant, la relation des parties devient difficile. Suivant la preuve sommaire faite à l’audition en première instance, les problèmes découlent du comportement violent de l’appelant[4]. La situation devient à ce point conflictuelle qu’en octobre 2012, avec l’aide de policiers, l’intimée quitte la résidence familiale avec l’enfant pour aller se réfugier dans un centre d’hébergement pour femmes. Elle fuit l’appelant parce que, à plusieurs reprises, il s’en est pris à elle physiquement, en certaines occasions devant l’enfant.
[19] Pendant son court séjour au centre d’hébergement, elle reçoit des lettres et des courriels menaçants de la part de l’appelant. Elle affirme que ce dernier tente même de l’appeler et qu’il se promène dans les environs du centre dans l’espoir de la trouver. Après deux semaines, craignant que l’appelant ne la croise, et ayant été informée par une avocate en Colombie-Britannique que les démarches à entreprendre en vue d’obtenir l’autorisation du tribunal pour retourner vivre au Québec avec l’enfant risquaient d’être longues, l’intimée quitte la Colombie-Britannique avec l’enfant. Elle vient s’installer au Québec.
[20] Il va sans dire qu’elle ne cherche nullement à informer l’appelant ni à obtenir son autorisation avant son déplacement.
[21] Au Québec, elle s’installe d’abord chez une amie jusqu’à la fin de décembre 2012. Puis, elle habite chez un oncle pendant quelques semaines, jusqu’à ce qu’elle emménage avec son enfant dans un appartement, en banlieue de Ville A.
[22] Pendant ce temps, l’appelant entreprend des démarches en vue d’obtenir la garde de l’enfant. À cette fin, il dépose une procédure devant la Cour provinciale de Colombie-Britannique. De fait, cette procédure est intentée le 17 octobre 2012, avant même que l’intimée ne quitte la Colombie-Britannique avec l’enfant. L’appelant tente sans succès de faire signifier cette procédure à l’intimée alors qu’elle séjourne chez son amie au Québec. Elle refuse d’en recevoir signification parce qu’elle craint de devoir retourner en Colombie-Britannique pour débattre de la garde de l’enfant.
[23] Le 31 janvier 2013, après quelques tentatives infructueuses, la procédure lui est finalement signifiée.
[24] Le 7 février 2013, l’intimée intente à son tour des procédures en vue d’obtenir la garde de l’enfant. Celles-ci sont instituées devant la Cour supérieure du Québec.
[25] Le 18 juillet 2013, à l’encontre de cette requête, l’appelant demande à la Cour supérieure de décliner compétence en faveur des tribunaux de la Colombie-Britannique, seuls compétents, selon lui, à statuer sur la garde de l’enfant.
[26] Le 15 novembre 2013, le Tribunal entend l’affaire. Seule l’intimée témoigne car l’appelant se trouve en Colombie-Britannique.
[27] Le 3 décembre 2013, le juge de première instance rejette l’exception déclinatoire. Malgré que l’intimée n’ait ni obtenu l’autorisation ni avisé l’appelant avant de déménager au Québec avec l’enfant, le juge refuse de qualifier ce déplacement d’illicite. Il conclut qu’un déplacement effectué pour la sécurité d’un parent et son enfant ne peut constituer un déplacement illicite :
[54] D’une
part, le tribunal considère que l’application de l’article
[55] Le déplacement de madame dans le présent dossier n’est pas illicite. Il a été fait pour assurer sa sécurité physique et celle de son enfant. Les évènements vécus par madame et résumés en début de jugement suffisent, de l’avis du tribunal, à conclure que le déplacement de madame ne peut faire obstacle à l’établissement de son domicile au Québec. […]
[28]
De façon subsidiaire, il ajoute que, s’il avait conclu que le domicile
de l’enfant était situé en Colombie-Britannique, il se serait alors prévalu des
articles
[56] S’il
fallait considérer que cette interprétation ne peut être retenue, le tribunal
estime que le recours à la théorie du forum non conveniens de l’article
[…]
[82] Le
tribunal ajoute que l’article
[84] De l’avis du tribunal, vu la preuve sur le comportement très violent de monsieur à l’endroit de madame et indirectement de l’enfant, le tribunal considère que des inconvénients sérieux découleraient pour madame si le tribunal refusait de reconnaître la juridiction québécoise. La mesure que le tribunal estime nécessaire à la protection de madame qui se trouve actuellement au Québec est de ne pas faire droit à l’avis de dénonciation.
[29] De plus, le premier juge est sensible que le renvoi devant les autorités compétentes de Colombie-Britannique imposerait un fardeau économique important à l’intimée. Comme il la considère victime du comportement violent de l’appelant, il se dit d’avis qu’un tel renvoi serait injuste :
[79] Ici, on peut souligner que c’est madame qui assume tous les frais relatifs à la vie de son enfant. Lui enjoindre d’aller se défendre dans le for de monsieur relativement à la garde de son enfant serait lui ajouter sur les épaules un fardeau économique additionnel. Aucune preuve n’a été faite de la situation financière de monsieur. Quant à madame, elle a un revenu modeste. Avant l’emploi qu’elle occupe actuellement, elle était bénéficiaire de l’aide sociale. Elle est dans une situation où le déplacement du dossier en Colombie-Britannique lui causerait des dépenses importantes. Cela n’est pas dans l’intérêt de l’enfant, puisque ces dépenses seront assumées par la mère en sus du fait qu’elle paie déjà tout pour la subsistance de l’enfant. On peut penser que si monsieur, malgré le conflit avec la mère, avait voulu apporter une aide alimentaire, il en aurait fait la preuve.
[30] Par contre, il ne tient pas compte du fardeau qu’il impose à l’appelant en refusant sa demande. Malgré que celui-ci réside depuis plusieurs années en Colombie-Britannique, le juge le considère toujours Québécois, d’autant que ses parents y habitent toujours :
[80] Le tribunal ajoute que le tribunal où monsieur devra plaider le dossier n’est pas un tribunal qui lui est étranger. Monsieur est québécois. Sa famille habite au Québec, du moins sa famille rapprochée comme son père et sa mère. On n’impose pas à monsieur de plaider devant un tribunal dont les lois sont substantiellement différentes des lois de la Colombie-Britannique où il habite.
[31] En définitive, bien qu’aucune ordonnance de retour de l’enfant n’ait été demandée — l’appelant accepte que l’enfant continue à demeurer au Québec pendant le déroulement des procédures concernant sa garde — le juge considère qu’en confirmant la compétence des tribunaux québécois, la sécurité de l’intimée et de l’enfant pourra être mieux assurée.
LES QUESTION EN LITIGE
[32] Il y a deux questions en litige :
(i) Le juge était-il justifié de conclure à un déplacement licite lors du changement de domicile de l’enfant?
(ii) Le juge
pouvait-il invoquer les règles du forum non conveniens qui se retrouvent
aux articles
L’ANALYSE
I - Le déplacement de l’enfant
[33] Bien que le déplacement de l’enfant ait été fait à l’insu de l’appelant, le juge considère le déplacement licite parce que nécessaire pour la sécurité de l’intimée et de l’enfant.
[34] Il conclut donc que le domicile de l’enfant n’est pas situé en Colombie-Britannique, mais bien au Québec où il réside avec sa mère depuis le mois d’octobre 2012.
[35] À mon avis, il a tort. Je m’explique.
[36]
Les articles
3093. La garde de l'enfant est régie par la loi de son domicile.
3142. Les autorités québécoises sont compétentes pour statuer sur la garde d'un enfant pourvu que ce dernier soit domicilié au Québec. |
3093. Custody of the child is governed by the law of his domicile.
3142. Québec authorities have jurisdiction to decide as to the custody of a child provided he is domiciled in Québec. |
[37]
Quant à la notion de domicile de l’enfant à laquelle font référence les
articles
80. Le mineur non émancipé a son domicile chez son tuteur.
Lorsque les père et mère exercent la tutelle mais n'ont pas de domicile commun, le mineur est présumé domicilié chez celui de ses parents avec lequel il réside habituellement, à moins que le tribunal n'ait autrement fixé le domicile de l'enfant. |
80. An unemancipated minor is domiciled with his tutor.
Where the father and mother exercise the tutorship but have no common domicile, the minor is presumed to be domiciled with the parent with whom he usually resides unless the court has fixed the domicile of the child elsewhere. |
[Je souligne]
[38]
Des principes énoncés aux articles
[39] Cela étant, il est bien établi que la « résidence habituelle » de l’enfant ne peut être modifiée au gré d’un parent, sans l’autorisation de l’autre parent gardien. Dans un contexte de séparation récente qui implique un tel déplacement, le lieu de résidence habituelle de l’enfant demeure celui qui était le sien avant son déplacement.
[40]
Ce principe est énoncé dans l’arrêt Droit de la famille - 3451 où
la Cour rappelle que la notion de « résidence
habituelle » de l’article
Le choix de cette notion de «résidence
habituelle» est voulu. Il évite toute discussion quant à l'intention de l'un ou
l'autre des parents d'établir son domicile à un endroit plutôt qu'à un autre.
Il introduit dans la détermination du domicile de l'enfant mineur d'un couple
qui ne vit plus ensemble des éléments objectifs et concrets, plus facilement
mesurables par le tribunal que lorsqu'il s'agit de sonder les intentions des
parties. Il s'agit d'une notion connue en droit international (voir notamment
ce que j'écrivais à ce sujet dans Droit de la famille - 2454,
C'est donc à tort à mon avis que le juge de première instance s'appuie sur l'intention de l'intimée «to remain in Quebec» pour conclure à la compétence de la Cour supérieure pour statuer sur la garde de W... Appliquant le test de la «résidence habituelle», le premier juge aurait dû conclure qu'au moment où il se saisissait du litige opposant les parties, au début de février 1999, la «résidence habituelle» de W... était à Toronto, Ontario. Il y était né et il y avait vécu, avec ses deux parents, depuis sa naissance jusqu'au 28 janvier 1999.
[41] Dans cet arrêt, la Cour précise que le parent qui va s’établir dans un autre lieu avec l’enfant du couple, hors la connaissance ou sans le consentement de l’autre parent, avec l'intention d’en faire son nouveau domicile et celui de l’enfant, déplace l’enfant illicitement. Elle retient qu’un tel déplacement ne peut servir d’assise légale à un changement de domicile pour l’enfant[6] :
Le déplacement de l'enfant s'est fait sans le consentement de l'appelant, hors même sa connaissance. Il n'a pas non plus acquiescé à ce déplacement, une fois informé des événements; ses actions le prouvent. Il s'agit donc d'un déplacement illicite, fait en violation du droit de garde de l'appelant.
S'agissant d'un déplacement illicite, je crois qu'il serait tout à fait inapproprié de tenir compte des faits postérieurs à ce déplacement pour déterminer le lieu de la «résidence habituelle» de l'enfant. Le déplacement illicite d'un enfant ne peut pas fonder un changement légal de son domicile. La proposition contraire ne ferait qu'encourager les parents insatisfaits d'une juridiction à prendre la Justice entre leurs mains et de changer de juridiction dans l'espoir, conscient ou non, d'y avoir une oreille plus attentive de la part des tribunaux.
[42] Je souscris à cette analyse. Accepter que le domicile d’un enfant puisse être modifié au gré d’un parent, à l’insu de l’autre, équivaudrait à reconnaître que le parent qui agit de façon unilatérale peut se prévaloir de sa propre faute au préjudice de l’enfant qui se voit ainsi privé de la présence de l’un de ses parents. Une telle proposition est irrecevable.
[43] Le juge a donc commis une erreur de droit en concluant à un déplacement licite de l’enfant.
[44] Certes, les questions touchant à la sécurité de l’enfant sont importantes. Toutefois, ce n’est point en fonction de cette délicate et conflictuelle question que le lieu de résidence habituel de l’enfant et, partant, son domicile, doivent être déterminés. En se déplaçant avec l’enfant à l’insu de l’appelant, l’intimée a peut-être recherché une forme de protection, mais elle n’a pas modifié le domicile de l’enfant.
[45] L’enfant est né en Colombie-Britannique et y résidait de façon habituelle au moment de la séparation. L’appelant y a d’ailleurs engagé une procédure en vue de faire statuer sur la garde de l’enfant avant son déplacement vers le Québec. Le fait que l’intimée se soit déplacée au Québec parce qu’elle craignait pour sa sécurité et celle de l’enfant n’a pas modifié le domicile de ce dernier.
[46] J’ajoute que les craintes entretenues par l’intimée à l’égard de l’appelant ne sauraient être déterminantes pour identifier le domicile de l’enfant et, par voie de conséquence, le lieu où se déroulera le débat portant sur la garde de l’enfant. Que ce débat se fasse au Québec ou en Colombie-Britannique ne modifiera aucunement les risques appréhendés, qu’ils soient ou non justifiés.
[47] Dans le cadre d’une audition à venir, l’intimée devra inévitablement faire face à l’appelant.
II - L’application
des articles
[48]
Dans son jugement, le juge retient, à titre de motifs subsidiaires, que
les règles du forum non conveniens édictées à l’article
[49] Ces articles prévoient que :
3135. Bien qu'elle soit compétente pour connaître d'un litige, une autorité du Québec peut, exceptionnellement et à la demande d'une partie, décliner cette compétence si elle estime que les autorités d'un autre État sont mieux à même de trancher le litige. |
3135. Even though a Québec authority has jurisdiction to hear a dispute, it may, exceptionally and on an application by a party, decline jurisdiction if it considers that the authorities of another State are in a better position to decide the dispute. |
3140. En cas d'urgence ou d'inconvénients sérieux, les autorités québécoises sont compétentes pour prendre les mesures qu'elles estiment nécessaires à la protection d'une personne qui se trouve au Québec ou à la protection de ses biens s'ils y sont situés. |
3140. In cases of emergency or serious inconvenience, Québec authorities may also take such measures as they consider necessary for the protection of a person present in Québec or of the person's property if it is situated there. |
[50] Je suis d’avis que cette conclusion est, à plusieurs égards, mal fondée en droit.
[51]
En tout premier lieu, le juge commet une erreur de principe en se
fondant sur l’article
[52]
Cette disposition s’applique dans les situations où l’autorité
québécoise ayant compétence la décline en faveur de l’autorité compétente d’un
autre État mieux à même de trancher le litige. Ainsi, le premier juge ne
pouvait recourir à l’analyse de la juge Bich dans l’arrêt Droit de la Famille - 131294[8]
pour justifier sa position. Aussi valable puisse-t-elle être, cette
analyse porte sur l’article
[53]
Le juge de première instance ne pouvait également pas s’appuyer sur
l’article
[54]
Comme l’explique l’auteur Claude Emanuelli, l’article
En cas d’urgence ou s’il existe des inconvénients sérieux (délais importants, frais exorbitants) à suivre la règle traditionnelle, les autorités québécoises peuvent adopter de telles mesures. […] L’article 3140 permet, par exemple, d’assurer la protection d’un mineur étranger qui se trouve au Québec, de faire interner temporairement un étranger de passage au Québec qui, par son comportement, menace sa propre santé et dilapide ses biens, ou de connaître d’une demande d’injonction interlocutoire visant à empêcher une personne domiciliée à l’extérieur du Québec de s’y faire avorter.
[55]
Ici, ce n’est qu’à la demande expresse de l’intimée que le juge aurait
pu conférer aux autorités du Québec une compétence qu’elles ne possèdent pas[10]
sur le fondement de l’article
3136. Bien qu'une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d'un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l'étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu'elle y soit introduite, entendre le litige si celui-ci présente un lien suffisant avec le Québec. |
3136. Even though a Québec authority has no jurisdiction to hear a dispute, it may nevertheless hear it provided the dispute has a sufficient connection with Québec, if proceedings cannot possibly be instituted outside Québec or where the institution of such proceedings outside Québec cannot reasonably be required. |
[56] Une telle demande aurait par ailleurs nécessité que l’intimée fasse la preuve qu’il y avait impossibilité d’intenter une action en Colombie-Britannique ou encore, qu’on ne pouvait exiger que l’action y soit introduite. Or, le premier juge n’a pas analysé ces critères.
[57]
Comme l’a décidé notre Cour dans l’arrêt Lamborghini (Canada) inc.
c. Automobili Lamborghini S.P.A., l’article
Selon ses sources législatives, cette disposition représente plutôt une exception étroite aux règles normales de compétence. Elle ne vise pas à permettre au tribunal québécois de s'approprier une compétence qu'il ne posséderait pas autrement. Elle veut régler certains problèmes d'accès à la justice, pour un plaideur qui se trouve dans le territoire québécois, lorsque le forum étranger normalement compétent lui est inaccessible pour des raisons exceptionnelles, comme une impossibilité en droit ou une impossibilité pratique, presqu'absolue. Ainsi, on peut penser à celles résultant de la rupture des relations diplomatiques ou commerciales avec un État étranger ou de la nécessité de la protection d'un réfugié politique, ou à l'existence d'un danger physique sérieux, si l'on entame un débat devant le tribunal étranger.
[Je souligne]
[58]
Dans cet arrêt, la Cour explique que les coûts et les inconvénients
associés à l’institution d’un recours dans le forum étranger compétent ne
constituent pas un fondement d’application de l’article
L'article
[59] En pareille situation, l’entraide et la courtoisie interjuridictionnelles s’imposent.
[60] Dans la présente affaire, il est acquis qu’une audition en Colombie-Britannique respectera les règles de justice fondamentale. Par ailleurs, s’il est vrai que l’intimée devra encourir des inconvénients et frais importants pour faire valoir ses droits devant le tribunal compétent de Colombie-Britannique, il s’agit là d’une conséquence du déplacement qui s’avère illicite.
[61] Contrairement au juge d’instance, j’estime que l’intimée disposait d’autres choix que celui de fuir vers le Québec pour assurer sa sécurité et celle de l’enfant.
[62] J’ajoute que le témoignage de l’intimée me laisse parfois perplexe, notamment lorsqu‘elle reconnaît avoir discuté avec l’appelant de son intention de revenir au Québec avec l’enfant, ce à quoi il s’opposait farouchement. Il en est de même lorsqu’elle explique que son avocate de Colombie-Britannique lui a dit, avant qu’elle ne quitte, « ça pourrait prendre des années avant [tu] puisse[s] [t’]en aller dans [t]a famille », et « qu’elle ne pouvait pas vivre avec cette idée-là ».
[63] Pourquoi a-t-elle discuté avec l’appelant et son avocate de son intention de quitter la Colombie-Britannique avec l’enfant avant la séparation? Son retour au Québec était-il fondé exclusivement sur des motifs de sécurité ou s’agissait-il d’un geste planifié depuis un certain temps? Bien des questions restent en suspens, notamment en ce qui a trait au comportement violent attribué à l’appelant.
[64] Loin de moi l’idée de vouloir minimiser les gestes violents qui sont reprochés à l’appelant.
[65] Néanmoins, il importe à ce stade de la procédure de faire preuve de prudence, l’appelant n’ayant toujours pas témoigné pour donner sa version des faits. À cet égard, les tribunaux de la Colombie-Britannique pourront décider de ces questions, d’autant que les personnes susceptibles de témoigner au sujet de la violence alléguée se trouvent dans cette province.
[66] Cela dit, je retiens que les parties ont convenu, à l’audience en appel, qu’une preuve par visioconférence pourrait être administrée, le cas échéant, lors du débat portant sur la garde de l’enfant. Cette façon de procéder, si elle est autorisée en Colombie-Britannique et si elle sied à l’intimée, pourra lui permettre d’atténuer les inconvénients découlant de la tenue d’une audition en Colombie-Britannique.
[67] En résumé, je propose d’accueillir l’appel, d’infirmer le jugement visé par l’appel et d’accueillir l’exception déclinatoire de l’appelant.
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JEAN-FRANÇOIS ÉMOND, J.C.A. |
[1] Droit
de la famille - 133807,
[2]
[3] Il désigne sa position sous le vocable de « la théorie du moindre mal ».
[4] Lors de cette audition, l’appelant n’est pas présent et ne témoigne pas. Il appert de la preuve que l’appelant fait actuellement l’objet de mandats d’arrestation au Québec.
[5] Supra, note 2, p. 646.
[6] Ibid., p. 646-647.
[7] Claude Emanuelli, Droit international privé québécois, 3e éd., coll. « Bleue », Montréal, Wilson & Lafleur, 2011, paragr. 165.
[8]
[9] Supra, note 7, paragr. 174.
[10]
GreCon Dimter inc. c. J.R. Normand
inc.,
[11]
Lamborghini (Canada) inc. c. Automobili Lamborghini S.P.A.,
[12] Ibid., p. 69.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.