Saitanis c. R. | 2023 QCCA 1271 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(700-01-169569-186) | |||||
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DATE : | 5 octobre 2023 | ||||
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THÉODOROS SAITANIS | |||||
APPELANT – accusé | |||||
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c. | |||||
SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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[1] L’appelant se pourvoit contre une déclaration de culpabilité sur un chef d’accusation de fraude prononcée le 10 mars 2020 par la Cour du Québec, chambre criminelle et pénale, district de Terrebonne (l’honorable Kathlyn Gauthier).
[2] Pour les motifs du juge Healy, auxquels souscrivent les juges Bich et Sansfaçon, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel.
[4] ORDONNE à l’appelant de se présenter aux autorités carcérales au plus tard le 11 octobre 2023 à midi.
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| MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. | |
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| PATRICK HEALY, J.C.A. | |
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| STÉPHANE SANSFAÇON, J.C.A. | |
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Me Karl-Emmanuel Harrison | ||
ME KARL-EMMANUEL HARRISON, AVOCAT | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Éric Bernier | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimé | ||
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Date d’audience : | 21 septembre 2022 | |
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[5] Les moyens d’appel contre une déclaration de culpabilité[1] sur un chef d’accusation de fraude[2] seront examinés sous trois rubriques : (I) le rejet de la requête de l’appelant visant à réopter sans le consentement du poursuivant; (II) l’admission de divers messages textes; et (III) le caractère raisonnable de la déclaration de culpabilité. Cet ordre sera suivi parce que la première question concerne la compétence du tribunal de première instance; la deuxième concerne la décision interlocutoire de ne pas exclure les messages textes de la preuve au procès; et la troisième concerne le jugement définitif.
Contexte
[6] Les parties conviennent que les faits essentiels relatés par la juge de première instance ne sont pas contestés. Un bref résumé suffira.
[7] Les plaignants, conformément à une entente verbale, ont transféré de l’argent à l’appelant dans le but d’ouvrir une franchise de restaurant à Lasalle dans laquelle ils seraient investisseurs et l’appelant, directeur général, en partenariat avec un tiers.
[8] Parmi les démarches entreprises par l’appelant à cette fin, on peut citer : un transfert de 5 000 $ au franchiseur, que ce dernier a par la suite remboursé aux plaignants; le choix d’un emplacement pour la franchise, bien qu’aucun bail n’ait jamais été conclu pour ce site; et la constitution d’une entreprise (« la Société ») pour exploiter la franchise. Entre le 17 juillet 2017 et le 14 février 2018, conformément à l’entente, les plaignants transfèrent 92 500 $ à l’appelant, mais aucune partie de cette somme n’est déposée dans le compte bancaire de la Société. Les plaignants demandent des documents attestant de ces dépôts à plusieurs reprises, mais en vain. L’appelant signe une reconnaissance de dette dans laquelle il affirme avoir reçu les sommes investies dans le projet de franchise et les avoir déposées dans le compte bancaire de la Société à titre de capital disponible. Il affirme également au conseiller financier des plaignants avoir transféré 244 000 $, dont l’investissement des plaignants, au franchiseur. Le conseiller confirme par la suite que seuls 5 000 $ ont réellement été transférés au franchiseur.
[9] L’appelant admet à l’un des plaignants que le reste de l’argent a été épuisé pour rembourser des dettes personnelles, mais, dans son témoignage, il affirme avoir dit cela pour que le plaignant le laisse tranquille. L’un des plaignants échange des messages textes avec l’appelant entre le 20 mars 2018 et le 17 juin 2018, dans lesquels celui-ci affirme que l’argent transféré par les plaignants est disponible et se trouve dans le compte du franchiseur; qu’il a fait des démarches pour obtenir les documents demandés par les plaignants et leur conseiller financier et qu’il enverra des copies des états de dépôt aux dates d’émission de leurs chèques; et qu’il a utilisé l’argent transféré par les plaignants à des fins personnelles.
[10] En somme, la théorie du ministère public est que l’appelant a frauduleusement incité les plaignants à investir de l’argent dans un plan d’affaires qui n’a jamais été réalisé et qu’il a non seulement mis en péril leur investissement financier, mais qu’il les en a, en réalité, privés.
I
Rejet de la requête visant à réopter
[11] Le 14 mars 2019, l’appelant, par l’intermédiaire de son avocat, choisit de subir son procès devant un juge de la Cour du Québec après la tenue d’une enquête préliminaire. Aucune objection n’est soulevée par rapport au fait que l’appelant est absent au moment de ce choix et il n’y a pas de discussions sur ce point. L’article 536 C.cr. prescrit pourtant qu’un choix doit être fait en présence de l’accusé et qu’il doit être fait, pour l’essentiel, dans le respect des exigences de cette disposition. La Cour suprême dans l’affaire Korponay a toutefois précisé que la défense peut renoncer à la protection conférée par la règle de procédure prévue à l’article 561 C.cr. si cette renonciation est claire, éclairée et non équivoque[3]. Le même principe s’applique à l’article 536[4]. En l’espèce, il n’y a aucune raison de douter de la validité du choix de l’appelant, présenté au tribunal en son absence, par son avocat. En particulier, il n’y a aucun fondement sur lequel l’appelant peut prétendre que le non-respect des critères encadrant la validité du choix fait en application du paragraphe 526(2) C.cr. l’emporte sur la décision expresse prise par la défense d’opter en son absence.
[12] L’article 536.2 prévoit qu’un choix « peut être effectué par écrit sans que [le prévenu] ait à comparaître ». Les documents dont dispose la Cour ne contiennent aucune trace ni mention de la présentation d’un tel document au moment où l’avocat de la défense a inscrit le choix de l’appelant le 14 mars 2019[5]. L’article 536.2 permet une exception à la norme de la comparution personnelle de l’accusé au moment du choix initial, laquelle est conçue comme une mesure de protection au profit de l’accusé, et le principe dégagé de l’arrêt Korponay, comme il est permissif, doit pareillement s’appliquer de façon à permettre à l’accusé de renoncer à l’obligation de présenter un document écrit pour communiquer son choix s’il n’est pas présent devant le tribunal[6].
[13] Le 22 mai 2019, les parties conviennent de conclure l’enquête préliminaire aux termes du paragraphe 549(1) C.cr. et l’appelant est alors renvoyé à procès (l’article 549 est conforme au principe général selon lequel un accusé peut renoncer à une règle de procédure adoptée à son profit si sa décision est claire, éclairée et non équivoque). L’appelant confirme son choix d’un procès avec juge sans jury « pour l’instant » et l’affaire est ajournée au 14 juin 2019 pour permettre une divulgation supplémentaire par le ministère public. Elle est à nouveau ajournée à cette fin au 4 juillet 2019. À cette date, le ministère public annonce qu’il ne sera pas en mesure de fournir d’informations concernant un témoin particulier en raison du refus de ce dernier de coopérer. Les parties demandent alors conjointement une conférence de facilitation en matière criminelle et pénale et le dossier est reporté au 6 septembre 2019 pour suivi de la facilitation[7].
[14] La conférence de facilitation a lieu le 29 août 2019 et l’avocat de l’appelant informe alors la poursuite qu’il a l’intention de choisir un nouveau mode de procès, c’est-à-dire de réopter, lors de l’audience prévue le 6 septembre 2019. Ce jour-là, pour la première fois, l’avocat de l’appelant informe le juge que l’appelant entend réopter pour un procès devant juge et jury et qu’il présentera une requête à cet effet en vertu du paragraphe 561(1)b)[8], puisqu’il n’a pas le consentement du poursuivant.
[15] Lors de l’audition de cette requête, le 27 novembre 2019[9], l’appelant fait valoir que la demande conjointe de conférence de facilitation a eu comme effet de suspendre le délai dans lequel l’appelant pouvait choisir un nouveau mode de procès, puisque cette demande avait entraîné la suspension de la fin de l’enquête préliminaire en raison de l’engagement pris par la poursuite, le 14 juin 2019, de faire une communication supplémentaire et que ce délai était toujours suspendu à la date à laquelle les parties ont conjointement demandé la tenue d’une conférence de facilitation. L’appelant soutient que son droit de choisir un nouveau mode de procès sans le consentement du poursuivant a été préservé le 22 mai 2019 (engagement de communication supplémentaire), le 14 juin 2019 (suivi de l’engagement de communication supplémentaire), le 4 juillet 2019 (demande de conférence de facilitation), le 29 août 2019 (conférence de facilitation) et encore le 6 septembre 2019 (suivi de la facilitation). Il fait en outre valoir que la décision de consentir ou de refuser de consentir au nouveau choix fait par la défense ne relevait pas du pouvoir discrétionnaire du ministère public et que ce refus constitue un abus de procédure ou un exercice déraisonnable du pouvoir discrétionnaire.
[16] La requête de l’appelant a été rejetée parce que, selon la juge, l’enquête préliminaire s’était terminée le 22 mai 2019 et que le délai de quinze jours alors prévu au paragraphe 561(1)b) pour choisir un nouveau mode de procès avait donc expiré le 6 juin 2019[10]. Après cette date, la possibilité de choisir un nouveau mode de procès ne pouvait exister que si le ministère public y consentait. Or, ce consentement a été refusé.
[17] La question en litige dans le présent pourvoi porte entièrement sur les effets et les conséquences de la décision de conclure une enquête préliminaire selon l’article 549 C.cr.
[18] Il n’y a aucune raison de douter que l’enquête préliminaire en l’espèce a pris fin le 22 mai 2019 après que l’appelant a informé la cour de sa décision, en application de l’article 549 C.cr., de renoncer à terminer l’enquête préliminaire et de passer à procès. Le consentement prévu à l’article 549 signifie le consentement à mettre fin à l’enquête préliminaire en cours et à renvoyer à procès. Lors de l’audience devant notre Cour, l’appelant a confirmé que l’enquête préliminaire avait pris fin « officiellement » le 22 mai 2019. Il a tout de même tenté de faire valoir que sa renonciation au titre de l’article 549 était provisoire et conditionnelle à la divulgation supplémentaire et à la gestion ultérieure de l’affaire.
[19] La décision de recourir à l’article 549 entraîne des conséquences immédiates. Elle met fin à l’enquête préliminaire. L’accusé est renvoyé à procès et le juge qui préside l’enquête devient dès lors functus officio et n’a plus de compétence pour continuer. Cela ressort explicitement de l’article 549, qui prévoit qu’aucune autre preuve n’est recueillie et que la citation à procès est indiquée sur la dénonciation. L’enquête préliminaire est donc formellement terminée. Elle ne survit pas à la décision prise en vertu de l’article 549 et ne peut être maintenue provisoirement ou conditionnellement, car l’effet de cette décision est de clore l’enquête préliminaire et d’admettre que la preuve est suffisante pour instruire la cause. Ayant déclaré sa décision de recourir à l’article 549, l’appelant ne peut pas en même temps prétendre suspendre unilatéralement l’effet de cet engagement ou redéfinir rétroactivement son choix du 14 mars 2019 comme provisoire ou conditionnel.
[20] Le droit de l’accusé de choisir un mode de procès qui permet une enquête préliminaire a été exercé et épuisé, mais le droit de réopter à la fin de l’enquête préliminaire reste ouvert pour encore quinze jours en vertu de l’article 561(1)b). Il ne s’agit pas d’une prolongation qui vise la durée de l’enquête préliminaire, mais qui vise uniquement le droit de choisir un nouveau mode de procès sans le consentement du poursuivant.
[21] La fin de l’enquête préliminaire le 22 mai 2019 et le renvoi à procès n’ont rien à voir avec la communication supplémentaire ou avec la gestion de la cause. En conséquence, l’appelant ne peut prétendre que l’enquête préliminaire s’est poursuivie sous quelque forme « suspendue » après le 22 mai 2019. L’enquête était terminée et la possibilité de choisir un nouveau mode de procès par la suite nécessitait le consentement du poursuivant, à moins de le faire dans les quinze jours, ce que prévoyait l’alinéa 561(1)b). La divulgation est une obligation continue qui commence à l’introduction de l’instance et se poursuit tout au long de la première instance, indépendamment des autres incidents procéduraux susceptibles de survenir au cours de l’évolution d’une poursuite, notamment concernant le mode de procès.
[22] Que l’appelant ait droit ou non à l’application rétroactive de la modification de l’article 561 entrée en vigueur le 19 septembre 2019, sa requête visant à réopter pour un procès devant juge et jury excède le délai permis, puisqu’il a exprimé ce souhait plus de quatre-vingt-dix jours après la fin de l’enquête préliminaire. Même s’il avait pu choisir un nouveau mode de procès sans le consentement du poursuivant dans les soixante jours suivant la fin de l’enquête préliminaire le 22 mai 2019, il ne pouvait plus le faire après le soixantième jour sans demande écrite et sans le consentement écrit du poursuivant.
[23] Le refus de l’intimé en l’espèce est un exercice du pouvoir discrétionnaire du ministère public qui est à l’abri du contrôle judiciaire et ne peut être révisé que si une preuve suffisante est établie que la décision constitue un abus de procédure[11]. Si l’appelant ne présente pas de preuve à cet égard, le ministère public ne peut être tenu d’expliquer le fondement de sa décision de refuser la demande de l’appelant de réopter. En l’espèce, l’appelant n’a relevé aucun élément dans le refus de consentement du ministère public qui pourrait être interprété comme abusif. Sur cet aspect de la question, la Cour doit faire preuve de la plus grande retenue à l’égard des conclusions de la juge de première instance.
II
Admission des messages textes
[24] L’appelant soutient que la juge du procès a commis une erreur de droit en décidant d’admettre plusieurs messages textes échangés entre le 20 mars 2018 et le 17 juin 2018. Il ne prétend pas que ces messages sont non pertinents ou inadmissibles, mais qu’ils auraient dû être exclus dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge d’exclure des éléments de preuve autrement admissibles au motif que le risque de préjudice pour la défense dépassait la valeur probante de ces éléments de preuve. Il affirme que la décision discrétionnaire de ne pas exclure les messages est une erreur de droit.
[25] Y avait-t-il risque de préjudice?
[26] Le fait que les messages textes aient été échangés après la période spécifiée dans l’acte d’accusation n’a aucune incidence sur leur pertinence ou sur toute autre considération. Une telle proposition supposerait que la preuve postérieure aux faits allégués est irrecevable parce qu’elle n’est pas contemporaine à la conduite constituant ces faits. Il n’existe aucune règle générale de droit à cet effet. Si c’était le cas, pratiquement aucune déclaration faite par une personne accusée ne serait admissible. Il existe, bien entendu, des règles et des principes d’irrecevabilité spécifiques qui s’appliquent à certains types de preuve après les faits, mais ils sont propres à certains cas particuliers[12] et n’expriment pas de règle générale portant que la preuve obtenue après les faits est présumée irrecevable. Cette proposition est sans fondement et contraire aux principes élémentaires de la preuve. Elle a été rejetée à juste titre par la juge du procès.
[27] L’argument selon lequel le risque de préjudice posé par les messages dépasse leur valeur probante est sans fondement. Les messages sont très pertinents à quatre points qui sont par ailleurs étayés par la preuve : l’appelant a reçu des plaignants les sommes d’argent et a reconnu les avoir reçues; il n’a pas déposé ces sommes au compte de la Société; il a refusé de rendre compte aux plaignants des sommes reçues; et il a admis avoir détourné ces sommes à son usage personnel. Le fait que l’appelant a refusé de restituer les sommes que les plaignants lui avaient avancées, ou d’en rendre compte de toute autre façon dans le cadre de leur projet commercial commun, est également pertinent à l’aveu de l’appelant qu’il a utilisé ces sommes à des fins personnelles non liées au projet de franchise. Les messages textes se rapportent directement à l’actus reus et à la mens rea de la fraude. Loin de constituer l’unique preuve de leur contenu, ils confirment des actes malhonnêtes de supercherie et de dissimulation qui sont tout à fait cohérents avec une conscience subjective de l’appelant que ses actions, à tout le moins, mettraient les intérêts pécuniaires des plaignants en péril. Les messages textes sont donc non seulement directement pertinents, mais ont également une grande valeur probante quant aux éléments de la fraude définis par le Code criminel et confirmés par la jurisprudence de la Cour suprême. Leur pertinence est d’autant plus grande que l’acte d’accusation fait état d’une fraude portant sur une « somme d’argent ».
[28] Dans l’affaire Olan, la Cour suprême examine en détail l’actus reus de la fraude, qui est définie comme un acte commis par « supercherie, mensonge ou autres moyens dolosifs »[13]. On a toujours interprété ce type d’acte comme une conduite qu’une personne raisonnable considérerait comme un acte malhonnête causant une privation, c’est-à-dire soit une perte véritable, soit la mise en péril des intérêts pécuniaires d’autrui. La preuve que la victime d’une fraude s’est fondée sur une incitation faite dans le cadre de la commission d’un acte frauduleux n’est pas un élément essentiel de l’actus reus si la preuve établit par ailleurs que l’acte frauduleux a causé une perte ou un risque de perte.
[29] Depuis 1993, les deux arrêts de principe sur les éléments constitutifs de la fraude sont Théroux et Zlatic[14], dans lesquels, comme dans Olan, la Cour suprême affirme que la gamme de comportements frauduleux pouvant constituer l’actus reus de la fraude au sens de l’article 380 du Code est large, notamment parce que ce type de comportements peut être établi non seulement par une preuve de perte pécuniaire véritable, mais aussi par la preuve d’un risque de perte pécuniaire. L’infraction est consommée lorsque l’accusé crée sciemment un tel risque en ayant recours à des moyens frauduleux. Par définition, cela comprend tout risque qui n’est pas trop éloigné de l’acte frauduleux qui l’a créé[15]. En l’espèce, il existe une preuve accablante que les actions de l’appelant ont directement exposé les plaignants à un risque de perte.
[30] Dans l’affaire Théroux, la juge McLachlin examine les éléments constitutifs de la fraude :
[L]’actus reus de l’infraction de fraude sera établi par la preuve :
1. d’un acte prohibé, qu’il s’agisse d’une supercherie, d’un mensonge ou d’un autre moyen dolosif, et
2. de la privation causée par l’acte prohibé, qui peut consister en une perte véritable ou dans le fait de mettre en péril les intérêts pécuniaires de la victime.
De même, la mens rea de la fraude est établie par la preuve :
1. de la connaissance subjective de l’acte prohibé, et
2. de la connaissance subjective que l’acte prohibé pourrait causer une privation à autrui (laquelle privation peut consister en la connaissance que les intérêts pécuniaires de la victime sont mis en péril).
Si la conduite et la connaissance requises par ces définitions sont établies, l’accusé est coupable peu importe qu’il ait effectivement souhaité la conséquence prohibée ou qu’il lui était indifférent qu’elle se réalise ou non.
L’inclusion du risque de privation dans le concept de la privation, que l’on constate dans l’arrêt Olan, demande certaines précisions. L’accusé doit, à tout le moins, être subjectivement conscient que sa conduite mettra en péril le bien d’autrui ou compromettra ses attentes économiques. Comme je l’ai déjà souligné, cela ne signifie pas que le ministère public doit fournir au juge des faits une image exacte de l’état d’esprit de l’accusé au moment où il a commis l’acte malhonnête. Dans certains cas, il est possible de déduire la connaissance subjective du risque des faits tels que l’accusé croyait qu’ils étaient. Ce dernier peut annihiler cette déduction en démontrant, par exemple, que sa supercherie n’était qu’une plaisanterie innocente, ou en établissant les circonstances qui l’ont amené à croire que personne ne se fonderait sur son mensonge, sa supercherie ou son acte malhonnête pour agir. Mais dans les cas comme l’espèce, où l’accusé ment tout en sachant que d’autres personnes se fonderont sur ce mensonge pour agir et met ainsi leur bien en péril, il est facile de déduire qu’il savait subjectivement que le bien d’autrui serait mis en péril.[16]
[31] Dans les affaires Théroux et Zlatic, la Cour souligne également que l’exigence de connaissance que l’on trouve dans l’élément de mens rea pour la fraude consiste en la preuve que l’accusé a sciemment accompli l’acte frauduleux et non la preuve que l’accusé savait que l’acte frauduleux était malhonnête[17]. Les deux affaires soulignent que la conviction de l’accusé que l’acte n’était pas malhonnête, ou même l’intention de l’accusé de compenser la perte, n’est pas un moyen de défense[18].
[32] L’appelant laisse entendre que ses messages textes démontrent qu’il tentait de temporiser dans l’espoir ou le désir de gagner du temps pour trouver un autre investisseur pour l’entreprise proposée et de rembourser les plaignants. Même si cela était vrai, et même s’il souhaitait poursuivre le projet, ces possibilités ne contredisent en rien le fait que ses actions ont été malhonnêtes et accomplies avec la conscience de mettre en péril les intérêts pécuniaires des plaignants. Du reste, même sans les messages textes, la juge de première instance était pleinement justifiée de tirer cette conclusion en s’appuyant sur l’abondance des autres éléments de preuve produits au procès.
[33] L’appelant n’identifie aucune erreur dans la décision de la juge de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour exclure une preuve admissible, car il n’y avait pas de risque de préjudice qui contrebalançait la valeur probante des messages textes. L’admission de cette preuve n’entraînait aucun risque d’iniquité dans le procès, aucun risque que sa fiabilité ne puisse être testée au cours du procès ni aucun risque qu’elle soit mal évaluée par la juge de première instance. En bref, préjudice n’est pas synonyme de force probante de la culpabilité. Il peut arriver que la preuve s’avère malheureuse pour l’appelant, sans toutefois être injuste.
III
Le caractère raisonnable de la déclaration de culpabilité
[34] L’appelant soutient que la juge a commis une erreur sur une question de droit qui équivaut à une erreur judiciaire. Les erreurs de ce genre impliquent un verdict déraisonnable, pour différents motifs, mais elles peuvent être examinées ensemble.
[35] L’appelant affirme que la juge a erré parce qu’il n’existe aucune preuve appuyant la conclusion selon laquelle l’appelant a commis un acte prohibé et qu’il n’existe pas de preuve d’un lien de causalité entre la conduite de l’appelant et la perte subie par les plaignants ou la mise en péril de leurs intérêts pécuniaires.
[36] Ces deux affirmations sont contredites par une preuve accablante. La préoccupation de l’appelant n’est rien d’autre qu’un désaccord avec l’appréciation de cette preuve faite par la juge de première instance. Depuis plus de cinquante ans, la jurisprudence de la Cour suprême indique clairement que l’actus reus de la fraude consiste en un acte qu’une personne raisonnable considèrerait comme objectivement malhonnête, que cet acte puisse être qualifié de forme de tromperie, de mensonge ou « d’autres moyens dolosifs »[19]. En l’espèce, il était tout à fait possible pour la juge des faits de conclure, sur la base de l’ensemble de la preuve, qu’un ou plusieurs actes attribuables à l’appelant pouvaient être qualifiés de malhonnêtes.
[37] Le même constat est d’autant plus évident en ce qui concerne le lien de causalité entre les actions de l’appelant et la privation des plaignants. La dissimulation par l’appelant des sommes avancées par les plaignants, son refus d’en rendre compte et le détournement qu’il en fait à son usage personnel sont autant de circonstances qui permettent au juge de déduire directement de ses actes une atteinte ou un risque d’atteinte aux intérêts pécuniaires des plaignants. La preuve directe et indirecte de l’actus reus de la fraude est considérable et cet actus reus a été complet dès la création du risque de perte pécuniaire.
[38] L’appelant soutient également, en renvoyant au sous-alinéa 686(1)a)(iii) et à l’arrêt Lohrer, que la juge a si fondamentalement mal interprété la preuve et à tant d’égards que la déclaration de culpabilité, même si elle est par ailleurs étayée par la preuve, constitue une erreur judiciaire. Il s’appuie sur l’énoncé de principe suivant de l’arrêt Lohrer :
[2] […] L’interprétation erronée de la preuve doit porter sur l’essence plutôt que sur des détails. Elle doit avoir une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement du juge du procès. Une fois ces obstacles surmontés, il faut en outre (le critère étant énoncé de manière conjonctive plutôt que disjonctive) que les erreurs ainsi relevées aient joué un rôle capital non seulement dans les motifs du jugement, mais encore « dans le raisonnement à l’origine de la déclaration de culpabilité ».[20]
[39] Comme c’était le cas dans l’arrêt Lohrer, le critère n’est pas respecté en l’espèce.
[40] L’appelant affirme que l’interprétation erronée de la preuve par la juge du procès équivaut à une erreur judiciaire correspondant à celle décrite dans Lohrer. Rien de ce que relève l’appelant ne démontre une incompréhension de la preuve par la juge de première instance et, certainement, rien qui ait une incidence importante plutôt que secondaire sur le raisonnement qui l’a menée à la déclaration de culpabilité. Il ne peut être soutenu que les éléments énumérés par l’appelant, individuellement ou collectivement, ont une incidence importante sur la conclusion de la juge que l’appelant a refusé de rendre compte des sommes avancées par les plaignants et qu’il les a détournées à son usage personnel, mettant ainsi en péril les intérêts pécuniaires des plaignants.
[41] En ce qui concerne le lien de causalité entre les actions de l’appelant et le risque de privation, il ressort nettement de la preuve que la perte véritable subie par les plaignants ou le risque de perte auquel ils ont été exposés est le résultat direct de la conduite de l’appelant et, en particulier, du détournement de l’argent des plaignants à son usage personnel. La Cour est incapable de relever une quelconque interprétation erronée importante de la preuve et, manifestement, aucune erreur d’interprétation ou de formulation qui pourrait être qualifiée d’erreur judiciaire.
Conclusion
[42] Je propose de rejeter l’appel.
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PATRICK HEALY, J.C.A. |
[1] R. c. Saitanis (l’honorable Kathlyn Gauthier, j.c.q., district de Terrebonne, 10 mars 2020).
[2] Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, art. 380.
[3] Korponay c. Procureur général du Canada, [1982] 1 R.C.S. 41; Trites c. R., 2011 NBCA 5, paragr. 32-34; R. c. Vuong, 2010 ONCA 798, paragr. 20.
[4] Voir p. ex. R. c. Dawad, 2019 SKCA 125.
[5] Les documents n’indiquent pas non plus si l’appelant a déposé une désignation conformément à l’article 650.01 du Code.
[6] Albert c. R., 2014 NBCA 27, paragr. 20, qui modifie l’approche exposée dans Trites c. R., 2011 NBCA 5, selon laquelle la comparution personnelle ou la désignation écrite est obligatoire et exclut l’application du principe de Korponay si l’une ou l’autre de ces alternatives n’est pas respectée. Voir aussi R. c. Dawad, 2019 SKCA 125, paragr. 21 et s.; R. c. Ali, 2019 SKCA 83, paragr. 62.
[7] L’appelant a par la suite contesté la qualification de cette procédure en tant que conférence de facilitation, mais cette question est sans importance pour le moment, car cette procédure ne faisait pas partie d’une enquête préliminaire en cours, quelle que soit la description qui en est faite.
[8] L’alinéa 561(1)b) a été modifié par L.C. 2019, ch. 25, art. 254, qui a remplacé le mot « quinzième » dans l’ancienne disposition par « soixantième ». Depuis le 19 septembre 2019, il s'agit du sous-alinéa 561(1)a)(ii).
[9] L’appelant n'était pas non plus présent au tribunal lors de cette audience.
[10] Voir Saitanis c. La Reine, 2019 QCCQ 8466, paragr. 5, 29, 32-37 et 41.
[11] R. c. Anderson, 2014 CSC 41, paragr. 49, 51-56 et 59. Voir aussi R. c. Nixon, 2011 CSC 34, paragr. 46 et s.; R. c. Ng (2003), 173 C.C.C. (3d) 349 (C.A. Alta.); R. c. E.(L.) (1994), 94 C.C.C. (3d) 228 (C.A. Ont.).
[12] Par exemple, le comportement dit « après le fait ».
[13] R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175, p. 1178.
[14] R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5; R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 29; R. c. Riesberry, 2015 CSC 15.
[15] Voir R. c. Riesberry, 2015 CSC 15, paragr. 20-22.
[16] R. c. Théroux, [1993] 2 R.C.S. 5, 20-21.
[17] R. c. Zlatic, [1993] 2 R.C.S. 1175.
[18] R. c. Zlatic [1993] 2 R.C.S. 1175.
[19] R. c. Olan, [1978] 2 R.C.S. 1175, p. 1178.
[20] R. c. Lohrer, 2004 CSC 80, paragr. 2.
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