Droit de la famille — 191917 |
2019 QCCS 3970 |
COUR SUPÉRIEURE (Chambre de la famille) |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT d’iberville |
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N° : |
755-12-011704-164 |
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DATE : |
Le 23 septembre 2019 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
MARIE-CLAUDE ARMSTRONG, J.C.S. |
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S... D... |
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Demanderesse. |
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c. |
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M... F... |
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Défendeur |
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et |
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LA CORPORATION DE SERVICES DU BARREAU DU QUÉBEC |
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WOLTERS KLUWER QUÉBEC LTÉE |
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Intervenantes |
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JUGEMENT SUR ACTES D’INTERVENTION VOLONTAIRE CONSERVATOIRE POUR JUGEMENT DÉCLARATOIRE |
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[1] Dans le présent dossier de divorce, comme dans plusieurs autres affaires évoluant en chambre familiale, doit s’effectuer l’opération de convertir en équivalent imposable (ou revenu brut) le revenu non imposable (ou revenu net) d’un parent afin de fixer la pension alimentaire payable pour l’entretien des enfants.
[2] En effet, le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants[1] prévoit que les revenus de toute provenance doivent être considérés et que les revenus non imposables sont convertis en équivalent imposable, afin d’établir le revenu annuel d’un parent pour fixer la contribution parentale de base à laquelle les parents devraient ensemble être tenus à l’égard de leurs enfants.
[3] De la même façon, le revenu annuel de chacun des parents permet d’établir, au prorata, la contribution de chacun d’eux aux frais de garde, d’études postsecondaires et aux frais particuliers relatifs à leurs enfants.
[4] Or, depuis un certain temps, les acteurs de la communauté juridique, plus particulièrement ceux œuvrant en droit de la famille, constatent qu’un écart significatif existe entre le résultat obtenu pour cette opération de conversion de revenus nets en revenus imposables, selon que le logiciel AliForm ou celui de JuriFamille est employé pour ce faire.
[5] Ces deux logiciels, utilisés devant les tribunaux, ont été développés afin d’effectuer les calculs relatifs à la fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[6] AliForm est le logiciel développé par l’intervenante Wolters Kluwer Québec Ltée (« Wolters Kluwer ») tandis que l’outil JuriFamille (qui est plus précisément une application Web) a été conçu pour l’autre intervenante, soit la Corporation de services du Barreau du Québec (la « Corporation de services »).
[7] Les écarts entre les résultats produits par ces deux logiciels influent directement sur le montant de contribution parentale de base. En effet, à titre d’exemple, plus le revenu imposable considéré pour l’un ou l’autre des parents aux fins de compléter le Formulaire de fixation des pensions alimentaires pour enfants (l’« Annexe I ») sera élevé, plus importante en valeur sera la contribution parentale de base. Le revenu imposable considéré influe également sur le pourcentage de contribution de chacun des parents à cette contribution parentale de base, de même qu’eu égard à leur contribution aux frais de garde nets, frais d’études postsecondaires et autres frais particuliers de l’enfant.
[8] Dans la présente affaire, il s’agit de déterminer l’équivalent imposable des pourboires de 7 000 $ par année que touche la mère en plus de son salaire imposable de 35 000 $, pour inscrire à l’Annexe I son revenu annuel total et ultimement établir la pension alimentaire payable par le père pour les deux enfants mineurs des parties, dont la mère exerce la garde.
[9] Selon JuriFamille, le revenu non imposable de 7 000 $ doit être majoré de 11 865,17 $ (169,50 %) pour obtenir son équivalent imposable de 18 865,17 $[2]. Selon AliForm, une fois converti en équivalent imposable, le revenu non imposable de 7 000 $ représenterait 10 298 $[3]. Ainsi, la méthode de conversion selon JuriFamille produit un revenu annuel imposable supérieur de 8 567,17 $ comparativement au résultat obtenu avec AliForm pour établir le revenu annuel total de la mère.
[10] Les données spécifiques au présent dossier n’ont de pertinence que pour illustrer, à titre d’exemple, la différence eu égard au montant de pension alimentaire payable en comparant les résultats obtenus à l’aide de chacun des deux logiciels. Le tableau ci-dessous met en évidence cet écart quant aux données fournies pour l’année 2019 :
Modalités de garde |
Revenus père |
Revenus mère : 35 000 $ imposables + 7 000 $ non imposables [4] |
Facteur de répartition des revenus (arrondi) |
Pension annuelle payable par le père selon JuriFamille |
Pension annuelle payable par le père selon AliForm |
Garde à la mère; 120 jours d’accès au père[5] |
77 000 $ imposables |
AliForm : 45 298 $ JuriFamille : 53 865 $ |
AliForm : père 66 % ; mère 34 % JuriFamille : père 60 % ; mère 40 % |
8 408,21 $ |
8 868,93 $ |
[11] Ainsi, nous constatons qu’une majoration supérieure du revenu non imposable a comme conséquence d’augmenter le revenu disponible d’un parent mais également de hausser le facteur de contribution de ce parent à la contribution parentale de base et aux frais particuliers de l’enfant.
[12] S’il s’agit du parent débiteur alimentaire, le montant de pension alimentaire qu’il doit verser sera plus élevé car son facteur de répartition augmente. À l’opposé, si c’est le revenu du parent qui reçoit la pension alimentaire pour enfants qui fait l’objet d’une majoration supérieure, la pension à recevoir se trouvera diminuée, car ce parent créancier alimentaire participera ainsi davantage à la contribution parentale de base, compte tenu du facteur de répartition.
[13] En l’espèce, la comparaison des résultats illustre qu’avec AliForm, la mère percevrait en 2019 en pension alimentaire pour les enfants un montant de 460,72 $ de plus par année que si le calcul de conversion s’effectuait avec JuriFamille.
[14] L’écart au niveau des résultats lors du calcul de la pension alimentaire de base, de même que ses répercussions sur le pourcentage de contribution de chacun des parents aux frais particuliers des enfants, peut créer un obstacle important et parfois fatal aux tentatives de règlement à l’amiable des dossiers impliquant la détermination d’une pension alimentaire pour enfants.
[15] Par ailleurs, et sans qu’il soit nécessaire de fournir des illustrations spécifiques pour divers cas de figure, l’on conçoit aisément que les écarts entre les résultats produits par l’un et l’autre des deux logiciels puissent s’avérer davantage significatifs si le revenu à convertir en équivalent imposable est, au départ, plus élevé que celui de la mère dans le présent dossier.
[16] Ainsi, dans une décision rendue en 2015, la juge Bouchard constate qu’un revenu non imposable de 32 809 $ est converti en équivalent imposable à hauteur de 44 798 $ par AliForm comparativement à 64 905,20 $ par JuriFamille[6], soit un écart de l’ordre de 20 000 $ par année entre les deux résultats pour le même revenu non imposable converti en équivalent imposable.
[17] Quant à la cause de l’écart et ce, pour tout calcul de conversion, il est admis qu’il provient du type de données retenues ou écartées par chaque logiciel pour procéder à l’opération de conversion.
[18] Conceptuellement, JuriFamille a fait le choix de tenir compte de la fiscalité réelle et complète du parent pour convertir son revenu « net » en revenu « brut ». Ainsi, JuriFamille ajoute au revenu net non seulement la composante en impôt de base au niveau fédéral et provincial mais de plus, elle majore notamment ce revenu pour tenir compte des crédits d’impôt non remboursables, de ceux de taxe sur les produits et services (T .P.S.) et des crédits de solidarité, ainsi que de l’allocation canadienne pour enfants et de soutien aux enfants[7].
[19]
Dans le cas d’AliForm, seule la composante de l’impôt de base est
considérée. Wolters Kluwer invoque se conformer à cet égard à l’article
[20] La ligne 208 de l’Annexe I, qui s’avère un formulaire faisant partie intégrante du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants, rappelle d’ailleurs ce que prévoit l’article 9 précité, en précisant que les « Autres revenus » excluent les transferts gouvernementaux reliés à la famille.
[21] C’est dans ce contexte et forts de leur position respective qu’en juillet et août 2018, la Corporation de services puis Wolters Kluwer présentent chacune successivement un acte d’intervention volontaire conservatoire dans le présent dossier de divorce.
1.1 Les conclusions recherchées par chacune des intervenantes
[22] Par son intervention, la Corporation de services demande au Tribunal de déclarer[8] :
·
que la conversion des revenus non
imposables en équivalent imposable au sens de l’article
· que le logiciel JuriFamille propose aux juristes et à la magistrature une application adéquate et conforme du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants qui tient compte de la situation fiscale réelle et complète du parent dont un revenu non imposable doit être converti en équivalent imposable.
[23] Quant à Wolters Kluwer, elle recherche les conclusions suivantes[9] :
·
DÉCLARER que la conversion des
revenus non imposables en équivalent imposable au sens de l’article
· DÉCLARER que pour convertir le revenu non imposable en équivalent imposable, la méthodologie du logiciel AliForm qui ajoute uniquement aux revenus non imposables la composante d’impôt personnel provincial et fédéral du parent au revenu non imposable pour en arriver à l’équivalent imposable, est une méthode conforme au Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants ;
· DÉCLARER que la méthode employée par le logiciel JuriFamille qui ajoute au revenu non imposable les transferts gouvernementaux ainsi que les déductions du parent pour le Régime de rentes du Québec et les contributions à l’assurance-emploi pour le convertir en équivalent imposable, est non conforme au Règlement.
[24] La demanderesse appuie la thèse de Wolters Kluwer et la méthodologie d’AliForm en ce qui a trait à l’opération de conversion du revenu net en revenu brut, tandis que le défendeur plaide en faveur de celles de la Corporation de services et de JuriFamille.
1.2 L’indemnité recherchée par la demanderesse et par le défendeur
[25] Par ailleurs, invoquant leur participation au débat qui oppose les intervenantes et les honoraires légaux qu’elles ont encourus en lien avec ce débat, chacune des parties réclame de chaque intervenante une indemnité de 4 000 $ plus taxes.
[26] À cet égard, la Corporation de services est disposée à verser l’indemnité réclamée par chaque partie, réduite d’une portion de 750 $ déjà versée à ce titre[10].
[27] Quant à Wolters Kluwer, elle demande qu’il soit donné acte à son offre de verser une provision pour frais ou indemnité de 750 $ à la demanderesse et de 750 $ au défendeur. Elle conteste le bienfondé de toute réclamation d’un montant supérieur à l’indemnité qu’elle offre[11].
[28] Afin de disposer du présent litige, le Tribunal doit décider les questions suivantes :
1. Y a-t-il lieu de prononcer un jugement déclaratoire ?
2. L’opération de conversion d’un revenu non imposable en équivalent imposable doit-elle tenir compte de la situation fiscale réelle et complète du parent ou doit-elle plutôt uniquement considérer la composante de l’impôt de base personnel provincial et fédéral ?
3. Wolters Kluwer doit-elle verser une indemnité de 4 000 $ plus taxes à chaque partie ?
3.1 Y a-t-il lieu à jugement déclaratoire ?
[29] À l’audience, les deux intervenantes déclarent qu’il y a consensus entre elles quant à l’opportunité et la nécessité de permettre leurs interventions volontaires conservatoires en l’espèce.
[30] À cet égard, le Tribunal conclut qu’il y a lieu de prononcer un jugement déclaratoire afin de disposer des conclusions respectives recherchées par les intervenantes.
[31]
En effet, l’article
[32] Or, les actes d’intervention soulèvent une difficulté réelle. Celle-ci existe non seulement pour les parties à l’instance, mais elle se manifeste et se manifestera dans de nombreux autres cas, actuels ou futurs, à chaque fois qu’afin de procéder à la conversion d’un revenu non imposable en son équivalent imposable, un parent utilisera AliForm et l’autre, JuriFamille.
[33] De plus, la question de savoir quel logiciel respecte la réglementation est pertinente dans tous les dossiers impliquant une conversion de revenu, incluant ceux où les deux parties utilisent un même logiciel. En effet, l’on doit rechercher que l’établissement d’une pension alimentaire s’effectue au moyen de critères généralement uniformes.
[34] De la difficulté identifiée découle une incertitude pour les parents devant déterminer une pension alimentaire pour leurs enfants, ainsi que pour l’ensemble de la communauté juridique œuvrant en droit familial.
[35] Conscientes de cette situation, afin de mettre un terme à la controverse[12], les intervenantes demandent au Tribunal de déclarer quelle façon de faire respecte les dispositions applicables.
[36] Un jugement déclaratoire permettra l’atteinte de cet objectif.
[37] Dans ce contexte, l’intérêt juridique de chaque intervenante est indéniable. D’ailleurs, leurs actes d’intervention volontaire conservatoire, en eux-mêmes, ne sont pas contestés par les parties, bien que celles-ci ne partagent pas la même position eu égard aux conclusions recherchées par chaque intervenante.
[38] Finalement, ne fait pas obstacle à la demande de jugement déclaratoire, l’existence de certaines décisions rendues et à la lecture desquelles, au cas par cas, on constate que le tribunal a exposé des motifs et commentaires visant à écarter le calcul de conversion d’un logiciel pour retenir le résultat généré par l’autre[13].
[39]
Ces décisions ne constituent pas en l’espèce chose jugée quant aux
conclusions recherchées par l’une ou l’autre des intervenantes. Dans ces autres
affaires, Wolters Kluwer et la Corporation de services ne sont pas intervenues.
Les conditions de l’article
[40] En l’espèce, il s’agit de déclarer quelle méthode de calcul doit être reconnue comme respectant le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants, afin d’éliminer les écarts entre les résultats produits par AliForm et ceux par JuriFamille. Ces écarts empêchent une application pratique uniforme du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants pour l’ensemble des citoyens.
3.2 L’opération de conversion d’un revenu non imposable en équivalent imposable
3.2.1 Rappel historique
[41] En 1997, le Modèle québécois de fixation de pensions alimentaires pour enfants entre en vigueur, modifiant le Code civil, le Code de procédure civile, et introduisant le Règlement de fixation de pensions alimentaires pour enfants ainsi que des formulaires d’application de ce Règlement[15].
[42] Il ne fait pas de doute, tant du côté des Lignes directrices fédérales sur les pensions alimentaires pour enfants[16], qu’en vertu, au Québec, du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants qu’afin de fixer la pension alimentaire pour enfants, c’est le revenu brut des parents qui est considéré.
[43] Voici comment est actuellement défini le revenu annuel à l’article 9 (2°) du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants :
« revenu annuel » : les revenus de toute provenance, incluant notamment les traitements, salaires et autres rémunérations, les pensions alimentaires versées par un tiers et reçues à titre personnel, les prestations d’assurance-emploi, d’assurance parentale et autres prestations accordées en vertu d’une loi au titre d’un régime de retraite ou d’un régime d’indemnisation, le montant imposable des dividendes, les intérêts et autres revenus de placement, les revenus nets de location et les revenus nets tirés de l’exploitation d’une entreprise ou d’un travail autonome ; toutefois, ne sont pas considérés comme revenus les transferts gouvernementaux reliés à la famille, les prestations d’aide financière de dernier recours et les montants reçus dans le cadre des programmes d’aide financière aux études accordés par le ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport.
Les revenus non imposables sont convertis en équivalent imposable.
[…]
[Soulignements du Tribunal]
[44]
Il est pertinent de remarquer qu’au fédéral, ces exclusions ne sont pas
expressément mentionnées. Cela n’est pas nécessaire puisqu’à l’article
[45] Par ailleurs, c’est uniquement depuis le 1er avril 2014[18], avec l’entrée en vigueur du Règlement modifiant le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants que l’article 9 (2°) précité comporte l’ajout que « Les revenus non imposables sont convertis en équivalent imposable » (l’« ajout au Règlement »).
[46] Toutefois, dès la première version du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants entré en vigueur le 1er mai 1997[19], la définition de revenu annuel exclut les transferts gouvernementaux reliés à la famille ainsi que les prestations accordées en vertu de certains programmes. Entre 2003 et 2005, trois règlements modificatifs apportent des changements quant au nom des programmes dont les prestations sont exclues, mais ces modifications sont sans incidence ni pertinence quant à la question qui nous occupe ici [20].
[47] À titre d’exemple, un revenu non imposable peut être constitué de prestations de CSST, d’indemnités de la SAAQ, de prestations d’assurance salaire pour invalidité, d’un revenu de salaire sur une réserve autochtone, etc[21].
3.2.2 L’approche des concepteurs d’AliForm
[48] Me Jean-Marie Fortin est avocat depuis 1974 et fiscaliste depuis 1975. Il témoigne à l’audience en tant que principal responsable parmi les concepteurs d’ALiForm.
[49] La plupart des juristes œuvrant en droit de la famille au Québec connaissent de près ou de loin l’implication de Me Fortin en matière de droit familial et plus particulièrement eu égard aux pensions alimentaires et aux aspects fiscaux qui s’y rattachent. D’ailleurs, Me Fortin énonce au début de son témoignage avoir fait partie de divers comités, à savoir notamment [22]:
· Comité permanent sur la Famille du Barreau du Québec (membre de 1991 à 2004 et depuis 2017) ;
· Comité de suivi du Ministère du Revenu du Québec sur la Loi facilitant le paiement des pensions alimentaires à titre de représentant du Barreau du Québec (membre 1996-2004) ;
· Comité de suivi du Modèle québécois de fixation des pensions alimentaires pour enfants du Ministère de la Justice du Québec à titre de représentant du Barreau du Québec (Président 1997-2004).
[50] Pour exposer la position de Wolters Kluwer, Me Fortin s’appuie sur le mémoire qu’il a préparé au soutien de l’intervention de celle-ci[23]. De ces témoignage et mémoire, le Tribunal retient ce qui suit pour exposer la démarche conceptuelle d’AliForm en ce qui a trait au calcul d’un revenu non imposable converti en équivalent imposable :
a) Pour établir le Modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants, la notion de revenu après impôts fut écartée pour éviter d’avoir à débattre des déductions dont les parents peuvent se prévaloir. La notion de revenu imposable (ou brut) fut retenue et celle de l’encaissement net annuel fut rejetée ;
b) Dans un projet antérieur de formulaire de fixation des pensions alimentaires pour enfants, la ligne 204 prévoyait une déduction pour les cotisations à l’assurance-chômage[24]. Le législateur n’a pas retenu cette déduction ; dans le formulaire adopté comme Annexe I, seules les déductions pour cotisations syndicales et professionnelles ont été retenues ;
c) Aux fins du Modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants, les transferts gouvernementaux furent exclus du revenu annuel car le montant de ces transferts est établi en fonction de variables fluctuantes dans le temps et selon des circonstances qui sont également changeantes pour tout parent visé, telles : le nombre d’enfants à charge, leur âge, la présence ou non d’un conjoint, les revenus de celui-ci le cas échéant, etc. Il fut notamment considéré que de ne pas inclure les transferts gouvernementaux permettait d’éviter la révision de la pension alimentaire basée sur des changements quant à ces transferts. En effet, ce qui ne constitue pas un élément retenu pour la fixation de la pension alimentaire, ne peut servir de motif pour réviser celle-ci ;
d) Avant l’ajout au Règlement entré en vigueur en 2014, AliForm adopte une position dictée selon l’interprétation qu’ont ses concepteurs de la jurisprudence de la Cour supérieure et voulant qu’un revenu net soit transformé en revenu brut pour compléter l’Annexe I. C’est ainsi que le logiciel AliForm introduit dans sa version du 12 janvier 2000, l’outil « Calcul brut » ;
e) Cependant, cette notion de calcul brut était déjà présente depuis 1993 dans un autre logiciel de Wolters Kluwer, soit le logiciel AliTax, pour calculer la pension alimentaire imposable nécessaire afin que le créancier alimentaire puisse bénéficier d’un montant net déterminé de pension alimentaire ;
f) En 2000, à l’introduction de l’outil « Calcul brut » au logiciel AliForm, ses concepteurs choisissent d’effectuer les calculs en fonction de la comparaison avec un revenu d’emploi. À cet égard, le Tribunal constate qu’effectivement, des décisions de la Cour d’appel et de la Cour supérieure ont été rendues depuis 1997 en ce sens, à savoir qu’essentiellement, le revenu brut considéré doit équivaloir à celui d’un statut de salarié et de la fiscalité généralement attachée à ce statut [25];
g) En 2013, dans la foulée de l’introduction du Service administratif de rajustement des pensions alimentaires pour enfants (SARPA)[26], le législateur québécois précise certaines dispositions du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants dans le but de confirmer la jurisprudence voulant qu’un revenu non imposable soit converti en revenu imposable, priorise la prise en compte de la déclaration fiscale provinciale et procède à d’autres modifications d’ordre technique. Le Tribunal observe que c’est effectivement ce qui ressort du texte du projet de Règlement publié dans la Gazette officielle du Québec du 13 novembre 2013[27]. On y lit notamment que « Ce projet de règlement vise, dans un souci d’application uniforme, à apporter des précisions concernant les frais et les revenus qui doivent être pris en compte pour établir la pension alimentaire exigible d’un parent pour son enfant. »;
h) Le Règlement modificatif en découlant, publié le 19 février 2014 et entré en vigueur le 1er avril 2014, insère au texte de l’article 9 (2°) du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants, la phrase « Les revenus non imposables sont convertis en équivalent imposable » ;
i) Le revenu non imposable converti en équivalent imposable s’ajoute aux autres revenus du parent, afin que soient considérés les revenus de toute provenance pour ce parent, conformément à la définition de « revenu annuel » au Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants ;
j) L’objectif ultime de l’approche d’AliForm est de retrouver, compte tenu des autres revenus que le parent peut percevoir, le montant imposable qu’il devrait recevoir pour obtenir, après impôts, sans autre ajout ou retrait, le montant non imposable qu’il reçoit.
[51] Mme Krystel Lajeunesse détient une maîtrise en sciences comptables. Elle travaille pour Wolters Kluwer depuis 2012, actuellement à titre de gestionnaire de développement pour des logiciels fiscaux et le logiciel AliForm[28]. Elle a préparé un Mémorandum au soutien de l’intervention de Wolters Kluwer, afin de vérifier quelles règles fiscales doivent être appliquées pour convertir un revenu non imposable en son équivalent imposable.[29].
[52] À l’occasion de son témoignage à l’audience, Mme Lajeunesse expose que ses vérifications lui permettent d’affirmer que pour procéder à la conversion d’un revenu non imposable en équivalent imposable, la méthode employée par AliForm vise à produire un revenu d’emploi brut équivalent, c’est-à-dire le revenu inscrit à la ligne 199 de la déclaration de revenus provinciale. Dans l’Annexe I, ceci correspond à la ligne 209 qui vise à indiquer le revenu total pour chaque parent, avant les déductions permises pour cotisations syndicales et professionnelles.
[53] Après avoir analysé le Mémorandum préparé par M. Robert Parent pour la Corporation de services[30], Mme Lajeunesse dit avoir constaté que le modèle de JuriFamille tient compte, pour fins de conversion en équivalent imposable, des éléments suivants participants d’une fiscalité globale et complète d’un particulier :
· cotisations à : Régime de rentes du Québec, assurance emploi, Régime québécois d’assurance parentale, Régime d’assurance maladie du Québec, Fonds des services de santé ;
· contributions santé ;
· crédit pour la TPS ;
· crédit pour la solidarité ;
· Allocation canadienne pour enfants ;
· Soutien aux enfants.
[54] Or, elle remarque que les autres éléments suivants, qui font également partie de la fiscalité globale et complète de l’imposition d’un contribuable et influent sur les liquidités nettes, ne sont pas pris en compte par JuriFamille, à savoir :
· TPS/TVQ sur achat ;
· Taxe municipale / impôts fonciers.
[55] Il appert ainsi que les concepteurs de JuriFamille auraient sélectionné sur une base discrétionnaire les attributs fiscaux qu’ils ont choisis d’inclure dans leur calcul de conversion. Ainsi, selon Mme Lajeunesse, l’argument voulant que JuriFamille procède en tenant compte d’une fiscalité globale et complète du parent dont le revenu net doit être converti en brut, ne serait donc pas exact.
[56] Mme Lajeunesse invoque par ailleurs que de toute manière, ces attributs fiscaux ou transferts gouvernementaux ne peuvent faire partie du calcul de conversion puisque le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants les exclut spécifiquement.
3.2.3 L’approche des concepteurs de JuriFamille
[57] En 2008, la Corporation de services mandate l’informaticien Charles Bédard pour concevoir un logiciel permettant de produire notamment le Formulaire de fixation des pensions alimentaires (Annexe I) et le Formulaire pour pensions alimentaires pour conjoints (Formulaire III), tels que prescrits par le Code de procédure civile et le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[58] M. Bédard témoigne à l’audience. Il explique avoir conçu JuriFamille avec la participation d’un autre informaticien, Stéphane Volet. Depuis la réalisation du logiciel, M. Bédard demeure responsable de sa veille fiscale et technologique.
[59] M. Bédard déclare qu’au moment de développer le logiciel, on lui a remis une copie du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants. Après en avoir pris connaissance, il a préparé et soumis à la Corporation de services une ébauche de concept pour la réalisation du logiciel.
[60] Au moment de présenter son concept au comité de la Corporation de services chargé de l’élaboration du logiciel, M. Bédard se souvient avoir dû composer avec une certaine opposition. En effet, des membres du comité ont soulevé que le concept proposé n’était pas conforme puisqu’il tenait compte de prestations que le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants écarte à son article 9 (2°), tels notamment les transferts gouvernementaux reliés à la famille. Le comité a également remarqué que dans le cas d’AliForm, ces prestations n’étaient pas tenues en compte.
[61] M. Bédard dit être parvenu à rallier à sa vision l’ensemble des membres du comité en exposant qu’en tenant compte de telles prestations lors de l’opération de conversion d’un revenu net en revenu brut, cela s’avérait en bout de piste favorable aux enfants. Pour soutenir l’existence d’un tel avantage, M. Bédard insiste sur le fait que plus le revenu d’un parent est élevé, plus la pension alimentaire pour le ou les enfants se trouvera bonifiée.
[62] Le Tribunal remarque cependant que cet argument vaut uniquement si c’est le revenu net du parent débiteur de la pension alimentaire qui doit être converti en revenu brut. À l’inverse, si c’est le revenu du parent créancier de la pension alimentaire pour les enfants qui doit être converti, et que par exemple la considération de telles prestations dans le calcul de conversion selon JuriFamille résulte en un revenu brut qui peut dans certains cas équivaloir au double du revenu converti en équivalent imposable par AliForm, la pension alimentaire déterminée en application de l’Annexe I sera inférieure. Dans ces cas, les enfants visés sont désavantagés : ils reçoivent des aliments moindres.
[63] Lors du contre-interrogatoire, M. Bédard reconnaît qu’afin de déterminer le revenu brut d’un parent, les données utilisées par JuriFamille sont celles permettant de reconstituer le revenu brut à partir de l’encaissement net annuel du parent. Il précise qu’ainsi, l’enveloppe des prestations ou transferts gouvernementaux « perdus » à l’occasion de la hausse du revenu se retrouve mathématiquement incluse ou ajoutée afin d’en arriver au revenu majoré pour déterminer l’équivalent imposable.
[64] M. Robert Parent est comptable professionnel agréé. Il agit comme consultant en fiscalité depuis 2005[31]. Il a préparé un Mémorandum au soutien de l’intervention de la Corporation de services. Ce Mémorandum porte sur le traitement fiscal d’un revenu non imposable dans le cadre de la fixation de la contribution alimentaire parentale de base[32]. Il témoigne également à l’audience.
[65] L’opinion qu’il développe vise à déterminer quelles règles fiscales doivent être appliquées afin de convertir adéquatement un revenu non imposable en son équivalent imposable.
[66] Comme prémisse d’analyse, il retient le principe de l’équité fiscale, c’est-à-dire qu’en comparant deux contribuables dans la même situation, chacun d’entre eux doit avoir des liquidités après impôts équivalentes. Or, ceci exige de tenir compte d’une fiscalité globale et complète[33].
[67] Lors de son témoignage, il précise son interprétation de la notion d’équivalent imposable. À cet effet, il explique qu’il y a lieu de faire la nuance suivante : dans le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants, il n’est pas question de l’équivalent d’un revenu imposable, mais d’un équivalent imposable. À son esprit, ceci signifie que l’équivalent imposable représente la liquidité nette d’encaissement annuel, puisque le Règlement indique de convertir en « équivalent imposable » et non pas « en revenu imposable ».
[68] M. Parent justifie le choix de son approche en se fondant sur son expérience en fiscalité des particuliers. Au fil des ans, il dit avoir constaté que pour les individus, l’encaissement net final annuel est ce qui compte davantage.
[69] Il n’a pas consulté d’autre source pour conclure que cette approche serait valide pour procéder à convertir en équivalent imposable, un revenu non imposable au sens du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[70] Du témoignage de M. Bédard et de M. Parent, le Tribunal retient ce qui suit :
a) Pour JuriFamille, la notion d’équivalence imposable repose sur l’encaissement net final annuel du parent considéré avec l’ensemble de ses attributs fiscaux personnels, matrimoniaux et familiaux et non sur la notion de revenu brut en le considérant ou l’assimilant à celui d’un salarié. Ces attributs fiscaux incluent les transferts gouvernementaux que sont l’aide canadienne aux enfants, les crédits de TPS et de TVQ, le crédit de solidarité, et les prestations de soutien aux enfants.
b) Après l’entrée en vigueur en 2014 du Règlement modificatif, intégrant à l’article 9 (2°) du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants la phrase « Les revenus non imposables sont convertis en équivalent imposable. », le logiciel JuriFamille n’est pas modifié eu égard aux données considérées pour le calcul de conversion d’un revenu net en revenu brut ;
c) M. Bédard reconnaît que selon qu’un parent vit ou non avec un conjoint, et selon le nombre d’enfants qui sont à sa charge, le calcul de JuriFamille pour convertir son revenu net en équivalent imposable divergera d’un scénario à l’autre bien qu’au départ, le revenu non imposable à convertir en équivalent imposable demeure le même ;
d) Quant à M. Parent, il soutient qu’il est nécessaire de tenir compte de l’ensemble des attributs fiscaux de l’individu afin que le calcul de conversion lui assure le même pouvoir d’achat en liquidités nettes que s’il recevait un revenu imposable au départ.
3.2.4 La méthode retenue par le Tribunal
[71] Le Tribunal est d’avis qu’il faut écarter l’approche de JuriFamille et retenir celle appliquée par AliForm. Voici pourquoi.
[72] La méthode de conversion d’un revenu non imposable en équivalent imposable doit tenir compte des objectifs pour lesquels le Modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants a été mis en œuvre. C’est ce Modèle qui a donné lieu au Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[73] Ce n’est qu’en 2014 qu’entre en vigueur l’exigence de convertir en équivalent imposable un revenu non imposable d’un parent. Cependant, on observe qu’à partir du moment où le droit québécois est modifié en 1997 par l’entrée en vigueur des modalités de pensions alimentaires pour enfants, le corpus jurisprudentiel qui se développe pour régir les situations où un parent reçoit un revenu non imposable, conclut majoritairement qu’il faut établir pour ce revenu non imposable, un revenu brut équivalent comme si ce parent touchait ce revenu à titre de salarié[34].
[74] Par ailleurs, dès 1996, les travaux et intentions des parlementaires au sujet du Modèle de fixation des pensions alimentaires visent à :
a) défiscaliser les pensions alimentaires pour enfants afin de minimiser l’imprévisibilité du montant réellement disponible pour l’enfant à partir du montant de pension alimentaire fixé [35];
b) reconnaître autant que possible l’égalité de traitement de tous les enfants issus de différentes unions en ce qui a trait à leur droit à des aliments [36];
c) déterminer le montant de la pension alimentaire en fonction des besoins de l’enfant et des revenus gagnés par les deux parents. À cette fin, les parents devront compléter un formulaire et y déclarer leurs revenus annuels, de même qu’un état de leurs actifs et passifs. La contribution parentale de base tient compte du revenu disponible des deux parents, soit le total de leurs revenus, moins une déduction de base de 9 000 $[37] pour chacun d’eux, ainsi que les déductions pour les cotisations syndicales et professionnelles. À partir du revenu total disponible des deux parents et du nombre de leurs enfants, le modèle permet de calculer, sur une base annuelle, la contribution alimentaire parentale de base en se référant aux montants indiqués à la table de fixation[38].
[75] En 1999, le juge Senécal écrit au sujet d’un revenu d’un parent lui provenant de la CSST :
Ce revenu est un revenu net, c’est-à-dire un revenu qui n’est imposable d’aucune façon. Cependant, les barèmes ont été conçus en fonction d’un revenu brut. Ils tiennent compte du fait que les gens ne jouissent pas de ce revenu brut et qu’ils ne reçoivent pas de fait dans leurs poches le montant qui apparaît dans le formulaire. Ce qu’ils reçoivent est normalement un montant duquel ont été retirés des impôts fédéraux et provinciaux et différentes autres charges. Le législateur, en choisissant de fixer la pension en fonction du revenu brut, a tenu compte du fait qu’il ne s’agit pas du montant véritablement disponible dans les poches de la personne qui devra payer la pension. Si tel n’est pas le cas, il faut faire les ajustements[39].
[Soulignement du Tribunal]
[76] Vu ce qui précède, il appert que l’approche de JuriFamille ne respecte ni les objectifs du Modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants ni le texte du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[77] En effet, il est admis qu’en tenant compte des transferts gouvernementaux comme le fait JuriFamille, lorsqu’au sens fiscal, la situation personnelle, matrimoniale ou familiale d’un parent se voit modifiée, il en résulte une variation de son revenu converti en brut et ce, même si le revenu non imposable de ce parent ne change pas.
[78] Dans le cas d’un parent qui reçoit un revenu imposable, puisqu’il n’est pas question de recourir à la conversion dans son cas, les attributs fiscaux liés à son statut personnel, matrimonial ou familial n’auront aucune incidence sur le revenu qui sera utilisé pour ce parent aux fins de fixer sa contribution parentale de base ou sa participation aux frais particuliers d’un enfant.
[79] Il ne serait pas acceptable que le revenu total à indiquer à l’Annexe I pour deux parents dont le revenu gagné ne change pas, doive néanmoins être modifié pour l’un d’entre eux parce que celui-ci reçoit un revenu non imposable qui, par l’effet de la conversion, se retrouve haussé ou diminué en raison de changements à ses attributs fiscaux, tandis que l’autre parent qui perçoit un revenu imposable doit continuer d’indiquer le même revenu à l’Annexe I malgré que dans son cas, ses attributs fiscaux peuvent également avoir changé.
[80] Puisque la position adoptée par le législateur se base sur la considération du revenu gagné par un parent, en précisant clairement que les transferts gouvernementaux sont exclus de la définition du revenu annuel, il devient inconciliable et inéquitable de vouloir considérer les transferts gouvernementaux dans le calcul de conversion de revenu net en revenu brut.
[81] En effet, un parent dont le revenu imposable ne change pas dans une période de temps donnée, pourrait néanmoins voir diminuer la pension alimentaire qu’il reçoit ou augmenter la pension alimentaire qu’il doit payer parce que l’autre parent, dont le revenu non imposable ne change pas non plus durant la période en question, s’est séparé, ou lorsque les revenus du conjoint de ce parent augmentent ou diminuent, ou encore, que ce parent, en raison d’une situation familiale recomposée, a davantage d’enfants à sa charge.
[82] À titre indicatif, mentionnons que le montant d’une allocation familiale varie selon l’âge de l’enfant pour lequel elle est versée. La méthode de JuriFamille tient compte de cette donnée dans son calcul de conversion alors qu’AliForm ne la considère pas.
[83] Ainsi, en raison de ces circonstances changeantes, un parent, par l’effet du calcul de conversion selon JuriFamille, voit son revenu disponible augmenter ou diminuer et peut donc demander une révision de la pension alimentaire pour enfant et ce, même s’il continue par ailleurs de gagner le même montant de revenu non imposable.
[84] Non seulement il s’agit d’un traitement inéquitable pour les parents, mais surtout pour l’enfant dont les aliments deviennent ainsi tributaires de divers facteurs reliés au statut personnel, conjugal ou familial d’un parent, même lorsque celui-ci continue de recevoir les mêmes revenus.
[85] En 2001, la Cour d’appel parle en ces termes pour statuer que les revenus non imposables d’un parent doivent être convertis en revenus imposables pour fins d’application du Modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants, notamment dans le but de traiter équitablement les parents entre eux :
Cette actualisation du revenu net en revenu brut divise actuellement la Cour supérieure. Soit dit avec égards pour l’opinion contraire, je suis d’avis que cette correction s’imposait. À défaut de l’effectuer, il en découlerait un accroc à l’économie des textes législatifs et réglementaires, une iniquité entre les conjoints et ultimement des ressources moindres pour combler les besoins de l’enfant[40].
[86] Le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires, lorsqu’il intègre en 2014 l’ajout « Les revenus non imposables sont convertis en équivalent imposable », se trouve à codifier cette position que la Cour d’appel a fait connaître plusieurs années auparavant, en même temps qu’elle reconnaissait l’importance d’un traitement équitable entre les parents de même que celle de ne pas injustement réduire les ressources permettant de contribuer à l’entretien des enfants.
[87] Dans ce contexte, il appert que la méthode employée par JuriFamille et les résultats qu’elle produit nous éloignent des objectifs d’équité et de prévisibilité des montants de pension alimentaire pour enfants. Pourtant, il s’agit d’objectifs poursuivis par le Modèle de fixation des pensions alimentaires.
[88] La prise en compte des transferts gouvernementaux ouvre la porte à des demandes de révision de pension alimentaire pour enfants même si par ailleurs, rien ne change dans la situation de cet enfant ou dans les revenus gagnés par ses parents. Ceci n’est ni raisonnable ni acceptable eu égard à la recherche d’une stabilité dans les résultats devant découler de l’application du Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants. C’est justement pour cette raison que les transferts gouvernementaux et certaines autres prestations ont été exclus du Modèle de fixation des pensions alimentaires[41].
[89] Le choix discrétionnaire des concepteurs de JuriFamille quant aux données considérées pour procéder à leur calcul de conversion ne trouve aucune assise juridique.
[90] Au niveau des considérations pratiques pouvant appuyer ce choix, M. Bédard soutient que le revenu supérieur produit par la méthode de conversion de JuriFamille s’avère à l’avantage de l’enfant. Il mentionne à cet égard qu’un revenu supérieur d’un parent génère une contribution parentale de base supérieure pour l’enfant.
[91] Toutefois, le cas de figure actuel démontre pourtant le contraire : la demanderesse, qui a la garde des enfants, reçoit selon le calcul effectué par JuriFamille, une pension alimentaire pour enfants inférieure comparativement à celle déterminée par AliForm. En effet, tel que déjà expliqué, lorsqu’augmente le revenu du parent qui est créancier alimentaire pour le bénéfice des enfants, le montant de la pension alimentaire payable par le parent débiteur alimentaire quant à lui, diminue.
[92] En conclusion, il appert que les concepteurs de JuriFamille ont opté pour une méthodologie de calcul en fonction d’une réalité purement fiscale, sans rechercher en premier lieu à respecter les exigences du droit familial tel qu’elles doivent être comprises à partir du Modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[93] Me Michel Tétreault écrit d’ailleurs à ce sujet, citant des décisions des juges Senécal et Gaudreau, que pour déterminer le revenu brut et donc, le revenu disponible d’un parent, il s’agit plutôt de chercher à déterminer la réalité financière de chacun des parents et sa capacité de pourvoir aux besoins des enfants. L’exercice ne consiste pas à appliquer fidèlement des règles fiscales statutaires qui ont leur logique propre, précisant que ce qui est permis aux fins fiscales ne l’est pas nécessairement pour la fixation de la pension alimentaire[42].
[94] Le calcul de conversion d’AliForm est celui qui respecte le mieux le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants. Les résultats qui en découlent répondent, eu égard à la conversion d’un revenu non imposable en équivalent imposable, aux objectifs poursuivis par la mise en place du Modèle de fixation des pensions alimentaires et de son principal Règlement d’application précité.
[95] Le Tribunal se permet de reproduire ci-dessous certains extraits d’une décision de la juge Bouchard rendue en 2015[43], qui résume fort bien tant la situation constatée quant à l’écart des résultats, que les raisons pour lesquelles le tribunal a décidé dans cette affaire de ne pas retenir le montant du revenu converti en équivalent imposable par JuriFamille :
[16] Concernant le volet alimentaire, les parties admettent le revenu à considérer pour 2015 pour le père à 25 286 $ (17 422 $ de son emploi et 7 864 $ d'assurance-emploi).
[17] Le revenu de la mère est aussi admis, soit 44 798 $, mais la problématique réside dans la conversion en brut d'une partie de son revenu (32 809 $) non imposable parce que provenant d'une réserve autochtone.
[18] D'une part, le formulaire de fixation des pensions alimentaires pour enfants produit par le père et préparé à partir du logiciel AliForm convertit à 44 798 $ ledit revenu, alors que celui de la mère, dont les calculs sont établis par le logiciel JuriFamille le convertit à 64 905,20 $!
[19] Il appert que la disparité importante des calculs de ces deux outils provient essentiellement des choix des concepteurs de tenir compte ou non de certaines informations fiscales. Par exemple, le logiciel AliForm ne tient pas compte, dans ce type de calcul, de la Prestation fiscale canadienne pour enfants (PFCE) puisqu'il s'agit d'un avantage non imposable, alors que le logiciel JuriFamille la considère.
[20] La base de calcul prônée par JuriFamille pour convertir le revenu net en brut favorise l'obtention d'un revenu brut avec certains avantages autrement jamais considérés pour les autres calculs de pension alimentaire pour enfants sans conversion du revenu net en brut. Par exemple ici, pour établir le revenu brut du père, il n'y a pas d'ajout des crédits d'impôt non remboursables ni du crédit pour la TPS et du crédit pour solidarité.
[21] De plus, jamais on ne tient compte dans le cadre de la fixation d'une pension alimentaire pour enfants de la Prestation fiscale canadienne pour enfants dans le calcul du revenu brut d'un parent. En fait, ce que le Tribunal cherche à obtenir ici c'est l'équivalent de ce que l'employeur aurait dû verser pour obtenir le revenu net en cause.
[22] Le calcul de JuriFamille double le revenu net d'emploi de la mère de 32 809 $ pour arriver au revenu brut à considérer. Il y a incongruité.
[23] Il y a manifestement dichotomie entre les
deux modes de calcul et le Tribunal conclut que le mode de calcul préconisé par
le logiciel AliForm est davantage en harmonie avec l'estimation des revenus
bruts des parties dans toute autre circonstance pour établir la pension
alimentaire pour enfants. Il est en cohésion avec le « revenu annuel »
défini à l'article 9 (
[23] Par conséquent, comme calculé dans le logiciel AliForm, le revenu brut d'emploi retenu pour la mère est de 44 798 $, augmenté de ses prestations d'assurance-emploi pour un revenu brut annuel de 53 818 $.
[96] Le présent jugement fait écho à ces propos de la juge Bouchard, en y ajoutant sa propre analyse et ses motifs afin de disposer des conclusions que recherchent respectivement les intervenantes.
3.3 Wolters Kluwer doit-elle verser une indemnité de 4 000 $ à chaque partie ?
[97] Le débat que tranche le présent jugement dépasse l’intérêt et la situation personnels des parties au litige.
[98] Par ailleurs, celles-ci ont dû accepter des délais procéduraux additionnels dans la progression de leur dossier de divorce, en raison des interventions volontaires conservatoires.
[99] La demanderesse produit un projet de facture totalisant 5 559,52 $ taxes incluses, pour les services de son avocat, Me Sylvain Choinière, rendus entre le 2 mai 2018 et le 24 mai 2019[44]. Ces honoraires excluent donc les deux jours d’audience concernant le débat sur les actes d’intervention.
[100] Le défendeur produit quant à lui un relevé d’honoraires qui, sensiblement pour la même période, totalise 5 145,50 $ avant taxes.
[101] Vu les interventions limitées des avocats de la demanderesse et du défendeur durant l’audience, les honoraires facturés semblent de prime abord élevés. Par ailleurs, l’avocate du défendeur s’est davantage impliquée en termes de préparation et de représentation à l’audience que ne l’a fait l’avocat de la demanderesse.
[102] Le Tribunal note par ailleurs que l’avocate du défendeur œuvre au même cabinet que l’avocat de la Corporation de services. Ainsi, les multiples scénarios d’Annexe I préparés par l’avocate du défendeur, s’ils n’avaient été réalisés par elle, l’auraient été par l’avocat de la Corporation de services.
[103] Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la Corporation de services ne conteste pas l’indemnité réclamée par le défendeur. En « bon joueur » et dans la même foulée, la Corporation de services accepte également de verser l’indemnité réclamée par la demanderesse.
[104] La situation est différente dans le cas de Wolters Kluwer. En effet, son avocat fut l’unique responsable d’illustrer la position de celle-ci et pour la soutenir à partir de la preuve, des arguments et de la jurisprudence.
[105] D’autre part, vu les motifs exposés par le Tribunal pour disposer au fond des deux actes d’intervention, lesquels sont essentiellement basés sur les textes réglementaires et sur la jurisprudence existante depuis un certain nombre d’années déjà, il peut paraître surprenant à tout le moins, que la Corporation de services n’ait pas consenti à revoir son calcul de conversion pour en extraire les transferts gouvernementaux qui ne sont pas inclus à la définition de revenu annuel dans le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants.
[106] Certes, le présent dossier judiciaire en est un de droit familial. Pour les dossiers de cette nature, il est généralement d’usage que les frais de justice ne soient pas accordés.
[107] Cependant, la relation entre les intervenantes en est une essentiellement de droit civil. Elles ont chacune un intérêt d’affaire ou corporatif à ce que la difficulté identifiée soit solutionnée. Sur cette base, le Tribunal pourrait ordonner que l’intervenante qui succombe dans son positionnement, doive également supporter les frais de justice de l’autre intervenante. Toutefois, Wolters Kluwer ne le réclame pas.
[108] La présente décision devrait permettre aux parties de régler à l’amiable entre elles la détermination de la pension alimentaire pour enfants, puisque la question de déterminer la méthode appropriée pour procéder au calcul de conversion du revenu net en revenu brut est maintenant répondue.
[109] Néanmoins, le Tribunal estime que les délais et honoraires des parties en lien avec les actes d’intervention justifient que Wolters Kluwer les indemnise davantage que pour un montant de 750 $ chacune. Le Tribunal ordonne à cette intervenante de verser à chaque partie une indemnité totale de 2 000 $ plus taxes, de laquelle devra être déduit tout montant d’indemnité déjà versé par Wolters Kluwer, le cas échéant.
[110] DISPOSE comme suit des actes d’intervention volontaire conservatoire des intervenantes;
[111] DÉCLARE
que la conversion des revenus non imposables en équivalent imposable au sens de
l’article
[112] DÉCLARE que pour convertir le revenu non imposable en équivalent imposable, la méthodologie du logiciel AliForm qui ajoute uniquement aux revenus non imposables la composante d’impôt personnel provincial et fédéral du parent au revenu non imposable pour en arriver à l’équivalent imposable, est une méthode conforme au Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants ;
[113] DÉCLARE que la méthode employée par le logiciel JuriFamille qui ajoute au revenu non imposable les transferts gouvernementaux ainsi que les cotisations du parent pour le Régime des rentes du Québec et les contributions à l’assurance-emploi pour le convertir en équivalent imposable, est non conforme au Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfants ;
[114] DONNE ACTE à l’intervenante Corporation de services du Barreau du Québec de son offre de verser à chacune des parties une indemnité de 4 000 $ plus taxes, réduite de l’indemnité de 750 $ déjà versée et lui ORDONNE de se conformer à son offre ;
[115] ORDONNE à l’intervenante Wolters Kluwer Québec Ltée de verser à chacune des parties une indemnité de 2 000 $ plus taxes, de laquelle devra être déduit tout montant d’indemnité déjà versé par elle le cas échéant ;
[116] LE TOUT, sans frais de justice vu la nature du dossier et sous réserve des paragraphes 114 et 115.
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__________________________________Marie-claude armstrong, j.c.s. |
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Me Sylvain Choinière |
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Tremblay Choinière Bilodeau |
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Avocat de la demanderesse |
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Me Sylvie Harvey |
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Fortier D’Amours, Goyette |
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Avocate du défendeur |
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Me Martin Brisson |
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Fortier D’Amours, Goyette |
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Avocat de l’intervenante Corporation de services du Barreau du Québec |
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Mes Jocelyn Verdon et Mireille Pélissier-Simard |
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Verdon Samson Lemieux Armanda |
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Avocats de l’intervenante Wolters Kluwer Québec Ltée. |
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Dates d’audience : |
27 et 28 mai 2019 |
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[1] RLRQ, c. C -25.01, r.0.4., art. 2, 3 et 9.
[2] D-9, onglet 19 (2019), p.100.
[3] IWK-10, section 2019, p.1 de l’Annexe I.
[4] D-9, p.1, ligne 2019.
[5] D-9, scénario de l’onglet 19 (2019) p.95.
[6]
Droit de la famille-151496,
[7] D-9, onglet 19 (2019), p.100, rubrique « Détails de la majoration des revenus non imposables de la mère ».
[8] Selon les conclusions de l’acte d’intervention de la CORPORATION DE SERVICES, telles que modifiées à l’audience le 28 mai 2019, procès-verbal du 28 mai 2019, p.2.
[9] Selon les conclusions de l’acte d’intervention de Wolters Kluwer, telles que modifiées à l’audience le 28 mai 2019, procès-verbal du 28 mai 2019, p.2.
[10] Procès-verbal du 27 mai 2019, p.2.
[11] Procès-verbal du 28 mai 2019, p.3.
[12]
Coastal Contacts inc. c. Ordre des optométristes du Québec,
[13]
Voir notamment Droit de la famille-151496,
[14]
Art.
[15] IWK-1, p.1.
[16] DORS/97-175 (Gaz. Can. II), art. 16.
[17] IWK-1, p.3 et son AnnexeT1 - page 2.
[18]
IWK-1, p.8 ; Art.
[19] D-484.97 (G.O. II).
[20] 2003 : Règlement modifiant le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfant, D. 1312-2003 (G.O. II); 2004 : Règlement modifiant le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfant, D. 1138-2004 (G.O. II); 2005 : Règlement modifiant le Règlement sur la fixation des pensions alimentaires pour enfant, D. 1192-2005 (G.O. II)
[21] Mémorandum de Robert Parent I-6, p.1.
[22] IWK-6 : curriculum vitae de Me Fortin.
[23] IWK-1.
[24] IWK-8 : Document de consultation sur le modèle de fixation des pensions alimentaires pour enfants, Gouvernement du Québec, Ministère de la Sécurité du revenu, juin 1996.
[25]
Droit de la famille-2827
[26] En produisant une demande auprès du SARPA, les parents résidant au Québec peuvent faire modifier le montant de leur pension alimentaire pour enfants sans passer par les tribunaux.
[27] IWK-1, p.7 et GAZETTE OFFICIELLE DU QUÉBEC, 13 novembre 2013, 145e année, n° 46.
[28] IWK-7 : curriculum vitae de Mme Lajeunesse.
[29] IWK-2 : Mémorandum de Krystel Lajeunesse
[30] I-6.
[31] Curriculum vitae de M. Parent produit en liasse, I-6.
[32] Mémorandum du 13 avril 2017, I-6.
[33] Mémorandum I-6, p.2.
[34] Voir la note 25.
[35] IWK-3 : Mémoire au Conseil des ministres du gouvernements du Québec, portant sur la Loi modifiant le Code civil et le Code de procédure civile relativement à la fixation des pensions alimentaires pour enfants - partie accessible au public, 28 octobre 1996, p.1.
[36] IWK-3, p.2.
[37] À l’époque en 1997; elle est aujourd’hui de 11 400 $.
[38] IWK-3, p.2 et 3.
[39] Droit de la famille-3472, [1999] CanLII 7975 (C.S.), p.3.
[40]
J-P.La c. L.L.
[41] IWK-1, p.3.
[42]
Michel TÉTREAULT, Droit de la famille - l’obligation alimentaire, 4e
éd., vol. 2, Éditions Yvon Blais, Cowansville, p. 1018, citant M.(M.) c.
B.(B.),
[43]
Droit de la famille-0151496,
[44] P-13.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.