[1] L'appelante se pourvoit à l'encontre du jugement par lequel, en date du 16 décembre 2013, la Cour du Québec, chambre de la jeunesse, district A (l'honorable Ann-Marie Jones), rejette les requêtes présentées en vue de l'adoption des mis en cause X et Y.
[2] Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrivent les juges Gagnon et Schrager, LA COUR :
[3] REJETTE l'appel, sans frais.
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[4] L'appel soulève diverses questions relatives à l'adoption de personnes majeures originaires d'un pays étranger, mais qui se trouvent en sol québécois depuis plusieurs années, s'y étant installées en contravention des lois sur l'immigration, et ce, alors qu'elles étaient mineures.
I. CONTEXTE
[5] En octobre 2012, l'appelante, citoyenne canadienne domiciliée au Québec, entreprend, auprès de la Cour du Québec, les démarches judiciaires relatives à l'adoption de ses deux neveux, les mis en cause X et Y. Ces derniers sont originaires de Saint-Vincent-et-Les-Grenadines, où ils ont vécu avec leurs grands-parents (qui sont aussi les parents de l'appelante) depuis leur naissance[1], ou à peu près, jusqu'en juillet 2009. C'est alors qu'ils arrivent au Canada, comme touristes[2], ayant en main une lettre de leurs parents les autorisant à visiter leur tante. Leur séjour, qui devait - du moins ostensiblement - ne durer qu'un mois, histoire de donner un peu de répit aux grands-parents, se prolonge. De fait, les deux jeunes hommes (qui ont 16 et 14 ans à l'époque) ne retourneront jamais dans leur pays d'origine. L'appelante n'ayant pas fait le nécessaire pour régulariser leur situation auprès des autorités de l'immigration, ils demeurent au Canada illégalement, dans la semi-clandestinité que décrit le paragraphe suivant du jugement de première instance :
[13] Les personnes majeures habitent avec la requérante depuis leur arrivée au Canada. Cependant, n'ayant pas de statut de résidents permanents au Canada, ils n'ont ni carte d'assurance maladie ni carte d'assurance sociale et n'ont jamais été inscrits à l'école. Leur scolarisation s'est limitée à suivre des cours de français, d'anglais et de mathématiques, du lundi au vendredi de 18 heures à 20 heures, à l'Association A.
[6] Selon son témoignage au procès, c'est après les avoir côtoyés quelques semaines et développé pour eux une grande affection que l'appelante a formé le projet d'adopter ses neveux, enfants abandonnés depuis longtemps et qui seraient sans contact avec leurs parents. Ce projet aurait tenu compte également de l'incapacité croissante des grands-parents, âgés et malades, de prendre soin des deux adolescents. L'appelante, constatant qu'elle s'entendait bien avec ces derniers, aurait ainsi voulu prendre la relève, ayant de toute façon toujours contribué, par des envois périodiques d'argent ou de vêtements, à l'entretien de ses neveux durant leur enfance.
[7] L'appelante a alors consulté un avocat[3] qui l'aurait guidée dans la mise en œuvre de son intention d'adopter.
[8] En avril 2010, l'appelante a obtenu des parents de ses neveux une déclaration de consentement à l'adoption. Cette déclaration n'a cependant pas eu de suite immédiate, puisque ce n'est qu'à l'automne 2012 que seront entreprises les démarches nécessaires. Dans l'intervalle, l'appelante a, dit-elle, continué de prendre soin de ses neveux comme s'il s'agissait de ses fils, ceux-ci la considérant comme une mère, affirment-ils de leur côté.
[9]
En octobre 2012, l'appelante, conformément à l'article
[10] Y étant devenu majeur au moment où les demandes d'adoption sont finalement entendues par la juge de première instance, le 25 mars 2013[6], la demande de placement se transforme en demande d'adoption d'une personne majeure[7].
II. JUGEMENT, APPEL ET MOYENS D'APPEL
[11]
Le 16 décembre 2013, la juge de première instance rejette les requêtes
de l'appelante. À son avis, les enfants se trouvant illégalement au Canada, ils
ne peuvent y avoir leur domicile au sens des articles
[12] Essentiellement, la juge voit dans la manière dont l'appelante a agi un stratagème destiné à contourner les lois canadiennes et québécoises en matière d'immigration.
* *
[13] L'appelante se pourvoit contre ce jugement. Elle soutient que la juge a commis nombre d'erreurs dans son analyse des dispositions législatives relatives à l'immigration, omettant entre autres choses de considérer que X et Y pourraient être autorisés à demeurer au Canada et y obtenir la résidence permanente pour des raisons humanitaires, en vertu des politiques applicables[9].
[14]
L'appelante soutient également que la juge a erré en faisant primer les
lois régissant l'immigration sur les dispositions du Code civil du Québec en
matière de domicile et de résidence. Elle se serait en conséquence trompée en
concluant que X et Y ne sont pas domiciliés au Québec ou n'y résident pas. Elle
aurait enfin indûment considéré qu'il s'agissait ici d'une adoption
internationale, alors que c'est d'une adoption locale qu'il est question, et
plus précisément d'une adoption conforme à l'article
[15] De son côté, l'intimée fait valoir que les enfants, jusqu'à leur majorité, étaient domiciliés là où leurs tuteurs (en l'occurrence leurs parents, selon toute vraisemblance) se trouvaient, c'est-à-dire à Saint-Vincent. Ils y sont toujours domiciliés, d'ailleurs, puisque « l'atteinte de la majorité n'a pas eu pour effet de changer [leur] domicile puisqu'ils sont illégalement en sol québécois »[12]. Le seul fait de leur présence physique au Québec ne permet pas de conclure à changement de domicile, ce qui est une question de droit et non de fait.
[16]
Par ailleurs, plaide l'intimée, même si l'on reconnaissait que les
enfants sont domiciliés au Québec, leur adoption ne pourrait se faire qu'en
conformité avec 1° les règles en vigueur à Saint-Vincent en ce qui
concerne le consentement et l'admissibilité à l'adoption (art.
III. ANALYSE
[17]
Quoique, en tout respect, je ne partage pas le point de vue de la juge
de première instance sur la détermination du domicile des enfants et
l'application des articles
A. Domicile et immigration
[18]
La question du domicile des enfants est cruciale, puisque, s'ils sont
domiciliés à l'étranger, les règles régissant leur admissibilité à l'adoption
et le consentement à cette mesure seront celles de la loi étrangère que désigne
l'article
[19] Voici les principales dispositions que le Code civil du Québec consacre au domicile et à la résidence[14] :
75. Le domicile d'une personne, quant à l'exercice de ses droits civils, est au lieu de son principal établissement. |
75. The domicile of a person, for the exercise of his civil rights, is at the place of his principal establishment. |
76. Le changement de domicile s'opère par le fait d'établir sa résidence dans un autre lieu, avec l'intention d'en faire son principal établissement. La preuve de l'intention résulte des déclarations de la personne et des circonstances. |
76. Change of domicile is effected by a person establishing his residence in another place with the intention of making it his principal establishment. The proof of such intention results from the declarations of the person and from the circumstances of the case. |
77. La résidence d'une personne est le lieu où elle demeure de façon habituelle; en cas de pluralité de résidences, on considère, pour l'établissement du domicile, celle qui a le caractère principal. |
77. The residence of a person is the place where he ordinarily resides; if a person has more than one residence, his principal residence is considered in establishing his domicile. |
78. La personne dont on ne peut établir le domicile avec certitude est réputée domiciliée au lieu de sa résidence. À défaut de résidence, elle est réputée domiciliée au lieu où elle se trouve ou, s'il est inconnu, au lieu de son dernier domicile connu. |
78. A person whose domicile cannot be determined with certainty is deemed to be domiciled at the place of his residence. A person who has no residence is deemed to be domiciled at the place where he lives or, if that is unknown, at the place of his last known domicile. |
[…] |
(…) |
80. Le mineur non émancipé a son domicile chez son tuteur. Lorsque les père et mère exercent la tutelle mais n'ont pas de domicile commun, le mineur est présumé domicilié chez celui de ses parents avec lequel il réside habituellement, à moins que le tribunal n'ait autrement fixé le domicile de l'enfant. |
80. An unemancipated minor is domiciled with his tutor. Where the father and mother exercise the tutorship but have no common domicile, the minor is presumed to be domiciled with the parent with whom he usually resides unless the court has fixed the domicile of the child elsewhere. |
[20]
À cela, il faut ajouter l'article
171. Le mineur émancipé peut établir son propre domicile; il cesse d'être sous l'autorité de ses père et mère. |
171. An emancipated minor may establish his own domicile, and he ceases to be under the authority of his father and mother. |
[21]
Selon la juge, les neveux de l'appelante, qui se trouvent sur le
territoire québécois en violation des dispositions législatives fédérales et
provinciales en matière d'immigration, ne peuvent y être domiciliés,
c'est-à-dire y avoir leur principal établissement au sens de l'article
[51] Le terme « principal établissement » s'entend comme l'ensemble des éléments qui rattachent la personne à un lieu donné. Ces éléments sont, entre autres, la famille, la propriété, le travail, les études, etc. [renvoi omis.]
[52] Or, dans les présents dossiers, rien ne rattache les personnes majeures au Québec si ce n'est le fait que leur tante y habite. Leur famille est à St-Vincent-et-les-Grenadines, ils n'ont pas de propriété ni de biens au Québec, ils n'y occupent pas un emploi et ne sont pas étudiants au Québec. Il ne reste donc que leur volonté de s'établir au Québec, ce qui n'est pas suffisant pour élire domicile.
[53] Qui plus est, les personnes majeures ne peuvent être considérées comme résidents du Québec puisque bien qu’elles se trouvent sur le territoire, elles n’ont aucun statut et ne peuvent par conséquent y exercer leurs droits civils ou y établir le lieu de leur principal établissement.
[22]
La juge exclut aussi l'application de l'article
[23] On peut comprendre, sans doute, les raisons qui motivent ce propos. Avec égards, toutefois, l'affirmation me paraît trop absolue et je me permets de ne pas y souscrire.
[24]
La question de savoir où se trouve le domicile des neveux
de l'appelante aurait été simple si on l'avait soulevée du temps de leur
minorité. Les enfants mineurs sont en effet domiciliés de droit chez
leur tuteur (art.
[25] En l'occurrence, l'appelante n'était pas et n'a jamais été la tutrice de ses neveux, qui ne lui ont pas été confiés à ce titre. On peut supposer (quoique la preuve soit muette sur ce point) que leurs parents (ou leurs grands-parents) en étaient les tuteurs, aucun jugement n'ayant autrement fixé le lieu de leur domicile. À l'époque de leur minorité (et sous réserve de l'émancipation de l'un d'eux), ils n'étaient donc pas domiciliés chez l'appelante, mais encore, de droit, à Saint-Vincent, nonobstant leur présence physique au Québec.
[26]
Cela signifie que si l'appelante avait, par exemple en 2010, institué
des procédures d'adoption, celles-ci auraient été régies par les articles
[27]
Maintenant qu'ils sont majeurs et, dans le cas du plus jeune, depuis
qu'il est émancipé, les enfants sont toutefois domiciliés, de droit, « au
lieu de [leur] principal établissement », conformément à l'article
[28]
Cela étant, quel est le lieu du principal établissement des enfants au
sens de l'article
[29] On sait que, pour la juge de première instance, ni l'un ni l'autre de ces éléments n'est présent : à son avis, quoiqu'ils se trouvent physiquement au Québec, les enfants n'y ont ni biens, ni emploi, ni occupation légitime et leur intention - pourtant reconnue - de s'y établir ne peut suffire, puisqu'ils sont à tout moment exposés au renvoi en raison de leur statut (ou absence de statut) en vertu des lois sur l'immigration.
[30] Évidemment, l'on ne niera pas que le fait d'avoir famille, emploi et biens dans un endroit où l'on se trouve ordinairement (et physiquement) de manière stable permet ordinairement de vérifier que l'on a dans ce lieu son principal établissement et, de même, l'intention idoine. Il ne peut pour autant s'agir de critères absolus et exclusifs. Si c'était le cas, il faudrait en effet conclure que, du moins au regard de notre droit, les neveux de l'appelante, qui ne seraient pas domiciliés au Québec selon le jugement de première instance, ne le seraient pas davantage à Saint-Vincent, seul autre état de rattachement possible. En effet, non seulement ne se trouvent-ils physiquement pas dans ce pays, et ce, depuis plusieurs années, mais ils n'y étudient pas, n'y travaillent pas, n'y ont pas de biens et n'ont aucunement l'intention d'y retourner, ayant plutôt celle de s'établir en permanence au Québec, où ils vivent. Ils ont à Saint-Vincent, il est vrai, de la famille[17], mais celle-ci, selon ce qu'indique la preuve, est constituée de leurs grands-parents (dont on ignore l'état actuel) et de leurs parents, ces derniers les ayant cependant abandonnés.
[31] Je ne suis pas encline à conclure ainsi. Aux fins du Code civil du Québec, une personne a nécessairement un domicile, c'est-à-dire un établissement principal, et si elle n'en a pas, ce code lui en attribue un par présomption (voir infra).
[32]
Par ailleurs, il me semble que la juge, pour trancher la question du domicile,
a usé ici de critères sans doute usuels, mais mal adaptés à la situation des
neveux de l'appelante. L'analyse qui doit être faite aux fins de l'article
[33]
Le jugement de première instance, quoiqu'il fasse la distinction entre
domicile et résidence, semble également, soit dit en toute déférence, ignorer
l'article
77. La résidence d'une personne est le lieu où elle demeure de façon habituelle; en cas de pluralité de résidences, on considère, pour l'établissement du domicile, celle qui a le caractère principal. |
77. The residence of a person is the place where he ordinarily resides; if a person has more than one residence, his principal residence is considered in establishing his domicile. |
[Je souligne.] |
|
[34]
La résidence, selon la jurisprudence et la doctrine, se rattache aux
faits. Elle est de prime importance lorsqu'il s'agit de déterminer le domicile
d'un individu, dont elle est, en pratique, un indicateur fort. Bien sûr, une personne
peut avoir plusieurs résidences, alors qu'elle ne peut avoir qu'un seul
domicile; bien sûr, une personne peut être domiciliée ailleurs que là où elle
réside ordinairement (voir l'art.
[35]
Dans le cas d'une personne majeure, la détermination du domicile, aux
fins de l'article 75 C.c.Q.[19],
passe en effet par celle de la résidence. Et, pour répondre à la question de
savoir où réside une personne, il faut, selon l'article
[36] En l'espèce, il n'y a qu'une seule réponse : ils demeurent de façon habituelle au Québec (et plus précisément Ville A), et ce, depuis cinq ans (quatre au moment du procès sur l'adoption), l'aîné y résidant de son propre choix depuis août 2011 et le plus jeune, depuis son émancipation en novembre 2012. Ils y ont de la famille, c'est-à-dire l'appelante, leur tante, chez qui ils logent en permanence, et c'est là qu'ils gardent les quelques biens dont ils sont propriétaires. Ils y fréquentent en outre non pas une école du système régulier, mais un endroit où on leur prodigue un enseignement (notamment le français) destiné à favoriser leur intégration.
[37] En outre, et c'est l'élément volitif, ils ont, cela n'est pas contesté, l'intention de faire du Québec, lieu de leur résidence habituelle, celui de leur principal établissement, intention qui correspond à leurs faits et gestes. La juge est d'avis que cette intention est insuffisante, mais elle n'en nie pas l'existence, la reconnaissant, plutôt.
[38]
On pourrait donc conclure sur cette double base que les neveux de
l'appelante, quant à l'exercice de leurs droits civils, sont bel et bien
domiciliés au Québec, lieu de leur seule résidence qui est aussi leur principal
établissement, où se déroule leur vie. Encore une fois, la situation serait
tout autre si l'on avait affaire à des mineurs, dont le domicile dépend des
critères purement légaux énoncés à l'article
[39]
J'ajoute que, même si j'examinais la question sous l'angle de
l'article
[40] La même approche avait été retenue précédemment par la Cour suprême du Canada dans Trottier v. Rajotte[23], où l'on décide que :
Before proceeding to discuss the facts, it, perhaps, ought to be added that a domicile of origin is not lost by the fact of the domiciled person having left the country in which he was so domiciled with the intention of never returning. It is essential that he shall have acquired a new domicile, that is to say, that he shall in fact have taken up residence in some other country with the fixed, settled determination of making it his principal place of residence, not for some particular purpose, but indefinitely.[24]
[41] Cela étant, on conclut que des québécois mariés en 1928 aux États-Unis, alors qu'ils y résident à des fins de travail (depuis 5 et 6 ans respectivement), n'y ont pas établi leur domicile, puisqu'ils ont fait défaut de démontrer qu'il s'agissait là de leur « permanent residence “general and indefinite in its future contemplation” »[25]. La preuve, il faut dire, était maigre, ainsi que le souligne la Cour, sous la plume du juge Duff[26], puisqu'on ignorait tout des conditions de vie de l'époux (dont le domicile déterminait à l'époque celui de l'épouse) : « Had he a house?, se demande la Cour, Was he living in lodgings? Had he anything in the nature of permanent employment? ». Qui plus est, ajoute la Cour, le témoignage de l'époux n'établissait aucunement « that he had a fixed settled intention to make his permanent residence either at Bristol or in the state of Connecticut »[27].
[42] Je ne suis pas certaine qu'une telle situation factuelle mènerait aujourd'hui à la même conclusion (sans parler de la question du domicile de l'épouse) ou qu'on aurait les mêmes exigences en termes de preuve (voir, par contraste, Droit de la famille - 647[28]), mais, quoi qu'il en soit, la situation de l'espèce diffère.
[44]
Cela dit, que l'on applique seulement l'article 75 ou l'article
78. La personne dont on ne peut établir le domicile avec certitude est réputée domiciliée au lieu de sa résidence. À défaut de résidence, elle est réputée domiciliée au lieu où elle se trouve ou, s'il est inconnu, au lieu de son dernier domicile connu. |
78. A person whose domicile cannot be determined with certainty is deemed to be domiciled at the place of his residence. A person who has no residence is deemed to be domiciled at the place where he lives or, if that is unknown, at the place of his last known domiciled. |
[45]
Cette disposition énonce, en cascade, trois présomptions absolues,
c'est-à-dire irréfragables, ainsi que l'indique l'emploi du terme « réputé »,
conformément à l'article
Première
présomption : si le domicile ne peut être établi avec certitude, il est
réputé être au lieu de la résidence (laquelle est définie par l'art.
Seconde présomption : à défaut de résidence, le domicile est réputé être au lieu où se trouve la personne.
Troisième présomption : si le lieu où se trouve la personne est inconnu, son domicile est réputé être son dernier domicile connu.
[46]
En l'espèce, on pourrait vouloir s'en remettre à la première
présomption : les enfants résident au Québec, puisque c'est là le lieu où,
dans les faits, ils demeurent de façon habituelle au sens de l'article
[47] Mais si, pour une raison ou une autre, l'on jugeait que les enfants ne peuvent être considérés comme demeurant habituellement au Québec, on ne pourrait pas conclure pour autant qu'ils ont leur résidence à Saint-Vincent, où ils ne demeurent plus depuis plusieurs années, où ils ne sont jamais retournés et n'ont pas l'intention de retourner et où ils ne conservent rien de leur vie antérieure, sauf les liens biologiques mentionnés plus tôt[30]. Et s'ils ne résident ni au Québec ni à Saint-Vincent, alors, c'est la deuxième présomption qui s'enclenche : « à défaut de résidence », prescrit l'article 78, une personne est « réputée domiciliée au lieu où elle se trouve » (« at the place where he lives »). Or, il n'y a pas de doute que les neveux de l'appelante se trouvent à Ville A, au Québec, où ils vivent.
[48] Comme le lieu où ils se trouvent et vivent n'est pas inconnu, la troisième présomption ne trouve pas application.
[49]
Bref, que ce soit par l'effet de l'article
[50]
Quelle importance, cependant, donner dans ce cadre au fait qu'ils se
trouvent illégalement en territoire québécois? Je ne peux me convaincre que,
aux fins du Code civil du Québec et de l'exercice des droits qui en sont
issus, les lois sur l'immigration puissent automatiquement et sans autre
considération faire échec à l'établissement du domicile dans la province, et
moins encore qu'elles puissent faire échec aux présomptions absolues énoncées
par l'article
[51]
Bien sûr, je n'affirme pas que ces lois n'ont rien à voir avec la
détermination de la résidence ou du domicile d'une personne ou avec
l'évaluation de l'intention de celle-ci de demeurer dans un lieu plutôt qu'un
autre. Certainement, c'est là un facteur à considérer. Mais, aux fins des
articles
[52] De ce point de vue, je suis entièrement d'accord avec les propos suivants du professeur Goubau :
317 - Le domicile, contrairement à la
résidence, « a un effet de centralisation juridique ». Sa portée
n'est cependant pas absolue puisque le « principal établissement »,
dont traite l'article
[Je souligne.]
[53] Et plus loin :
[…] Les tribunaux sont beaucoup plus réservés en ce qui a trait à l'acquisition du statut d'immigrant, distinguant soigneusement statut civil et statut politique (voir Trahan c. Vézina, précité, note 60; Cicchillitti c. Hormaza, précité, note 48; Feltrinelli c. Barzini, précité, note 44 et Droit de la famille - 2032, précité note 61). Si le fait d'être sous le coup d'une ordonnance de déportation n'emporte pas, pour la personne concernée, la perte de son domicile, le fait d'avoir obtenu le statut d'immigrant n'emporte pas non plus, en soi, l'intention de s'établir au Canada de façon permanente.[32]
[54]
Jumelant ces deux passages et m'avançant un pas plus loin, j'estime que
le fait de n'avoir pas obtenu le statut d'immigrant au Canada ou le fait de
l'irrégularité du statut d'une personne au regard des lois sur l'immigration
n'emporte pas, en lui-même, l'impossibilité d'établir un domicile au Québec, du
moins aux fins du Code civil du Québec et en l'absence d'une disposition
législative à l'effet contraire. En particulier, ce seul fait ne peut empêcher
l'application de l'article
[55]
Bref, la détermination du domicile au sens des articles
[56] Cette affirmation ne contredit aucunement les arrêts de notre cour qui, à quelques reprises, ont déjà indiqué que le déplacement illicite d'un enfant fait échec, en droit, au changement de son domicile[33]. Car il faut bien voir ce qu'on entend par là. D'une part, ces arrêts parlent d'enfants mineurs. D'autre part, le « déplacement illicite » dont il est question est celui qui est fait à l'instigation d'un parent et à l'insu ou sans le consentement de l'autre. Cela n'a rien à voir avec l'espèce. Que ce soit sous l'un ou l'autre rapport, les neveux de l'appelante, qui sont majeurs, sont venus au Canada avec le consentement de leurs parents, consentement dont ils n'ont plus besoin pour y demeurer.
[57]
Tout cela étant, je conclus que malgré l'irrégularité de leur statut au
Canada et que ce soit en vertu de l'article 75 ou de l'article
[58]
Puisque l'appelante est également domiciliée au Québec, l'adoption de
ses neveux, comme personnes majeures, devrait donc relever de l'article
B. Article
[59]
Selon l'intimée, en effet, même si les enfants sont domiciliés au
Québec, l'on doit écarter l'application de l'article
[60] Que penser?
[61]
En ce qui concerne l'adoption par des personnes domiciliées au Québec
d'enfants mineurs domiciliés hors du Québec, la jurisprudence va dans le
sens qu'indique l'intimée : 1° le régime prévu par les articles
[62] Les faits de cet arrêt, brièvement, sont les suivants. Des adoptants se voient confier quatre enfants par les autorités marocaines, avec permission de les amener au Québec, ce qui est fait. Quelques années plus tard, les parents demandent en vertu des dispositions du droit québécois régissant l'adoption locale, une ordonnance de placement en vue d'une adoption, les enfants étant toujours mineurs. La Cour écrit :
[40] Les adoptants prétendent que
les enfants sont maintenant domiciliés au Québec et qu'en conséquence on doit
ignorer les règles particulières applicables à l'adoption des enfants
domiciliés à l'étranger (art.
[…]
[43] Il me paraît incontestable que les enfants sont domiciliés au Québec. Ils y vivent en permanence et, pour l'exercice de leurs droits civils et politiques, on ne pourrait certes leur opposer l'absence de domicile au Québec. Je ne comprends pas la prétention de l'intimé à l'effet que ces enfants, vivant au Québec et détenant la citoyenneté canadienne (pour deux d'entre eux), continueraient jusqu'à la fin de leurs jours à être domiciliés au Maroc. Cela étant, peut-on tenir compte de ce domicile actuel pour les fins de leur adoption?
[…]
[45] Il est indéniable que la question du domicile des enfants ne se poserait pas si les procédures en adoption avaient immédiatement suivi leur arrivée au Canada.
[46] Le passage du temps (près de 11 ans depuis l'arrivée de la première enfant) suffit-il à lui seul à modifier les conditions d'admissibilité à l'adoption?
[…]
[50] Le couple Q...-C... a entrepris ses procédures d'adoption dans ce cadre et on ne saurait faire échec à ces règles mises en place pour la protection des enfants en invoquant le passage du temps ou, encore, la nomination d'un tuteur.
[51] Je ne suis donc pas d'avis qu'on puisse invoquer le domicile actuel des enfants pour prétendre que l'adoption doive se faire en ignorant les règles relatives à l'adoption internationale.[35]
[Je souligne.]
[63]
L'intimée nous invite transposer ces propos au cas
d'enfants majeurs, par extrapolation. Cela signifierait que, même si les neveux
de l'appelante sont aujourd'hui domiciliés au Québec, on ne peut les
soustraire, par le seul effet du temps, aux règles prescrites par le Code
civil du Québec en matière d'adoption internationale. On doit plutôt leur
appliquer les 3092 et
[64]
Autrement dit, selon l'intimée, si l'appelante avait entamé le processus
d'adoption plus tôt, alors que ses neveux étaient mineurs et domiciliés à
Saint-Vincent[36],
elle aurait dû se conformer à l'article
[65] Je reconnais que la proposition n'est pas dépourvue d'intérêt.
[66] Je n'arrive cependant pas à me convaincre de sa justesse. Je me heurte en effet au fait que les enfants, adoptés prospectifs, sont des personnes majeures. La logique défendue par l'intimée a toute sa force dans le cas d'enfants mineurs, tel que la Cour l'a d'ailleurs reconnu. Elle en a moins quand il s'agit de personnes majeures.
[67]
D'abord, quant à l'idée d'appliquer toujours la loi du domicile original
du futur adopté, telle que désignée par l'article
[68]
Ensuite, les raisons qui président au régime prévu par les articles
[69]
Car la proposition de l'intimée se bute à autre obstacle : les
articles
[70]
D'une part, ces dispositions ont été inspirées par celles de la Convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption
internationale, qui ne visent que les enfants n'ayant pas atteint l'âge de
18 ans[37].
D'autre part, et plus spécifiquement, l'article 563 est inapplicable au majeur;
il en va de même de l'article 564, qui oblige l'adoptant à recourir à un
organisme agréé en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse[38]
(loi qui ne s'applique qu'aux personnes de moins de 18 ans[39]),
sauf si la situation est visée par un certain arrêté (il s'agit, pour la
période en cause, de l'Arrêté numéro 2005-019 du ministre de la Santé et des Services sociaux en date du 21 décembre 2005, qui renvoie également à la Loi sur la protection de la jeunesse et établit un processus qui ne peut viser
que des enfants mineurs). Quant à l'article 565, son libellé même renforce
l'idée qu'il ne s'agit pas d'une disposition applicable aux enfants majeurs.
Ainsi, il y est question d'une ordonnance de placement, laquelle ne peut être
prononcée que dans le cas des enfants mineurs (art.
[71]
En somme, je ne vois pas comment l'on pourrait artificiellement
assujettir des personnes majeures aux exigences des articles
[72] Pour toutes ces raisons, j'estime que les arguments de l'intimée, s'ils sont justifiés dans le cas d'enfants mineurs, ne le sont pas dans le cas d'enfants majeurs.
[73]
Je conclus donc que, les enfants et l'adoptante étant domiciliés au
Québec, l'adoption des premiers par la seconde tombe sous le coup de l'article
C. Article
[74]
L'article 543, disposition qui chapeaute tout le
chapitre de l'adoption, ainsi que l'article
543. L'adoption ne peut avoir lieu que dans l'intérêt de l'enfant et aux conditions prévues par la loi. Elle ne peut avoir lieu pour confirmer une filiation déjà établie par le sang. |
543. No adoption may take place except in the interest of the child and on the conditions prescribed by law. No adoption may take place for the purpose of confirming filiation already established by blood. |
545. Une personne majeure ne peut être adoptée que par ceux qui, alors qu'elle était mineure, remplissaient auprès d'elle le rôle de parent. Toutefois, le tribunal peut, dans l'intérêt de l'adopté, passer outre à cette exigence. |
545. No person of full age may be adopted except by the persons who stood in loco parentis towards him when he was a minor. The court, however, may dispense with this requirement in the interest of the person to be adopted. |
[75]
La situation de l'appelante et de ses neveux respecte-t-elle les
critères présidant à l'adoption du majeur en vertu du premier alinéa de
l'article
[76] Le professeur Alain Roy résume ainsi l'état du droit en matière d'adoption d'enfants majeurs[40] :
19. Généralités - Puisqu'elle vise principalement à offrir un milieu de vie à l'enfant, on conçoit généralement l'adoption comme une démarche qui ne s'applique qu'aux seuls enfants mineurs. Or, le Code civil envisage également l'adoption d'une personne majeure. Évidemment, les règles relatives à l'adoption du majeur se distinguent de celles qui s'appliquent à l'adoption du mineur. D'abord, l'ouverture du dossier d'adoption du majeur ne dépend nullement du consentement des parents biologiques, encore moins d'une déclaration judiciaire d'admissibilité à l'adoption. Il ne saurait non plus être question de soumettre le majeur à une ordonnance de placement préalable. Compte tenu des conditions imposées par le Code civil, on ne saurait cependant assimiler l'adoption du majeur à un acte de pure volonté entre l'enfant et ses adoptants.
20. Adoption de fait durant la minorité -
Outre les exigences de nature procédurale qui encadre l'adoption du majeur, le
législateur pose une condition particulière au premier alinéa de l'article
L'« adoption de fait » peut se définir par la prise en charge économique, physique, morale et psychologique de l'éducation d'une personne et par l'exercice factuel de toutes les obligations reliées au rôle parental. Cette définition s'accompagne toutefois d'un critère additionnel : l'adoption de fait par l'éventuel adoptant n'est possible que si les parents d'origine n'ont pas assumé leurs responsabilités parentales durant la minorité de l'enfant. Pour réussir dans sa démarche, le requérant doit faire la preuve d'un désengagement parental manifeste. Tel sera le cas, par exemple, si le parent d'origine a abandonné l'enfant durant la minorité ou s'il s'en est complètement désintéressé. […]
21. Intérêt de l'enfant majeur - Le
respect des prescriptions du premier alinéa de l'article
Le législateur a voulu éviter que, par automatisme, le tribunal doive rendre un jugement d'adoption par la seule constatation d'une adoption de fait. Ce rempart discrétionnaire que représente l'intérêt de la personne majeure, constitue un mode de contrôle par lequel le tribunal pourra mesurer le caractère sérieux de la demande et prévenir les abus possibles. […] En privilégiant une approche subjective, le tribunal évaluera la motivation et l'effet recherché selon les normes de la raisonnabilité. Le facteur prépondérant, dans l'évaluation de la motivation et de l'effet recherché, résidera dans la qualité et la durée des rapports entre les adoptants et la personne majeure qui constitueront des indices précieux susceptibles d'éclairer le tribunal en regard de l'intérêt de l'adopté.
En s'en remettant au critère de l'intérêt de l'enfant, le tribunal pourra donc rejeter tout projet d'adoption dont la finalité première n'est pas d'attribuer au majeur une filiation à travers laquelle il pourra s'identifier et s'épanouir. Ainsi a-t-on déjà rejeté la demande en adoption d'une fille majeure par le couple qui, durant son adolescence, avait assumé auprès d'elle le rôle de famille d'accueil. Bien qu'il se soit dit satisfait du critère de l'« adoption de fait », le tribunal a estimé que l'enfant cherchait d'abord et avant tout à régler ses comptes avec sa mère biologique. Enceinte d'un enfant, la majeure entendait d'abord, par l'adoption, priver sa mère biologique du statut de grand-mère.
22. Pouvoir discrétionnaire du tribunal -
Conscient des besoins fondamentaux auxquels l'adoption peut répondre, le
législateur permet au tribunal de passer outre à la condition de
l'« adoption de fait », dans la mesure où l'intérêt du majeur le
justifie. Prévue au deuxième alinéa de l'article
En général, les tribunaux se prévaudront de la mesure d'exception afin de combler le vide parental dont pourrait souffrir le majeur. Ainsi, l'adoption d'un majeur arrivé seul au Canada à l'âge de 22 ans et n'ayant plus de relations avec les membres de sa famille d'origine restés en Roumanie fut-elle prononcée en faveur de l'homme qui l'avait pris en charge et qui avait contribué à l'éloigner de « personnes dont l'influence lui était dommageable ». En outre, un tribunal a déjà jugé qu'il était dans l'intérêt d'un enfant majeur, né de parents inconnus et ayant vécu sa minorité dans une multitude de familles d'accueil, d'être adopté par l'homme qu'il considérait maintenant comme son père et qui était en quelque sorte responsable de son développement socioaffectif. Dans une autre affaire, la Cour a accepté de faire droit à la demande présentée par un homme souffrant d'un cancer, désireux d'adopter la fille majeure de sa conjointe à l'égard de qui il n'avait pourtant pas assumé de responsabilités parentales dans le passé. La Cour s'est prévalue de la discrétion que lui accorde le législateur pour prononcer l'adoption post mortem, en raison des liens significatifs qui s'étaient établis entre l'enfant et l'adoptant au cours des dernières années de sa vie. On a également admis la requête en adoption d'un majeur de 21 ans par le nouveau conjoint de sa mère, bien que l'adopté (dont l'acte de naissance ne faisait état d'aucune filiation paternelle) n'ait connu ce dernier qu'à l'âge de 17 ans. Le tribunal a fait droit à la requête après avoir constaté que les deux autres enfants mineurs de la mère avaient déjà été adoptés par le requérant et qu'un troisième enfant était né de leur relation commune. Aux dires du juge, l'adoption représentait le seul moyen d'assurer au majeur une « égalité filiale » avec ses frères et sœurs mineurs.
[...]
Si
le tribunal peut déroger à la condition relative à l'« adoption de
fait » pour des raisons qui relèvent de l'attachement, des sentiments et
des besoins identitaires, il ne pourrait cependant s'y soustraire pour des
considérations de nature économique. Celui qui, par exemple, voudrait
adopter un enfant majeur dans le but de lui procurer les avantages résultant de
son régime de pension, échouera dans sa demande. On ne saurait non plus
recourir à l'exception prévue au second alinéa de l'article
[Renvois omis, soulignements ajoutés.]
[77] Qu'en est-il de l'application de ces principes à l'espèce?
[78]
Vu la preuve au dossier, la conclusion s'impose : l'appelante n'a
pas rempli auprès de ses neveux le rôle d'un parent au sens de l'article
[79] Sur le premier point, il faut d'abord noter la période somme toute assez courte pendant laquelle les enfants, du temps de leur minorité, ont vécu auprès de l'appelante. La durée n'est pas déterminante, certes, mais elle fournit tout de même un indice de la nature de la relation entre l'appelante et ses neveux. Dans la plupart des cas d'adoption d'un majeur, l'on a affaire à un adoptant prospectif qui a pris soin de l'enfant depuis sa petite enfance[41] ou pendant une assez longue période de temps[42]. Le facteur temps est important, puisqu'il conditionne l'établissement de la relation parent-enfant dans une situation comme celle-ci. Bien sûr, il n'est pas toujours nécessaire que l'« adoption de fait » ait duré très longtemps, mais, ici, la relative brièveté du lien allégué est à considérer. Je n'en dis pas plus, d'autres motifs justifiant de ne pas permettre l'adoption.
[80]
Considérant l'objet de l'article
[81] Or, l'appelante, certes, héberge ses neveux depuis 2009 et pourvoit en partie à leurs besoins. Peut-on pour autant parler d'une « adoption de fait »? Peut-on dire - et là-dessus, je suis en accord avec la juge de première instance - qu'elle a agi envers eux comme un parent l'aurait fait alors qu'elle les a laissés, depuis leur arrivée au Canada, dans une sorte de no man's land juridique, les faisant vivre dans cette semi-clandestinité dont je parlais plus tôt, les gardant en marge d'une éducation véritable, de l'accès aux soins de santé et de la possibilité d'occuper un emploi (ou, en tout cas, un emploi au grand jour), les exposant de surcroît au risque constant d'une expulsion, au vu de leur situation irrégulière au pays?
[82] Par ailleurs, et surtout, la preuve de la relation parentale entre l'appelante et ses neveux est d'une affligeante pauvreté : il faut lire le témoignage de tous les intéressés pour voir la minceur véritable du propos. L'appelante peut bien affirmer que « our relationship is like mother and son »[43] et que leur relation est « very excellent and close »[44], les enfants peuvent bien affirmer respectivement que « she 's like a mother »[45] ou que « she has been like a mother to me »[46], mais tout cela manque singulièrement de substance. Aucun détail n'est fourni, on ne sait rien, ou presque, du quotidien des intéressés, de ce qu'ils ont pu faire ensemble, de la manière dont l'appelante, concrètement, s'est comportée envers ses neveux, de ce qu'elle a fait pour assurer leur subsistance, et ainsi de suite. L'appelante a eu toute la latitude voulue pour présenter une preuve à ce sujet, mais ne s'est pas déchargée du fardeau qui lui incombait.
[83]
La preuve ne montre pas que, sauf pour un certain soutien économique
(limité d'ailleurs), l'appelante a offert à ses neveux une prise en charge
morale, psychologique et éducative, tout en exerçant l'ensemble des obligations
reliées au rôle parental, pour reprendre les termes précités du professeur Roy.
L'on ne peut donc raisonnablement conclure que l'appelante a rempli auprès de
ses neveux le rôle d'un parent, rôle qui ne se limite pas à héberger et nourrir
autrui. Inutile de dire que le fait qu'elle est la tante des enfants ne peut,
en tant que tel, établir l'existence de la relation parentale requise par le
premier alinéa de l'article
[84] Cela étant, cette disposition ne saurait permettre l'adoption.
[85]
Néanmoins, les enfants sont de bonne foi et sont les victimes d'une
situation déplorable - on serait tenté de dire un guêpier - dans laquelle ils
se trouvent bien malgré eux. Doit-on pour cette raison passer outre à
l'exigence du premier alinéa de l'article
[86] Je suis contrainte de répondre à cette question par la négative, la preuve n'ayant pas été faite qu'il était dans l'intérêt des enfants d'être adoptés par l'appelante.
[87]
Notre cour, dans Droit de la famille — 2015[47],
écrit ceci à propos de ce qui deviendra l'article
Même si une personne majeure possède la capacité juridique et est affranchie de toute autorité parentale, le législateur a estimé souhaitable que le critère de l'intérêt soit retenu dans l'examen judiciaire d'une demande d'adoption la concernant.
Comme nous l'avons précédemment exposé, le texte de l'article 595 est clair. Il précise que l'adoption d'un enfant, qui inclut la personne majeure, ne peut se réaliser que dans le respect de son intérêt. De plus, l'article 597, alinéa 2 réintroduit expressément le concept de l'intérêt de l'adopté majeur dans le contexte particulier où il n'aurait pas été adopté de fait par les adoptants pendant sa minorité. Dès lors, l'intérêt peut être généralement substitué à une condition expresse fixée par la loi.
Le législateur a voulu éviter que, par automatisme, le Tribunal doive rendre un jugement d'adoption par la seule constatation d'une adoption de fait. Ce rempart discrétionnaire, que représente l'intérêt de la personne majeure, constitue un mode de contrôle par lequel le Tribunal pourra mesurer le caractère sérieux de la demande et prévenir les abus possibles (adoption de fait réalisée dans l'année précédant la majorité, considérations financières, etc.). Évidemment, l'examen judiciaire de l'intérêt de la personne majeure ne sera pas envisagé de la même manière que celui devant gouverner l'adoption de l'enfant mineur. En privilégiant une approche subjective, le Tribunal évaluera la motivation et l'effet recherché selon la norme de la raisonnabilité. Le facteur prépondérant, dans l'évaluation de la motivation et de l'effet recherché, résidera dans la qualité et la durée des rapports entre les adoptants et la personne majeure qui constitueront des indices précieux susceptibles d'éclairer le Tribunal en regard de l'intérêt de l'adopté.[48]
[88] Et la Cour de conclure que, dans cette affaire, il existait un tel intérêt :
Conséquemment, le juge de première instance s'est correctement dirigé en considérant que l'intérêt de la personne majeure devait présider à la décision de faire droit ou de refuser une requête en adoption. Cependant, nous estimons erronée la détermination voulant que, dans les circonstances particulières de cette affaire, l'adoption n'était pas dans l'intérêt de la personne majeure. La volonté ferme de T..., le désir sincère exprimé par les adoptants, la concrétisation d'une adoption de fait réalisée par 15 années continues au cours desquelles l'éducation de T..., ses besoins matériels et affectifs ont été entièrement comblés par les adoptants, le désintéressement manifesté par le père biologique, révèlent, sans ambiguïté, que la requête en adoption devait être accordée.[49]
[89] Qu'en est-il ici?
[90] Le seul intérêt qu'évoque l'appelante dans son mémoire est le suivant :
70. Despite their low level of economic establishment, the said children's best interests were better cared for and protected in Quebec than the poverty and despair they faced in St. Vincent.
[91] D'une part, « the poverty and despair » en question n'ont pas été établis : on devine de la preuve que les grands-parents qui s'occupaient de X et de Y avant leur venue au Canada n'étaient pas riches, puisque l'appelante leur offrait une aide financière occasionnelle, mais l'on n'en sait guère plus. À l'audience, l'avocat de l'appelante et des enfants, tentant de décrire la situation qui serait celle de ses clients, a parlé d'entraide familiale en temps de crise. Cela n'est pas impossible, mais encore aurait-il fallu démontrer que la résolution de cette crise devait, dans l'intérêt des enfants, se résoudre par leur adoption par l'appelante. Or, la démonstration n'en a pas été faite.
[92]
D'autre part, le seul fait que le Canada offre, présumons-le, des
possibilités et avantages que n'offrirait pas Saint-Vincent ne peut pas être
considéré comme un élément qui, en lui-même, suffit à établir l'intérêt
des enfants de passer outre à l'exigence formulée par le premier alinéa de
l'article
[93] L'on n'a pas affaire non plus à des raisons « qui relèvent de l'attachement, des sentiments et des besoins identitaires »[50]. Ce ne sont pas là les motifs invoqués au soutien de la demande d'adoption et la preuve squelettique faite à ce sujet en première instance ne permet pas d'inférer que tel serait le cas.
[94] Par ailleurs, il faut souligner que c'est l'appelante qui est à l'origine de l'embarras dans lequel ses neveux se trouvent aujourd'hui et de la privation d'une vie normale depuis leur arrivée au Canada. Alors que d'autres voies s'offraient à elle[51], elle a choisi de les laisser dans une situation d'illégalité que l'adoption seule ne résoudra pas, ainsi que l'explique bien la juge de première instance.
[95] En définitive, et c'est ce qui ressort essentiellement du dossier, l'intérêt des enfants se ramène à un seul élément : il serait préférable qu'ils demeurent au Canada.
[96] Car, en effet, voici la situation dans laquelle ils se trouvent : avec l'accord de leurs parents et grands-parents, ils arrivent au Québec à 14 et 16 ans et y résident depuis lors. Aussi imparfaite soit-elle, leur vie est ici et n'est qu'ici, entièrement. Peut-on envisager de les renvoyer manu militari à Saint-Vincent, alors qu'ils n'y sont plus retournés depuis maintenant cinq ans, qu'ils n'y ont plus d'attaches véritables, affirment n'avoir plus de contact avec leurs parents et n'y ont que des grands-parents dont la situation relativement précaire ne s'est probablement pas améliorée avec le temps? Bien sûr, ils sont désormais majeurs et tenus pour aptes à prendre soin d'eux-mêmes, mais l'hypothèse paraît bien cruelle : ils n'ont pas d'éducation, pas d'argent, pas de qualifications professionnelles, etc. Comment pourraient-ils se débrouiller? Comme je le mentionnais plus tôt, ils sont victimes des choix faits par l'appelante et des mauvais conseils auxquels elle semble s'être fiée. Ce faisant, elle a, même sans mauvaise foi, placé ses neveux dans de bien mauvais draps. En voulant les aider, elle leur a également nui.
[97]
Cela, cependant, ne permet pas l'application du second alinéa de
l'article
[98]
Leur volonté d'être adoptés par l'appelante ne peut le justifier non
plus : s'il suffisait, en tant que majeur, de consentir à l'adoption pour
l'obtenir, aussi bien dire qu'il n'y aurait pas de contrôle judiciaire de cette
forme d'adoption et que la filiation risquerait de devenir un objet juridique
mouvant, voire volatil. Ce n'est pas ce qu'a voulu le législateur,
manifestement, ce qui justifie l'interprétation restrictive que reçoit le
second alinéa du même article[52].
L'adoption, qui concerne la filiation, sujet d'ordre public qui ne peut pas
faire l'objet d'une transaction (art.
[99]
À mon avis, la situation des enfants, ici, n'est nullement comparable à
celle qu'on retrouve dans la jurisprudence lorsqu'il s'agit - ce qui demeure
somme toute assez rare - de faire droit à une demande d'adoption en vertu
du second alinéa de l'article
[100] Prenons-en pour exemple l'affaire Adoption (En matière d')[53]. Le jeune homme en cause vivait auprès du requérant, nouveau conjoint de sa mère, depuis environ quatre ans, c'est-à-dire depuis l'âge de 17 ans seulement. La juge écrit :
[7] Force est de constater que la présente situation ne
correspond pas au critère défini à l’art.
[8] L’intérêt de X justifie-t-il de passer outre cette exigence?
[9] La Cour d’Appel du Québec dans Droit de la
famille-2015
[…]
[10] Le Tribunal constate que les deux (2) autres enfants mineurs de la mère ont été adoptés par le Requérant. De plus, un (1) enfant est né de l’union entre le Requérant et la mère de X. Refuser l’adoption équivaudrait à faire de X le seul des six (6) enfants qui n’a pas légalement de père.
[11] X a maintenant vingt et un (21) ans et a exprimé clairement sa volonté d’être adopté par le Requérant avec qui il a développé une relation père-fils depuis les quatre (4) dernières années où ils vivent ensemble.
[12] Bien que la période pendant laquelle cette relation s’est développée puisse paraître courte, on ne peut en nier l’existence et la qualité.
[13] C’est pourquoi le Tribunal estime qu’il est dans l’intérêt
de X de passer outre à l’exigence de l’art.
[101] Autre
exemple, celui de Droit de la famille — 3402[54].
Cette affaire concerne l'adoption d'une personne d'une cinquantaine d'années,
sans famille, lourdement handicapée et hospitalisée en permanence. L'adoptante,
bénévole là où la future adoptée réside, rencontre cette dernière en 1993,
tisse graduellement avec elle une étroite relation d'affection, s'en occupe, la
visite et obtient même d'être nommée curatrice à sa personne et à ses biens. Considérant
l'intérêt de l'adoptée et le caractère totalement désintéressé de la démarche
de l'adoptante, le juge permet l'adoption en vertu du second alinéa de l'art.
[102] On peut
voir encore Droit de la famille - 2256[55],
affaire qui se rapproche davantage de la nôtre. Le juge y prononce l'adoption
d'une personne majeure auprès de laquelle l'adoptant n'a pas agi comme un
parent au sens du premier alinéa de l'art.
[103] Dans Adoption
- 09212[56],
le juge, en vertu du second alinéa de l'article
[39] La Cour doit d'abord, en regard de la situation qui lui est soumise, apprécier si le requérant a rempli auprès de l’enfant devenue majeure le rôle de parent au cours de sa minorité.
[40] La preuve révèle que c'est depuis l'âge de quinze (15) ans que la personne majeure connaît le requérant.
[41] Les liens sont cependant significatifs et leurs sentiments réciproques. La personne majeure n'étant pas pourvue d'une filiation paternelle, elle a retrouvé chez le conjoint de sa mère ce lien paternel qui lui manquait.
[42] Le requérant a su répondre à ses besoins particulièrement au plan affectif et éducatif. Il la considère comme sa fille.
[43] De plus, il nous faut aussi apprécier au chapitre de l'intérêt de la personne majeure concernée que la précarité de la santé de sa mère fait en sorte que la présence du requérant auprès d'elle lui apporte le soutien et le réconfort qu'on est en droit de s'attendre d'un père en pareilles circonstances.
[44] Même
si la preuve soumise ne rencontre pas nécessairement l'exigence édictée au
premier alinéa de l'article
[Je souligne.]
[104] Ces affaires illustrent bien les propos que tient la Cour dans Droit de la famille - 2015[57], où l'on décide que « [l]e facteur prépondérant, dans l'évaluation de la motivation et de l'effet recherché, résidera dans la qualité et la durée des rapports entre les adoptants et la personne majeure qui constitueront des indices précieux susceptibles d'éclairer le Tribunal en regard de l'intérêt de l'adopté ». En l'espèce, comme on l'a vu précédemment, la preuve n'établit pas de manière prépondérante la nature véritable ou la qualité de la relation entre l'appelante et ses neveux. Malgré l'intérêt de ceux-ci à demeurer au Canada, il est impossible de conclure à l'opportunité de leur adoption par l'appelante, une adoption dont le seul objectif, si l'on s'en remet à l'argumentaire de son avocat, semble être de faciliter la régularisation de leur situation au regard des lois sur l'immigration.
IV. CONCLUSION
[105] En somme :
- conformément
aux articles
- l'appelante
étant également domiciliée au Québec, sa demande doit être considérée comme une
demande d'adoption locale, régie par l'article
- la
condition prévue au premier alinéa de l'article
- il
n'y a pas lieu de passer outre à cette condition, en application du second
alinéa de l'article
[106] Pour toutes ces raisons, j'estime que l'appel doit être rejeté, mais sans frais, vu la nature de l'affaire.
[107] Il est cependant nécessaire de souligner que les circonstances dans lesquelles se trouvent bien involontairement les deux mis en cause autoriseraient certainement les autorités de l'immigration canadiennes et québécoises à les laisser demeurer au Québec pour des raisons humanitaires évidentes et à régulariser leur situation.
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MARIE-FRANCE BICH, J.C.A. |
[1] Le […] 1993 et le […] 1995 respectivement.
[2] À l'époque, à titre de touristes, ils peuvent demeurer légalement au pays pendant six mois à compter de leur arrivée.
[3] Cet avocat est celui qui a agi pour elle dans le dossier de première instance et qui agit toujours en appel.
[4] Ce qui explique la présence, en première instance, de la Directrice de la protection de la jeunesse des Centres de la jeunesse A, qui n'a pas comparu en appel quoique l'inscription lui ait été signifiée.
[5] Requête en simple émancipation, paragr. 11. L'avocat de l'appelante le représente aux fins de cette requête.
[6] Il a atteint ses 18 ans […] jours plus tôt.
[7] Le procès-verbal de l'audience tenue devant la juge de première instance indique un amendement verbal en ce sens.
[8] Jugement de première instance, paragr. 66.
[9] On a produit en première instance (pièce P-2, apparemment) un document intitulé « IP5 Immigrant Application in Canada made on Humanitarian or Compassionate Grounds ».
[10] C.Q., chambre de la jeunesse, district A, nº 700-43-001231-088, 18 novembre 2008 (j. Boudreau).
[11] On notera au passage que l'avocat de l'appelante représentait les parties dans l'affaire E.M.V.D.
[12] Exposé de l'intimée, paragr. 14.
[13] Au paragr. 26 de son exposé, l'intimée écrit : « [l]e fait que les enfants mineurs soient devenus majeurs ne change pas l'application des règles en matière d'adoption internationale, sauf adaptation nécessaire ».
[14] Excluant les dispositions inutiles à l'espèce, comme l'art. 79, qui traite du domicile de la personne appelée à une fonction publique temporaire ou révocable, ou l'art. 82, sur le domicile des époux.
[15] Jugement de première instance, paragr. 62.
[16]
[17] Comme d'ailleurs ils en ont au Québec en la personne de l'appelante, qui est leur tante.
[18] À ce propos, voir : Édith Deleury et Dominique Goubau, Le droit des personnes physiques, 5e éd. par Dominique Goubau, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, p. 339, paragr. 316, et 344, paragr. 328.
[19]
Et il en irait de même aux fins de l'art.
[20] Id., p. 293-294, paragr. 300.
[21]
[22] Id., p. 1166.
[23]
[24] Id., p. 209.
[25] Id., p. 208.
[26] Id., p. 213.
[27] Id., p. 215.
[28]
[29] À ce sujet, voir : É. Deleury et D. Goubau, préc., note 18, p. 353 et s., paragr. 343 et s.
[30] Voir supra, paragr. [43].
[31] É. Deleury et D. Goubau, préc., note 18, p. 339.
[32] Id., p. 352, note infrapaginale 72.
[33]
Droit de la famille — 131294,
[34] [2000] R.J.Q. 2252 (C.A.).
[35] Notre cour reconnaîtra tout de même que les adoptants avaient respecté tant le droit marocain que les dispositions législatives québécoises régissant l'adoption d'enfants hors Québec. Considérant le second alinéa de l'art. 3092 sur les effets de l'adoption, elle leur a donc donné gain de cause.
Dans un autre ordre d'idée, signalons que la
Cour, au vu de certains faits particuliers, a subséquemment adouci le principe
de la persistance de l'application des art.
[36]
Elle aurait pu le faire dès avril 2010, lorsqu'elle a obtenu le consentement
écrit des parents à l'adoption de l'un des mis en cause, ayant par ailleurs
vécu plus de six mois avec ces derniers (art.
[37] Voir l'art. 3 de la Convention.
[38] RLRQ, c. P-34.1.
[39] Art. 1, premier al., paragr. c, et 2 de la Loi sur la protection de la jeunesse.
[40]
Alain Roy,
[41]
Dans Droit de la famille - 2015,
[42]
Dans Adoption - 1384,
[43] Témoignage de l'appelante, p. 50 des annexes de son exposé.
[44] Témoignage de l'appelante, p. 53.
[45] Témoignage de Y, p. 71.
[46] Témoignage de X, p. 80.
[47] Précité, note 41.
[48] Id., p. 1522-1523.
[49] Id., p. 1523.
[50] A. Roy, préc., note 40, paragr. 22, p. 41
[51] Voir notamment le Règlement sur la sélection des ressortissants étrangers, RLRQ, c. I-0.2, r. 4, art. 19, paragr. d).
[52] Voir : F.B. c. R.P.,
[53] Précitée, note 41.
[54]
[55]
[56]
[57] Précité, note 41.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.