Décision

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Gabarit EDJ

Nguyen c. R.

2017 QCCS 2047

COUR SUPÉRIEURE

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

montréal

 

 

 

No:

500-01-084355-137

 

 

 

DATE:

Le 19 mai 2017

___________________________________________________________________

 

 

Sous la présidence de l’honorable

DANIEL W. PAYETTE, J.C.S.

___________________________________________________________________

 

 

Van Son Nguyen

Requérant

c.

Sa Majesté La Reine

Intimée

 

 

___________________________________________________________________

 

JUGEMENT SUR ARRÊT DES PROCÉDURES POUR VIOLATION DU DROIT D’ÊTRE JUGÉ DANS UN DÉLAI RAISONNABLE EN VERTU DES ARTICLES 11 b) ET 24 (1) DE LA CHARTE CANADIENNE DES DROITS ET LIBERTÉS

___________________________________________________________________

 

1.            L’aperçu

[1]           Avec raison, les Canadiens s’émeuvent lorsqu’ils apprennent que des personnes sont emprisonnées pendant des années dans des pays étrangers sans jamais avoir été jugées. En effet, ce genre de situation heurte de plein fouet le modèle de société libre et démocratique qu’ils construisent depuis un siècle et demi.


[2]           L’un des fondements d’une telle société consiste en un système de justice criminelle qui s’assure que les personnes qui doivent subir un procès soient traitées avec équité et justice, dans le respect de la présomption d’innocence et que ceux qui contreviennent à la loi soient rapidement traduits en justice pour y répondre de leurs gestes. Ce droit à un procès dans un délai raisonnable n’est pas nouveau : son origine remonte à plus de 300 ans. C’est pourquoi, le défaut du système de justice criminelle de tenir des procès avec équité, rapidité et efficacité mine la confiance de la société dans ce système et brime les droits tant des victimes que des inculpés. Les Canadiens ne peuvent le tolérer.

[3]           M. Van Son Nguyen est incarcéré depuis janvier 2013 sous une accusation de meurtre au deuxième degré. Son dossier ne comporte aucune difficulté particulière. Pourtant, il ne sera jugé qu’en septembre 2017, près de cinq ans après avoir été accusé, et ce, sans qu’il soit responsable de ce délai.

[4]           Aujourd’hui il demande l’arrêt des procédures instituées contre lui. Il plaide que le délai qui se sera écoulé à la conclusion anticipée de son procès le 13 octobre prochain, s’avère déraisonnable.

[5]           La poursuite concède que les délais encourus, jusqu’à la conclusion anticipée du procès, excèdent le plafond présumé de 30 mois établi par la Cour suprême dans l’arrêt Jordan. Cependant, elle plaide que le report de l’enquête préliminaire, à sa propre demande en décembre 2013, résulte d’une circonstance exceptionnelle. En effet, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ne peut alors lui assigner un enquêteur pour l’aider dans la gestion des témoins et assurer la conservation des pièces. Ainsi, le report de 7,5 mois qui en découle devrait être déduit délai total.

[6]           Par ailleurs, elle attribue une période de huit mois du délai total à l’accusé parce qu’en novembre 2016 et janvier 2017, il refuse des dates de procès plus rapprochées en raison de l’indisponibilité de son avocat.

[7]           Ainsi, la poursuite considère que le délai total à considérer s’élève à 41 mois.

[8]           Malgré que ce délai excède le plafond présumé, elle soutient que le Tribunal doit appliquer la mesure transitoire exceptionnelle prévue dans Jordan parce que :

§  l’accusé n’aurait pas fait preuve d’empressement pour la fixation de son procès;

§  le dossier présenterait une complexité moyenne;

§  le district judiciaire de Montréal était aux prises avec des délais institutionnels importants entre 2013 et 2017;


§  aucun délai ne lui serait attribuable; et

§  le crime en question s’avère grave.

[9]           Le Tribunal conclut que le délai total à considérer s’élève plutôt à 55,5 mois. En l’espèce, cela constitue un délai déraisonnable. En effet, il s’agit d’une affaire particulièrement simple, dont la complexité n’explique pas le retard à la traiter. De plus, la poursuite s’avère responsable de près de 40 % du délai, dont une partie après l’arrêt Jordan. Or, il ne s’agit pas que d’un délai abstrait : l’accusé vit en détention pendant tout ce temps malgré la présomption d’innocence dont il bénéficie.

[10]        Un tel délai à traduire l’accusé en justice aurait dû être considéré comme déraisonnable sous l’ancienne grille d’analyse. Il s’avère inacceptable sous la nouvelle, même en l’appliquant avec souplesse pour la partie écoulée avant Jordan, d’autant que les délais institutionnels n’y jouent pas un rôle déterminant.

[11]        Enfin, il est vrai que l’infraction reprochée constitue une infraction grave. Cependant, cette seule gravité ne permet pas de nier le droit constitutionnel de toute personne d’être jugée dans un délai raisonnable. Au contraire, les crimes graves représentent ceux que l’État doit voir à juger rapidement pour préserver la confiance du public.

2.            Le contexte

[12]        Le 19 janvier 2013, l’accusé fait l’objet d’une arrestation pour une accusation de meurtre au deuxième degré.

[13]        Le 4 juin 2013, quatre mois et demi plus tard, les avocats des parties fixent la tenue de l’enquête préliminaire, demandée par l’accusé[1], pour une durée de quatre jours à compter du 6 janvier 2014. Le délai encouru jusqu’alors semble découler de la divulgation de la preuve. Ainsi, l’enquête préliminaire doit se terminer près d’un an après le dépôt de l’accusation.

[14]        Entretemps, lors d’une conférence préparatoire tenue le 28 janvier 2013, l’accusé admet l’identité de la victime, la chaine de possession des objets saisis et le nombre de coups de couteau assénés à la victime.

[15]        L’enquête préliminaire ne se tient pas à la date prévue, car le 10 décembre 2013, l’avocat de la poursuite en demande la désassignation. En effet, peu de temps auparavant, il apprend que le SPVM ne peut lui désigner un enquêteur pour l’y assister faute d’effectif[2].

[16]        L’accusé ne conteste pas cette demande. Le dossier est fixé en gestion le 28 janvier 2014, mais fait l’objet d’une remise au 31 mars suivant. À cette date, la juge fixe le début de l’enquête préliminaire au 25 août suivant, 19 mois après l’accusation.

[17]        Elle débute comme prévu, mais le 28 août doit faire l’objet d’un autre report. En effet, l’un des experts de la poursuite s’avère indisponible. Il sera entendu 50 jours plus tard, le 17 octobre. Le même jour, l’accusé est cité à procès et son dossier reporté à l’ouverture du terme, le 3 novembre suivant. Il fait alors l’objet d’un nouveau report au 19 novembre puisque les parties n’ont pas encore reçu la transcription de la dernière audience de l’enquête préliminaire.

[18]        À cette date, l’accusé en demande lui-même le report au 7 janvier 2015. Il assume d’ailleurs la responsabilité du délai qui en découle.

[19]        Le 7 janvier, le juge coordonnateur de la Chambre criminelle de la Cour supérieure fixe une conférence préparatoire au 11 mars suivant. À cette date, les parties consignent plusieurs admissions au dossier de façon à circonscrire davantage le débat. À la fin de la conférence, le juge coordonnateur informe les parties qu’à ce moment, le procès ne peut être fixé avant le mois de septembre 2017, mais ajoute qu’il espère que des dates plus rapprochées deviendront disponibles sous peu. Il les convie donc à en discuter le 21 avril suivant.

[20]        Or, le 21 avril, il fixe le procès au 8 janvier 2018 pour une durée de six semaines. Il convoque à nouveau les parties le 14 octobre 2015 pour discuter d’une nouvelle date de procès. Malheureusement, l’accusé n’est pas amené du centre de détention où il se trouve en raison d’un malentendu. Les parties se retrouvent donc devant la Cour le 28 octobre suivant.

[21]        À cette date, le juge coordonnateur reporte le procès de l’accusé de quatre mois, au 30 avril 2018, en raison de l’implication de l’avocat de l’accusé dans un autre procès qui doit débuter le 8 janvier 2018. Lors de l’audience, l’accusé déclare s’en remettre à son avocat au sujet de l’opportunité de ce report. Cela dit, celui-ci ne porte plus à conséquence compte tenu de la suite des événements.

[22]        Le 14 juin 2016, le juge coordonnateur écrit aux parties[3]. Il les informe qu’il s’avère maintenant possible de tenir l’audience dès septembre 2016 en raison de récents règlements dans d’autres dossiers. L’avocat de la poursuite répond le même jour qu’il ne peut se rendre disponible qu’entre avril et septembre 2017 inclusivement, étant en procès en septembre et octobre 2016 de même qu’en février et en fin d’année 2017. De son côté, l’avocat de l’accusé se déclare indisponible aux dates proposées par l’avocat de la poursuite, mais confirme sa disponibilité en septembre 2016.

[23]        La poursuite ne réagit pas à cette information. La proposition du juge coordonnateur reste lettre morte.

[24]        Le 8 juillet, la Cour suprême rend l’arrêt Jordan[4].

[25]        Le 6 octobre l’avocat de l’accusé en l’espèce participe à une conférence préparatoire dans un autre dossier où son client fait face à une accusation de meurtre au premier degré initialement déposée en juin 2016[5]. Le juge coordonnateur propose alors la tenue du procès dans ce dossier au début du mois de janvier 2017 en raison de nouvelles ressources judiciaires mises à sa disposition.

[26]        L’avocat de la poursuite se déclare prêt à procéder en janvier, mais lui suggère de vérifier si d’autres dossiers ne se trouvent pas dans une situation plus précaire à la lumière de l’arrêt Jordan.

[27]        À ce moment, l’avocat de l’accusé attire l’attention du juge coordonnateur sur le fait que le procès dans le dossier en l’espèce est alors fixé au 30 avril 2018 et que l’arrestation remonte à plusieurs années. Il ajoute qu’à choisir, il préférerait fixer le procès dans le dossier en l’espèce d’autant qu’il envisage déjà y présenter une requête en arrêt de procédure. Il précise qu’il s’agit d’un dossier simple de dispute entre deux individus. Il souligne qu’à une occasion, la poursuite a refusé d’avancer la date du procès malgré sa propre disponibilité.

[28]        Le juge coordonnateur lui demande de discuter de la possibilité d’avancer la date du procès en l’espèce avec l’avocat de la poursuite et de lui revenir sur la question. Cela dit, il poursuit sa gestion de l’autre affaire. Au terme de cette discussion, il en fixe le procès est fixé en janvier 2017.

[29]        Le lendemain, par pure coïncidence, l’avocat de la poursuite en l’espèce écrit à celui de l’accusé. Il lui demande ses disponibilités pour tenir le procès entre janvier et septembre 2017. Apparemment, son propre agenda s’est libéré depuis sa correspondance du 14 juin précédent.

[30]        L’avocat de l’accusé lui répond en l’informant du contenu de la conférence préparatoire de la veille. Il ajoute qu’il occupe aussi dans un autre dossier qui débute en mars 2017 au palais de justice de Granby[6].

[31]        Le 14 novembre 2016, le Tribunal offre de tenir le procès de l’accusé en janvier ou mars 2017. Alors que la poursuite accepte, l’avocat de l’accusé se déclare évidemment indisponible aux deux dates étant alors retenu soit devant les assises du district de Montréal, dans le dossier fixé en octobre, soit devant celles du district de Bedford. La date du procès dans ce dernier dossier a été établie le 8 octobre 2015.


[32]        Le 30 novembre 2016, lors d’une conférence téléphonique, la juge St-Gelais revient à la charge avec de nouvelles dates. Elle offre de tenir le procès en mai ou septembre 2017. L’avocat de l’accusé lui répond que le procès de Granby ne se termine qu’en juin 2017. De plus, il se déclare aussi indisponible en septembre 2017 ou en janvier 2018. Par ailleurs, l’accusé ajoute qu’il ne renonce, ni à son droit d’avoir un procès dans des délais raisonnables ni à son choix d’être représenté par Me Nguyen.

[33]        Le 6 janvier 2017, le juge soussigné doit entendre la requête en arrêt de procédures de l’accusé. Or, l’audition de la requête doit être reportée. Cependant, en raison d’un changement dans son horaire, l’avocat de l’accusé dispose de nouvelles disponibilités. Le procès de l’accusé s’en voit donc devancé au 5 septembre 2017, un gain de huit mois. Il doit se terminer près de cinq ans (57 mois) après le dépôt de l’accusation.

3.            Le délai total qui ne relève pas de la défense

3.1  Le droit

[34]        L’article 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés consacre le droit de tout inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable.

[35]        Cela dit, ce droit ne nait pas avec la Charte, et encore moins avec l’arrêt Jordan. Bien que la Charte soit la première loi canadienne à le formuler directement, le droit d’être jugé dans un délai raisonnable tire son origine de l’adoption du bref d’habeas corpus à la fin du XVIIe siècle, il y a plus de 300 ans[7]. Le Sixième Amendement de la constitution états-unienne l’incorpore de son côté le 15 décembre 1791[8] et l’Organisation des Nations Unies l’inclut dans le Pacte International relatif aux droits civils et politiques qu’elle adopte le 16 décembre 1966[9].

[36]        Au Canada, jusqu’au 8 juillet 2016, les parties et les tribunaux fondaient leur évaluation de la raisonnabilité des délais pour la tenue d’un procès, sur le cadre d’analyse établi par la Cour suprême en 1992 dans R. c. Morin[10], tel qu’interprété dans diverses autres décisions, dont celle de R. c. Godin[11] en 2009.


[37]        Le 8 juillet 2016, la Cour suprême rejette ce cadre d’analyse pour en énoncer un nouveau, dont le cœur consiste en la création de plafonds au-delà desquels le délai est présumé déraisonnable. En l’espèce, ce plafond s’établit à 30 mois[12], du dépôt des accusations jusqu’à la conclusion réelle ou anticipée du procès[13].

[38]        Si le délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion du procès, duquel sont soustraits les délais imputables à la défense, s’élève à plus de 30 mois, il est présumé déraisonnable. La poursuite doit alors établir l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifient ce dépassement, faute de quoi le Tribunal prononcera un arrêt de procédures[14].

[39]        En effet, comme l’indique la Cour d’appel dans R. c. Huard, il appartient à l’État poursuivant de faire en sorte que l’accusé soit amené à procès dans un délai raisonnable ne dépassant pas le plafond (…) et de consacrer à cet effort des ressources raisonnables pour atteindre un résultat objectif mesurable[15].

[40]        Ainsi, le ministère public ne peut se contenter de pointer une difficulté passée. Il doit aussi démontrer qu’il a pris les mesures raisonnables à sa portée pour éviter et régler le problème avant que le plafond ne soit dépassé[16]. De plus, tant le ministère public que le système de justice doivent donner priorité aux causes dont le déroulement s’est avéré défaillant en raison d’événements imprévus[17].

[41]        Par ailleurs, l’établissement des délais imputables à la défense aux fins de déterminer si le délai excède le plafond pertinent comporte deux volets :

§  les délais que la défense renonce à invoquer au terme d’une renonciation explicite ou implicite, mais claire et sans équivoque;

§  ceux qui résultent uniquement de la conduite de la défense, à l’exclusion des mesures qu’elle prend légitimement[18].

3.2  L’analyse

3.2.1        Les délais imputables à la défense

[42]        L’accusé convient qu’il doit assumer la responsabilité de 1,5 mois du délai total, ramenant celui-ci à 55,5 mois à la conclusion anticipée de son procès.

[43]        La poursuite soutient qu’il lui faut aussi assumer une portion, sinon la totalité, du délai de huit mois entre janvier et septembre 2017 parce qu’il refuse alors des dates de procès en janvier, mars et mai 2017 en raison de l’indisponibilité de son avocat. Elle ajoute que, face à celle-ci, l’accusé aurait dû changer d’avocat. Son attitude démontre une absence d’empressement, selon elle.

[44]        L’analyse de la poursuite ne tient pas. Elle occulte les circonstances qui précèdent le refus de ces dates par l’accusé et, particulièrement, sa propre contribution au retard dans la tenue du procès et son inaction devant celui-ci[19].

[45]        La genèse de la problématique reliée à la fixation de dates de procès elle-même, remonte au printemps 2015, même si le report injustifié de l’enquête préliminaire y joue possiblement aussi un rôle.

[46]        À ce moment, le juge coordonnateur se voit contraint de fixer le début du procès en janvier 2018, environ 61 mois après le dépôt des accusations.

[47]        Quelques mois plus tard cependant, il communique avec les parties pour leur offrir de débuter le procès dès septembre 2016, un gain de 16 mois par rapport à la date alors prévue et de 12 mois sur celle ultérieurement établie. Or, l’avocat de la poursuite se déclare indisponible à cette date alors que l’accusé l’est. Qui plus est, l’avocat de la poursuite ne revoit pas sa position lorsque celui de l’accusé l’informe qu’il est indisponible aux dates que le premier lui propose. Il n’offre pas de transférer le dossier, au demeurant peu complexe, à un collègue, ni de voir s’il peut se faire remplacer dans les autres dossiers qui l’occupent.

[48]        À l’audience, il rappelle que l’épisode précède l’ère Jordan et que de telles mesures n’appartenaient pas à la culture du temps. Il ajoute que l’équipe des procureurs aux assises s’avérait alors restreinte et que le transfert d’un dossier comportait son lot de tracas administratif.

[49]        Avec respect, l’explication ne tient pas la route.

[50]        Certes, on ne peut ignorer la culture de complaisance vis-à-vis les délais[20] qui existait au sein du système de justice criminelle avant Jordan. Cependant, la poursuite ne saurait s’autoriser de celle-ci pour justifier l’accumulation de délais.

[51]        De plus, si elle la clarifie, Jordan ne crée pas l’obligation constitutionnelle de la poursuite de traduire l’accusé en justice dans un délai raisonnable. Cette obligation lui incombait déjà[21] et le défaut de s’en acquitter avait entrainé des arrêts de procédures pour des délais allant de 20 à 30 mois bien avant Jordan[22], et ce, même dans des cas d’accusations de meurtre[23].

[52]        Ainsi, il incombait à la poursuite de prendre les mesures nécessaires pour se rendre disponible lorsque l’avocat de l’accusé l’informe de sa disponibilité en septembre 2016[24] d’autant qu’elle avait causé elle-même un report de l’enquête préliminaire de plus de neuf mois. Celle-ci s’était ainsi conclue 21 mois après l’accusation plutôt qu’à l’intérieur de la limite supérieure fixée à 10 mois dans Morin. Fixer le procès en septembre 2016 en plaçait le début à plus de 43 mois du dépôt de l’acte d’accusation, soit 25 mois au-dessus de la ligne directrice maximale de 18 mois établie dans Morin[25]. Cette situation devait éveiller l’attention de la poursuite et l’amener à s’assurer qu’à tout le moins, le procès se tienne à la première date disponible pour l’accusé et le Tribunal.

[53]        Enfin, en l’espèce, que le transfert du dossier à un autre avocat de l’équipe des procureurs des assises entraine son lot de tracasseries administratives ne pèse pas lourd dans la balance face au droit constitutionnel de l’accusé. Le Tribunal note d’ailleurs que cet irritant ne pose plus problème.

[54]        Ainsi, malgré la vigilance du juge coordonnateur, le procès demeurait alors fixé à 65 mois de l’accusation, plus du triple de la ligne directrice maximale selon Morin.

[55]        Une seconde occasion de minimiser les délais s’offre à la poursuite en octobre 2016, alors que le juge coordonnateur fixe le procès dans un autre dossier où l’avocat de l’accusé occupe en janvier 2017. À cette occasion, l’avocat qui occupe pour la poursuite se questionne sur la possibilité que d’autres dossiers s’avèrent prioritaires en raison des délais écoulés. L’avocat de l’accusé soulève la présente affaire. Le lendemain, il en informe l’avocat de la poursuite dans le dossier en l’espèce. Or, celui-ci ne réagit pas. À l’audience, il reporte la responsabilité de l’impasse sur l’avocat de l’accusé. Il lui reproche de ne pas avoir présenté une requête pour remettre le dossier de son autre client au profit de l’accusé.

[56]        Ce reproche ne tient pas.

[57]        D’abord, l’on ne saurait demander à un avocat de prioriser les intérêts d’un client au détriment de ceux d’un autre. Une telle exigence serait susceptible de contrevenir à ses obligations déontologiques en le plaçant dans une situation de conflit d’intérêts.


[58]        Ensuite, la responsabilité de traduire un accusé en justice dans un délai raisonnable incombe à la poursuite. Certes, le juge coordonnateur a fixé le procès dans l’autre dossier en janvier 2017. Cependant, il invite alors l’avocat de l’accusé à en discuter avec celui de la poursuite en l’espèce. Or, lorsqu’il en est informé, il ne prend pas l’initiative. Les avocats de la poursuite concernés ne communiquent pas entre eux pour discuter de la question. Pourtant, le premier s’avère conscient du fait que, dans le dossier dont il assume la responsabilité, le délai entre l’accusation initiale et le procès ne s’élève qu’à environ sept mois alors que le dossier en l’espèce se trouve en fâcheuse situation. Il sait aussi que l’accusé envisage de présenter une requête en arrêt des procédures. Le second sait que le tribunal peut tenir un procès en janvier 2017 et que l’avocat de l’accusé s’avère disponible si des mesures sont prises pour reporter l’autre affaire. Malgré tout, ni l’un ni l’autre ne propose de solution alors qu’elle s’avère simple : demander au juge coordonnateur de fixer le dossier en l’espèce en janvier 2017 et reporter l’autre plus tard, compte tenu des faibles délais encourus dans celui-ci[26].

[59]        C’est dans ce contexte qu’il convient d’examiner le refus de l’accusé d’accepter des dates plus rapprochées en novembre 2016 et janvier 2017. À la première date, la Cour offre de tenir le procès en janvier et mars 2017. À l’évidence, l’avocat de l’accusé n’est plus disponible. Or, la poursuite ne réagit toujours pas. Il est vrai qu’elle ne peut quoi que ce soit pour le procès de mars. Il s’agit de la tenue d’un second procès ordonné par la Cour d’appel et fixé de façon prioritaire.

[60]        Cependant, la solution de reporter l’autre dossier qui occupe l’avocat de l’accusé en janvier demeure, mais l’avocat de la poursuite ne l’évoque pas.

[61]        De surcroît, ni à cette occasion, ni à la seconde, l’accusé ne renonce à quelque délai, même implicitement.

[62]        Aussi, il n’a pas alors à choisir entre son droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable et son droit constitutionnel à l’avocat de son choix. Celui-ci doit offrir une coopération et une disponibilité raisonnable. Il n’a pas à demeurer disponible en tout temps[27]. Cela dit, il est vrai que le droit à l’avocat de son choix ne constitue pas un droit absolu. En effet, si l’avocat de l’accusé ne s’avère pas disponible à l’intérieur d’une période de temps raisonnable, le tribunal peut exiger que l’accusé en mandate un nouveau ou agisse seul. Cependant, le tribunal doit utiliser ce pouvoir avec une très grande prudence en tenant compte, notamment, des engagements professionnels déjà pris par l’avocat en question, de l’historique du dossier et de l’impact potentiel de procéder plus tard sur les droits de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable[28].

[63]        Or, en novembre 2016, imposer à l’accusé de choisir entre son droit d’être jugé dans un délai raisonnable et son droit à l’avocat de son choix s’avère particulièrement injuste en l’espèce. Le délai encouru jusqu’alors excède tant le plafond présumé sous Jordan que les lignes directrices sous Morin. L’accusé n’en est pas responsable. Il a déjà indiqué son intention d’en saisir le Tribunal.

[64]        De plus, il devrait se constituer un nouvel avocat à deux mois du procès alors que l’avocat au dossier le représente depuis trois ans. Le Tribunal souligne d’ailleurs l’ironie de cette proposition de la poursuite qui s’appuie sur la simplicité du dossier. S’il s’avère aussi simple, ce qui est exact, les délais encourus et l’inaction de la poursuite à fixer le procès plus tôt s’avèrent encore plus inacceptables.

[65]        En outre, l’accusé est d’origine vietnamienne. Il ne s’exprime pas en français et sa connaissance de l’anglais s’avère rudimentaire. Remplacer son avocat au pied levé ne constitue pas une mince tâche.

[66]        De plus, l’avocat de l’accusé se rend disponible rapidement en juin et en octobre 2016. Ses indisponibilités ne relèvent pas de choix personnels, mais de rendez-vous imposés par la Cour et de l’inaction de la poursuite.

[67]        Enfin, la poursuite plaide que le Tribunal devrait conclure de ces refus que l’accusé fait partie de cette catégorie qui ne désire pas être jugé rapidement[29]. Or, cet aspect ne constitue pas un facteur dans l’examen du délai total en vertu du nouveau cadre d’analyse. Il ne peut faire l’objet de considération que dans le contexte de la mesure transitoire exceptionnelle. De surcroît, la poursuite ne démontre pas que l’accusé appartient à cette catégorie.

[68]        En effet, en juin 2016, il accepte de devancer son procès de 16 mois. La poursuite ne se rend pas disponible. En octobre 2016, lors de la conférence préparatoire où le procès de l’autre dossier est fixé en janvier 2017, son avocat demande que le dossier en l’espèce soit priorisé. Il le répète à l’avocat de la poursuite le lendemain. Même après avoir annoncé son intention de présenter une requête en arrêt des procédures, il accepte de devancer son procès d’avril 2018 à septembre 2017, dès que son avocat devient disponible. De plus, à plusieurs reprises, il procède à des admissions qui permettent de circonscrire et de simplifier le débat. Ainsi, il ne fait pas montre d’indifférence, bien au contraire.

[69]        En conclusion, outre le délai de 1,5 mois discuté plus haut, l’accusé n’assume la responsabilité d’aucun délai en l’espèce. Le délai total s’élève donc à 55,5 mois.

4.            Les circonstances exceptionnelles

4.1  Le droit

[70]        Comme le délai excède le plafond, il appartient à la poursuite de réfuter la présomption de déraisonnabilité qui en découle en démontrant qu’il s’avère néanmoins raisonnable, en raison de l’existence de circonstances exceptionnelles. Celles-ci constituent des circonstances indépendantes de la volonté de la poursuite en ce que :

a)    elles s’avèrent raisonnablement imprévisibles ou inévitables; et

b)    l’avocat de la poursuite ne peut raisonnablement remédier aux délais qui en découlent[30].

[71]        Ces circonstances se divisent généralement en deux catégories : les événements distincts et les affaires particulièrement complexes[31].

4.2  L’analyse

[72]        En l’espèce, la poursuite s’appuie sur un événement distinct, l’absence d’enquêteur pour soutenir logistiquement son avocat à la première date fixée pour l’enquête préliminaire en janvier 2014. Étonnamment, elle convient que l’absence d’un expert en août 2014, qui reporte la conclusion de l’enquête préliminaire de deux mois, ne constitue pas un événement distinct et qu’elle doit en assumer la responsabilité. La distinction juridique qu’elle opère entre les deux situations s’impose d’autant moins à l’esprit que l’enquêteur absent ne devait même pas témoigner.

[73]        Il est vrai que, pour la poursuite, cela n’importe pas. Elle plaide que des enquêteurs du SPVM aident toujours ses avocats lors d’enquêtes préliminaires. Plus particulièrement, ils les aident dans la gestion du témoin : ils participent aux rencontres avec eux, s’assurent de leur présence à l’audience, répondent à leurs questions, les accompagnent, vérifient qu’ils ne discutent pas entre eux.

[74]        Il s’agit là, précise-t-elle, de la pratique courante. Or, en janvier 2014, le SPVM ne pouvait libérer aucun d’eux. Il s’agit d’une situation exceptionnelle, une première. L’accusé en convient. Cependant, il s’oppose à ce que cette situation constitue un événement distinct au sens de Jordan. Il a raison.


[75]        Il convient de bien situer le débat. Il ne s’agit pas de l’absence d’un témoin, mais de l’indisponibilité de quelqu’un pour effectuer la coordination des témoins, n’importe quel enquêteur, nous dit l’avocat de la poursuite. Or, une telle situation ne constitue pas un événement distinct et les délais qui en découlent ne sauraient être déduits du délai total.

[76]        Dès 1989, 27 ans avant l’arrêt Jordan, la Cour suprême en arrive à cette conclusion sous l’ancien cadre d’analyse. Ainsi, dans R. c. Smith, elle écrit que le désir du ministère public de fixer la date de l’enquête préliminaire à un moment où l’agent enquêteur pourrait l’aider pendant l’audience ne peut l’emporter sur les droits que l’article 11 b) garantit à un accusé[32]. Elle ajoute par ailleurs que l’accord entre avocats pour reporter l’audience en conséquence ne constitue pas une renonciation au délai[33]. Dans Morin, rendu en 1992, soit 24 ans avant l’arrêt Jordan, la Cour suprême réfère à l’arrêt Smith comme exemple d’actes du ministère public qui retardent indûment le procès[34]. Ainsi, l’argument de commodité de la poursuite ne saurait supplanter le droit constitutionnel de l’accusé à un procès dans un délai raisonnable.

[77]        Enfin, il convient de souligner que seuls trois témoins civils témoignent à l’enquête préliminaire. Ainsi, l’absence d’un enquêteur pour en assurer la gestion ne constitue pas un motif valable pour prolonger les délais de huit mois, soit l’équivalant de la ligne directrice inférieure établie dans Morin pour citer un accusé à procès.

[78]        Il est vrai que la poursuite ajoute une raison à son désir qu’un enquêteur soit présent à l’enquête préliminaire : la conservation des pièces. En l’espèce, cet argument ne convainc pas. D’abord, la poursuite ne fait état d’aucune pièce qui ait nécessité l’intervention d’un enquêteur. Ensuite, deux enquêteurs témoignent lors de l’enquête préliminaire. Ainsi, si tant est que la présence d’un enquêteur s’avérait nécessaire pour déposer une pièce, deux se trouvaient disponibles pour le faire.

[79]        Ainsi, la poursuite ne démontre aucun événement distinct qui réduise le délai total. Comme l’affaire ne recèle aucune complexité particulière, s’agissant d’une affaire de meurtre typique pour citer l’exemple que donne la Cour dans Jordan[35], le délai total en l’espèce demeure de 55,5 mois, soit près du double du plafond présumé.


5.            La mesure transitoire exceptionnelle

5.1  Le droit

[80]        Dans Jordan, la Cour suprême mentionne que le nouveau cadre d’analyse qu’elle édicte s’applique aux affaires déjà en cours. En conséquence, il s’avère probable que les tribunaux ordonneront l’arrêt des procédures plus fréquemment qu’auparavant, même pour celles-ci[36]. Cependant, la Cour souligne que les tribunaux doivent alors appliquer le nouveau cadre selon le contexte et avec souplesse, tout en étant sensibles au fait que les parties se sont fiées à l’état du droit qui prévalait auparavant[37].

[81]        La Cour note qu’une telle application contextuelle aux affaires en cours s’avère nécessaire de façon à éviter une répétition de la vague d’arrêts des procédures et de retraits d’accusations survenue après l’arrêt Askov[38]. Dans cet arrêt la Cour écrivait qu’une période d’attente de six à huit mois entre l’envoi à procès et le procès lui-même, pourrait être à la limite supérieure du raisonnable[39]. Or, dans Morin, la Cour suprême note que l’interprétation et l’application subséquente de cette déclaration entrainent des milliers d’arrêts de procédures et de retraits d’accusations[40], ce que la Cour suprême entend éviter avec l’adoption du nouveau cadre d’analyse qu’elle établit dans Jordan.

[82]        Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas tenir compte de ce cadre d’analyse pour les affaires en cours, bien au contraire. La Cour l’affirme d’ailleurs sans ambiguïté : Le nouveau cadre d’analyse, y compris le plafond présumé, s’applique aux affaires en cours, sujet à deux réserves[41].

[83]        L’une de ces réserves vise les situations où le délai excède le plafond, comme en l’espèce. Dans ces cas, une mesure transitoire exceptionnelle pourra s’appliquer si le ministère public convainc le Tribunal que le temps qui s’est écoulé se trouve néanmoins justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable[42]. Il s’agit alors de procéder à un examen contextuel, eu égard à la manière dont l’ancien cadre a été appliqué et au fait que la conduite des parties ne peut être jugée rigoureusement en fonction d’une norme dont elles n’avaient pas connaissance[43].

[84]        Ceci ne signifie pas que les tribunaux doivent alors s’en remettre à une analyse des délais selon l’ancien cadre d’analyse ou qu’ils puissent présumer que les parties s’y sont raisonnablement conformées du simple fait que les gestes concernés sont survenus avant Jordan. Si tel était la conclusion à tirer, la Cour suprême l’aurait écrit plutôt que d’établir une mesure transitoire exceptionnelle[44].

[85]        Le professeur Sherrin écrit d’ailleurs que de se fonder exclusivement ou majoritairement sur une analyse selon Morin s’accorde mal avec la notion qu’il existe une présomption de déraisonnabilité pour les dossiers où les délais excèdent les plafonds ainsi qu’avec le fait que l’analyse transitoire s’effectue après avoir considéré et exclu les délais imputables à la défense sous le nouveau cadre d’analyse. Ceci rend l’application stricte du cadre d’analyse sous Morin impossible.

[86]        Il souligne de plus que dans Jordan et Williamson, la Cour suprême ne réfère aux lignes directrices de Morin que comme outil pour jauger la raisonnabilité des délais institutionnels dans une affaire donnée. Cela aide aussi à déterminer si les parties pouvaient avoir raisonnablement conclu que le délai total ne posait pas de problème sans toutefois que cela ne fournisse une réponse complète à cet égard qui ignore les modifications analytiques apportées par Jordan[45].

[87]        En ce sens, le préjudice de l’accusé et la gravité de l’infraction ne constituent pas des facteurs d’analyse distincts pour décider si une mesure transitoire exceptionnelle s’applique[46]. Ainsi, ce n’est que si la preuve démontre que, en raison de la manière dont les tribunaux appliquaient l’ancien cadre d’analyse, les parties ont posé des gestes ou omis de poser des gestes que celui-ci s’avère pertinent[47].

[88]        De plus, le Tribunal peut tenir compte du fait que le délai excède le plafond parce que la cause s’avère d’une complexité moyenne dans un district aux prises avec des problèmes de délais institutionnels importants pour justifier un délai qui excède le plafond[48]. À l’inverse, si un dépassement considérable résulte d’erreurs ou d’impairs du ministère public, le délai pourra être jugé déraisonnable malgré que les parties agissaient en fonction de l’ancien cadre d’analyse[49]. En effet, comme l’écrivait récemment la Cour d’appel, l’administration de la justice requiert que toutes les personnes impliquées, à fortiori le ministère public, accordent aux dossiers toute l’attention et le sérieux requis par la situation[50].

[89]        Ainsi, la poursuite ne pourra réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai que si elle s’avère en mesure de démontrer qu’elle ne devrait pas être tenue responsable de circonstances ayant mené au dépassement du plafond, puisqu’elles étaient véritablement indépendantes de sa volonté[51].

[90]        Cela dit, il n’existe pas de recette, ni d’algorithme immuable à cet exercice qui se veut individualisé. Il ne s’agit pas de rechercher tous les facteurs, ni d’y attribuer la même valeur d’une affaire à l’autre, mais de pondérer les facteurs d’un dossier donné[52] en fonction de sa réalité propre, à la lumière du droit antérieur, mais aussi en tenant compte du nouveau cadre d’analyse et du temps requis pour changer les choses.

[91]        Dans Jordan, en effet, la Cour suprême conclut que, compte tenu du temps nécessaire pour implanter les changements que son cadre d’analyse suppose, notamment en termes de ressources humaines et financières, certains délais même importants ne donneront pas automatiquement lieu à des arrêts de procédures[53]. Ainsi, cet arrêt ne transforme pas en un délai déraisonnable un délai que les tribunaux auraient considéré raisonnable antérieurement[54].

[92]        Enfin, il convient de distinguer les actions ou omissions posées par les parties avant que la Cour suprême ne rende l’arrêt Jordan de celles posées par la suite. En effet, ces derniers doivent faire l’objet d’un examen en fonction du nouveau cadre d’analyse exclusivement. Cela signifie qu’il faille tenir compte de l’accroissement de la responsabilité de tous les intervenants du système judiciaire à développer une approche proactive et préventive de résolution de problèmes[55].

5.2  L’analyse

[93]        En l’espèce, la poursuite soutient que le délai total s’explique par le fait que l’affaire s’avère moyennement complexe et qu’elle se déroule dans un district où de longs délais constituent une réalité persistante et notoire[56]. Ce n’est pas le cas.

[94]        D’abord, l’affaire ne s’avère pas « moyennement complexe ». Au contraire, elle constitue un bon exemple d’une affaire simple. Elle l’est d’autant que l’accusé a consigné de nombreuses admissions depuis le début. Elle ne soulève aucun problème de preuve ou de droit particulier. La présence de rapports d’expertise, pour l’essentiel usuels en la matière, ne lui confère pas une complexité particulière. À défaut, il faudrait considérer que tout dossier de meurtre possède une complexité moyenne. La seule raison qui justifie un procès plus long en l’espèce, réside dans la nécessité d’une traduction. Cela ne lui confère pas un caractère complexe pour autant.

[95]        De surcroît, le fait que le district de Montréal soit confronté à des délais institutionnels importants n’explique pas le dépassement considérable du plafond. Celui-ci s’explique beaucoup plus par des erreurs et des impairs du ministère public. En effet, ceux-ci s’avèrent responsables de 21,5 mois[57]. Or, si les délais institutionnels d’environ 20,5 mois pouvaient se justifier en fonction du cadre antérieur, dans les limites où celui-ci s’avère encore utile, les délais dont la poursuite s’avère responsable ne le peuvent pas.

[96]        Cette conclusion s’impose d’autant au Tribunal, qu’un délai de huit mois s’accumule en raison de l’inaction de la poursuite après Jordan, en octobre 2016.

[97]        L’accusé, un citoyen britannique, est détenu au Canada depuis son arrestation en janvier 2013, voilà quatre ans et quatre mois. Or, aucun Tribunal ne l’a déclaré coupable d’un crime et il jouit de la présomption d’innocence. Même sous l’ancien cadre d’analyse, il s’agissait d’une situation qui devait amener l’État à réduire les délais[58]. Le préjudice qu’il subit et l’atteinte à ses droits à la liberté, à la sécurité et à un procès équitable s’avèrent indéniables[59].

[98]        Certes, le crime dont il est accusé s’avère grave. Cependant, la seule gravité de l’infraction ne permet pas de mettre ses droits constitutionnels au rancart. Elle ne le permettait d’ailleurs pas, non plus, en vertu de l’ancienne grille d’analyse.

[99]        En effet, sept ans avant Jordan, la Cour d’appel de l’Ontario écrivait que la gravité de l’infraction ne constituait alors qu’un des facteurs à considérer et ne permettait pas, à elle seule, de justifier un délai déraisonnable par ailleurs[60].

[100]     Elle référait à une décision rendue quatre ans plus tôt où elle avait ordonné l’arrêt des procédures dans le cas d’accusations de meurtre au premier degré parce que le délai total s’élevait alors à 55 mois et 42,5 mois respectivement pour les deux accusés[61]. Dans cette affaire, la Cour d’appel écrivait qu’un tel remède parait presque impensable en raison de la nature de l’accusation, mais elle ajoutait que c’est tout de même celui que le tribunal doit appliquer si l’on viole le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable[62]. Ainsi, 11 ans avant Jordan, elle insistait sur le fait que, pour prévenir une telle conclusion, il appartient à la Couronne de se montrer vigilante, efficace et flexible et de gérer toute difficulté de façon expéditive afin de traduire l’accusé en justice dans un délai raisonnable, particulièrement lorsque les accusations s’avèrent sérieuses[63].

[101]     Dans Williamson, la Cour suprême confirme que tel était l’état antérieur du droit. Après avoir confirmé l’arrêt des procédures prononcé par la Cour d’appel de l’Ontario, malgré que l’accusé ait été trouvé coupable d’infractions de nature sexuelle sur un mineur 34 mois après le dépôt des accusations, elle écrit :

[30]         Enfin, nous souscrivons à l’opinion de la Cour d’appel selon laquelle, s’il est certes [traduction] « très difficile » en l’espèce de trancher la question fondée sur l’al. 11b) (par. 64), si on tient compte de l’ensemble de la situation, l’état antérieur du droit ne peut justifier qu’il ait fallu près de trois ans pour faire subir son procès à M. Williamson qui faisait pourtant l’objet d’accusations relativement simples. Comme la Cour d’appel l’a fait remarquer, s’il est vrai que les crimes commis par M. Williamson sont très graves, « la balance penche en faveur [de son] droit à un procès dans un délai raisonnable plutôt qu’en faveur de l’intérêt qu’a la société à ce qu’il soit jugé sur le fond » (par. 68). Même si M. Williamson n’a pas subi de préjudice important, la cause était simple, le ministère public n’a fait que très peu pour atténuer le long délai institutionnel qui empoisonnait la poursuite et M. Williamson a été raisonnablement proactif pour tenter de faire avancer le dossier. Pas même le fait que les droits de M. Williamson protégés par la Charte n’aient pas été substantiellement atteints ne peut faire reculer à ce point les limites du caractère raisonnable.

(Notre soulignement)

[102]     Plus loin, elle s’en explique ainsi :

[34]       Premièrement, le droit garanti à une personne d’être jugé dans un délai raisonnable ne peut être restreint uniquement sur le fondement de la nature des accusations portées contre elle. Comme la Cour l’a écrit dans R. c. Harrison, « [l]es protections garanties par la Charte doivent être interprétées de façon à s’appliquer à tous, même à ceux qui sont accusés d’avoir commis les infractions criminelles les plus graves. » De nombreuses cours d’appel de partout au pays, y compris la Cour, ont ordonné l’arrêt de procédures relatives à des accusations graves, même lorsque le délai total (moins celui attribuable à la défense) était inférieur au délai dont il est question dans le présent appel.

[35]       À cet égard, nous soulignons que l’al. 11b) garantit le droit « d’être jugé dans un délai raisonnable ». Il n’autorise pas l’application de divers degrés de raisonnabilité lorsque les accusations sont graves. Par exemple, il ne garantit pas le droit d’être jugé dans un délai qui a « quelque peu dépassé » ce qui aurait été un délai raisonnable, ou dans un délai qui est « excessif, mais pas au point d’être manifestement déraisonnable » si les accusations sont graves. Le délai est déraisonnable ou il ne l’est pas. Ainsi, c’est sur ce que nous estimons raisonnable que nous divergeons d’opinion avec notre collègue. Bref, nous avons des points de vue différents sur une norme subjective.

[36]       Deuxièmement, notre collègue utilise la gravité de l’infraction pour diluer le droit constitutionnel à un procès dans un délai raisonnable. Or, nous sommes d’avis que le droit garanti par la Charte est respecté, et l’intérêt public le mieux servi, lorsque les accusations relatives à des crimes graves sont jugées au fond en temps utile. En effet, à notre avis, il s’agit précisément des causes qui devraient être entendues rapidement, et être jugées à la lumière de la meilleure preuve possible.

[37]       Troisièmement, la gravité de l’infraction ne cadre pas très bien avec la notion de délai raisonnable. Certaines accusations pour des crimes graves peuvent être jugées en très peu de temps tandis que des accusations portant sur des crimes moins graves peuvent mettre plus de temps à faire l’objet d’une décision.

(Références omises et nos soulignements)

[103]     Ces commentaires s’appliquent en l’espèce.

6.            La conclusion

[104]     Il y a lieu de prononcer l’arrêt des procédures en l’espèce. Une justice rendue en temps utile constitue une des caractéristiques d’une société libre et démocratique[64]. En ce sens, le Tribunal juge opportun de citer les extraits suivants de Jordan :

[22]       Bien entendu, les droits protégés par l’al. 11b) s’étendent au-delà de ceux des inculpés. En effet, les procès instruits en temps utile ont des répercussions sur les autres personnes qui interviennent dans les procès criminels et qui sont touchées par eux, de même que sur la confiance du public envers l’administration de la justice.

[23]       Les victimes d’actes criminels et leurs familles peuvent être anéanties par de tels actes et avoir de ce fait un intérêt particulier à ce que les procès se déroulent rondement. En effet, les délais exacerbent la souffrance des victimes et les empêchent de tourner la page.

[24]       En revanche, les procès instruits dans un délai raisonnable permettent aux victimes et aux témoins d’apporter la meilleure contribution possible au procès et minimisent l’« angoiss[e] et [la] frustration [qu’ils ressentent] jusqu’au témoignage lui-même ». Le cumul des délais interrompt pour sa part leurs activités personnelles, professionnelles ou commerciales, et crée des tracas qui peuvent les décourager de participer au procès.

[25]       Dernier élément, qui n’est toutefois certainement pas le moindre, les procès instruits en temps utile sont importants pour préserver la confiance générale du public envers l’administration de la justice. Comme l’a dit la juge McLachlin (maintenant Juge en chef) dans Morin, « [n]on seulement [les] délais ont des conséquences pour l’accusé, mais ils peuvent également avoir un effet sur l’intérêt du public dans l’administration rapide et équitable de la justice ». Le crime préoccupe grandement tous les membres de la collectivité. Un délai déraisonnable place l’innocent dans une situation incertaine et permet au coupable de rester impuni, ce qui porte par le fait même atteinte au sens de la justice qu’a la société. Le défaut « de tenir les procès criminels avec équité, rapidité et efficacité amène inévitablement la société à douter [. . .] et, en fin de compte, à mépriser les procédures judiciaires ».

(Références omises et notre soulignement)

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[105]     ACCUEILLE la requête pour arrêt des procédures et pour violation du droit d’être jugé dans un délai raisonnable en vertu des articles 11 b) et 24 (1) de la Charte canadienne des droits et libertés.

[106]     ORDONNE l’arrêt des procédures.

 

 

 

__________________________________

DANIEL W. PAYETTE, J.C.S.

 

Me Ngoc Thang Nguyen

Thang Ngoc Nguyen

et

Me Catherine Ranalli

Ranalli avocat

Avocats pour le requérant

 

Me Jacques Dagenais

Directeur des poursuites criminelles et pénales

Procureur de l’intimée

 

Date d'audience :

27 mars 2017

 



[1]     Pièce I-6.

[2]     Pièce I-3.1.

[3]     Pièce R-1 en liasse.

[4]     R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631.

[5]     Pièce R-2.

[6]     Pièce I-7.

[7]     André Morel, « Certain guarantees of criminal procedure », dans Gérald A. Beaudoin et Walter S. Tarnopolsky (dir.), The Canadian Charter of Rights and Freedoms, Toronto, Carswell, 1982.

[8]     U.S. CONST. amend. VI.

[9]     [1976] R.T. Can. n° 47 (entré en vigueur au Canada le 19 mai 1976), art. 14, para 3 (c).

[10]    [1992] 1 R.C.S. 771.

[11]    [2009] 2 R.C.S. 3.

[12]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 46.

[13]    Id., par. 47.

[14]    Id.

[15]    2016 QCCA 1701, par. 12.

[16]    R. c. Jordan, préc. note 12, par. 70.

[17]    Id., par. 75; voir aussi R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625.

[18]    R. c. Jordan, préc. note 12, par. 61, 63, 65.

[19]    R. v. Korzh, 2016 ONSC 4745.

[20]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 40.

[21]    Id., par. 70, 112; voir, entre autres, R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, par. 11; R. c. Vassell, 2016 CSC 26, [2016] 1 R.C.S. 625, par. 7.

[22]    R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741, note infrapaginale 1; voir aussi R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3.

[23]    Voir, par exemple, R. c. Collins, [1995] 2 R.C.S. 1104; R. v. Kporwodu, 195 C.C.C. (3d) 501, 29 C.R. (6th) 60; R. v. Campbell, 2000 CarswellOnt 319 (S.C.J.).

[24]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 75.

[25]    R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 798, 799.

[26]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 75; R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741, par. 28, 30.

[27]    R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, par. 23; voir aussi R. c. Edan, 2016 ONCJ 493; R. c. Ashraf 2016 ONCJ 584.

[28]    R. c. McCallen, (1999) 131 C.C.C. (3d) 518 (C.A.O.) cité avec approbation dans Racine c. R., 2011 QCCA 2025 (Requête pour autorisation de pourvoi à la Cour suprême rejetée (C.S. Can., 2012-05-10, 34592).

[29]    R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 801-802.

[30]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 68-69.

[31]    Id., par. 71.

[32]    [1989] 2 R.C.S. 1120, p. 1134-1135.

[33]    Id., p. 1135-1138.

[34]    R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 31.

[35]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 78.

[36]    Steve Coughlan, “Early Patterns in the New Section 11(b) Framework”, (2016) 32 C.R. (7th) 386.

[37]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 105.

[38]    R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199.

[39]    Id., p. 1240.

[40]    Voir R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 779, 785.

[41]    R. c. Jordan, préc. note 37, par. 95.

[42]    Id., par. 96.

[43]    Id.; R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 RCS 741, par. 24-30; R. v. Manasseri, 2016 ONCA 703, par. 321.

[44]    Voir Missisauga (City) v. Uber Canada Inc., 2016 ONCJ 746, par. 186; R. v. Dass, 2016 BCSC 1701, par. 80.

[45]    Christopher Sherrin, “Understanding and Applying the New Approach to Charter Claims of Unreasonable Delay”, (2017) 22 Can. Crim. L. Rev. 1.

[46]    R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 RCS 741, par. 33-37 sur la gravité; R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 109.

[47]    R. c. Jordan, préc. note 46, par. 95.

[48]    Id., par. 97.

[49]    Id., par. 98.

[50]    R. c. Dumont-Chamberland, 2017 QCCA 428, par. 49.

[51]    R. c. Dumont-Chamberland, 2017 QCCA 428, par. 112.

[52]    R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 787-788.

[53]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 97.

[54]    Id., par. 102.

[55]    Id., par. 98.

[56]    R. v. Coulter, 2016 ONCA 704, par. 37.

[57]    7,5 mois lors du premier report de l’enquête préliminaire, 2 mois lors du second et 12 parce que le ministère public ne se rend pas disponible en septembre 2016.

[58]    R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, p. 35.

[59]    R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631, par. 20.

[60]    R. v. Thomson, 2009 ONCA 771, 248 CCC (3d) 477, par. 24.

[61]    R. v. Kporwodu, 195 C.C.C. (3d) 501, 29 C.R. (6th) 60, par. 192.

[62]    Id., par. 3, 11.

[63]    Id., par 11, notre soulignement.

[64]    R. c. Williamson, 2016 CSC 28, [2016] 1 R.C.S. 741, par. 38; voir aussi R. c. Huard, 2016 QCCA 1701, par. 17.

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