Décision

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Manoukian c. Procureur général du Canada

2018 QCCS 30

JD2935

 
 COUR SUPÉRIEURE

(Chambre civile)

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-042993-082

 

DATE :

Le 8 janvier 2018

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

FRANCE DULUDE, J.C.S.

______________________________________________________________________

                                

NICHAN MANOUKIAN

et

MANOUDSHAG SARYBOYAJIAN

et

ARVINE MANOUKIAN

et

BIRGE MANOUKIAN

et

CHAHÉ MANOUKIAN

et

CÉLINE MANOUKIAN

            Demandeurs

c.

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et

DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES

et

JACQUES MORIN

et

MARIE SUZIE RAYMOND

et

MAGDALA TURPIN

et

ISABELLE BRIAND

Défendeurs

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 

L’APERÇU

[1]           Le 25 janvier 2006, un caporal, quatre gendarmes de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC), six policiers du Service de police de Laval et un agent de renseignements de l’immigration perquisitionnent la résidence de la famille Manoukian en vue de recueillir de la preuve concernant Mme Senait Tafesse Manaye, une aide domestique, qu’ils soupçonnent être victime de traite de personne.

[2]           À la suite d’une enquête menée par les gendarmes de la GRC, M. Manoukian et Mme Saryboyajian sont accusés, le 16 mai 2007, par le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) de traite de personne, d’avoir bénéficié d’un avantage matériel ainsi que de rétention de documents, soit les infractions prévues aux articles 279.01, 279.02 et 279.03 du Code criminel (C.cr.).

[3]           Le 18 mai 2007, la GRC publie sur son site Internet un communiqué au sujet de ces accusations et tient une conférence de presse fortement médiatisée en vue d’informer la population des accusations et de l’existence des nouveaux articles du Code criminel concernant le phénomène méconnu de la traite de personnes.

[4]           Le 6 décembre 2007, les accusations portées contre M. Manoukian et Mme Saryboyajian sont retirées, et ce, avant la tenue d’une enquête préliminaire.

[5]           M. Manoukian et Mme Saryboyajian allèguent qu’ils ont été injustement et illégalement accusés. Ils réclament donc, de concert avec leurs quatre enfants, 3 325 000 $ des défendeurs pour les dommages qu’ils prétendent avoir subis par suite de l’enquête de la GRC, qu’ils qualifient de « bâclée et incomplète » et de la conférence de presse tenue par les enquêteurs de la GRC. Ils soutiennent que Me Isabelle Briand n’aurait jamais dû autoriser les accusations puisque l’enquête ne permettait pas de conclure qu’il existait des motifs raisonnables et probables de croire que les infractions prévues aux articles 279.01 à 279.03 C.cr. avaient été commises.

[6]           Les défendeurs contestent la demande.

[7]           La Procureure générale du Canada (PGC), le sergent Jacques Morin (Morin) et les gendarmes Marie Suzie Raymond (Raymond)[1] et Magdala Turpin (Turpin), de la GRC, plaident qu’ils n’ont commis aucune faute pouvant entraîner leur responsabilité ou celle de l’État. D’une part, ils affirment qu’ils avaient des motifs raisonnables et probables de croire que des infractions de traite de personnes, d’avoir bénéficié d’un avantage matériel et de rétention de documents avaient été commises et qu’ils ont agi avec diligence dans le cadre de leur enquête. D’autre part, ils affirment que les demandeurs ont été les artisans de leur propre malheur et que les dommages allégués, s’il en est, sont exagérés.

[8]           Le DPCP et Me Briand plaident, pour leur part, que les accusations ont été autorisées à la suite d’une enquête criminelle sérieuse réalisée par la GRC.

* * *

[9]           Recommander une accusation criminelle contre un citoyen à partir de la preuve recueillie lors d’une enquête est un enjeu lourd de conséquences pour celui-ci. Ce choix fait porter une grande responsabilité sur les épaules des policiers chargés de l’enquête. Dépendamment de la gravité de l’accusation portée, l’accusé peut se voir infliger un stigmate par médias interposés. Ce stigmate est là pour durer même si, par la suite, les accusations sont retirées. Une enquête et une évaluation sérieuses en amont permettent d’éviter un dérapage.

[10]        Une fois qu’un dommage est démontré par les accusés et qu’il appert qu’il découle de l’orientation erronée donnée à un dossier criminel, les policiers chargés de l’enquête doivent répondre de leurs décisions. Ce qui suit est un exemple éloquent.

LE CONTEXTE

[11]        Nichan Manoukian et Manoudshag Saryboyajian (collectivement appelé les Manoukian), d’origine arménienne, sont les parents de quatre enfants : Chahé[2], né le [...] 1979 au Liban, Birge, né le [...] 1983 en Arabie-Saoudite, Arvine née le [...] 1986 en Arabie-Saoudite et Céline, née le [...] 1991 au Canada (collectivement appelés la famille Manoukian).

[12]        M. Manoukian est né le [...] 1947 au Liban. Il  est décorateur d’intérieur et il jouit d’une réputation enviable au plan professionnel, au Liban et en Arabie-Saoudite, pour avoir décroché des contrats prestigieux auprès de la royauté et pour y avoir aménagé des commerces importants dans ces pays. Mme Saryboyajian est née le [...] 1959 en Syrie. Elle a 20 ans lorsqu’elle rencontre M. Manoukian.

[13]        Les Manoukian se marient en 1978 au Liban, où ils s’établissent pour fonder une famille. En 1979 naît leur premier enfant.

[14]        En 1980, la famille quitte pour l’Arabie-Saoudite, où M. Manoukian obtient d’importants contrats de décoration. En 1986, la famille est de retour au Liban et M. Manoukian poursuit ses activités de décorateur et opère un commerce de menuiserie. La famille s’installe donc dans une grande demeure située dans un quartier huppé de la ville et fait l’acquisition d’un luxueux « chalet[3] ».

[15]        Entre 1978 et 1990, comme il est de coutume au Liban, les Manoukian retiennent, par l’intermédiaire d’agences, les services d’aides familiale et domestique. La première vient de l’Éthiopie et deux autres des Philippines. Pour l’essentiel, leurs services sont retenus pour aider aux tâches ménagères et voir aux enfants.

[16]        Pour chacune, un contrat notarié est signé à l’embauche. On y prévoit le salaire généralement offert au Liban pour ce type de services, soit entre 100 $US et 150 $US par mois. On parle de 300 $US par mois en Arabie-Saoudite.

[17]        En 1990, les Manoukian quittent le Liban en raison de la guerre civile, avec leurs trois enfants, Chahé, Birge et Arvine. Ils vont rejoindre la famille de Mme Saryboyajian qui réside alors au Canada. Ils obtiennent leur statut de résidents permanents en 1990 et leur citoyenneté canadienne le 5 octobre 1995.

[18]        Le [...] 1991, Céline, le quatrième enfant des Manoukian, vient au monde au Canada.

[19]         La situation géopolitique s’étant stabilisée, la famille retourne vivre au Liban en 1994 et retient à nouveau les services d’une aide domestique.

[20]        C’est en 1998 que les Manoukian engagent, toujours par l’intermédiaire d’une agence, Mme Senait Tafesse Manaye (Mme Manaye), originaire d’Éthiopie, pour agir à titre d’aide familiale et domestique. Un contrat est alors signé pour une durée de trois ans, pour un salaire de 100 $ US par mois.

[21]        Lorsqu’elle arrive chez les Manoukian, Mme Manaye a 19 ans[4]. Elle ne parle ni l’arménien ni l’arabe[5] et elle n’est pas habituée au confort de la résidence des Manoukian. Ainsi, elle doit tout apprendre, y compris comment prendre soin de son hygiène.

[22]        Au fil du temps, elle apprend l’arménien, langue parlée par les membres de la famille Manoukian. Elle s’intègre à leur mode de vie et devient un membre de la famille à part entière. Elle s’occupe alors principalement de Céline, qui est la plus jeune des enfants.

[23]        Au bout de trois ans, Mme Manaye retourne en Éthiopie pour quelques mois, puis elle accepte de revenir au Liban pour les fiançailles de la fille aînée des Manoukian, Arvine. Par la suite, elle signe un nouveau contrat d’une année, renouvelable, pour un salaire de 150 $US par mois[6].

[24]        Selon l’entente, Mme Manaye est logée, nourrie, habillée et son salaire est en grande partie acheminé directement à sa famille en Éthiopie. Toutefois, Mme Manaye peut demander de l’argent selon ses besoins.

[25]        À l’été 2004, les Manoukian décident de revenir au Canada pour rejoindre Chahé qui réside alors chez sa grand-mère maternelle.

[26]        Avant de quitter, les Manoukian offrent à Mme Manaye soit de rester au Liban pour travailler dans une autre famille, soit de retourner rejoindre sa famille en Éthiopie,  mais Mme Manaye manifeste plutôt le souhait de suivre la famille Manoukian au Canada.

[27]        Le 6 mai 2004, M. Manoukian complète donc le formulaire « Application for Certificate of Acceptance for Temporary Work » du ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration du Québec[7] et  le formulaire « Foreign Live-In Caregiver Application »[8] du ministère du Développement des ressources humaines du Canada, dans lesquels il précise les tâches que Mme Manaye devra effectuer à titre d’aide familiale, le tout pour un total de 40 heures par semaine au salaire mensuel de 1 168 $ CDN.

[28]        Enfin, M. Manoukian joint à ces documents un mandat de représentation en sa faveur signé par Mme Manaye[9] et une offre d’emploi signée par lui-même dans laquelle il précise qu’elle détient un diplôme de commerce et qu’elle parle l’anglais[10].

[29]        Par ces documents, la famille Manoukian offre donc à Mme Manaye de poursuivre son travail à titre d’aide familiale au Canada pour une durée de trois ans, soit du 30 août 2004 au 30 août 2007.

[30]        Toutefois, ces démarches pour obtenir le permis de travail ne sont pas menées à terme puisque, en parallèle, M. Manoukian demande et obtient du Liban le 11 juin 2004 un visa de visiteur pour Mme Manaye valide du 18 juin 2004 au 31 août 2004[11] afin qu’elle puisse venir au Canada.

[31]        Le 12 août 2004, la famille Manoukian et Mme Manaye arrivent au Canada[12] et emménagent temporairement chez la mère de Mme Saryboyajian, dans son appartement de trois pièces et demie.

[32]        Peu de temps après leur arrivée, les Manoukian décident de ne pas retourner au Liban et de s’installer officiellement au Canada. Lorsqu’informée de leur intention, Mme Manaye choisit de rester avec eux plutôt que de rentrer dans son pays.

[33]        Dès le début du mois de septembre 2004, les Manoukian inscrivent leur cadette, Céline, au collège privé Sainte-Marcelline, pour qu’elle commence la première année de son secondaire. Arvine, pour sa part, se trouve un emploi dès la mi-septembre 2004, dans une boutique du Centre Rockland et en janvier 2005, elle commence un programme d’équivalence du Cégep à l’Université de Montréal.

[34]        Le 22 décembre 2004, conformément au contrat signé au Liban, M. Manoukian verse à Mme Manaye l’équivalent de quatre mois de salaire, soit 600 $ US[13], et le lendemain, il transfère l’équivalent de ce montant en dollars canadiens à sa famille en Éthiopie[14].

[35]        Le 12 janvier 2005, M. Manoukian dépose une demande signée par Mme Manaye pour « modifier les conditions de séjour, proroger le séjour ou demeurer au Canada » en vue d’obtenir une prolongation de son visa jusqu’au 12 août 2005[15].

[36]        Le 28 février 2005, le ministre de la Citoyenneté et Immigration Canada accepte la demande de prolongation et émet un deuxième visa de visiteur, mais précise que le passeport de Mme Manaye doit « être valide pendant toute la durée du séjour au Canada », à défaut de quoi aucun document ne pourra être délivré[16].

[37]        Puisque le passeport éthiopien de Mme Manaye expire le 21 avril 2015[17], la prolongation du visa se termine donc à cette date. Pendant cette période, Mme Manaye n’est pas autorisée à occuper un emploi au Canada, ce qu’elle fait malgré tout en travaillant pour les Manoukian pendant ce temps.

[38]        Le 28 février 2005, les Manoukian achètent une maison située sur la rue Desrochers, à Laval[18], qu’ils rénovent avant d’y emménager officiellement à l’été 2005.

[39]        En mars 2005, le passeport de Mme Manaye est renouvelé.

[40]        Le 16 mars 2005, Mme Manaye présente une seconde demande de prolongation de son visa de visiteur, dans laquelle il est mentionné :

Je suis entrée au Canada pour accompagner la famille Manoukian (citoyenne canadienne) qui retournait du Liban pour s’installer de nouveau à Montréal. Comme je l’avais indiqué la dernière fois, je suis très attachée à la famille surtout à la petite, car depuis 1998 je m’occupe d’elle. Nous avons besoin de prolonger mon séjour, car il semble que les procédures de la démarche qu’il faut prendre pour rester avec la famille sont longues. J’ai passé l’examen médical le 08 mars 2005 et j’ai aussi renouvellé mon passport jusqu’au 11 mars 2007. M. Manoukian est présentement en dehors du pays et il sera de retour au mois d’avril. Pour mes besoins médicaux M. Manoukian a acheté une assurance médicale privée.»[19]

[41]        Le 4 mai 2005, Citoyenneté et Immigration Canada refuse la demande de prolongation puisque Mme Manaye ne répond pas aux exigences de la Loi et du Règlement sur l’immigration. Mme Manaye doit donc quitter le pays, à défaut de quoi des mesures d’expulsion pourraient être prises[20].

[42]        Entretemps, en avril 2005, Mme Saryboyajian dépose un formulaire de « Live-In Caregiver Contract of Employement » au ministère des Relations avec les citoyens et de l’Immigration du Québec dans lequel elle dit vouloir engager Mme Manaye à titre d’aide familiale[21] résidante en vertu du programme qui existe à cette fin[22].

[43]        Le 6 mai 2005, le ministère des Ressources humaines et Développement des compétences Canada et de l’Immigration et des Communautés culturelles du Québec  confirme l’offre d’emploi temporaire à l’intention de Mme Manaye pour une période de 24 mois, mais précise que :

Cette lettre n’autorise pas l’aide familial résidant à entrer, à demeurer ou à occuper un emploi au Canada. Cette décision relève de la compétence de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) qui évaluera la demande en vue d’émettre un permis de travail à votre aide familial résidant[23].

[44]        À la suite du refus de la demande de prolongation du visa de visiteur, les Manoukian retiennent, le 17 mai 2005, à leurs frais[24], Me Brownstein, un avocat spécialisé dans le domaine de l’immigration[25]. Son mandat est de compléter les démarches en vue de « légaliser » le statut de Mme Manaye[26].

[45]        Le 20 octobre 2005, le Gouvernement du Québec, Bureau d’Immigration-Paris émet un certificat d’acceptation du Québec valide jusqu’au 20 décembre 2006,  au bénéfice de Mme Manaye à titre d’aide familiale résidant chez les Manoukian. Le certificat précise que:

Veuillez noter que ce certificat n’est pas le visa d’admission au Canada. Le visa sera émis avant votre départ, s’il y a lieu, par les autorités canadiennes[27].

[46]        Le 2 novembre 2005, Me Brownstein dépose une demande de permis de travail pour Mme Manaye au Haut-commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya[28]. À cette demande sont joints plusieurs documents. Il y a un formulaire d’antécédents de scolarité et de travail[29]  sur lequel il est écrit qu’elle a fait ses études secondaires et détient un diplôme en commerce[30], un formulaire de « renseignements supplémentaires  (demande de visa de résident temporaire) » signé le 26 octobre 2005 par Mme Manaye, dans lequel elle confirme avoir 2 000 $ US en chèques de voyage[31] et une « demande de permis de travail présentée à l’extérieur du Canada » dans laquelle il est mentionné que l’adresse résidentielle de Mme Manaye se trouve en Éthiopie.

[47]        Enfin, les Manoukian joignent à la demande une lettre qu’ils ont signée le 19 septembre 2005 dans laquelle ils expliquent :

To Whom It May Concern :

Eight years ago, when we were living in Lebanon, we had a very big house and a summer Cottage on the beach. We have a family of four children and our youngest daughter had a very weak appetite and delicate health. Taking care of her was a full time job. The duties of routine housekeeping and raising children became very hard and very demanding, and therefore we started looking for a live-in nanny. We used the services of an agency and we hire Senait Tafesse Manaye in 1997. She started living with us and her duties at that time were mainly to take care of our young children especially of our youngest daughter who needed special attention (feeding her was very difficult). Over the years we got used to her and she got used to us. Our children are older now and her duties over the last few years have become mainly housekeeping duties. She has learned our language and we consider her part of our family. We have lived with her for the last eight years and we want to keep her with us. We make sure that all her needs are covered.

Yours Truly

Nichan Manoukian

Manoushag Manoukian[32]

[Soulignement du Tribunal]

[48]        Dans l’attente que le statut de Mme Manaye soit régularisé, Me Brownstein recommande alors à Mme Manaye et aux Manoukian d’être prudents, de limiter les mouvements de Mme Manaye et de ne pas lui verser de salaire.

[49]        Dans l’intervalle, M. Manoukian transfère tout de même les 19 août et 2 décembre 2005, deux chèques de 300 $ chacun à la famille de Mme Manaye en Éthiopie[33]. Pendant ce temps, Mme Manaye est logée et nourrie; les Manoukian paient tous ses vêtements et effets personnels et lui donnent de l’argent au besoin.

[50]        Or, à la fin de l’été 2005, Mme Manaye rencontre par hasard Mme Feven Ahama dans un supermarché alors qu’elle est avec Mme Saryboyajian. Puisqu’elles sont toutes deux Éthiopiennes, Mme Amaha veut discuter avec Mme Manaye, mais elle est manifestement timide et préfère ne pas parler. Mme Amaha lui donne donc son numéro de téléphone pour qu’elle l’appelle si elle en a envie. Ce n’est qu’au mois de décembre 2005 que Mme Manaye décide d’appeler Mme Amaha.

[51]         À la suite de discussions téléphoniques avec Mme Manaye, Mme Amaha et Mme Yeshowatsehay Boyino constatent que Mme Manaye semble effrayée. C’est dans ce contexte qu’elles dénoncent le 16 janvier 2006 la situation de Mme Manaye aux agents Roussel et Marcoux du Service de police de Laval[34].

[52]        Dans leurs déclarations faites aux policiers, les deux dames affirment pour l’essentiel qu’elles ont communiqué avec Mme Manaye en vue, éventuellement, de la rencontrer. Toutefois, cette dernière leur a mentionné qu’elle n’était pas autorisée à sortir, puisqu’elle travaille sept jours par semaine pour un salaire de 150 $ par mois. Lors de leurs conversations, Mme Manaye explique avoir peur d’être surprise par les occupants de la maison à parler au téléphone dans sa langue.

[53]        Mme Boyino, pour sa part, ajoute avoir communiqué directement avec les propriétaires de la maison pour inviter Mme Manaye à sortir une journée, et que Mme Saryboyajian a refusé. Elle précise aussi que Mme Manaye lui a mentionné qu’elle avait peur de la « propriétaire » et de la police puisqu’elle craignait d’être expulsée en Éthiopie.

[54]        Le 19 janvier 2006, à la suite de préoccupations exprimées par les agents d’immigration[35], le Haut-commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya, écrit à Me Browstein pour vérifier si Mme Manaye se trouve au Canada ou en Éthiopie[36].

[55]        À cette même date, la gendarme Marie Suzie Raymond reçoit un courriel d’un agent de renseignements, soit Mme Ann Joly, de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) au sujet des deux dénonciations reçues au Service de police de la Ville de Laval alléguant qu’une jeune femme d’origine éthiopienne travaille comme aide familiale dans des conditions de vie « anormales »[37].

[56]        Les informations obtenues de l’ASFC et les vérifications effectuées par les enquêteurs de la GRC auprès du Système de recherche d’immigration (SSBOL) confirment alors ce qui est mentionné précédemment quant au statut de Mme Manaye et, plus précisément, qu’elle exerce des fonctions d’aide familiale sans qu’aucune demande n’ait été présentée à cet effet, que son visa de visiteur n’a pas été renouvelé et qu’aucun permis de travail n’a alors été délivré.

[57]        À la suite d’une rencontre avec Mmes Amaha et Boyino et considérant les informations obtenues par la gendarme Magdala Turpin quant au statut de Mme Manaye et celui des propriétaires de la maison, la gendarme Raymond obtient d’un juge de paix-magistrat, le 24 janvier 2006, un mandat de perquisition pour la résidence de la famille Manoukian, située au [...], à Laval[38].

[58]        Ainsi, le 25 janvier 2006, à 06 h 25, cinq membres de la GRC, dont les gendarmes Raymond et Turpin, un agent de l’ASFC et six policiers du Service de police de Laval procèdent à l’exécution du mandat de perquisition.

[59]        À l’arrivée des policiers, tous les membres de la famille Manoukian sont présents ainsi que Mme Manaye. Le caporal Vincent Santarossa de la GRC présente le mandat de perquisition à M. Manoukian et lui fait la lecture de ses droits. Il lui demande où se trouve Mme Manaye. Lorsqu’informées qu’elle est sous-sol dans sa chambre, les gendarmes Raymond et Turpin s’occupent d’aller à sa rencontre, accompagnées d’un interprète. Elles quittent le domicile des Manoukian cinq minutes plus tard, soit à 06 h 30, accompagnées de Mme Manaye en vue de la rencontrer au quartier général de la GRC[39].

[60]        Lors de la perquisition, tous les documents relatifs aux demandes formulées à l’égard du statut de Mme Manaye au Canada sont saisis et M. Manoukian est interrogé par deux policiers du Service de police de Laval dans une de leurs voitures[40].

[61]        Mme Saryboyajian et l’aîné des enfants du couple, Birge, sont interrogés par des sergents-détectives du Service de police de Laval à l’intérieur de la résidence[41].

[62]        Dans sa déclaration faite aux policiers, M. Manoukian explique qu’il a donné le mandat à un avocat de régulariser le statut de Mme Manaye. Mme Saryboyajian, quant à elle, précise que c’est  Me Brownstein qui leur a conseillé de ne pas laisser sortir Mme Manaye tant que les démarches pour compléter les papiers d’immigration n’étaient pas terminées.

 

[63]        Le matin même, vers 08 h 44, la gendarme Raymond rencontre Mme Manaye avec M. Isaac Nafi, un interprète français-amharique[42]. Dans sa déclaration, Mme Manaye précise que les Manoukian sont bien, qu’ils la respectent et qu’elle était contente de venir au Canada. Elle explique qu’elle a commencé à travailler pour les Manoukian en 1998 au Liban. Toutefois, elle dit travailler sept jours par semaine, du matin au soir, pour un salaire de 150 $ par mois et affirme qu’elle doit demander chaque fois qu’elle veut obtenir de l’argent. Elle ajoute que les Manoukian lui doivent l’équivalent d’une année de salaire.  

[64]        Enfin, elle confirme que les Manoukian ont confié son dossier d’immigration à un avocat à qui elle a remis un faux diplôme provenant de l’Éthiopie pour compléter les démarches.

[65]        Le 14 février 2006, Mme Manaye rencontre à nouveau les gendarmes Turpin et Raymond avec le même interprète[43]. Mme Manaye explique que M. Manoukian l’a déjà menacée au couteau à la fin de son premier contrat, au Liban, pour qu’elle revienne travailler pour eux après son retour en Éthiopie.

[66]        Ce jour-là, elle confirme aux gendarmes qu’elle est heureuse depuis qu’elle a quitté la famille Manoukian et qu’elle ne désire pas y retourner.

[67]        Le 13 mars 2006, M. Manoukian et Mme Saryboyajian se présentent  volontairement au quartier général de la GRC afin de donner à nouveau des déclarations.

[68]        M. Manoukian rencontre alors la gendarme Raymond qui procède à son entrevue de 13 h 00 à 17 h 30[44] et Mme Saryboyajian rencontre la gendarme Turpin le même jour, de 20 h 00 à 21 h 45[45].

[69]        À la suite des informations obtenues dans le cadre de l’enquête, les gendarmes Turpin et Raymond soumettent au mois d’octobre 2006 le dossier à la procureure du DPCP, Me Isabelle Briand, afin que des accusations de traite de personnes soient portées[46].

[70]        Le 1er décembre 2006, Me Briand rencontre Mme Manaye avec les gendarmes Raymond et Turpin et l’interprète Isaac Nafi pour obtenir des informations complémentaires[47].

[71]        Le 14 mai 2007, Me Briand autorise le dépôt d’accusations de traite de personnes (art. 279.01 C.cr.), d’avoir bénéficié d’un avantage matériel (art. 279.02 C.cr.) et de rétention ou destruction de documents (art. 279.03 C.cr.). Le 16 mai 2007, Me Briand remet à la gendarme Raymond les sommations[48] visant M. Manoukian et Mme Saryboyajian.

[72]        Le jour même, les deux sommations sont signifiées par la caporale Harvey à la résidence des Manoukian, les enjoignant de se présenter à la GRC le 31 mai 2007 afin de se soumettre à la Loi sur l’identification des criminels[49] et de comparaître le
14 juin 2007, à 09 h 30, au Palais de justice de Laval pour répondre aux accusations suivantes :

1.    Entre le 12 août 2004 et le 25 janvier 2006, à Laval, district de Laval, ont recruté, transporté, transféré, reçu, détenu, caché ou hébergé S.M. (78-01-01) ou exercé un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements de cette dernière en vue de l’exploiter ou faciliter son exploitation, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 279.01 (1)b) du Code criminel.

2.    Entre le 12 août 2004 et le 25 janvier 2006, à Laval, district de Laval, ont bénéficié d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’ils savent provenir de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 279.01(1)b) du Code criminel, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 279.02 du Code criminel.

3.    Entre le 12 août 2004 et le 25 janvier 2006, à Laval, district de Laval, ont, en vue de faciliter l’infraction prévue à l’article 279.01(1)b), caché, enlevé, retenu ou détruit, tout document pouvant établir ou censé établir l’identité ou le statut d’immigrant de S.M. (78-01-01) qu’il soit authentique ou non, canadien ou étranger, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 279.03 du Code criminel.

[73]        Le 18 mai 2007, sans en avoir préalablement discuté avec Me Briand[50], la gendarme Turpin donne un point de presse concernant le dépôt des accusations à l’endroit de M. Manoukian et Mme Saryboyajian en vue d’informer les citoyens de l’existence des nouvelles dispositions du Code criminel concernant la traite de personnes[51]. Le jour même, la GRC publie, sur son site internet, un communiqué expliquant, en français et en anglais, les accusations portées contre les Manoukian[52].

[74]        Le 31 mai 2007, M. Manoukian et Mme Saryboyajian se soumettent à la Loi sur l’identification des criminels. Ainsi, ils se font bertillonner et photographier au quartier général de la GRC, à Montréal.

[75]        Le 13 juin 2007, Me Briand rencontre les gendarmes Raymond et Turpin. Elle leur remet des copies des déclarations écrites provenant de plusieurs témoins obtenues par l’avocat des Manoukian et requiert qu’un complément d’enquête soit effectué.

[76]        Le 14 juin 2007, les Manoukian se présentent avec leurs enfants et leur avocat devant le juge Paul Chevalier de la Chambre criminelle et pénale de la Cour du Québec, afin d’enregistrer un plaidoyer de non-culpabilité[53]. La comparution est alors remise au 25 septembre 2007 compte tenu du complément d’enquête en cours.

[77]        Le 13 août 2007, la gendarme Turpin rencontre Me Briand, afin de lui remettre le complément d’enquête demandé[54]. Le même jour, Me Briand demande à nouveau que d’autres informations soient vérifiées. Le 15 août 2007, Mme Manaye rencontre le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC)[55].

[78]        Le 17 septembre 2007, Me Briand rencontre d’autres témoins ayant transmis des lettres à l’avocat des Manoukian[56]. La gendarme Turpin reçoit un appel de Mme Manaye[57] et elle la rassure quant aux demandes entreprises relativement à son statut.

[79]        Par la suite, l’avocat des Manoukian transmet à Me Briand d’autres déclarations de témoins et des photographies en vue de compléter les informations transmises en juin 2007[58].

[80]        Le 25 septembre, les Manoukian se présentent avec leurs enfants au Palais de justice de Laval afin d’enregistrer un plaidoyer de non-culpabilité. L’enquête n’étant toujours pas complétée, il est alors convenu de reporter à nouveau la comparution au 18 décembre 2007[59].

[81]        Le 5 octobre 2007, Me Briand rencontre Mme Manaye[60] et le 30 novembre 2007, elle consulte un expert criminologue, M. Yvon Dandurand, en vue d’obtenir plus de renseignements sur le phénomène de la traite de personnes[61].

[82]        Puis, le 6 décembre 2007, le DPCP retire les accusations portées contre les Manoukian[62] et le 15 mai 2008 la famille Manoukian dépose la présente poursuite en dommages-intérêts.

L’Analyse

1.            la responsabilité de la Procureure générale du Canada, du sergent Jacques Morin et des gendarmes Marie Suzie Raymond et Magdalena Turpin

1.1      Le droit

1.1.1        La responsabilité de la Procureure générale du Canada

[83]        La PGC est poursuivie à titre de commettant. Or, suivant la Loi sur la responsabilité civile de l’État et les contentieux administratifs[63] en matière de responsabilité civile, l’État est assimilé à une personne pour les dommages causés par la faute de ses préposés et l’État a droit aux mêmes défenses que ses préposés.

[84]        Ici, la PGC admet que le sergent Morin et les gendarmes Raymond et Turpin ont agi sous son contrôle et sa supervision. Ainsi, la PGC sera responsable de la faute commise par ses policiers, si faute il y a, puisqu’ils ont agi dans le cadre de l’exécution de leurs fonctions.

1.1.2        La responsabilité du sergent Morin et des gendarmes Raymond et Turpin

[85]        La mission d’un corps de police est déterminée par sa loi constitutive. Or, ici, c’est la GRC qui a fait enquête et la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada[64] prévoit :

18. Sous réserve des ordres du commissaire, les membres qui ont qualité d’agent de la paix sont tenus :

a) de remplir toutes les fonctions des agents de la paix en ce qui concerne le maintien de la paix, la prévention du crime et des infractions aux lois fédérales et à celles en vigueur dans la province où ils peuvent être employés, ainsi que l’arrestation des criminels, des contrevenants et des autres personnes pouvant être légalement mises sous garde;

[Soulignement du Tribunal]

[86]        La Loi sur la police[65], quant à elle, prévoit :

48. Les corps de police, ainsi que chacun de leurs membres, ont pour mission de maintenir la paix, l’ordre et la sécurité publique, de prévenir et de réprimer le crime et, selon leur compétence respective énoncée aux articles 50 et 69, les infractions aux lois ou aux règlements pris par les autorités municipales, et d’en rechercher les auteurs.

Pour la réalisation de cette mission, ils assurent la sécurité des personnes et des biens, sauvegardent les droits et les libertés, respectent les victimes et sont attentifs à leurs besoins, coopèrent avec la communauté dans le respect du pluralisme culturel. Dans leur composition, les corps de police favorisent une représentativité adéquate du milieu qu’ils desservent.

[87]        Les policiers ne bénéficient pas d’une immunité législative ou prétorienne[66].  Ils sont, comme tout citoyen, « responsables des fautes qu’ils commettent dans l’exercice de leurs fonctions »[67]. Les actes d’un policier doivent s’apprécier en fonction de la norme du policier raisonnablement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances[68].

[88]        Le rôle du policier enquêteur est de recueillir la preuve et de la soupeser et non de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence du suspect ou de déterminer si la preuve étaye en droit une déclaration de culpabilité[69].

[89]        L’enquête policière doit être sérieuse :

             [42] L’enquête policière doit, bien évidemment, être faite de bonne foi. Elle doit aussi être sérieuse. Les policiers doivent évaluer tant les éléments inculpatoires que disculpatoires, les pondérer et rester objectifs quant aux conclusions de leur enquête pour identifier l’existence de motifs raisonnables et probables.[70]

[90]        La norme de la diligence ne commande toutefois pas une démarche parfaite ni même optimale[71]. Le policier a une obligation de moyens. Dans le cadre de l’exercice de ses fonctions, il jouit d’une certaine latitude pour exercer son pouvoir discrétionnaire inhérent aux fonctions policières. Cependant, il ne peut exercer ce pouvoir discrétionnaire de manière déraisonnable. Il doit exercer son jugement professionnel selon les normes et pratiques établies à l’égard de sa profession[72].

[91]        Dans l’arrêt Jauvin[73], la Cour d’appel précise que ce qui est exigé de ces « professionnels de l’enquête, c’est de procéder avec rigueur, objectivité et sérieux ».

[92]        Enfin, le policier n’a pas à enquêter chaque possibilité. Il peut décider d’arrêter son enquête s’il conclut objectivement et subjectivement à l’existence de motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise[74].

[93]        Dans le contexte d’une poursuite en responsabilité civile, en cas d’enquête négligente d’un policier, c’est le demandeur qui a le fardeau de prouver, par prépondérance des probabilités, la faute des policiers, ses dommages et le lien de causalité entre les deux[75].

[94]        Ainsi, il appartient au demandeur d’établir que les policiers n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction avait été commise et de démontrer que l’enquête a été menée de façon négligente et qu’elle lui a causé un préjudice.

[95]        L’analyse de la faute ne doit pas se faire de manière rétrospective, c’est-à-dire avec la vision parfaite que permet le recul. La conduite du policier doit plutôt être évaluée au moment des événements en se plaçant dans les mêmes circonstances, soit en fonction des faits qui étaient connus du policier au moment d’agir[76].

[96]        Ici, les demandeurs plaident que l’enquête est fautive et négligente et que le compte rendu de l’enquête est incomplet et trompeur. Enfin, ils ajoutent que les gendarmes n’avaient pas de motifs raisonnables et probables de déposer une dénonciation qui a donné lieu aux accusations qui ont été portées et que la conférence de presse organisée par la GRC constitue, selon eux, une faute distincte.

[97]        Le Tribunal partage cet avis. Voici pourquoi.

1.1.3        Les infractions visées par le présent litige

[98]        Les infractions visées par le présent litige sont contenues soit à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR)[77], soit au Code criminel. Le Tribunal juge utile de reproduire ici les dispositions en cause:

A)       La LIPR :

Trafic de personnes

 (1) Commet une infraction quiconque sciemment organise l’entrée au Canada d’une ou plusieurs personnes par fraude, tromperie, enlèvement ou menace ou usage de la force ou de toute autre forme de coercition.

 

 

Sens de organisation

(2) Sont assimilés à l’organisation le recrutement des personnes, leur transport à destination du Canada et, après l’entrée, à l’intérieur du pays, ainsi que l’accueil et l’hébergement de celles-ci.

             Infraction générale

124 (1) Commet une infraction quiconque :

a) contrevient à une disposition de la présente loi pour laquelle aucune peine n’est spécifiquement prévue ou aux conditions ou obligations imposées sous son régime;

b) échappe ou tente d’échapper à sa détention;

c) engage un étranger qui n’est pas autorisé en vertu de la présente loi à occuper cet emploi.

Présomption

(2) Quiconque engage la personne visée à l’alinéa (1)c) sans avoir pris les mesures voulues pour connaître sa situation est réputé savoir qu’elle n’était pas autorisée à occuper l’emploi.

Disculpation

(3) Est disculpée de l’infraction visée à l’alinéa (1)a) la personne visée au paragraphe 148(1) qui établit qu’elle a pris toutes les mesures voulues pour en prévenir la perpétration.

Fausses présentations

127 Commet une infraction quiconque sciemment :

a) fait, directement ou indirectement, des présentations erronées sur un fait important quant à un objet pertinent ou une réticence sur ce fait, et de ce fait entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi;

b) communique, directement ou indirectement, peu importe le support, des renseignements ou déclarations faux ou trompeurs en vue d’encourager ou de décourager l’immigration au Canada;

c) refuse de prêter serment ou de faire une déclaration ou une affirmation solennelle, ou encore de répondre à une question posée au cours d’un contrôle ou d’une audience.

B)       Le Code criminel

279.01 (1) Quiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation commet une infraction passible, sur déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation :

a) d’un emprisonnement à perpétuité, s’il enlève la personne, se livre à des voies de fait graves ou une agression sexuelle grave sur elle ou cause sa mort lors de la perpétration de l’infraction;

b) d’un emprisonnement maximal de quatorze ans, dans les autres cas.

(2) Ne constitue pas un consentement valable le consentement aux actes à l’origine de l’accusation.

279.02 Quiconque bénéficie d’un avantage matériel, notamment pécuniaire, qu’il sait provenir de la perpétration de l’infraction visée au paragraphe 279.01(1) commet une infraction passible, sur déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de dix ans.

279.03 Quiconque, en vue de faciliter ou de perpétrer l’infraction visée au paragraphe 279.01(1), cache, enlève, retient ou détruit tout document de voyage d’une personne ou tout document pouvant établir ou censé établir l’identité ou le statut d’immigrant d’une personne, qu’il soit authentique ou non, canadien ou étranger, commet une infraction passible, sur déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de cinq ans.

279.04 Pour l’application des articles 279.01 à 279.03, une personne en exploite une autre si :

a) elle l’amène à fournir ou offrir de fournir son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît;

b) elle l’amène, par la tromperie ou la menace ou l’usage de la force ou de toute autre forme de contrainte, à se faire prélever un organe ou des tissus.

[99]        Afin d’évaluer si l’enquête des policiers a été négligente et s’ils avaient objectivement et subjectivement des motifs raisonnables et probables de croire qu’une ou des infractions ci-haut mentionnées avaient été commises, il y a lieu de revoir ici les éléments de preuve dont les gendarmes disposaient au cours de leur enquête et à chacune des étapes de celle-ci.

1.2       L’enquête précédant la perquisition

[100]     Il est acquis qu’au moment de la dénonciation pour l’obtention d’un mandat de perquisition, l’enquêteur doit avoir des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et que des éléments de preuve qui s’y rapportent peuvent se trouver sur les lieux à être perquisitionnés.

[101]     Qu’en est-il ici?

[102]     Les policiers de la GRC sont, au départ, alertés par les policiers de Laval qui ont obtenu les déclarations de Mmes Amaha et Boyino qui, pour l’essentiel, rapportent que:

·           Mme Manaye est une jeune femme d’origine éthiopienne qui demeure à Laval. Elle a l’air effrayée, elle ne veut pas parler devant la propriétaire;

·           Elle travaille à titre d’aide familiale sept jours par semaine, elle n’a pas de temps libre et elle est rémunérée 150 $ par mois. Toutefois, les frais d’avocat sont assumés par les propriétaires;

·           Elle n’est pas autorisée à sortir.

[103]     Les vérifications effectuées au système de recherche d’immigration (SSOBL[78])[79] par Mme Ann Joly, agente de l’ASFC[80], confirment que :

·           M. Manoukian et Mme Saryboyajian sont les parents de quatre enfants et la famille habite au [...], à Laval;

·           Mme Manaye est entrée au Canada le 12 août 2004 avec un visa de visiteur[81] qui a été renouvelé une première fois[82], alors que la demande de renouvellement du 4 mai 2005 a été refusée;

·           Une demande pour obtenir un permis de travail pour Mme Manaye a été déposée et des démarches ont été entamées avec un spécialiste en immigration afin d’obtenir un statut légal pour Mme Manaye, mais à ce moment, aucun permis de travail n’a été émis.

[104]     À la suite de diverses discussions avec le sergent-détective de la Ville de Laval,  Mme Ann Joly de l’AFSC et Mmes Amaha et Boyino, la gendarme Raymond est informée, entre autres, que :

·           Mme Manaye parle l’amharique;

·           elle est arrivée au Canada le 12 août 2004 avec la famille Manoukian;

·           elle travaille dans la même famille depuis environ huit ans;

·           elle travaille aussi une fin de semaine sur deux dans une autre famille, soit des amis de ses employeurs;

·           elle demeure présentement à la résidence des Manoukian, tel que confirmé par la députée du comté, Mme Nicole Demers, qui est passée devant la résidence des Manoukian et qui a pu constater qu’une jeune personne avec le teint foncé se trouvait à l’intérieur de la résidence;

·           la famille Manoukian utilise les services d’un consultant en immigration, soit Opportunity Quest of Canada Agency[83].

[105]     Bref, les informations obtenues confirment que Mme Manaye se trouve présentement au Canada, sans statut ni visa valide, qu’elle travaille à titre d’aide familiale pour les Manoukian alors qu’elle ne détient pas de permis de travail, et que ses conditions de travail ne sont pas conformes aux lois et règlements en vigueur.

[106]     À ce stade, l’enquête établit donc qu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire que :

a)        les Manoukian engagent « un étranger qui n’est pas autorisé en vertu de la LIPR[84] à occuper cet emploi »[85];

b)        les Manoukian semblent avoir fait des fausses représentations en communiquant « des renseignements ou déclarations faux ou trompeurs en vue d’encourager ou de décourager l’immigration au Canada »[86];

c)         les Manoukian semblent avoir organisé l’entrée au Canada d’une personne, soit « par fraude, tromperie, enlèvement ou menace ou usage de la force ou toute autre forme de coercition »[87].

[107]     C’est sur la foi de ces informations que la gendarme Raymond demande l’émission d’un mandat de perquisition, lequel est autorisé et exécuté le 25 janvier 2006.

[108]     De l’avis du Tribunal, les enquêteurs ont à ce moment-là suffisamment d’informations pour avoir des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction ou des infractions en vertu de la LIPR ou du Code criminel ont été commises et que des éléments de preuve se rapportant à ces infractions peuvent se trouver sur les lieux à être perquisitionnés.

[109]     D’ailleurs, les demandeurs n’insistent pas sur la responsabilité des policiers dans le cadre de l’obtention d’un mandat de perquisition. Il n’y a donc pas lieu d’élaborer davantage sur cette question.

1.3       La perquisition du 25 janvier 2006

[110]     Le 25 janvier 2006, les gendarmes Raymond et Turpin rencontrent les agents du Service de police de Laval, Ann Joly de l’ASFC, et l’interprète Isaac Nafi pour faire un « briefing » concernant la perquisition à la résidence des Manoukian. Ce matin-là, à 06 h 25, ils se présentent chez les Manoukian avec le mandat de perquisition.

[111]     Tel que mentionné précédemment, ce sont un caporal et quatre gendarmes de la GRC, quatre sergents détectives et deux policiers du Service de police de Laval ainsi qu’un agent de renseignements de l’immigration, en plus d’un interprète, qui se présentent à la résidence des Manoukian pour exécuter le mandat de perquisition.

[112]     Bien qu’on puisse facilement s’interroger sur la nécessité d’exécuter le mandat avec autant de policiers et d’agents, compte tenu des informations que les policiers détenaient à ce moment et des infractions visées par le mandat, il demeure qu’il existait alors des motifs raisonnables, probables et suffisants pour perquisitionner la résidence des Manoukian.

[113]     Ce matin-là, les gendarmes Raymond et Turpin quittent à 06 h 30 avec Mme Manaye et l’interprète Nafi en vue de la rencontrer au bureau de la GRC pendant que les autres membres de l’équipe procèdent à la perquisition.

[114]     Pendant ce temps, les membres de la famille sont tous réunis par les policiers dans le salon. Lorsque questionné sur les documents légaux concernant Mme Manaye, M. Manoukian indique aux policiers qu’ils se trouvent avec ceux de la famille dans une armoire  non verrouillée, située au sous-sol, à côté de la chambre de Mme Manaye. Tous les documents de Mme Manaye sont dès lors remis aux policiers, à l’exception de son passeport, lequel se trouve entre les mains de l’avocat responsable du dossier d’immigration de Mme Manaye.

[115]     Ce jour-là, Mme Saryboyajian et Birge rencontrent un policier à l’intérieur de la maison des Manoukian alors que M. Manoukian rencontre des agents de police dans l’auto patrouille, à l’extérieur, en face de la résidence.

[116]     À la suite de la perquisition, les policiers obtiennent des informations additionnelles, lesquelles se résument sommairement à ce qui suit :

De M. Manoukian :

·               il a remis le passeport et les informations relativement à Mme Manaye à un avocat qu’il a mandaté en vue de régulariser son « statut »;

·               au Liban, elle a travaillé pour eux à titre d’aide domestique, mais elle était alors payée. Depuis qu’ils sont au Canada, elle est plutôt considérée comme l’une de ses filles. Elle n’est pas payée, mais elle n’a pas d’obligations dans la maison. Elle vit comme chez elle. Elle a d’ailleurs sa propre chambre au sous-sol avec sa salle de bain privée;

·               puisqu’elle n’a pas de statut, il ne peut la faire travailler présentement;

·               elle n’a jamais demandé d’être payée pour ce qu’elle fait dans la maison à Laval;

·               ils ne laissent pas Mme Manaye sortir « comme elle le veut » puisqu’elle a peur lorsqu’elle est seule et « qu’elle ne sait ni où aller, ni quoi faire »[88], mais elle n’a jamais demandé de sortir seule.

 

De Mme Saryboyajian :

·               elle ne peut lui verser un salaire puisqu’elle n’est toujours pas autorisée à travailler ici, mais elle lui donne de l’argent pour qu’elle l’envoie dans son pays;

·               c’est l’avocat qu’ils ont engagé pour compléter les papiers d’immigration qui leur a conseillé de ne pas laisser sortir Mme Manaye tant que les démarches n’étaient pas complétées. C’est donc dans ce contexte qu’elle a refusé de laisser sortir Mme Manaye avec Mme Boyino[89].

Birge Manoukian :

·               Mme Manaye est leur bonne depuis environ sept ans et elle leur fait à déjeuner. Elle est logée et nourrie et elle reçoit un salaire, mais il ne sait pas combien[90].

[117]     Pendant ce temps, la gendarme Raymond, accompagnée de l’interprète français-amharique, M. Nafi, rencontrent Mme Manaye au quartier général de la GRC. La gendarme Raymond retient[91] notamment de l’entrevue que :

·           elle a quitté l’Éthiopie en 1998 pour aller travailler au Liban pour la famille Manoukian en raison de la situation économique et du manque de travail dans son pays natal;

·           au Canada, ses conditions de travail sont les mêmes qu’au Liban;

·           elle travaille sept jours par semaine. Elle travaille toute la journée puisqu’elle doit repasser les habits, s’occuper des enfants après l’école, préparer les lunchs et ce n’est pas tout le monde qui arrive en même temps;

·           elle se repose lorsque son travail est terminé, soit vers 23 h 30;

·           quant à son salaire, elle doit le demander lorsqu’elle veut le recevoir et, à ce titre, elle dit que les Manoukian lui doivent l’équivalent d’une année de salaire;

·           elle travaille chez des amis de la famille, une fin de semaine sur deux et ce, pour un salaire de 10$ de l’heure;

·           les Manoukian lui achètent ses effets personnels, mais elle ne peut choisir elle-même ses vêtements;

·           les Manoukian ont confié son dossier d’immigration à un avocat, mais elle ne sait pas s’il s’occupe de son dossier. À ce sujet, elle a fait venir de faux diplômes de l’Éthiopie pour démontrer la scolarité requise et les Manoukian sont au courant que ces documents sont faux;

·           elle désire quitter la famille Manoukian et refaire sa vie. Elle voudrait, en fait, avoir plus d’argent pour le même travail.

[118]     Toutefois, Mme Manaye confirme aussi ce jour-là qu’elle est « bien traitée, respectée, qu’elle n’est pas forcée en rien »[92]. Elle ajoute même qu’elle était contente de venir au Canada avec les Manoukian et que c’est l’avocat qui a son passeport et si elle le veut, elle peut le demander[93]. La gendarme Raymond ne questionne pas Mme Manaye davantage sur ces déclarations.

[119]     Quoique Mme Manaye collabore en entrevue, reste qu’elle parle peu et, malgré la présence de l’interprète, la traduction semble parfois créer un problème de compréhension. Mme Manaye répond très simplement aux questions qui lui sont posées et parfois elle répond directement à la gendarme Raymond en anglais et ce, avant même que les questions ne soient traduites par l’interprète.

[120]     Pendant l’entrevue avec Mme Manaye, la gendarme Raymond s’absente à quelques reprises soit pour aller à la salle de bain[94] ou parce que quelqu’un vient cogner à la porte. Elle permet aussi à Mme Manaye de communiquer avec Mme Amaha[95]. À une occasion, avant de se retirer, elle suggère à l’interprète de prendre lui aussi une pause. Toutefois, l’interprète et Mme Manaye reviennent dans la salle d’entrevue avant que la gendarme Raymond ne soit elle-même de retour et ils discutent ensemble en amharique.

[121]     À son retour, la gendarme Raymond ne cherche pas à savoir ce qui a été discuté entre eux ou ce dont il a été question avec Mme Amaha.

1.4       L’enquête suivant la perquisition

1.4.1       L’entrevue avec Mme Manaye du 14 février 2006

[122]     À la suite de la perquisition, les gendarmes Raymond et Turpin rencontrent à nouveau Mme Manaye le 14 février 2006, toujours accompagnées de l’interprète Nafi[96].

[123]     À ce que déjà mentionné le jour de la perquisition, elle ajoute notamment que :

·           au début, lorsqu’elle a commencé à travailler pour les Manoukian au Liban, M. Manoukian l’a menacée de lui couper la tête si elle ne continuait pas à travailler pour eux. Il lui a déjà mis un couteau sur la gorge pour s’assurer qu’elle revienne travailler pour eux après son séjour en Éthiopie. Elle précise néanmoins qu’elle n’a pas eu d’autres menaces depuis ce moment;

·           la fille qui travaillait pour la famille avant elle lui a mentionné qu’elle avait été durement battue par M. Manoukian pour lui avoir répondu ou répliqué;

·           lorsqu’ils sont partis du Liban pour le Canada, les Manoukian lui ont dit qu’elle ne devait parler à personne;

·           elle ne veut pas retourner chez les Manoukian. Elle n’a pas peur pour sa vie, mais elle se sent mal à l’aise de les revoir.

[124]     Ce jour-là, malgré ces déclarations étonnantes, les gendarmes ne questionnent pas davantage Mme Manaye sur la contradiction entre sa déclaration antérieure selon laquelle elle est bien traitée par les Manoukian et qu’ils la respectent et les menaces auxquelles elle réfère maintenant.

[125]     De la même façon, les gendarmes ne cherchent pas à vérifier les informations transmises au sujet de la fille qui travaillait pour les Manoukian avant elle. Pourtant, un tel suivi aurait permis de jauger la crédibilité de la version donnée par Mme Manaye et d’apprécier la présence réelle d’exploitation.

1.4.2     L’entrevue du 13 mars avec M. Manoukian et
Mme Saryboyajian

[126]     Le 8 mars 2006, la gendarme Raymond discute avec Me Brownstein au sujet d’un entretien prévu pour le 9 mars avec les Manoukian. Puisque la gendarme Raymond refuse de divulguer le sujet de l’entrevue, Me Brownstein l’informe qu’il suggérera à ses clients de ne pas se présenter.

[127]     Malgré ce conseil, les Manoukian insistent pour rencontrer les gendarmes puisqu’ils n’ont rien à cacher, disent-ils.

[128]     C’est ainsi que le 13 mars 2006, de 13 h 05 à 18 h 25, la gendarme Raymond rencontre M. Manoukian[97]. Cet entretien est enregistré en audiovidéo. Pour l’essentiel, M. Manoukian confirme ce qu’il a déjà mentionné le jour de la perquisition. Il ajoute notamment que :

·           lorsqu’il a acheté la maison à Laval, il a demandé à Mme Manaye si elle souhaitait rester ou partir; elle a alors pleuré et dit qu’elle ne voulait pas quitter;

·           il a versé 4 000 $ à 5 000 $ à l’avocat retenu pour les démarches en immigration;

·           une Éthiopienne du nom de « Titi »[98] a téléphoné à la maison pour lui demander si elle pouvait aller chercher Mme Manaye la fin de semaine et sa femme a refusé compte tenu des recommandations de l’avocat chargé d’obtenir un permis de travail;

·           Mme Manaye a par la suite demandé quand elle pourrait sortir, alors qu’elle n’avait jamais fait de demande en ce sens auparavant. Son caractère a alors commencé à changer;

·           Mme Manaye vit comme ses enfants dans la maison. Elle visite les voisins, parents et amis avec eux. Elle peut, entre autres, sortir de la maison, elle a une clé et le numéro d’accès de la porte de garage;

·           pour lui, Mme Manaye est « légale » au Canada jusqu’à maintenant;

·           au Liban, ils ont eu « d’autres bonnes » : une fille des Philippines, deux ou trois Sri Lankaises et une Togolaise. Ils avaient des amis qui avaient également des aides domestiques éthiopiennes qui se rencontraient;

·           lorsqu’ils vivaient au Liban, Mme Manaye a quitté à la fin de son premier contrat pour retourner en Éthiopie voir sa famille quelques mois. Après, ils lui ont téléphoné puisqu’ils avaient besoin d’aide pour organiser les fiançailles de leur fille Arvine et c’est ainsi que Mme Manaye a alors accepté de revenir au Liban;

·           en arrivant au Canada, ils se sont installés chez la mère de Mme Saryboyajian, dans un appartement de trois pièces et demie. À cette époque, Mme Manaye passait ses journées à jouer aux cartes avec sa belle-mère;

·           Mme Manaye avait 2 000 $ US en chèques de voyage, mais il ne sait pas où ils sont;

·           en arrivant au Canada, il ne devait rien à Mme Manaye puisqu’il lui avait versé tout son salaire. Depuis qu’ils sont arrivés au Canada, il lui a versé le même salaire qu’au Liban jusqu’au 31 décembre 2004. En 2005, il a fait deux transferts en Éthiopie avec Western Union, soit environ 600 $, ce qui représente quatre mois de salaire, selon le contrat de travail signé au Liban;

·           il a toutefois arrêté de payer Mme Manaye sur la recommandation de l’avocat, car il devait obtenir d’abord son permis de travail.

[129]     Pendant ce temps, à compter de 17 h 25, la gendarme Turpin rencontre Mme Saryboyajian, en compagnie de l’interprète Laoura Dnoian[99]. Cette entrevue est aussi enregistrée.

[130]     Pour l’essentiel, Mme Saryboyajian confirme ce qu’elle avait déjà mentionné lors de la perquisition. Elle ajoute, entre autres, que :

·           ils ont engagé Mme Manaye par l’intermédiaire d’une agence, comme le font plusieurs familles au Liban;

·           lorsqu’ils sont arrivés au Canada, ils ont habité chez sa mère;

·           lorsqu’ils ont trouvé une maison, ils se sont assurés que Mme Manaye désirait toujours rester avec eux avant de lui aménager une chambre au sous-sol;

·           Mme Manaye était avec eux lorsqu’ils ont rencontré l’avocat. Ce dernier s’est assuré qu’elle désirait toujours demeurer avec la famille;

·           l’avocat leur a dit qu’ils ne pouvaient ni payer ni laisser sortir Mme Manaye seule, car elle n’avait pas de « statut légal ». Entre temps, ils lui ont donné malgré tout de l’argent de poche;

·           ils n’ont  pas décidé du salaire qu’ils verseraient à Mme Manaye lorsqu’elle aurait obtenu un « statut légal »;

·           elle a reçu deux appels de « Titi » en janvier 2006. Elle a refusé de laisser Mme Manaye aller avec elle pour la fin de semaine puisque ses papiers n’étaient pas en règle;

·           Mme Manaye n’a jamais demandé de sortir, elle ne peut pas partir seule puisqu’elle ne sait pas où aller. Elle se sent responsable de Mme Manaye;

·           par contre, Mme Manaye était libre de circuler puisqu’elle avait les clés de la maison et le code d’accès de la porte de garage, mais elle ne parlait ni le français ni l’anglais;

·           au Canada, Mme Manaye a continué d’effectuer des tâches ménagères et préparer les repas avec elle;

·           elle a peur de la police;

·           elle ne sait pas pourquoi Mme Manaye n’a jamais dit, par exemple : « Je ne veux pas rester avec vous. Je veux faire quelque chose d’autre »;

·           lorsque Mme Manaye est arrivée auprès d’eux, elle ne parlait que « l’éthiopien ». En un an, elle a appris l’arménien;

·           elle aime Mme Manaye comme sa fille. Mme Manaye est toujours avec elle;

·           à la date d’expiration du passeport de Mme Manaye, ils sont allés tous ensemble à Ottawa pour le renouveler;

·           l’avocat leur a mentionné qu’il sera difficile d’obtenir un « statut légal » pour Mme Manaye et que les démarches coûteraient beaucoup d’argent;

·           ils n’ont jamais demandé d’aide sociale; ils sont des gens honnêtes.

[131]     À la suite de cette rencontre, les gendarmes notent que plusieurs éléments de la déclaration de Mme Manaye ne sont pas contredits par les Manoukian, soit, entre autres :

·           les Manoukian ont engagé plusieurs aides domestiques au Liban avant d’engager Mme Manaye;

·           les Manoukian l’ont embauchée via une agence au Liban. Après un essai d’un mois, ils l’ont engagée de façon permanente;

·           à la fin de son premier contrat de trois ans, Mme Manaye a quitté pour l’Éthiopie afin de visiter sa famille. Elle leur a assuré qu’elle reviendrait pour éviter aux Manoukian de devoir engager quelqu’un d’autre;

·           Mme Manaye a travaillé pour eux pendant huit ans;

·           au Liban, Mme Manaye effectuait les tâches domestiques suivantes : ménage, aspirateur, époussetage, lavage, en plus de s’occuper de la plus jeune;

·           le salaire au Liban variait entre 100 $ US et 150 $ US par mois;

·           Mme Manaye était avec eux chez l’avocat;

·           Les bulletins scolaires de Mme Manaye viennent de l’Éthiopie.

[132]     Le 20 avril 2006, les gendarmes Raymond et Turpin rencontrent M. Manoukian pour qu’il leur remette les effets personnels de Mme Manaye. Il leur a remis 20 chèques de voyage et « deux valises noires, un sac de plastique noir (sac à déchets) et un sac de plastique »[100].

[133]     En mai 2006, la gendarme Raymond remet à l’avocat de la PGC un rapport d’enquête préliminaire pour analyse. Après étude du rapport préliminaire, l’avocat de la PGC suggère à l’agent Raymond que l’entrevue du 25 janvier 2006 avec Mme Manaye soit réécoutée par un autre interprète en vue de s’assurer que la traduction est conforme et reprend fidèlement les propos de Mme Manaye. Au surplus, elle suggère d’obtenir une traduction des conversations que l’interprète Nafi et Mme Manaye ont eues en l’absence de la gendarme Raymond lors de leur rencontre.

[134]     C’est dans ce contexte qu’un autre interprète, soit M. Dominique Samuel, se rend au Quartier général de la GRC le 19 juillet 2006 pour visionner l’entrevue de Mme Manaye du 25 janvier 2006.

[135]     Le 23 juillet 2006, l’interprète Samuel transmet un rapport de ses observations de l’entrevue vidéo enregistrée, qu’il a visionnée. Dans le rapport général d’incident, l’agent Raymond écrit que l’interprète conclut que « le travail d’interprétation de M. Nafi est fidèle aux questions et réponses de l’entrevue. Il n’y a pas d’omission et le sens de la conversation était respecté à tous égards. »[101]

[136]     S’il est vrai que l’interprète Samuel confirme pour l’essentiel que la traduction reproduit fidèlement l’entrevue, il ajoute ce qui suit relativement aux échanges entre Mme Manaye et l’interprète, en l’absence de la gendarme Raymond :

             Les apartés

             Il m’a également été demandé de rendre compte des quelques conversations échangées entre l’interprète et l’interviewée alors que le gendarme Raymond a eu à sortir du bureau à quelques reprises. Voici ce que j’ai pu en retenir :

9h41 : L’interprète, Mme Tadesse et le gendarme Raymond se retirent pour une pause.

9h45 : L’interprète et Mme Tadesse reviennent de leur pause. L’interprète fait part de son observation à l’interviewée en lui disant qu’elle s’exprimait peu et qu’elle doit parler plus, qu’elle semble renfermée comme si elle cachait quelque chose. Il lui dit d’exprimer plus clairement au gendarme Raymond qui veut l’aider. Mme Tadesse demande à l’interprète si elle doit dire qu’elle veut quitter la famille. L’interprète lui répond : il faut qu’elle sache ce que tu veux et lui faire comprendre ce que tu souhaites. Il faut montrer le genre de vie que tu mènes, c’est une chance unique qu’on te donne et tu dois parler maintenant. Mme Tadesse demande : si je quitte la famille, qu’est-ce qui va m’arriver?

L’interprète répond : tu vivras ta vie, ils t’aideront. Tu travailles 7 jours par semaine et tu gagnes 150$. Elle vient de te le dire. Ici on peut gagner 150$ par jour!

Mme Tadesse demande : Est-ce que je dois lui dire que je travaille ailleurs? L’interprète répond : quand elle te le demandera, et ajoute : si tu te contentes de dire qu’ils te respectent, que tu es bien que tu es heureuse! Si quelqu’un est heureux et qu’il est bien, on n’a rien à faire. Mme Tadesse demande : est-ce qu’ils ne vont pas les interroger? L’interprète : Qu’est-ce que ça peut te faire? Ce n’est pas normal qu’ils t’enferment samedi et dimanche, il faut que tu puisses sortir et te reposer aussi.

10h26 : Gendarme Raymond se retire après avoir autorisé Mme Tadesse à téléphoner à une compatriote à qui elle n’avait pas le droit de téléphoner à partir de chez elle. Comme elle n’arrive pas à bien composer le numéro de téléphone, l’interprète l’aide et lui passe le combiné pour qu’elle parle à sa compatriote. Alors qu’elle commence à parler l’interprète reprend le téléphone pour parler avec la compatriote : « explique-lui, toi, car elle ne semble pas bien comprendre, elle ne sait rien, exactement, c’est ce que je lui dis, elle ne sait pas, on est à la police, fait-lui comprendre, c’est le moment de parler, il faut qu’elle sorte, dit-lui » et redonne le téléphone à Mme Tadesse.

10h45 : Gendarme Raymond est obligée de sortir, car on frappe à la porte, tout juste après avoir posé la question : est-ce que l’avocat sait que ces documents sont faux. L’interprète : est-ce que la famille sait que les diplômes étaient faux? Mme Tadesse répond : non l’avocat ne sait pas que c’est des faux. L’interprète : est-ce que la famille sait que les diplômes étaient faux? Mme Tadesse répond : oui, ils savent. L’interprète : vont-ils donc le dire à l’avocat? Mme Tadesse : non je suis sûre qu’ils ne vont pas le lui dire.

10h57 : Gendarme Raymond ressort, car on vient encore de frapper à la porte. L’interprète : elle veut t’aider dis la vérité, ne pas dire la vérité n’est pas à ton avantage, si l’avocat t’a dit quelque chose répète-le. Pense à toi-même, tu n’es pas ma sœur, mais je te le dis comme quelqu’un du même pays, dis la vérité, tu n’as qu’une vie, ne sois pas sotte. Ce qu’ils vont faire à l’avocat n’est pas de tes affaires.

Mes remarques

Tout au cours de l’entrevue, j’ai constaté que l’interviewée semblait être limitée dans son vocabulaire et n’articulait pas beaucoup. Elle répondait en général par des oui ou des non et parlait à voix très basse; le ton de son expression est tellement sourd que parfois, je ne comprenais ses réponses que par l’interprétation en français.[102]

[Soulignements du Tribunal]

[137]     Pour des motifs qui demeurent inexpliqués, les « apartés » et « remarques » ne sont pas reproduits au rapport général d’incident et le rapport de l’interprète Samuel n’est pas joint au dossier d’enquête.

[138]     À la lumière des informations ainsi recueillies dans le cadre de l’enquête, le dossier est remis au mois d’octobre 2006 à l’avocate du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), Me Briand[103]. Le rapport d’enquête transmis à Me Briand s’intitule « La Reine c. Nichan MANOUKIAN et Manoudshag SARYBOYAJIAN, Accusations  1. Traite de personnes, art. 279.01 du C.C.C., 2. Bénéficier d’un avantage matériel, art. 279.02 du C.C.C. et 3. Rétention ou destruction de documents, art. 279.03 du C.C.C. ».

1.5       Les motifs raisonnables et probables de croire

[139]     Avant de décider si la GRC a commis une faute en décidant de recommander que des procédures criminelles soient intentées, il convient d’abord de traiter de l’argument du PGC voulant qu’ils avaient des motifs raisonnables et probables de croire que les Manoukian avaient commis des infractions à la LIPR.

1.5.1     Les infractions à la LIPR (Art. 118, 124 et 127)

[140]     À l’instruction, les gendarmes témoignent qu’elles avaient des motifs raisonnables et probables de croire que des infractions pour lesquelles elles ont proposé de porter des accusations et les infractions pour lesquelles des accusations ont effectivement été portées auraient été commises.

[141]     Ainsi, la GRC soutient que l’enquête portait essentiellement sur les infractions à la LIPR, tel qu’il appert, dit-elle, du mandat de perquisition et des accusations proposées.

[142]     Les demandeurs répondent que la preuve disponible démontre au contraire que l’enquête portait sur des infractions au Code criminel. De plus, ils soulignent, à juste titre, que la défense réfère à des infractions criminelles et que l’argument relatif aux infractions à la LIPR n’est pas allégué ni dans la défense ni dans la déclaration commune et qu’il n’y est pas référé dans l’expertise déposée par la PGC[104].

[143]     Enfin, l’avocat de la PGC n’en a pas parlé dans son exposé d’ouverture. Bref, les demandeurs soutiennent qu’il s’agit d’un nouvel argument qui ne tient pas la route.

[144]     À cet égard, la PGC précise que la preuve administrée relativement aux infractions à la LIPR n’a pas pour but de soutenir que c’est l’avocat du DPCP qui a choisi de porter des accusations en vertu du Code criminel au lieu des accusations sous la LIPR, tel que proposé, mais plutôt d’expliquer que l’enquête a porté au départ sur les infractions à la LIPR seulement. Toutefois, en cours d’enquête, ils avaient des motifs raisonnables et probables de croire à la commission d’infraction tant à la LIPR qu’au Code Criminel.

[145]     Puisqu’il en est ainsi, alors il n’est pas nécessaire de traiter plus longuement de l’argument relatif aux infractions à la LIPR.

[146]     Qu’au moment de la perquisition ou au début de l’enquête, que seules les infractions à la LIPR aient été considérées a peu d’importance. En fait, la GRC a proposé que soient portées des accusations en vertu du Code criminel puisqu’elle a considéré qu’il y avait des motifs raisonnables et probables de croire que M. Manoukian et Mme Saryboyajian avaient commis ces infractions. C’est cette conclusion qui fait l’objet de la poursuite des demandeurs.

[147]     À tout événement, contrairement à ce que la PGC affirme, la preuve prépondérante démontre que les infractions au Code criminel ont été considérées dès le début de l’enquête puisque, entre autres :

·           le rapport général d’incident ouvert en janvier 2006 réfère à un incident de « Trafic de personnes 279.01 »[105];

 

·           la couverture du rapport d’enquête réfère à des accusations de « traite de personnes, bénéficier d’un avantage matériel et rétention ou destruction de documents » [106];

·           lors des entrevues du 13 mars 2006, le texte de l’article 279.01 du Code criminel est lu à M. Manoukian et Mme Saryboyajian par les gendarmes[107];

·           sur le précis judiciaire, il est indiqué spécifiquement qu’il est destiné à la Couronne provinciale[108], ce qui exclut automatiquement la LIPR qui n’est pas de compétence provinciale;

·           dans la description de l’enquête[109], il est écrit que l’enquête concerne « une aide familiale travaillant et vivant dans des conditions contraires aux lois », ce qui réfère à l’infraction visée par l’article 279.01 C.cr. et non celle visée à l’article 118 de la LIPR.

[148]     Enfin, à l’instar des demandeurs, le Tribunal note que l’argument relatif aux infractions à la LIPR n’a été soulevé sérieusement qu’à l’audience. Même si en plaidoirie la PGC affirme que l’argument n’a pas pour but de repousser la faute sur le DPCP, il n’en reste pas moins qu’à l’audience, la GRC insiste sur le fait qu’elle n’a pas commis de faute puisqu’elle avait des motifs raisonnables et probables de croire que des infractions en vertu de la LIPR avaient été commises.

[149]     Or, tel que mentionné, la preuve prépondérante démontre que dès le début, la GRC a dirigé son enquête bien plus sur des infractions au Code criminel, et ce, même si elle a considéré au passage[110] que des infractions à la LIPR auraient pu être commises.

[150]     Ainsi, de l’avis du Tribunal, l’argument relève bien plus de la justification, ce qui a une incidence sur l’appréciation générale du Tribunal quant à la responsabilité de la GRC et de la PGC, tel qu’il sera expliqué ci-après.

1.5.2     Les infractions au Code criminel

[151]     La GRC souligne qu’en matière d’enquête, le rôle d’un corps de police est de recueillir la preuve et de l’évaluer au regard des informations dont il dispose. Ainsi, elle soutient à la lumière des informations obtenues dans le cadre de l’enquête, qu’elle avait des motifs raisonnables et probables de croire que des infractions au Code criminel avaient été commises.

[152]     Elle plaide au surplus qu’elle n’a pas à anticiper à l’avance les développements de la jurisprudence. Ici, elle précise que les articles du Code criminel visés sont entrés en vigueur le 25 novembre 2005. Ainsi, au moment des événements, il n’existait aucun précédent jurisprudentiel, donc aucun guide, sur ces infractions criminelles.

[153]     Le Tribunal ne partage pas cet avis. Voici pourquoi.

[154]     Certes, les policiers enquêteurs n’ont pas à prévoir les développements jurisprudentiels, mais ils doivent, dans le contexte d’infractions à de nouveaux articles du Code criminel, être d’autant plus prudents et diligents.

[155]     Comme le souligne la GRC elle-même, les motifs découlent souvent d’un ensemble de circonstances et c’est pourquoi il faut se garder de disséquer et d’analyser chacun des éléments de façon séparée. Pourtant, c’est ce qu’elle fait, et ce, même si elle affirme le contraire.

[156]     À titre d’exemple, les gendarmes ont détaillé de façon exhaustive chaque petite contradiction relevée dans les déclarations volumineuses des Manoukian. Pourtant, dans le contexte des infractions visées, ces « distinctions » étaient majoritairement sans importance et s’expliquaient dans le contexte particulier de ce dossier. En fait, les Manoukian ne parlent ni le français ni l’anglais de façon parfaite. C’est eux qui ont fait venir Mme Manaye au Canada et ils savent que son statut doit être régularisé.  Ils ne peuvent pas la payer et ils se sentent donc responsables.

[157]     À l’audience, la gendarme Raymond dépose un document[111] dans lequel elle énumère chacun des éléments qui constituent, pour elle, des motifs raisonnables et probables de croire qu’une ou des infractions prévues aux articles 118, 124 et 127 de la LIPR et aux articles 279.01, 279.02 et 279.03 C.cr. ont été commises. Ce faisant, elle oublie toutefois de tenir compte de l’ensemble des circonstances particulières de ce dossier.

[158]     Voyons à cet égard chacune des infractions au Code criminel[112].

1.5.2.1      Traite de personnes (Art. 279.01 C.cr.)

[159]     La gendarme Raymond analyse en premier lieu l’infraction de traite de personnes en reprenant le texte de l’article 279.01 C.cr. lequel prévoit :

 (1) Traite de personnes - Quiconque recrute, transporte, transfère, reçoit, détient, cache ou héberge une personne, ou exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements d’une personne, en vue de l’exploiter ou de faciliter son exploitation commet une infraction passible, sur déclaration de culpabilité par voie de mise en accusation : […]

[Soulignements du Tribunal]

[160]     Elle détaille alors tous les éléments de l’enquête qui constituent, à son avis, une preuve de dépendance, de vulnérabilité et de contrôle psychologique. À cet égard, elle souligne notamment que Mme Manaye vient d’un pays défavorisé, qu’elle a quitté ce pays pour aller travailler dans un autre pays, qu’elle ne connaît pas la langue de la famille où elle travaille, qu’une fois au Canada, elle ne connaît pas la langue du pays où elle est, qu’elle ne connaît rien d’autre que la vie avec la famille Manoukian, que ce sont les Manoukian qui organisent tout pour elle, qui s’occupent de ses achats personnels, de ses documents légaux et qui se chargent d’envoyer de l’argent à sa famille en Éthiopie. Bref, selon les gendarmes, les Manoukian gardent le contrôle puisque Mme Manaye est démunie, sans ressources et dépendante.

[161]      D’ailleurs, les gendarmes précisent que ces informations sont confirmées par M. Manoukian et Mme Saryboyajian dans leurs déclarations de janvier et mars 2006.

[162]     Puis la gendarme Raymond détaille les éléments de l’enquête qui démontrent, à son avis, que Mme Manaye est une victime. À cet égard, elle précise, entre autres, qu’elle reste à la maison sept jours par semaine, qu’elle ne sort pas comme elle veut, qu’elle ne sait pas où elle est exactement puisqu’elle ne connaît pas le quartier, qu’elle ne connaît pas d’autre monde, qu’elle reste avec les Manoukian le soir, qu’elle regarde la télévision avec eux, qu’elle ne sort pas seule, qu’elle sort à l’occasion, mais avec les Manoukian uniquement, qu’elle ne peut communiquer directement avec l’avocat puisque M. Manoukian doit traduire pour elle, qu’elle doit demander à M. Manoukian lorsqu’elle veut envoyer de l’argent à sa famille.

[163]     À l’audience, les gendarmes soulignent que l’enquête démontre que le contrat au Liban prévoyait spécifiquement que Mme Manaye devait rester à la maison, sauf lorsque Mme Saryboyajian l’autorisait à faire des courses[113].

[164]     Au Canada, ce n’est pas vraiment différent, selon les gendarmes, puisque l’avocat a recommandé de ne pas la laisser sortir tant que son statut n’était pas régularisé[114]. Mme Saryboyajian admet d’ailleurs qu’elle doit lui demander la permission pour sortir et qu’elle a refusé que Mme Manaye passe une fin de semaine avec Mme Boyino. Elle confirme aussi qu’elle ne sort jamais seule sauf pour aller au dépanneur et, lorsqu’elle sort, elle est accompagnée d’un membre de la famille ou elle est chez des amis qui l’engagent pour faire le ménage chez eux[115].

[165]     Les gendarmes ajoutent que Mme Manaye ne peut pas donner le numéro de téléphone de la résidence où elle demeure; elle a peur de se faire prendre à parler au téléphone avec Mmes Amaha et Boyino[116]. Elle n’appelle que son fiancé[117].

[166]     Les gendarmes sont donc d’avis que les Manoukian ont exercé, dans les faits, un contrôle sur Mme Manaye en vue de l’exploiter au sens de l’article 279.04 C.cr., lequel prévoit : 

279.04 Exploitation -  Pour l’application des articles 279.01 à 279.03, une personne en exploite une autre si :

a) elle l’amène à fournir ou offrir de fournir son travail ou ses services, par des agissements dont il est raisonnable de s’attendre, compte tenu du contexte, à ce qu’ils lui fassent croire qu’un refus de sa part mettrait en danger sa sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît;

b) elle l’amène, par la tromperie ou la menace ou l’usage de la force ou toute autre forme de contrainte, à se faire prélever un organe ou des tissus.

[Soulignements du Tribunal]

[167]     Selon les gendarmes, Mme Manaye est exploitée en ce qu’elle ne peut « voler de ses propres ailes » puisqu’elle ne connaît rien alors que les Manoukian la gardent volontairement dans cet état de dépendance et de vulnérabilité. Même si elle veut partir, elle n’a pas d’autre endroit où se réfugier. Si elle quitte les Manoukian, elle pourrait rencontrer des personnes mal intentionnées et les Manoukian en sont conscients. Ils savent que le retour en Éthiopie n’est pas une option viable pour Mme Manaye.

[168]     Ainsi, pour les gendarmes, il existe un danger réel pour la sécurité physique ou psychologique de Mme Manaye.

[169]     Enfin, les gendarmes notent que Mme Manaye est exploitée financièrement puisqu’elle reçoit un salaire qui n’est pas conforme aux normes du Canada, en plus d’être payée irrégulièrement.

[170]     La PGC plaide que les développements jurisprudentiels subséquents confirment  d’ailleurs l’interprétation que les gendarmes font du phénomène de la traite de personnes et de l’exploitation auxquels réfèrent les articles 279.01 à 279.04 C.cr.[118].

[171]     Au soutien de ses prétentions, le PGC dépose un rapport d’expertise de Me Louise Langevin[119], spécialiste en condition des femmes, laquelle a reçu le mandat de  « procéder à une analyse sociohistorique du contexte dans lequel s’inscrit le concept de la traite de personnes ».

 

[172]     Me Langevin n’a pas témoigné à procès, mais les demandeurs admettent que si elle l’avait fait, elle aurait témoigné selon son rapport[120].

[173]     Ce rapport est en réalité une analyse théorique[121] préparée en décembre 2011 sur le phénomène de la traite de personnes de façon générale. Or, l’expert confirme dans son rapport que le concept de la traite de personnes entend une situation d’exploitation et de violence, qu’elle soit physique ou psychologique. Ainsi, en ce qui concerne le travail forcé, il y a lieu, selon l’expert, de distinguer l’acte répréhensible au sens criminel ou l’infraction aux normes régissant le travail[122]. À cet égard, Me Langevin souligne :

Bien qu’il y ait exploitation et violation des droits fondamentaux de la travailleuse dans le cas de non-respect des normes du travail, le travail forcé constitue une atteinte grave aux droits fondamentaux et une restriction de la liberté de la travailleuse. Il ne s’agit pas de bas salaires ou de mauvaises conditions de travail. (…) Dans le cas de l’infraction criminelle (ici le travail forcé lié à la traite de personnes), c’est le contrôle, l’influence exercé par le trafiquant et les moyens coercitifs employés pour exploiter la personne vulnérable qui la distinguent d’une situation de violation des droits des travailleurs. La victime de travail forcé ne peut refuser de travailler, ne peut se sauver, ne peut négocier avec son employeur. Elle a peur. (…) Les conditions de vie de la travailleuse, imposées par son employeur, deviennent de la traite de personne répréhensible au sens criminel lorsque les agissements de l’employeur portent atteinte à ses droits fondamentaux, lorsqu’elle devient un objet pour son employeur (comme une forme d’esclavage), lorsque sa liberté de mouvement et de choix, sa sécurité physique et psychologique sont entravées, lorsqu’elle ne peut refuser de faire son travail parce qu’elle a peur pour sa sécurité ou celle de ses proches. Son droit à la dignité humaine est atteint. La gravité de la peur est évaluée en tenant compte de la vulnérabilité et des caractéristiques personnelles de la victime et du contexte général.[123]

[Soulignements du Tribunal]

[174]     Ici, les gendarmes comparent la situation de Mme Manaye à celle de la travailleuse dont la liberté de mouvement et de choix, de même que la sécurité physique et psychologique sont entravées, puisqu’elle ne peut refuser de faire son travail et qu’elle a peur pour sa sécurité. Selon elles, compte tenu du contexte général de sa situation, elle est vulnérable.

[175]     À l’instar des demandeurs, le Tribunal est plutôt d’avis que l’art. 279.04 C.cr. obligeait les agents de la GRC à se demander s’ils avaient des motifs raisonnables et probables de croire que les Manoukian ont eu des agissements qui étaient de nature à inspirer à Mme Manaye une crainte pour sa sécurité et que ces agissements ont été la cause de son travail.

[176]     Or, la preuve démontre plutôt que les agents de la GRC ont interprété le terme « exploitation » prévu à l’art. 279.01 C.cr. dans un sens large et libéral sans jamais tenir compte que l’exploitation à laquelle réfère l’infraction de traite de personnes est spécifiquement circonscrite à l’article 279.04 C.cr.[124].

[177]     D’ailleurs, le sergent Jacques Morin[125] qui a supervisé l’enquête au sujet des Manoukian, admet à l’audience qu’ils n’ont pas, lors des événements, réellement discuté du terme « exploitation », tel qu’il est défini à l’article 279.04 C.cr.

[178]     En fait, pour conclure à de l’exploitation, les gendarmes retiennent que Mme Manaye est vulnérable, qu’elle est peu évoluée, qu’elle est d’origine éthiopienne, qu’elle ne parle ni le français ni l’anglais, qu’elle a peur de devoir retourner en Éthiopie si elle est découverte par les autorités et qu’elle n’a pas d’autre endroit où aller au Canada. Pourtant, il s’agit là de faits ou de circonstances extérieures et indépendantes de la volonté des Manoukian.

[179]     Certes, Mme Manaye n’a pas de statut légal au moment de la perquisition et ses conditions salariales ne sont pas conformes aux normes applicables au Canada, mais les Manoukian ont entrepris des démarches pour régulariser son statut et assumé tous les frais liés à ces procédures. Mme Manaye est au courant de ces démarches. Elle confirme d’ailleurs que les Manoukian lui doivent une année de salaire, mais qu’entretemps, ils lui donnent de l’argent lorsqu’elle le leur demande. Elle est, par ailleurs, logée, nourrie et habillée[126].

[180]     Bref, les Manoukian assument tous ses besoins personnels, versent de l’argent à sa famille conformément au contrat signé au Liban et assument seuls les coûts reliés à ses démarches d’immigration. En contrepartie, Mme Manaye participe aux tâches domestiques comme les autres membres de la famille.

[181]     Conclure ici que Mme Manaye est exploitée[127], c’est faire abstraction de sa déclaration du 25 janvier 2006 selon laquelle les Manoukian la traitent bien, qu’on la respecte et qu’on ne la force à rien. C’est aussi faire abstraction du fait que seule Céline est encore une étudiante à temps plein, mais qu’elle est  âgée de 14 ans, alors que les trois autres enfants sont des adultes autonomes.

[182]     C’est aussi faire abstraction du fait qu’entre le mois d’août 2004 et le mois de juillet 2005, toute la famille a vécu avec la mère de Mme Saryboyajian dans un trois pièces et demie[128].

[183]     Enfin, c’est faire abstraction des déclarations non contredites de M. Manoukian et Mme Saryboyajian, qui la considèrent comme une de leurs filles et qu’ils ne la forcent à rien.

[184]     D’ailleurs, le Tribunal note que les seuls agissements rapportés par Mme Manaye qui auraient pu être interprétés comme de l’exploitation au sens du Code criminel sont les menaces faites à l’aide domestique précédente et, à son égard, proférées lors de son premier contrat au Liban. Or, de l’aveu même des gendarmes, ces événements ont eu une incidence secondaire sur leur détermination des motifs raisonnables et probables de croire que des infractions auraient été commises. D’ailleurs, les gendarmes n’ont jamais cherché à corroborer ces événements et elles n’ont pas questionné leur vraisemblance.

[185]     Ici, les circonstances sont, de l’avis du Tribunal, incompatibles avec le travail forcé, l’exploitation, le contrôle ou la violence physique ou psychologique auxquels réfère l’infraction relative à la traite de personnes, contenue au Code criminel.

[186]     La preuve prépondérante démontre que les gendarmes n’ont pas, de façon objective, cherché à déterminer s’il existait des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction à l’article 279.01 C.cr. avait été commise. Elles ont omis de considérer les éléments favorables révélés par l’enquête et elles se sont plutôt employées à trouver tous les éléments constitutifs, selon elles, de l’infraction.

[187]     Ce faisant, elles ont surtout porté attention aux éléments de preuve qui pouvaient servir à incriminer les Manoukian et elles ont mis de côté ce qui pouvait servir à les exonérer. Cette approche est erronée.

[188]     De l’avis du Tribunal, un policier normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances n’aurait pas, en mai 2006[129], conclu qu’il y avait des motifs raisonnables et probables de croire que les infractions de traite de personnes avaient été commises à partir des informations contenues au dossier d’enquête. À tout le moins, si un doute existait, un policier normalement prudent et diligent aurait poursuivi l’enquête.

[189]     Contrairement aux exemples cités par la PGC[130], les faits à l’origine de ce litige ne se sont pas produits dans un contexte d’abus ou de violence physique, psychologique, sexuelle ou même matérielle ou même dans un contexte où il était raisonnable de conclure qu’un refus de sa part de travailler aurait mis sa sécurité en danger.

[190]     Dans le cas présent, il s’agissait des premières accusations pancanadiennes portées en vertu de ces articles du Code criminel, lesquelles sont entrées en vigueur en novembre 2005. C’est pourquoi la GRC se devait d’être d’autant plus prudente et diligente.

[191]     La GRC aurait dû se renseigner davantage sur le phénomène de la traite de personnes et elle aurait dû s’assurer que les faits du présent dossier constituaient bien de l’exploitation, telle que définie à l’article 279.04 C.cr.

1.5.2.2   Bénéficier d’un avantage matériel (Art. 279.02 C.cr.)

[192]     En ce qui concerne l’infraction prévue à l’article 279.02 C.cr., la PGC plaide, pour l’essentiel, que Mme Manaye était payée irrégulièrement à un salaire illégal au Canada. Les Manoukian bénéficiaient donc d’un avantage matériel provenant de l’exploitation de Mme Manaye.

[193]     À cet égard, tel que mentionné précédemment, la preuve révèle que les conditions salariales de Mme Manaye ont été négociées selon un contrat signé légalement au Liban. Par contre, lorsque la famille a décidé de venir s’établir au Canada, ces conditions de travail sont devenues dès lors différentes[131].

[194]     Comme le souligne Me Langevin, l’expert de la PGC, l’avantage matériel visé à l’article 279.02 C.cr. ne réfère pas à un bas salaire ou à de mauvaises conditions de travail. Dans le cas de l’infraction criminelle, l’avantage pécuniaire doit provenir de la perpétration de la traite de personnes visée à l’article 279.01 C.cr. et de l’exploitation, telle que définie à l’article 279.04 C.cr. Les circonstances du présent dossier sont bien différentes.

[195]     Pour les mêmes motifs que ceux détaillés à la section précédente relativement à l’infraction visée par l’article 279.01 C.cr., le Tribunal conclut qu’il n’y avait pas ici de motifs raisonnables et probables de croire à une infraction à l’article 279.02 C.cr.

 

 

1.5.2.3   Rétention ou destruction de documents (Art. 279.03 C.cr.)

[196]     En ce qui concerne l’infraction visée à l’article 279.03 C.cr., les gendarmes précisent que ce sont les Manoukian qui gardent les documents de Mme Manaye, ce qui démontre le contrôle psychologique auquel réfère la traite de personnes, et ce, même si ces documents se trouvent dans un endroit accessible.

[197]     La gendarme Raymond ajoute que c’est la famille Manoukian qui gardait le passeport de Mme Manaye au Liban[132], alors qu’au Canada, c’est Me Brownstein qui gardait son passeport. Mme Manaye n’a donc jamais eu libre accès à ses documents, selon elle.

[198]     Il s’agit là d’une interprétation bien restreinte de la preuve recueillie dans le cadre de l’enquête. En fait, il n’y avait pas de raison de croire que les Manoukian retenaient les documents de Mme Manaye à des fins néfastes. Comme les gendarmes le notent elles-mêmes, tous les documents de Mme Manaye se trouvaient dans une armoire non barrée, située dans une pièce commune au sous-sol, près de la chambre de Mme Manaye.

[199]     Quant au passeport, Mme Manaye savait qu’il avait été remis à l’avocat pour qu’il mène à bien les démarches pour légaliser son statut. Elle ajoute même que si elle avait voulu partir, les Manoukian lui auraient remis son passeport.

[200]     D’ailleurs, à l’audience, les défendeurs reconnaissent que la preuve des infractions prévues à l’article 279.03 C.cr. était plutôt mince, mais ces accusations pouvaient être retirées ultérieurement, même si les accusations sous les articles 279.01 et 279.02 C.cr. ne l’étaient pas.

[201]     Alors pourquoi recommander de porter des accusations sous 279.03 C.cr. alors que l’enquête démontre clairement qu’il n’existait aucun motif raisonnable et probable de croire que l’infraction de rétention de document au sens de l’article 279.03 C.cr. avait été commise par les Manoukian?

[202]     En somme, de l’avis du Tribunal, il n’existait pas de motifs raisonnables et probables de croire que les infractions prévues aux articles 279.01, 279.02 et 279.03 C.cr. avaient été commises en mai 2006, soit au moment de soumettre le dossier au procureur fédéral pour analyse.

[203]     Mais il y a plus.

1.5.3        La décision de ne pas poursuivre l’enquête

[204]     Les demandeurs reprochent à la GRC d’avoir mené une enquête négligente et bâclée avant de recommander que des accusations soient portées.

[205]     La PGC répond qu’au contraire, la GRC a fait une enquête complète en ce qu’elle a vérifié le dossier d’immigration, effectué une perquisition, rencontré Mme Manaye à deux reprises, rencontré M. Manoukian et Mme Saryboyajian à deux reprises, rencontré Birge la journée de la perquisition et analysé tous les documents obtenus à cette occasion.

[206]     Les gendarmes précisent que des vérifications additionnelles n’étaient pas requises puisqu’elles n’auraient pas altéré leurs croyances que les infractions avaient été commises. En outre, les rencontres avec les voisins et amis n’auraient, selon elles, que confirmé ce qu’elles connaissaient déjà[133] ou au mieux, auraient amené des témoignages contradictoires[134].

[207]     À preuve, l’enquête complémentaire n’a rien apporté de nouveau. En fait, les déclarations des témoins qui ont été obtenues par la suite[135] n’ont pas réussi à les convaincre que les infractions n’avaient pas été commises[136].  Il en va de même, disent-elles, pour les témoignages de Chahé, Arvine et Céline.

[208]     Quant au test du polygraphe et les photographies de famille obtenues plus tard,  il n’y a, selon la PGC, aucune preuve qu’ils auraient modifié la recommandation ou même la décision de porter des accusations.

[209]     Par ailleurs, quant aux démarches relatives à la crédibilité de Mme Manaye, la PGC affirme qu’il n’appartient pas aux enquêteurs d’apprécier la preuve pour décider de la crédibilité de la victime. Selon l’arrêt Hill[137], « c’est là le rôle du poursuivant, de l’avocat de la défense et du juge ». Le rôle des policiers est, dit-elle, d’enquêter pour recueillir les éléments de preuve et tenter de les corroborer.

[210]     À tout événement, la PGC souligne que Me Briand était au fait des problèmes potentiels eu égard à la crédibilité de Mme Manaye et c’est dans ce contexte qu’elle a demandé à la rencontrer au mois de décembre 2006, avant que les accusations ne soient portées. Me Briand était donc satisfaite de l’enquête puisqu’elle n’a pas demandé de complément d’enquête avant de déposer les accusations.

[211]     La GRC précise que, dans le présent dossier, les motifs raisonnables et probables reposent majoritairement sur des éléments testimoniaux corroborés ou sur des éléments de preuve documentaires objectifs, tels :

·           le fait que Mme Manaye travaille est corroboré par les déclarations de M. Manoukian et par le transfert d’argent ainsi que par le contrat[138];

·           le fait que Mme Manaye n’est payée que 150 $ par mois est corroboré par les transferts d’argent[139];

·           le statut illégal de Mme Manaye est corroboré par les documents d’immigration obtenus;

·           le fait que Mme Manaye n’a pas été payée au cours de la dernière année est corroboré par les Manoukian eux-mêmes;

·           les éléments du contrôle psychologique sont corroborés par les Manoukian, soit la situation difficile en Éthiopie, le fait que Mme Manaye ne veut pas retourner dans son pays, qu’elle n’a pas d’autre endroit où aller, qu’elle ne parle pas suffisamment la langue et qu’elle ne peut pas sortir.

[212]     Enfin, quant aux menaces rapportées par Mme Manaye le 14 février 2006 à l’égard de l’aide domestique précédente et à son propre égard, une enquête complémentaire relativement à ces événements aurait été inutile puisque ces événements se sont produits en l’absence de témoins, rendant toute corroboration pratiquement impossible.

[213]     De toute façon, les gendarmes témoignent que ces événements n’ont pas été considérés comme des éléments déterminants de leurs motifs raisonnables et probables.

[214]     En somme, la PGC plaide que les policiers peuvent arrêter l’enquête lorsqu’ils ont des motifs raisonnables et probables de croire qu’une infraction a été commise et, dans ce cas-ci, ces motifs existaient après la rencontre du mois de mars avec les Manoukian. À leur avis, ils étaient donc justifiés de mettre un terme à leur enquête à ce moment.

[215]     Le Tribunal ne partage pas cet avis. Voici pourquoi.

[216]     Premièrement, lors de leur rencontre avec Mme Manaye au mois de janvier 2006, les gendarmes ne lui posent que très peu de questions relativement à son travail. À titre d’exemple, elles ne cherchent pas réellement à savoir ce qu’elle faisait durant le jour lorsque Mme Saryboyajian et les enfants travaillaient ou lorsque Céline était à l’école. Elle ne la questionne pas davantage sur ses tâches et ses responsabilités lorsque la famille vivait avec la mère de Mme Saryboyajian, dans un appartement de taille modeste.

[217]     De plus, lorsque Mme Manaye déclare en janvier 2006 que les Manoukian la traitent bien, qu’ils la respectent, les gendarmes ne demandent pas de détails sur sa relation avec chacun des membres de la famille et elles ne cherchent pas à comprendre pourquoi elle n’a pas révélé aux Manoukian son souhait de les quitter.

[218]     Enfin, les gendarmes ne posent aucune question, que ce soit à l’interprète Nafi ou à Mme Manaye sur les discussions qui ont lieu en l’absence de la gendarme Raymond.

[219]     Deuxièmement, le 14 février 2006, lorsqu’elles rencontrent à nouveau Mme Manaye et que celle-ci parle pour la première fois de l’épisode de l’aide domestique battue et des menaces de M. Manoukian, elles ne la questionnent pas non plus sur les contradictions apparentes entre ses deux déclarations.

[220]     De la même façon, elles ne lui demandent pas quand ou comment elle a rencontré l’aide domestique précédente lorsqu’elle est arrivée au Liban, ni dans quelle langue elles ont discuté, alors que, de l’admission de tous, l’information disponible à ce moment est que l’aide domestique précédente venait des Philippines.

[221]     Elles ne cherchent pas non plus à savoir pourquoi, si elle avait peur de M. Manoukian, elle a accepté de revenir au Liban de son plein gré après son congé suivant la fin de son premier contrat[140], ni pourquoi elle avait affirmé en janvier 2006 qu’elle était contente en 2004 de venir au Canada avec les Manoukian[141].

[222]     Troisièmement, lorsque les gendarmes rencontrent les Manoukian le 13 mars 2006, ces dernières ne cherchent pas à corroborer la version de Mme Manaye du mois de février. Pourtant Mme Saryboyajian  a précisé dans sa déclaration qu’un mois avant l’arrivée de Mme Manaye, une autre Éthiopienne était venue pour une semaine et qu’elle était repartie puisqu’elle avait un pied malade[142].

[223]     Dès lors, les gendarmes auraient dû se demander comment Mme Manaye a pu parler à l’aide domestique précédente puisqu’elle est arrivée trois semaines plus tard.

[224]     Quatrièmement, lors de l’entrevue du 13 mars 2006, les Manoukian offrent le nom de plusieurs témoins qui peuvent confirmer que Mme Manaye est bien traitée et qu’elle est libre de faire ce qu’elle veut[143]. Ce jour-là, ils offrent aussi aux gendarmes des photographies[144] qui démontrent que Mme Manaye est intégrée à la vie familiale et qu’elle est heureuse. Enfin, ils acceptent de passer un test du polygraphe.

[225]     Or, les agents ont décidé de ne pas rencontrer de témoins additionnels, de ne pas vérifier auprès de Me Brownstein si le passeport de Mme Manaye lui aurait été remis sur demande, de ne pas rencontrer les amis des Manoukian chez qui Mme Manaye travaillait, de ne pas rencontrer les trois autres enfants de la famille, qui pourtant étaient âgés de 26, 19 et 14 ans.

[226]     Or, la preuve révèle que l’enquête complémentaire aurait permis de découvrir, entre autres :

·           que l’épisode de l’aide domestique battue et l’événement des menaces de M. Manoukian avec un couteau sur la gorge ne pouvait être fondée;

·           que Mme Manaye était bien traitée et respectée;

·           qu’elle était libre et intégrée à la vie familiale;

·           qu’elle pouvait entrer et sortir de la maison par la porte avec sa clé ou par le garage avec le code d’accès;

·           qu’elle pouvait choisir de passer Noël avec les amis de la famille plutôt que de rentrer chez les Manoukian et qu’elle était donc libre de ses mouvements;

·           qu’elle allait au dépanneur[145] seule, achetait des cartes d’appel pour appeler ses proches et se promenait en « scooter ».

·           qu’elle pouvait récupérer son passeport, sur demande, ainsi que tout autre document d’immigration ou d’identification;

·           qu’elle n’était pas exploitée au sens de l’article 279.04 C.cr.

[227]     Cinquièmement, tel que mentionné précédemment, à la suite d’une demande spécifique en ce sens du procureur de la PGC, le 19 juillet 2006, un autre interprète visionne l’entrevue de Mme Manaye conduite par la gendarme Raymond et traduite par l’interprète Nafi afin de s’assurer de la fidélité de la traduction.

[228]     Dans son rapport, l’interprète Samuel précise qu’en l’absence de l’agent Raymond, M. Nafi incite Mme Manaye à parler si elle souhaite bénéficier de l’aide de la police et qu’il lui fait comprendre que si elle n’a pas de problème à exposer, elle n’obtiendra pas d’aide.

[229]     Or, cette discussion entre M. Nafi et Mme Manaye a lieu immédiatement après que Mme Manaye ait répondu à la gendarme Raymond, que les Manoukian sont des gens bien, qu’ils la respectent, qu’ils ne l’ont jamais frappée ni abusé d’elle, qu’ils ne la forcent pas à faire des choses qu’elle ne veut pas faire ou qu’elle n’aime pas faire, qu’elle était heureuse de venir au Canada et qu’elle peut choisir un autre emploi si elle le veut.

[230]     Curieusement, sur réception du rapport de l’interprète Samuel, la gendarme Raymond ne rencontre pas Mme Manaye pour parler de sa discussion avec l’interprète Nafi ou de ses déclarations étonnantes du 14 février[146], ou même discuter des déclarations des Manoukian du mois de mars[147]. Elle ne réévalue pas non plus sa décision de ne pas entreprendre de démarches additionnelles en vue de vérifier la version des Manoukian, soit en rencontrant les voisins et les amis, tel qu’ils le suggèrent.

[231]     Dans les circonstances particulières de ce dossier, et à la lumière de l’ensemble des déclarations données, de l’avis du Tribunal, une telle démarche s’imposait pourtant.

[232]     D’ailleurs, à l’audience, la PGC admet que les « actions » de l’interprète du 25 janvier 2006 sont malheureuses, mais elle précise qu’elles ne sont pas liées aux gendarmes Raymond et Turpin.

[233]     Si l’épisode Nafi est inacceptable, de l’admission de tous, alors la décision des gendarmes de ne pas poursuivre l’enquête en juillet 2006 avant de remettre le dossier d’enquête au procureur du DPCP est, du même coup, sujette à caution.

[234]     Les gendarmes auraient dû procéder à d’autres vérifications. Eussent-elles entrepris toutes ces démarches, qu’elles auraient probablement transmis un dossier d’enquête plus étoffé et différent au DPCP; peut-être n’auraient-elles pas proposé que des accusations soient portées, même si aujourd’hui, elles prétendent le contraire.

[235]     De l’avis du Tribunal, une enquête sérieuse aurait permis aux gendarmes de réaliser que leurs conclusions étaient fondées sur des informations insuffisantes et peu crédibles[148].

[236]     En somme, si la GRC était fondée d’obtenir un mandat de perquisition, sa décision de ne plus poursuivre l’enquête et de recommander que des accusations de traite de personnes soient portées n’était pas justifiée.

1.5.4        Le compte rendu de l’enquête remis au DPCP

[237]     À l’automne 2006, le rapport d’enquête[149] est soumis à Me Isabelle Briand, procureure au DPCP, pour que des accusations soient portées en vertu des articles 279.01, 279.02 et 279.03 C.cr.

[238]     À l’audience, Me Briand confirme qu’elle a reçu le rapport d’enquête[150] et ses annexes[151] et qu’elle a aussi écouté « une fois une partie d’un CD » en compagnie des gendarmes, mais elle ne peut dire ce qui se trouvait sur ce CD.

[239]     Me Briand n’a toutefois pas reçu :

·           copie de la déclaration de M. Manoukian du 13 mars 2006, comprenant un CD de l’entrevue et la transcription non officielle (de 158 pages)[152]. Elle n’a reçu qu’un résumé d’une page et demie de cette entrevue;

·           la déclaration de Mme Saryboyajian en date du 13 mars 2006 comprenant un CD de l’entrevue et la transcription non officielle manuscrite de cet enregistrement (de 61 pages)[153]. Elle n’a reçu qu’un résumé d’une page de cette entrevue;

·           le CD de l’entrevue de Mme Manaye en date du 25 janvier 2006 et la transcription non officielle de sa déclaration (de 76 pages)[154]. Elle n’a reçu qu’un résumé d’une page de cette entrevue;

·           le rapport de l’interprète Samuel[155].

[240]     À l’instar des demandeurs, le Tribunal est d’avis que le rapport d’enquête[156] soumis à Me Briand par la GRC était incomplet et le compte rendu, imparfait.

[241]     En fait, si tous les documents ou toutes les informations avaient été transmis à Me Briand, elle aurait pu constater, entre autres :

·           alors qu’elle était au Liban, Mme Manaye est revenue volontairement chez les Manoukian à la suite d’une visite en Éthiopie;

·           qu’elle était contente de venir au Canada avec les Manoukian en 2004;

·           que si son passeport était entre les mains de l’avocat des Manoukian, elle pouvait le récupérer selon son bon vouloir;

·           que les Manoukian allaient lui verser sa rémunération une fois son statut régularisé au Canada;

·           que Mme Manaye parlait un peu l’anglais puisqu’elle échange parfois avec la gendarme Raymond dans cette langue;

·           que les déclarations de Mme Manaye relatives à la domestique précédente présumément battue et les menaces au couteau de M. Manoukian étaient ou douteuses, ou peu crédibles;

·           que M. Manoukian et Mme Saryboyajian avaient offert de passer un polygraphe et suggéré aux policiers de rencontrer des témoins en vue de confirmer que Mme Manaye faisait partie de la famille, qu’elle était heureuse et qu’elle était libre de ses mouvements et de ses relations à l’exception des règles de prudence qui s’imposaient vu sa situation.

[242]     Par ailleurs, le 1er décembre 2006, à la demande de Me Briand, les gendarmes Raymond et Turpin rencontrent à nouveau Mme Manaye avec l’interprète Nafi et Me Briand pour revoir ses déclarations. Les notes prises lors de cette rencontre sont sommaires et il semble qu’aucune information additionnelle n’a été à cette occasion transmise par Mme Manaye.

[243]     Le Tribunal note toutefois que lors de cette rencontre, c’est l’interprète Nafi qui est présent et non l’interprète Samuel et que les gendarmes n’ont pas parlé à Me Briand des échanges entre Mme Manaye et M. Nafi. De la même façon, elles n’ont pas profité de l’occasion pour questionner Mme Manaye sur sa déclaration du 14 février 2006 et elles ne l’ont pas questionnée sur les photographies offertes par les Manoukian lors de l’entrevue du mois de mars 2006.

[244]     Bref, au cours de leur enquête, les gendarmes ont mal évalué la preuve. Elles auraient dû se rendre compte en cours de route que Mme Manaye n’était pas vraiment en danger. En fait, les gendarmes semblent avoir porté attention aux éléments inculpatoires et elles ont omis de considérer sérieusement les éléments disculpatoires et, tel que mentionné, cette approche est erronée.

[245]    Le 14 mai 2007, la gendarme Raymond rencontre à nouveau Me Briand à propos des accusations à porter. Il est alors convenu de déposer des accusations de traite de personnes (art 279.01 C.cr.), d’avantage matériel (art. 279.02 C.cr.) et de rétention de documents de voyage ou d’identité (art. 279.03 C.cr.).

[246]     Le 15 mai 2007, la gendarme Raymond et le caporal Harvey rencontrent à nouveau Me Briand, qui leur remet cette fois les sommations de M. Manoukian et Mme Saryboyajian, lesquelles sont signifiées le jour même par le caporal Harvey.

1.5.5        Le lien de causalité

[247]     La PGC plaide que les Manoukian avaient le fardeau de démontrer qu’une enquête parfaite[157] et un compte-rendu complet[158] auraient conduit à une décision différente de la part de Me Briand[159].

[248]     Or, elle souligne que Me Briand témoigne que les informations obtenues ultérieurement ne l’ont pas fait changer d’opinion sur le dossier. Selon la PGC, si la GRC a commis une faute, ce qu’elle nie, elle n’est pas causale.

[249]     Ici, pour les motifs déjà exprimés, les demandeurs ont démontré de façon prépondérante que la GRC a commis une faute et cette faute entraîne les dommages dont il sera question à la section dommages du présent jugement.

[250]     En fait, les gendarmes n’ont pas entrepris les démarches qui s’avéraient nécessaires dans les circonstances particulières de ce dossier pour vérifier s’il y avait réellement exploitation, au sens des articles 279.01 et suivants du Code criminel.

[251]     Selon toute probabilité, si Me Briand avait été correctement guidée par une enquête sérieuse et un précis d’enquête complet et transparent, elle aurait, selon le Tribunal, soit fait un autre choix ou, à tout le moins, attendu le complément d’enquête avant de décider d’autoriser des accusations[160].

[252]     À tout événement, ce n’est pas parce que Me Briand a autorisé les accusations qu’il y a rupture du lien de causalité[161], et ce, que le DPCP ait ou non commis une faute.

[253]     Décider que la décision de la procureure de la Couronne constitue un novus actus interveniens aurait pour effet de faire bénéficier « par ricochet » la GRC de l’immunité de la Couronne et la victime pourrait alors être privée d’un recours contre les enquêteurs fautifs. Comme le mentionne le juge Baudouin dans l’affaire Lacombe précitée[162], ce résultat serait absurde.

[254]     Enfin, la question relative à la faute et l’immunité dont bénéficie le DPCP sera discutée à la section 2 du présent jugement.

1.6       La conférence de presse et le communiqué

[255]     Le 18 mai 2007, la GRC publie un communiqué[163] et la gendarme Turpin donne un point de presse concernant le dépôt des accusations contre M. Manoukian et Mme Saryboyajian, et ce, sans même en avoir discuté préalablement avec Me Briand.

[256]     Les demandeurs plaident que la GRC est responsable des dommages causés à la suite du communiqué et de la conférence de presse qui ne respectent pas les règles que la GRC s’est elle-même données, lesquelles prévoient, entre autres :

Communiqués

1. S’assurer que les renseignements communiqués aux médias :

1.2. ne révèlent pas les méthodes d’enquête de la police, ni les mesures de sécurité prises en vue de protéger des biens ou des personnes;

1.3. ne causent pas d’embarras, de préjudice ou d’injustice aux victimes ou à l’accusé;

1.4. n’entraînent pas de publicité qui pourrait nuire au déroulement d’un procès;

1.5 ne contreviennent pas aux dispositions de la Loi sur la GRC, de la Loi sur la protection des renseignements personnels, de la Loi sur l’accès à l’information, de la Charte canadienne des droits et libertés ou de la Loi canadienne sur les droits de la personne;

1.7 ne compromettent pas la confidentialité d’une enquête et la protection des renseignements personnels d’un individu, p. ex. ne pas révéler l’identité d’un suspect. Après le dépôt des accusations, le nom de l’accusé peut être divulgué, puisqu’il s’agit maintenant d’information publique. Ce renseignement peut également être obtenu du registre de la Cour.

2. Ne pas faire de suppositions, ni exprimer son opinion personnelle. S’en tenir aux faits.

3. Toujours protéger l’intégrité de l’enquête criminelle et du procès imminent.[164]

 

Communiqués et conférences de presse

2. Conférences de presse

2.1. Avoir recours à une conférence de presse pour communiquer des messages nouveaux et importants sur un événement de grande portée ou pour fournir des renseignements sur des enquêtes complexes, des opérations policières et des partenariats et initiatives communautaires. Une conférence de presse permet d’attirer l’attention des médias sur un dossier, de gagner du temps en réduisant le nombre d’entrevues, de diffuser une nouvelle à tous les médias en même temps et d’éviter l’impression de favoritisme à l’égard de certains journalistes.

2.2. Protéger l’intégrité de l’enquête et du procès imminent. Ne pas communiquer les noms des adolescents.

2.4. Envoyer un bulletin d’information un ou deux jours à l’avance afin d’informer les médias de l’événement et de la question qui sera traitée. Consulter le service divisionnaire ou régional des médias sur la façon de rédiger le bulletin d’information.[165]

[257]     La PGC plaide que le communiqué et le point de presse visaient à informer la population sur un sujet d’intérêt public et à la sensibiliser au phénomène nouveau et complexe de la traite de personnes. Partant du principe que la justice doit être  publique et transparente, elle affirme que la GRC était justifiée de publier les accusations en se basant sur ce passage d’un jugement de cette Cour rendu en 2004[166] :

             [74]   Publier le fait que quelqu’un a été arrêté et accusé de vol n’est pas en soi une faute.  C’est un fait qui, s’il est véridique, est public et peut être d’intérêt public.  Cet énoncé est d’autant plus vrai lorsqu’une personne plaide coupable ou est trouvée coupable de l’acte reproché.  C’est le risque inhérent à l’exercice d’activités criminelles, voire au fait de vivre en société libre et démocratique.

[75]   L’intérêt public peut justifier le désir que manifeste un service de police d’informer la population d’un événement particulier.  Ainsi, «[...] le fait de vouloir informer la population de l’arrestation d’un professeur dans une école primaire concernant des actes à caractère sexuel est une nouvelle d’intérêt public».

[76]  Ce n’est pas la convocation des médias qui est susceptible de causer problème, mais plutôt le contexte entourant cette même convocation.  La situation devra être évaluée en considérant la forme et le fondement des propos tenus.

[77]  En ce qui concerne la forme, nous devons considérer que :

«Les policiers ont dans notre société, de par leur fonction, beaucoup de crédibilité.  Quand ils parlent au public, ils doivent le faire dans le but de l’informer, de s’assurer de la transparence judiciaire et de leur transmettre tout ce qui peut être d’intérêt.

Mais ils ont définitivement l’obligation de préserver la présomption d’innocence en ne donnant aucune opinion.  Aucune opinion sur la qualité de la preuve, sur la culpabilité de l’accusé, sur les chances de succès du procès, etc.

L’endroit pour tenir un procès est la salle de Cour, non la place publique.  Il est de leur devoir de laisser les tribunaux décider, selon la preuve, du sort d’un procès.  Il est malveillant et fautif de donner une opinion sur la preuve au stade de la comparution surtout, alors qu’aucune preuve n’est encore administrée.

À défaut de respecter ce comportement de respect et de neutralité, la faute des policiers sera alors retenue.»

[78] En ce qui concerne le fondement des propos tenus, ils ne peuvent se baser sur une enquête fragmentaire ou bâclée.  Le sérieux de certaines plaintes peut même recommander une vigilance accrue.

 [Soulignements du Tribunal]

[258]     La PGC soutient qu’aucune faute n’a été commise par la GRC ou ses proposés dans le cadre de l’initiative du point de presse. Selon elle, le communiqué, dans ce cas-ci, reprend essentiellement les éléments factuels propres à l’enquête et ne donne que quelques détails sur le phénomène de la traite de personnes. Ainsi, selon la PGC, la présomption d’innocence est respectée. Elle ajoute que la gendarme Turpin s’est exprimée sur un sujet socialement utile et l’intérêt du public a préséance sur le droit des demandeurs à la vie privée et à la protection de leur réputation.

[259]     À cet égard, la PGC explique qu’il faut tenir compte du sujet global du point de presse et non seulement de certains extraits. À tout événement, elle plaide que les faits divulgués constituaient des faits neutres de l’enquête, basés sur les motifs raisonnables et probables de croire que des infractions avaient été commises et non une opinion sans fondement. Enfin, la PGC estime qu’elle n’est pas responsable du traitement médiatique subséquent et des propos cités hors contexte.

[260]     Pour évaluer les arguments de la PGC, il convient ici de reproduire le communiqué intitulé « La GRC arrête deux présumés trafiquants d’êtres humains » :

Nichan Manoukian et sa conjointe, Manoudshag Saryboyadjian, propriétaires de la résidence où aurait été exploitée la présumée victime, font face à des accusations de traite de personnes d’en avoir tiré un avantage matériel et de rétention de documents de voyage ou d’identité. Ces accusations en matière de traite des personnes sont une première au Canada à l’échelle internationale.

L’enquête a débuté à la suite de renseignements parvenus au Service de protection des citoyens de Laval voulant qu’une jeune Éthiopienne travaillait comme aide familiale dans une résidence. Cette jeune femme aurait par la suite confirmé, par l’entremise d’une tierce personne, que ses employeurs l’obligeaient à travailler sans arrêt, qu’elle n’avait pas accès à ses papiers d’identité, qu’on ne la laissait pas quitter la résidence seule et qu’il lui était interdit d’utiliser le téléphone. Ses employeurs, qui auraient eu recours à la menace pour l’intimider, lui auraient fait comprendre à plusieurs reprises que si elle parlait de sa situation, les autorités canadiennes la retourneraient dans son pays.

Les enquêteurs de la GRC, en collaboration avec la Section immigration de la Division du renseignement de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), ont démontré que Nichan Manoukian avait effectué une demande de visa de résident temporaire à titre de visiteur pour la jeune femme en 2004. Les demandes de prolongation du visa avaient toutefois été refusées. La jeune femme se trouvait donc dans une situation d’illégalité au Canada. À la suite d’autres preuves recueillies, des accusations ont pu être déposées contre les deux présumés trafiquants d’êtres humains.

Une forme de criminalité croissante

Pour combattre ce type de crime, la GRC travaille étroitement avec l’ASFC et les différents corps policiers. La traite des personnes est une forme de criminalité qui connaît une croissance rapide. Le crime organisé en matière d’immigration comporte deux aspects : le passage d’illégaux et la traite des personnes avec l’intention d’exploiter les victimes. Les migrants clandestins sont généralement libres lorsqu’ils arrivent à destination, tandis que les victimes de la traite des personnes deviennent captives comme dans ce cas-ci.

Du recrutement à l’exploitation des victimes

La traite des personnes repose sur trois étapes : le recrutement, le déplacement puis l’exploitation; elle revêt quatre formes : l’exploitation sexuelle, le travail forcé, l’exploitation des enfants et le prélèvement d’organes.[167]

[Soulignements du Tribunal]

[261]     Il est, en effet, acquis que l’intérêt du public peut justifier de publier le fait que quelqu’un a été arrêté et accusé d’un crime. Cela ne constitue pas, en soi, une faute[168]. Toutefois, les policiers doivent, en tout temps, adopter un comportement de respect et de neutralité. Ils doivent exprimer des faits et ne donner aucune opinion, qu’elle soit sur la qualité de la preuve, la culpabilité de l’accusé ou sur les chances de succès à procès. En somme, ils ont l’obligation de préserver la présomption d’innocence.

[262]     Ici, comme le souligne la GRC elle-même, les accusations en matière de traite de personnes étaient une première au Canada. La GRC n’était donc pas sans savoir que son communiqué et son point de presse susciteraient un intérêt considérable dans les médias. Ainsi, la GRC se devait d’être d’autant plus prudente dans le choix des informations qu’elle décidait de rendre publiques.

[263]     Or, dans son communiqué, la GRC écrit, entre autres :

·           que Mme Manaye n’avait pas accès à ses papiers d’identité, alors qu’elle-même confirme qu’elle pouvait récupérer son passeport sur demande et, quant aux autres documents, qu’ils se trouvaient dans une armoire non barrée accessible au sous-sol, près de la chambre de Mme Manaye;

·           que les demandeurs auraient eu recours à la menace pour l’intimider alors que ce n’est pas ce que l’enquête révèle puisque Mme Manaye elle-même affirme que les Manoukian la respectaient et qu’ils la traitaient bien;

·           que si elle parlait de sa situation, elle serait renvoyée en Éthiopie, alors que l’enquête révèle que c’est l’avocat spécialisé en immigration qui a conseillé tant à Mme Manaye qu’aux Manoukian d’être prudents en attendant que sa situation soit régularisée, « puisqu’elle risquait d’être retournée en Éthiopie si elle se faisait prendre par les autorités ».

[264]     Certes, Mme Manaye avait peur de se faire prendre, car elle ne voulait pas retourner en Éthiopie, mais elle n’avait pas peur des Manoukian et les Manoukian n’utilisaient pas ce prétexte pour l’exploiter.

[265]     Lors de la conférence de presse, la gendarme Turpin a, par ailleurs, mentionné:

·           qu’il était interdit à Mme Manaye d’utiliser le téléphone. Or, l’enquête révèle qu’elle pouvait communiquer avec son fiancé et qu’elle a parlé à tout le moins à quelques reprises avec Mmes Boyino et Amaha;

·           que Mme Manaye ne parle pas la langue. Or, lors de l’entrevue du 25 janvier 2006, Mme Manaye répond parfois en anglais à la gendarme Raymond. Même si son vocabulaire est limité, les gendarmes savaient tout de même qu’elle pouvait échanger minimalement;

·           que Mme Manaye travaillait 24 heures sur 24, sept jours sur sept, alors que ce n’est pas non plus ce que l’enquête révèle. La gendarme Turpin témoigne qu’il s’agissait simplement d’une façon d’illustrer le fait qu’elle n’avait pas réellement de pause ou de congé. Quoi qu’il en soit, ses propos ne sont pas conformes à la réalité;

·           que Mme Manaye ne pouvait pas sortir seule, alors que l’enquête révèle qu’elle allait promener le chien, qu’elle se rendait au dépanneur pour acheter des cartes d’appel, qu’elle avait la clé de la maison et le code d’accès de la porte de garage. La gendarme Turpin témoigne qu’elle voulait alors seulement référer à l’exemple d’une personne qui n’est pas libre de faire ce qu’elle veut, et ce, même si elle pouvait sortir à l’extérieur. Quelle qu’en soit la raison, il reste que ces propos n’étaient pas non plus conformes à la réalité.

[266]     En somme, la preuve prépondérante démontre que les propos tenus lors du point de presse et les informations publiées dans le communiqué n’étaient pas conformes à ce que l’enquête a révélé.

[267]     Même en tenant compte de l’ensemble de la conférence ou du texte du communiqué globalement, tel que le suggère la PGC, les faits publiés ne constituent pas des faits neutres de l’enquête et ne visent pas à préserver la présomption d’innocence. La GRC a, par ses omissions ou par la publication de « demi-vérités », déformé la réalité.

[268]     Par ailleurs, en ce qui concerne le fondement des propos tenus, ils sont basés sur une enquête incomplète et bâclée. Ici, le sérieux des accusations recommandait une vigilance accrue. Or, la GRC semble avoir été aveuglée par la nécessité de publiciser les premières accusations au Canada en matière de traite de personnes et elle a négligé au passage les principes de base de prudence qui s’imposaient.

[269]     Les membres de la GRC ont fait défaut de se conformer au comportement de respect et de neutralité auquel ils étaient tenus. Ils ont donc commis une faute envers les Manoukian.

1.7      Conclusion sur la responsabilité de la Procureure générale du Canada, du sergent Jacques Morin et des gendarmes Marie Suzie Raymond et Magdalena Turpin

[270]     Le Tribunal est d’avis qu’avec ce que les gendarmes avaient comme information à la suite de leur enquête, un policier prudent et diligent se trouvant dans la même situation n’aurait pas conclu à l’existence de motifs raisonnables et probables de croire à la commission des infractions de traite de personnes, de bénéficier d’un avantage matériel et encore moins de rétention ou destruction de documents, au sens des articles 279.01 et suivants du Code criminel.

[271]     De plus l’enquête de la GRC est négligente et son compte rendu remis au DPCP est incomplet et trompeur.

[272]     Enfin, les propos tenus par la GRC dans son communiqué et lors de la conférence de presse sont aussi trompeurs et ils sont basés sur son enquête incomplète et bâclée.

[273]     Ainsi, la GRC, le sergent Jacques Morin et les gendarmes Marie Suzie Raymond et Magdalena Turpin sont responsables, avec la PGC, à titre de commettant, des dommages causés aux Manoukian par leur faute.

2.            La responsabilité du Directeur des poursuites criminelles et pénales et de Me Isabelle Briand

2.1      Le droit

[274]     Au Québec, c’est au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), sous l’autorité générale de la ministre de la Justice et de la Procureure générale que revient la décision d’autoriser une poursuite[169].

[275]     Le pouvoir de porter des accusations est un pouvoir discrétionnaire[170].

[276]     Le DPCP, à travers ses procureurs, décide, après analyse et étude de l’enquête policière, s’il est moralement convaincu qu’il y a suffisamment de preuves pour démontrer la culpabilité hors de tout doute raisonnable[171].

[277]     Le Directeur et les procureurs aux poursuites criminelles et pénales exercent une fonction publique et quasi judiciaire[172]. Dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions, ils assument « une lourde responsabilité »[173]. Ils doivent filtrer les renseignements et utiliser leur bon jugement à la lumière de leur expérience et de leur expertise[174].

[278]     Contrairement aux policiers, le DPCP et ses procureurs bénéficient d’une immunité à l’égard des actes posés dans le cadre de leurs fonctions. La Cour suprême enseigne, dans l’arrêt Nelles[175], que cette immunité est relative et elle pose quatre conditions pour obtenir gain de cause dans une action en responsabilité pour poursuite abusive à l’égard du DPCP et ses procureurs, à savoir :

1.      que les procédures ont été engagées par le défendeur;

2.      que le Tribunal a rendu une décision favorable au demandeur;

3.      que la poursuite ne repose sur aucun motif raisonnable ou probable;

4.      que la poursuite a été engagée dans une intention malveillante ou dans un objectif principal, autre que celui de l’application de la loi[176].

[279]     Par la suite, la Cour suprême, dans les arrêts Proulx et Miazga[177], a confirmé l’application au Québec des principes de l’arrêt Nelles et réitéré l’importance de l’immunité relative, tout en précisant davantage les paramètres qui entourent cette immunité.

[280]     Ainsi, il est maintenant acquis que dans le contexte d’une action en responsabilité contre le DPCP pour poursuite abusive, le demandeur doit prouver à la fois l’absence de motif raisonnable et probable pour engager des poursuites et l’exercice malveillant de ses pouvoirs dans un but illégitime et incompatible avec la qualité de « représentant de la justice»[178].

[281]     Dit autrement, depuis l’arrêt Nelles, l’immunité du DPCP et de ses procureurs n’est plus absolue. Elle ne met pas à l’abri de poursuites le DPCP dans le cas d’abus de pouvoir, « l’équivalent d’une faute intentionnelle » [179].

[282]     La Cour suprême précise d’ailleurs qu’une « action pour poursuite abusive doit reposer sur plus que l’insouciance ou la négligence grave »[180], qu’il faut toujours être prudent avant de mettre en doute de façon rétrospective la sagesse d’une décision d’autoriser des accusations[181].

[283]     Ici, les deux premières conditions établies par la Cour suprême dans l’arrêt Nelles ne soulèvent pas de débat. Voyons donc ce qu’il en est des deux autres conditions.

2.2      Les motifs raisonnables et probables

2.2.1        Le dossier d’enquête et ses annexes

[284]     Les demandeurs affirment que Me Briand n’avait pas la preuve nécessaire pour porter des accusations et qu’elle n’a posé aucun geste ou usé d’aucune discrétion avant d’autoriser les plaintes. Ils plaident qu’elle n’avait pas de motifs raisonnables et probables de croire que les infractions visées avaient été commises.

[285]     Le DPCP et Me Briand soutiennent le contraire.

[286]     Au moment de l’autorisation de la dénonciation, c’est la directive ACC-3 qui encadrait le rôle des procureurs de la Couronne. Elle prévoyait, entre autres :

1. [Critères appliqués] - La décision du procureur d’autoriser une dénonciation ou de déposer un acte d’accusation doit être prise après examen du rapport d’enquête, en considérant l’application des deux catégories de critères qui suivent :

a) critères relatifs à la suffisance de la preuve;

b)  critères relatifs à l’opportunité de poursuivre.

2. [Doute raisonnable] - Le procureur n’a pas à remplacer le tribunal et à faire bénéficier le prévenu du doute raisonnable.

3. [Conviction de la culpabilité du prévenu] - Le procureur doit, après avoir examiné toute la preuve, y compris celle qui pourrait soutenir certains moyens de défense, être moralement convaincu qu’une infraction a été commise et que c’est le prévenu qui l’a commise et être raisonnablement convaincu de pouvoir établir la culpabilité du prévenu.

6. [Décision sur l’opportunité] - Lorsque le procureur considère que la preuve est suffisante pour intenter une poursuite, il doit autoriser le dépôt de la dénonciation ou déposer l’accusation à moins qu’il juge inopportun de le faire, dans l’intérêt public :

a) soit en considération des facteurs énumérés au paragraphe 7;

b) soit en raison de l’application du « Programme de traitement non judiciaire de certaines infractions criminelles commises par des adultes ».

7. [Facteurs à considérer] - Au moment de décider de l’opportunité de poursuivre, le procureur peut prendre en considération, entre autres factures, ceux qui suivent :

a) le caractère technique de l’infraction (principe « de minimis »);

b) les circonstances particulières de l’infraction;

c) la peine qui pourrait être imposée;

d) le temps écoulé depuis la commission de l’infraction;

e) l’âge du prévenu, son état et ses antécédents;

f) l’effet de poursuite sur l’ordre public;

g) le caractère désuet de la disposition législative qui prévoit l’infraction;

h) l’existence d’une solution de rechange valable;

i) la fréquence de la commission de l’infraction et le besoin de dissuasion.[182]

[287]     Ici, Me Briand affirme qu’elle a respecté cette directive puisqu’elle était moralement convaincue que les infractions visées par les articles 279.01 C.cr. et suivants[183] avaient été commises et que Mme Manaye avait subi une forme d’exploitation.

[288]     Selon elle, la preuve était suffisante pour intenter une poursuite et elle était donc justifiée d’autoriser le dépôt des accusations.

[289]     Or, au mois d’octobre 2006, le rapport d’enquête de la GRC[184]  qui est soumis à Me Briand est, tel que mentionné précédemment, incomplet en ce qu’il ne contient pas les déclarations de Mme Manaye, M. Manoukian et Mme Saryboyajian, mais seulement un résumé imparfait de leur entrevue à chacun.

[290]     Toutefois, Me Briand affirme qu’il contenait des éléments de preuve objectifs et contextuels suffisants[185] puisque, entre autres :

·           Mme Manaye semblait avoir peur;

·           elle ne pouvait pas parler librement à ses amis;

·           elle craignait de donner son numéro de téléphone;

·           elle travaillait sept jours par semaine;

·           elle était peu ou pas rémunérée;

·           elle ne pouvait sortir seule;

·           les appels étaient brefs, car elle avait peur des propriétaires;

·           elle n’avait pas de loisirs;

·           elle n’avait pas de pauses et ne faisait que travailler;

·           elle ne pouvait voir d’autres personnes, car les demandeurs lui disaient qu’elle risquait d’être expulsée en Éthiopie;

·           elle ne parlait ni le français ni l’anglais.

[291]     Bref, ces éléments démontraient, selon Me Briand, la position de contrôle de la part des Manoukian. Mme Manaye manquait clairement de liberté et on utilisait la menace du retour en Éthiopie pour l’exploiter.

 

[292]     D’ailleurs, Me Briand témoigne que les déclarations de M. Manoukian, de Mme Saryboyajian et de Birge confirment et corroborent plusieurs éléments déterminants des infractions de traite de personnes[186].

[293]     Selon Me Briand, les déclarations des Manoukian contiennent aussi plusieurs contradictions, tel :

·           le fait que Mme Manaye travaillait pour eux à titre d’aide domestique ou non;

·           le fait qu’ils la payaient pour son travail ou non;

·           le fait qu’elle pouvait parler à des étrangers librement ou non;

·           le fait qu’ils sont venus au Canada au mois d’août 2004, temporairement ou définitivement.

[294]     Elle ajoute que les éléments justificatifs apportés par les Manoukian n’ont pas eu pour effet d’amoindrir la suffisance de preuve.

[295]     À titre d’exemple, Me Briand explique que si Mme Manaye semble heureuse sur les photographies, c’est parce qu’elle doit sourire pour plaire à Mme Saryboyajian[187].

[296]     Selon elle, il peut y avoir beaucoup de non-dits. Elle est logée, nourrie et habillée, mais ce sont les Manoukian qui lui achètent ses vêtements. Elle ne peut donc pas les choisir et ainsi, ils la contrôlent.

[297]     Toujours selon elle, même s’il est vrai que Mme Manaye est retournée au Liban chez les Manoukain à la suite de sa visite en Éthiopie, elle n’avait pas vraiment le choix. Entre la vie en Éthiopie et celle au Liban, elle a choisi le « moindre mal ».

[298]     Me Briand témoigne que Mme Manaye n’était pas traitée comme les autres enfants de la famille; à preuve, elle n’allait pas à l’école.

[299]     En somme, Me Briand dit qu’il n’y avait rien dans les déclarations des Manoukian qui pouvait ébranler sa conviction. Même s’il existait certaines incohérences ou contradictions entre les différentes versions obtenues, elle n’avait pas à les apprécier, car c’est plutôt au Tribunal d’en décider.

[300]     Ainsi, Me Briand plaide qu’elle détenait suffisamment d’éléments de preuve pour être moralement convaincue que les infractions avaient été commises et qu’elle pourrait établir la culpabilité des demandeurs, hors de tout doute raisonnable.

[301]     Malgré tout, elle précise qu’elle a décidé, le 1er décembre 2006, de rencontrer Mme Manaye, et ce, même si elle n’a pas l’obligation de le faire. Elle a donc usé de sa discrétion et posé un geste concret en décidant de rencontrer la présumée victime, afin de s’assurer qu’elle sera capable de livrer un témoignage à la Cour.

[302]     Or, la preuve démontre qu’aucun fait nouveau n’a été dévoilé lors de cette rencontre du 1er décembre 2006. D’ailleurs, aucune note détaillée et sérieuse n’a été prise ce jour-là.

[303]     Me Briand témoigne que lors de cette rencontre, l’ambiance est lourde. Mme Manaye a peur et elle a de la difficulté à parler. Elle paraît naïve, elle semble triste et vulnérable. Néanmoins, elle confirme qu’elle travaille tout le temps, qu’elle est mal rémunérée et elle mentionne qu’elle n’est pas libre et qu’elle a peur de retourner en Éthiopie. Pour Me Briand, les éléments de preuve dont elle dispose sont donc confirmés.

[304]     Quoique satisfaite de la preuve qu’elle détient, Me Briand décide de prendre le temps nécessaire pour évaluer le dossier et analyser l’opportunité d’autoriser les plaintes. Notamment, elle veut discuter avec sa supérieure, Me Rancourt, de l’application des nouveaux articles 279.01 C.cr. et suivants, et ce, à la lumière des éléments de preuve obtenus relativement à la contrainte psychologique et la possible crainte de la présumée victime quant à sa sécurité psychologique et économique.

[305]     À la suite de cette analyse, au moment d’autoriser les accusations en mai 2007, Me Briand est moralement convaincue que les infractions visées ont été commises par les Manoukian et elle est raisonnablement convaincue de pouvoir établir leur culpabilité[188]. C’est dans ce contexte qu’elle autorise le dépôt des trois chefs d’accusation par voie de sommation contre les demandeurs.

[306]     Le DPCP plaide donc qu’il n’y a pas de preuve de faute puisque Me Briand a agi dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et sa décision a été prise sur sa conviction morale et son jugement professionnel.

[307]     Le Tribunal ne partage pas cet avis.

[308]     La preuve prépondérante démontre ici que Me Briand n’a pas fait une évaluation objective et impartiale du dossier[189].

[309]     Certes, elle n’avait pas à être convaincue de la culpabilité des Manoukian hors de tout doute raisonnable pour déposer des accusations, mais elle devait avoir  suffisamment de preuves pour croire que la culpabilité des Manoukian pourrait être démontrée hors de tout doute raisonnable[190].

[310]     Ici, le rapport d’enquête, quoiqu’incomplet[191], démontrait alors, entre autres, que Mme Manaye :

·           avait accepté un contrat de travail au Liban;

·           travaillait pour la famille depuis plusieurs années;

·           était revenue pour travailler chez les Manoukian après une visite avec sa famille en Éthiopie à la fin du premier contrat;

·           trouvait qu’au Liban, ses conditions de travail étaient généralement bonnes;

·           désirait suivre les Manoukian au Canada;

·           se sentait bien avec la famille;

·           était respectée et bien traitée;

·           travaillait dans une autre famille au Canada;

·           avait confirmé à l’avocat qu’elle désirait rester au Canada;

·           pouvait demander son passeport à la famille si elle voulait partir.

[311]     Ces informations auraient dû inciter Me Briand à plus de prudence, et ce, d’autant plus qu’il s’agissait des premières accusations pour traite de personnes au Canada.

[312]     Me Briand se devait d’être particulièrement consciente que le seul fait d’être accusé d’un crime de traite de personnes pouvait entraîner une stigmatisation sociale importante qui risquait d’avoir un effet négatif sur leur vie familiale, sociale et professionnelle des Manoukian.

[313]     À l’instar des demandeurs, le Tribunal note, d’une part, que pour justifier les motifs raisonnables et probables, Me Briand invoque abondamment les déclarations de Mme Manaye, de M. Manoukian et de Mme Saryboyajian[192], alors qu’elle ne les avait pas au moment d’autoriser les accusations. Pourtant, elle sait alors que ces déclarations existent, mais elle se contente du résumé contenu au rapport d’enquête[193].

[314]     D’autre part, Me Briand ne communique pas avec Me Brownstein pour obtenir sa version relativement au passeport avant d’autoriser une accusation de rétention de documents (art. 279.03 C.cr.). Pourtant, elle sait que c’est lui qui a son passeport et Mme Manaye, elle-même, dit que si elle le veut, elle doit le demander. L’enquête révèle aussi que les autres documents de Mme Manaye sont facilement accessibles pour elle.

[315]     À cet égard, Me Briand témoigne que les infractions relatives à la rétention de documents n’étaient pas « l’élément le plus fort des accusations », mais elle s’est questionnée sur le contexte particulier de ce dossier[194]. L’avocat était peut-être juste un prétexte, dit-elle.

[316]     À tout événement, elle affirme qu’il s’agit d’une infraction secondaire accessoire à la traite de personnes et qu’elle avait la possibilité de retirer cette accusation avant l’enquête préliminaire.

[317]     Dans le contexte où des accusations principales, beaucoup plus graves de traite de personnes, allaient être portées, cette erreur de la part de Me Briand, si erreur il y a, doit s’apprécier, selon le DPCP, dans l’ensemble des accusations portées.

[318]     Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas de preuves suffisantes pour soutenir des accusations de rétention de documents sous l’art. 279.03 C. cr. et ces accusations n’auraient pas dû être portées.

[319]     Enfin, le Tribunal note que les articles 279.01 à 279.04 C.cr. sont entrés en vigueur en novembre 2005. Pourtant, les inculpations réfèrent à des infractions qui ont eu lieu entre le 12 août 2004 et le 25 janvier 2006.

[320]     Même si les chefs d’accusation pouvaient être amendées ultérieurement, et le mois d’août 2004 remplacé par le mois de novembre 2005, reste que les infractions devaient alors avoir été commises pendant cette période beaucoup plus restreinte.

[321]     De l’avis du Tribunal, à la suite de son analyse du dossier, Me Briand  aurait dû réaliser qu’il existait peu d’éléments de preuve pour démontrer que les Manoukian avaient, par leur agissement, contraint Mme Manaye au travail contre son gré, en lui inspirant la peur pour sa sécurité et cela, intentionnellement.

2.2.2        L’enquête complémentaire

[322]     Le 14 juin 2007, Me Briand reporte la comparution des Manoukian au 25 septembre 2007 afin de prendre connaissance du rapport polygraphique que lui a remis l’avocat des Manoukian et des déclarations écrites de plusieurs témoins qui ont rencontré Mme Manaye et précisé qu’elle semblait heureuse avec la famille[195].

[323]     Au mois d’août 2007, les gendarmes Raymond et Turpin transmettent à Me Briand le complément d’enquête demandé et, au mois de septembre, Me Briand rencontre d’autres témoins, dont le nom lui a été transmis par l’avocat des Manoukian.

[324]     L’enquête complémentaire obtenue révèle notamment que :

·           la propriétaire de la tabagie confirme que Mme Manaye venait avec ou sans les membres de la famille Manoukian acheter des cartes d’appel et qu’elle échangeait avec Mme Manaye en arménien[196];

·           un des voisins des Manoukian, à Laval,  confirme que Mme Manaye était toujours souriante, qu’elle semblait avoir du plaisir avec la famille, qu’elle se promenait parfois seule et même en scooter, qu’elle  semblait libre d’aller et venir, qu’elle n’était pas captive[197], que lorsqu’il allait chez les Manoukian, Mme Manaye s’occupait du service et ensuite, elle mangeait avec eux comme tous les autres membres de la famille et que pour les Manoukian, elle était « comme leur fille biologique » [198];

·           un des amis qui connaît la famille Manoukian depuis longtemps confirme que Mme Manaye était traitée comme un membre de la famille, que M. Manoukian envisageait même de l’adopter, que c’est une « bonne famille », remplie d’amour, que ce sont des gens respectueux et généreux, que ce qu’ils achetaient pour leurs enfants, ils l’achetaient aussi à Mme Manaye. Ces faits sont confirmés par sa fille, qui fréquentait les enfants des Manoukian et qui se rendait régulièrement à leur résidence[199];

·           une des voisines confirme aussi que Mme Manaye était toujours souriante et de bonne humeur, qu’elle promenait souvent le chien seule, qu’elle accompagnait les Manoukian dans les mariages et les baptêmes avec la famille, qu’elle aidait aux tâches ménagères avec Mme Saryboyajian, qui la traitait comme sa fille et qui lui offrait des cadeaux[200];

·           un ami de jeunesse de M. Manoukian, qui a rencontré Mme Manaye alors qu’il y avait de la visite chez les Manoukian, confirme qu’elle était traitée comme tous les autres membres de la famille[201];

·           d’autres voisins des Manoukian confirment que Mme Manaye se promenait en scooter, qu’elle était souvent avec Céline, qu’elle était comme une grande sœur pour elle, que lorsqu’ils soupaient chez les Manoukian, Mme Manaye s’occupait du service comme les autres membres de la famille et elle mangeait avec eux et était traitée comme un membre de la famille[202];

·           un ancien voisin des Manoukian confirme aussi que Mme Manaye était heureuse, qu’elle se promenait seule à l’extérieur de la résidence pour, entre autres, aller acheter des cartes d’appel à la tabagie pour appeler ses amies en Éthiopie, qu’elle était traitée comme tout autre membre de la famille et qu’ils étaient très gentils avec elle[203].

[325]     Le 5 octobre 2007, Me Briand rencontre à nouveau Mme Manaye en présence d’un interprète et des gendarmes Raymond et Turpin pour obtenir des informations complémentaires relativement aux photographies transmises par l’avocat des Manoukian[204].

 

[326]     Mme Manaye précise alors qu’elle ne connaissait pas l’aide domestique précédente et qu’elle-même n’avait jamais été frappée puisque « avec elle, tout allait bien ». Enfin, elle ajoute que pendant huit ans, elle était bien et se sentait aimée, mais elle a réalisé qu’il n’y avait pas d’amour lorsqu’elle a voulu sortir avec Mme Boyino et qu’ils ont refusé[205].

 

[327]     À la suite de cette enquête complémentaire et dans le but d’accomplir correctement la charge qui lui incombe, Me Briand consulte, le 30 novembre 2007, M. Yvon Dandurand, expert criminologue. Me Briand témoigne qu’elle cherche alors à se renseigner davantage sur le phénomène de la traite de personnes, mais qu’elle ne veut pas une opinion quant à la portée du texte de loi ni quant à la suffisance de sa preuve. Elle précise que M. Dandurand est criminologue et qu’il n’est donc ni juriste ni légiste.

 

[328]     Sur la foi de « l’historique des faits », tels que résumés dans le rapport d’enquête de la GRC uniquement[206], M. Dandurand est d’avis que l’élément « exploitation » nécessaire pour une infraction de traite de personnes et « l’intention coupable » des Manoukian sera difficile à établir, et ce, considérant que Mme Manaye paraît être bien traitée et qu’elle semble faire partie de la famille.

 

[329]     Dans son rapport transmis le 12 décembre 2007, l’expert Dandurand écrit, entre autres :

             L’élément d’exploitation qui, en vertu du Code criminel, fait référence à un danger ou une menace sera difficile à établir dans ce cas-ci. De plus, dans le cas où on présumerait qu’il y a eu délit à l’encontre des dispositions du Code criminel, il faudrait établir l’intention coupable des présumés contrevenants et cela s’avérerait également très difficile compte tenu des faits qui sont présentement connus. Au pire, les faits semblent indiquer que les employeurs de Mme. Manaye se seraient possiblement rendus coupables d’avoir cherché à contourner les dispositions de la loi sur l’immigration concernant l’emploi de personnes étrangères ou à trouver une façon de s’en accommoder après leur arrivée au Canada. Il nous faut bien garder à l’esprit que Mme Manaye était déjà à l’emploi de M. Manoukian et de Mme Saryboyadjian depuis plusieurs années et que ces derniers ne semblent aucunement avoir forcé Mme Manaye à les accompagner au Canada.

[330]     Enfin, M. Dandurand ajoute :

Or, les faits, tels qu’établis par les enquêteurs de la G.R.C. ne démontrent pas clairement, à mon avis, que la présumée victime, Mme Manaye, n’acceptait de travailler pour M. Manoukian et Mme Sarybojadjian que parce qu’elle craignait pour sa propre sécurité ou celle d’une personne qu’elle connaît.

[331]     Après analyse des éléments de preuve résumés au rapport d’enquête, M. Dandurand note :

Tout (sic) ces faits ne semblent aucunement indiquer que Mme Manaye travaillaient (sic) contre son gré pour M. Manoukian et Mme Saryboyadjian ou qu’elle acceptait de le faire parce qu’elle craignait pour sa sécurité. Le seul fait que les conditions de travail d’une employée étrangère soient mauvaises ou même contraires au Code du travail en vigueur là où elle se trouve n’est en lui-même aucunement suffisant pour créer une situation de « traite de personne ». Que la personne se sente exploitée ou non, en dernière analyse, n’importe peu. Ce qu’il importe d’établir dans les faits, compte tenu de la définition de la traite de personne qu’en donne le Code criminel canadien, c’est l’élément de coercition et d’intimidation. À mon avis, cet élément n’a pas été établi dans le cas qui nous préoccupe.  

[332]     Quant aux déclarations de Mme Manaye du mois de février 2006 relativement aux menaces de M. Manoukian à son égard et à l’égard de l’aide domestique précédente, M. Dandurand met en doute la crédibilité de ses allégations en ces termes :

Quelle que soit la véracité de cette allégation, je doute qu’elle ait beaucoup de crédibilité aux yeux d’un juge ou d’un jury compte tenu des autres faits soumis par Mme Manaye elle-même, y-compris (sic) le fait qu’elle soit retournée dans son pays à la suite de cette prétendue menace et qu’elle ait librement décidé de revenir chez les mêmes employeurs en dépit de cette « menace » de représailles - ce qui semble indiquer qu’elle n’avait elle-même pas pris cette prétendue menace très au sérieux. De plus, cette allégation d’une menace de la part de M. Manoukian à l’endroit de Mme Manaye se réconcilie mal avec la déclaration de Mme Manaye à l’effet qu’elle se sentait bien chez M. Manoukian et sa famille et que ces dernières la traitait bien et avec respect. Enfin, selon la déclaration de Mme Saryboyadjian, Mme Manaye aurait semble-t-il confirmé en présence d’un avocat qu’elle désirait continuer à travailler pour les mêmes employeurs au Canada - un fait que l’enquête n’a d’ailleurs pas infirmé. Mme Manaye a également indiqué aux enquêteurs qu’elle croyait qu’une ancienne employée s’était plainte de mauvais traitement aux mains de M. Manoukian et Mme Saryboyadjian. L’enquête n’a rien fourni qui pourrait corroborer cette allégation. Dans tout cela, compte tenu des faits connus, il me semble que Mme Manaye ne craignait pas vraiment pour sa sécurité, mais craignait plutôt de perdre son emploi et d’être forcée à retourner dans son pays. [207]

[333]     Enfin, quant à l’infraction de rétention de documents, M. Dandurand conclut qu’il n’y a pas de raison de croire que les Manoukian « retenaient les documents de Mme Manaye à des fins néfastes »[208].

 

[334]     Me Briand témoigne que l’avis du criminologue Dandurand n’a pas changé sa conviction, de bonne foi, que Mme Manaye a subi une forme d’exploitation visée par les articles 279.01 C.cr. et suivants.

 

[335]     À cet égard, elle précise que M. Dandurand n’a pas rencontré Mme Manaye et il se prononce donc sur une évaluation du dossier seulement. À l’inverse, elle souligne qu’elle a eu la chance de la rencontrer et d’apprécier sa crédibilité.

 

[336]     Me Briand ajoute que les informations complémentaires recueillies ne modifient pas les éléments de preuve initialement obtenus et confirmés par les nombreux documents contenus au rapport d’enquête. Eut-elle obtenu les photographies et déclarations des différents voisins et amis avant, elle aurait tout de même autorisé les accusations. En fait, pour elle, la situation de Mme Manaye est particulière en ce que l’exploitation est plus subtile que dans un cas d’esclavage usuel puisqu’il n’y a pas de mauvais traitements et de séquestration.

 

[337]     Même si les voisins et amis confirment que Mme Manaye a l’air heureuse et que les Manoukian sont généreux, ces témoins ne savent pas réellement ce qui se passe chez les Manoukian, dit-elle. Il peut y avoir des « secrets de famille » sans que les proches ne soient au courant.

 

[338]     Me Briand affirme donc que le complément d’enquête ne change pas son analyse et son appréciation de la crédibilité de Mme Manaye, vu son état de vulnérabilité et de naïveté.

 

[339]     Or, si tel que l’affirme Me Briand, l’enquête complémentaire n’a pas réellement apporté d’éléments de preuve nouveaux et l’analyse de M. Dandurand n’a pas changé son opinion, alors pourquoi retirer les accusations?

 

[340]     Me Briand répond qu’elle a réévalué le dossier relativement à « la décision sur l’opportunité[209] » de porter des accusations, et ce, en fonction des facteurs à considérer. Elle explique qu’elle est alors consciente de la pression que Mme Manaye devra supporter lors d’un éventuel procès. Compte tenu de sa fragilité et de sa vulnérabilité, elle réalise qu’il sera difficile pour elle d’être exposée à un débat contradictoire relativement à sa crédibilité. Or, elle n’est plus avec les Manoukian, elle peut donc tourner la page et refaire sa vie.

 

[341]     Enfin, elle reconnaît timidement qu’il aurait été difficile d’établir l’intention coupable[210] des Manoukian. À tout événement, selon Me Briand, il ne peut y avoir de récidive de la part des Manoukian et l’intérêt public est protégé.

 

[342]     C’est dans ce contexte qu’elle utilise son pouvoir discrétionnaire pour décider de retirer les accusations, et non à la demande spécifique de Mme Manaye.

 

[343]     Elle avise donc l’avocat des Manoukian de sa décision, et la date de la comparution est devancée pour procéder au retrait des accusations.

[344]     Ici, Me Briand semble plutôt justifier en rétrospective sa décision d’autoriser les accusations. À l’évidence, son analyse du dossier a été guidée par la sympathie qu’elle a éprouvée pour Mme Manaye et, ce faisant, elle a perdu son objectivité.

[345]     En fait, tous conviennent, y compris Mme Manaye, qu’elle ne connaît pas le pays et qu’elle ne parle pas le français et peu l’anglais. Son statut n’est pas régularisé ici et elle ne veut pas retourner en Éthiopie. Par conséquent, elle a peur de se faire arrêter.

[346]     Les Manoukian veulent la protéger justement parce qu’elle est vulnérable. Ils se sentent, avec raison, responsables pour elle.

[347]     C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’ils ont entrepris et payé les démarches auprès d’un avocat spécialisé, comme le ferait toute personne responsable.

[348]      De l’avis du Tribunal, la situation de Mme Manaye aurait dû être analysée en fonction de l’ensemble des circonstances particulières de ce dossier. L’analyse faite par Me Briand en novembre 2007, relativement à l’absence de maltraitance ou de contraintes et la difficulté d’établir la mens rea, ainsi que le faible risque de récidive aurait dû être effectuée avant que des accusations aussi graves que celles portées ne soient autorisées.

[349]     En fait, tous les motifs invoqués pour retirer les accusations auraient dû être pris en considération avant le dépôt de celles-ci.

[350]     En somme, de l’avis du Tribunal, Me Briand a erré dans son évaluation du dossier. Même si elle a été animée par de bonnes intentions, elle n’a pas exercé sa discrétion avec objectivité et impartialité.

2.3      L’intention malicieuse

[351]     Tel que mentionné précédemment, la Cour suprême a assujetti la levée de l’immunité à une norme de preuve très « lourde et stricte », l’insouciance ou la négligence grave ne suffisent pas[211].

[352]     Ici, malgré la conclusion précédente relativement à l’erreur dans l’analyse de l’enquête, il n’y a aucune preuve que « la poursuite a été engagée dans une intention malveillante ou dans un objectif principal autre que celui de l’application de la loi »[212].

[353]     En fait, la preuve révèle que la faute de Me Briand résulte principalement d’un manque de prudence. Me Briand s’est plutôt trompée dans son analyse[213]. D’ailleurs, l’ensemble des circonstances de ce dossier le démontre puisque, malgré sa décision, Me Briand est demeurée ouverte d’esprit et disposée à évaluer à nouveau le dossier en fonction de son évolution.

[354]     Elle a reporté la comparution en vue d’obtenir une enquête complémentaire, même si elle prétend aujourd’hui que celle-ci n’était pas nécessaire. Étant consciente des éléments soulevés en défense, elle consulte un expert indépendant, puis après analyse, elle décide d’exercer sa discrétion et de retirer les accusations.

[355]     Ainsi, le Tribunal ne peut se convaincre, tel que le soutiennent les demandeurs, que Me Briand a fait preuve d’un comportement de mauvaise foi[214] ou d’une malice qui relève d’un exercice délibéré, illégitime et malveillant, incompatible avec la fonction de procureure des poursuites criminelles et pénales.

[356]     La poursuite contre Me Briand et le DPCP doit donc être rejetée, compte tenu de l’immunité relative dont ils bénéficient.

3.            Les dommages

3.1      Les dommages pécuniaires de M. Manoukian

3.1.1        La perte de capacité de gains

[357]     M. Manoukian réclame 2 000 000 $ pour perte de revenus. En réalité, il réclame une perte de capacité de gains. Il affirme que n’eut été des accusations, il aurait été en mesure de générer des revenus annuels de 200 000 $ pendant dix ans.

[358]     Le PGC conteste la réclamation puisqu’elle est basée, pour l’essentiel, sur des spéculations et des intentions de projets futurs non précisés et non détaillés. Selon lui, M. Manoukian n’a pas établi une perte de revenus probable et sérieuse.

[359]     Pour comprendre la réclamation pour dommages pécuniaires, un retour sur la vie professionnelle de M. Manoukian s’impose.

[360]     M. Manoukian est décorateur de formation[215]. Au Liban, il était propriétaire d’un atelier de menuiserie.

[361]     En 1978, il quitte le Liban avec sa famille pour travailler en Arabie-Saoudite où il obtient, par l’intermédiaire de son associé, divers contrats de décoration très lucratifs auprès de la royauté et de plusieurs membres de leur famille[216].

[362]     En 1986, la famille revient au Liban d’où M. Manoukian poursuit ses activités de décorateur et il opère son atelier de création de meubles. À cette époque, il génère des revenus considérables, ce qui lui permet de faire l’acquisition d’une grande maison de plus de 5 000 pi2 dans un endroit très prisé et d’un chalet au bord de la mer, avec un bateau.

[363]     En 1990, la famille fuit la guerre au Liban et vient s’installer au Canada. Elle y restera jusqu’en 1994. Quoiqu’il caresse alors le projet de fonder une entreprise de meubles au Canada, la situation économique difficile qui prévaut à ce moment l’empêche d’investir avec confiance.

[364]     En 1994, il obtient un nouveau contrat en Arabie-Saoudite. Puisque la situation géopolitique est stabilisée, la famille retourne vivre au Liban d’où M. Manoukian opère à nouveau son atelier de menuiserie et où il obtiendra, ultérieurement, plusieurs contrats[217].

[365]     M. Manoukian continue ses activités lucratives de décorateur et de menuisier, et ce, jusqu’en 2004.

[366]     À l’été 2004, M. Manoukian quitte le Liban avec la famille pour rejoindre l’aîné, qui est alors déménagé au Canada chez sa grand-mère maternelle.

[367]     Après peu de temps, M. Manoukian décide de s’installer au Canada avec la famille, laissant derrière lui une carrière prospère dans un endroit où il jouit d’une réputation enviable.

[368]     M. Manoukian retourne alors au Liban pour aller chercher certains meubles et tous les biens de la famille. À la même occasion, il vend la maison familiale et le chalet pour un prix inférieur à leur valeur réelle, compte tenu de l’instabilité politique et économique qui prévaut au Liban.

[369]     Il envisage alors de créer un concept de décoration et d’architecture au Canada. À ce titre, il prévoit l’achat de terrains pour construire des maisons et les décorer ou même l’acquisition de maisons usagées en vue de les rénover, les décorer et les revendre.

[370]     Au printemps 2005, M. Manoukian achète la maison située au [...], en vue d’y emménager avec sa famille. Dès lors, il entreprend des travaux de rénovation et de décoration pour pouvoir utiliser ultérieurement la maison comme modèle, une fois son entreprise démarrée.  Pendant cette période, il aide aussi un ami à rénover son sous-sol, et ce, sans être rémunéré.

[371]     À la suite de la conférence de presse de la GRC et de la publicisation des accusations sur son site Web, les médias se sont précipités autour de la résidence des Manoukian. Plusieurs d’entre eux ont proposé des entrevues à M. Manoukian et d’innombrables voisins et amis, tant au Canada qu’au Liban et ailleurs, ont communiqué avec lui pour se renseigner au sujet des accusations.

[372]     M. Manoukian se rend donc deux fois au Liban pour donner des entrevues afin de préciser qu’ils n’ont jamais abusé de Mme Manaye ni ne lui ont demandé de se prostituer.

[373]     Depuis, M. Manoukian investit temps et énergie à retracer des preuves en vue de démontrer son innocence. Il écrit et parle aux proches de la famille afin d’obtenir des témoignages qui confirment que Mme Manaye était bien traitée et qu’elle était libre et heureuse.

[374]     Ce faisant, il réalise que certaines personnes dans la communauté arménienne parlent de leur histoire. Il est insulté alors il décide de couper les liens avec eux. Il cherche à s’isoler, puisqu’il est humilié et il a honte.

[375]     À cette époque il reçoit, dit-il, des appels pour des contrats de décoration en Arabie-Saoudite et au Liban, mais il les refuse, car il ne peut s’investir dans un projet avant de régler les accusations. Il veut à tout prix rétablir sa réputation.

[376]     M. Manoukian ne sera plus jamais le même homme, et ce, malgré le retrait des accusations en décembre 2007. Il pense constamment à ces événements. Puisqu’il n’a pas obtenu les excuses publiques qu’il espérait tant, il continue de vouloir défendre son nom et celui de sa famille.

[377]     Même si certaines opportunités se sont présentées pour réaliser des projets, il n’arrive pas à tourner la page. Depuis, il ne travaille pas. Il n’a donc aucune source de revenus, autre que ses économies.

[378]     M. Manoukian se dit aujourd’hui incapable de poursuivre ses fonctions professionnelles. Considérant les aléas propres à sa carrière, il lui aurait été possible, selon lui, n’eut été des accusations, de réaliser en moyenne des gains de 200 000 $ par année pour une période de dix ans, en présumant qu’il aurait eu une vie active jusqu’à l’âge de 70 ans[218].

[379]     Même s’il est difficile d’établir avec précision l’étendue de la perte de revenus, M. Manoukian plaide que la preuve prépondérante[219] démontre, d’une part, cette perte de capacité de gains et, d’autre part, la justesse des montants réclamés à ce titre.

[380]     Au soutien de ses prétentions, M. Manoukian dépose l’expertise du Dr Kunicki, médecin psychiatre, datée du 31 août 2010[220]. L’expert conclut dans son rapport à un « état de stress post-traumatique en rémission »[221] et à une incapacité partielle permanente de 20%.

[381]     Selon l’expert psychiatre, le lien entre les événements de janvier 2006 à décembre 2007 et la condition actuelle de M. Manoukian est indéniable. Il est donc d’opinion que les séquelles chez M. Manoukian sont d’intensité sévère.

[382]     Pour sa part, la PGC dépose l’expertise du Dr Marc Guérin, psychiatre. L’expert[222] précise dans son rapport que M. Manoukian a décidé :

(…) de consacrer toutes ses énergies à la recherche d’une compensation financière devant les tribunaux civils et à la préparation d’un éventuel retour devant les médias dans le but de rétablir sa réputation et celle de sa famille.

Cette décision a eu pour conséquence qu’il a abandonné toutes ses activités professionnelles. Il s’est volontairement isolé de son réseau social, ne voulant pas être confronté avant d’avoir pu revenir devant les médias et blanchir définitivement sa réputation et celle de sa famille.

Il s’est donc retrouvé dans une situation très particulière où il a nourri depuis toutes ces années un sentiment de rancœur et de rage qui le gruge toujours. Cette situation l’a rendu triste et surtout tendu.[223]

[383]     Tout comme l’expert des demandeurs, le Dr Guérin conclut également que M. Manoukian a développé une réaction anxieuse temporaire du type des états de stress post-traumatique, laquelle est en rémission.

[384]     Il constate par ailleurs que M. Manoukian a développé une « symptomatologie anxiodépressive d’intensité variable », laquelle est directement liée au désir de M. Manoukian « d’obtenir une compensation financière et une admission publique pour éventuellement blanchir sa réputation ».

[385]     Selon l’expert, cette situation « se situe à la limite d’une problématique franchement psychiatrique ». Le Dr Guérin précise :

             Il m’apparaît difficile de conclure à la présence actuellement d’une pathologie psychiatrique chez cet individu alors que le traitement n’est pas médical, mais plutôt médiatique et juridique.[224]

[386]     En somme, les deux experts, les quatre enfants Manoukian et Mme Saryboyajian confirment unanimement que M. Manoukian a été et est toujours grandement bouleversé par les accusations de traite de personnes. Il a depuis développé une obsession maladive « de blanchir sa réputation et celle de sa famille ».

[387]     D’ailleurs, les symptômes de stress post-traumatique sont toujours présents quatre ans après les événements lorsque les experts le rencontrent et son état ne s’est guère amélioré cinq ans plus tard[225].

[388]     La preuve démontre l’incapacité dans laquelle il s’est trouvé pendant une période significative. Avec un tel traumatisme, il lui était impossible de reprendre et poursuivre sa carrière antérieure de décorateur, et ce, même en tenant compte d’une rémission graduelle de son incapacité.

[389]     Ici, l’état dépressif, le symptôme d’anxiété, la perte de sommeil et le syndrome obsessif qu’il a développés constituent des éléments probants qui l’ont perturbé de manière telle que sa capacité de gains était affectée pour le futur[226].

[390]     Il est indéniable que M. Manoukian est toujours terrassé par les accusations et son acharnement à vouloir obtenir une compensation et des excuses publiques le rendent incapable de tourner la page.

[391]     Cela dit, il est ici difficile d’évaluer précisément cette perte de capacité de gains[227] en l’absence d’une expertise actuarielle puisque la preuve des dommages pécuniaires est bien mince.

[392]     De l’avis du Tribunal, la preuve ne permet pas de conclure que n’eut été des accusations, il lui aurait été possible de réaliser des gains de 200 000 $ par année. Voici pourquoi.

[393]     Premièrement, quant aux revenus, M. Manoukian dépose quelques contrats[228] obtenus entre 1999 et 2003 qui lui ont permis de générer des revenus annuels moyens d’environ 95 000 $ pour ces années[229].

[394]     Même si M. Manoukian avance qu’il a aussi obtenu d’autres contrats avec son atelier de meubles, ils ne sont pas produits à l’audience et le témoignage de M. Manoukian à cet égard est bien peu précis[230].

[395]     D’ailleurs, M. Manoukian n’a retracé aucune déclaration de revenus, que ce soit au Liban ou au Canada et il ne dépose pas d’autres pièces, tels relevés bancaires, factures, contrats d’achat ou autres, en vue de démontrer de façon probante sa capacité de générer des revenus aussi élevés que ceux qu’il réclame.

[396]     Pourtant, comme le souligne avec raison la PGC, M. Manoukian est, de toute évidence, un homme organisé. Lors de la perquisition, il avait en sa possession, rangés dans une armoire, tous les documents et contrats liés à l’embauche et aux demandes de visa et de statut de Mme Manaye, incluant même les documents qu’ils avaient préparés au Liban et qui n’ont jamais été acheminés[231]. Même s’il a conservé plusieurs contrats obtenus entre 1999 et 2003[232], curieusement, il a égaré toutes ses preuves de revenus passés.

[397]     S’il est vrai que ces preuves ne sont pas nécessaires pour établir la perte de capacité de gains, les témoignages généraux des Manoukian sur leur richesse antérieure ne sont pas ici suffisamment convaincants pour établir la justesse des montants réclamés.

[398]     Deuxièmement, la preuve ne permet pas de conclure que n’eut été des accusations, M. Manoukian aurait réellement accepté des contrats en Arabie-Saoudite[233] ou au Liban qui lui auraient permis de générer des revenus annuels fixes aussi élevés que ceux qu’il réclame.

[399]     En fait, tel que mentionné précédemment, M. Manoukian n’a pas reçu ou accepté d’offres pour exécuter des projets, que ce soit en Arabie-Saoudite ou ailleurs avant le dépôt des accusations en mai 2007. À l’audience, M. Manoukian n’offre aucune explication sérieuse permettant de comprendre ce qui l’empêchait d’accepter des contrats au cours de ces années.

[400]     D’ailleurs, la preuve démontre plutôt que l’intention de M. Manoukian était de quitter le Liban et de ne plus y retourner pour y vivre ou pour travailler[234].  En fait, contrairement à ce qu’il a fait en 1990, en 2004, M. Manoukian a vendu la maison et le chalet et il a vidé l’atelier de meubles au Liban, laissant ainsi derrière lui l’aisance et l’opulence ainsi qu’une carrière de plus en plus prospère. Telle n’est pas l’attitude d’une personne qui envisage toujours de travailler au Liban ou même en Arabie-Saoudite. 

[401]     Troisièmement, quant à son intention de générer un revenu au Québec, la preuve est plutôt ténue.

[402]     En fait, entre 1990 et 1994, la famille Manoukian quitte le Liban pour fuir la guerre civile. Pendant toute cette période, M. Manoukian n’a pas obtenu ou accepté de contrats, que ce soit en Arabie-Saoudite ou ailleurs. Il n’a pas non plus entrepris de démarches pour travailler ou démarrer une entreprise puisque la situation économique canadienne était difficile et ne lui permettait pas, dit-il, d’investir avec confiance dans l’immobilier.

[403]     M. Manoukian affirme qu’il avait alors suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins de sa famille.

[404]     En 2004, M. Manoukian s’installe à nouveau au Canada puisqu’il constate que le système judiciaire au Liban est biaisé et même dangereux[235].

[405]     M. Manoukian dit qu’il avait alors « un plan ». Il projette d’implanter au Québec un concept d’architecture et de décoration « sans pareil », mais, tout comme au début des années 1990, il n’entreprend, en arrivant au Canada, aucune démarche concrète en ce sens.

[406]     M. Manoukian prétend que ce sont les accusations qui l’ont empêché de mettre sur pied son projet, mais, dans les faits, les accusations ne sont portées qu’en mai 2007, soit presque trois ans après leur arrivée au Canada. Certes, la perquisition est exécutée en janvier 2006, mais les Manoukian témoignent qu’après la rencontre du mois de mars 2006 avec les gendarmes, ils sont convaincus que ces dernières les croient et qu’aucune accusation ne sera portée.

[407]     D’ailleurs, la perquisition n’est pas publicisée et la preuve démontre que M. Manoukian a développé son obsession maladive à rétablir sa réputation après les accusations.

[408]     En somme, M. Manoukian n’a pas démontré de façon probante que n’eut été des accusations, il aurait été en mesure de démarrer son entreprise et générer des contrats aussi lucratifs qu’il le prétend.   

[409]     Quatrièmement, quant au projet de M. Manoukian d’introduire au Québec un concept d’architecture et de décoration, la preuve ne permet pas de conclure qu’il aurait pu se réaliser s’il avait entrepris des démarches sérieuses en ce sens.

[410]     En fait, comme l’admet M. Manoukian lui-même, il n’était pas connu au Canada et n’a aucun contact dans ce domaine ici.

[411]     Malgré tout, entre le mois d’août 2004 et le mois de mai 2007, il n’a entrepris aucune démarche pour publiciser son projet et se faire connaître. Ainsi, il est peu probable que sa compagnie aurait été prospère dès les premières années, s’il avait démarré son entreprise.

[412]     Cinquièmement, contrairement à ce qu’affirme M. Manoukian, la preuve ne démontre pas qu’il était dans l’incapacité totale de travailler.

[413]     Certes, il était affecté par les accusations et il l’est toujours aujourd’hui. Il n’en demeure pas moins, cependant, qu’après les accusations, M. Manoukian a tout de même été en mesure d’entreprendre des démarches pour subdiviser le terrain adjacent à sa propriété[236], confectionner une maquette[237] et, par la suite, faire construire une maison sur son terrain. Dans le cadre de l’exécution de ces travaux, M. Manoukian a même porté plainte à L’Unité permanente anticorruption (UPAC) et à la Régie du bâtiment du Québec (RBQ) contre certains travailleurs qui ont participé à la construction de la maison.

[414]     Enfin, les experts, tant en demande qu’en défense, concluent tous deux que l’état de choc post-traumatique de M. Manoukian est en rémission et ni l’un ni l’autre ne conclut à une incapacité totale permanente.

[415]     Ceci étant, les professeurs Baudouin, Deslauriers et Moore enseignent qu’il est possible d’indemniser pour les conséquences économiques de l’incapacité d’une victime en l’absence d’une preuve de perte de revenus réels, en se fondant sur « son aptitude à gagner des revenus » :

             Il s’agit d’abord de combler le manque à gagner survenu entre le moment de l’accident et celui du procès. Il s’agit ensuite, et le calcul est plus complexe, d’évaluer pour l’avenir l’impact de l’incapacité totale ou partielle permanente ou temporaire sur l’aptitude de gains. La qualité et la précision d’une preuve actuarielle complète sont ici essentielles.[238]

[416]     Il est maintenant acquis qu’en l’absence d’une preuve actuarielle ou de précision scientifique quant à la perte de gains anticipés, il est possible d’indemniser une victime en tenant compte de tous les faits particuliers de l’espèce et en tenant compte des différents facteurs propres à celle-ci. Il s’agit, en réalité, d’une évaluation essentiellement personnalisée[239].

[417]     Le professeur Gardner[240] enseigne que même si « le travailleur au profil de carrière instable », tel M. Manoukian, pose un problème d’évaluation de la perte de gains, il faut l’évaluer en tentant de se rapprocher le plus possible de la réalité. La difficulté d’établir avec précision l’étendue du dommage ne doit donc pas faire obstacle à sa détermination[241].

[418]     Toutefois, le tribunal doit tout de même évaluer la perte de capacité de gain en fonction d’éléments factuels prouvés à procès. Le fardeau de prouver la quotité repose sur les épaules du demandeur.

[419]     Or, lorsque confronté à une telle preuve lacunaire quant à la quotité, il devient difficile de l’évaluer.

[420]     Ici, le tribunal doit user de sa discrétion et effectuer un calcul approximatif.

[421]     Tel que mentionné, la preuve administrée ne démontre pas de façon probante que M. Manoukian aurait été en mesure de générer des revenus de 200 000 $ par année pendant dix ans, n’eut été des accusations. Sa réclamation à cet égard repose sur des hypothèses et des suppositions. Au mieux, il aurait été en mesure, au cours d’une période additionnelle d’environ cinq ans, d’exécuter certains contrats de décoration ou d’agir à titre de consultant, ce qui lui aurait permis de générer des honoraires que le Tribunal, usant de sa discrétion, évalue à 25 000 $ par année.

[422]     Ainsi, eu égard au contexte et à la preuve administrée, le Tribunal fixe la perte de gains à 125 000 $.

3.1.2        Les autres pertes pécuniaires de M. Manoukian

[423]     M. Manoukian dit qu’il a été incapable de vendre sa maison à sa juste valeur en raison des accusations dont il a fait l’objet. Il explique que depuis la conférence de presse, sa maison est considérée comme « la maison de l’esclavage ».

[424]     Toutefois, la preuve démontre plutôt que la vente de la maison ne s’est pas concrétisée puisque le prix demandé était trop élevé[242].

[425]     Au surplus, la fiche d’inscription pour la vente de la maison ne mentionnait pas qu’il y avait déjà eu dans la maison un assassinat et une plantation de haschisch[243] ce qui, de toute évidence, devait être déclaré et avait une incidence sur la valeur de la maison.

[426]     Enfin, M. Manoukian a vendu la maison à sa fille pour 370 000 $[244], soit 20 000 $ au-dessus de l’évaluation municipale. Conséquemment, il n’y a pas lieu d’indemniser M. Manoukian à ce titre.

[427]     M. Manoukian réclame aussi 20 000 $ en remboursement des honoraires payés à son avocat, Me Frank Pappas, qui l’a représenté dans le cadre des accusations criminelles[245].

[428]     Ici, M. Manoukian ne réclame pas les honoraires professionnels qu’il a dû assumer dans le cadre du présent litige[246], mais ceux qu’il a dû payer pour se défendre contre les accusations qui n’auraient pas dû être portées.

[429]     Cette réclamation est recevable puisqu’il s’agit de dommages directs. N’eut été des accusations, M. Manoukian n’aurait pas assumé ces frais et il est justifié d’en réclamer le remboursement.

[430]     Il en va de même pour le premier billet d’avion que M. Manoukian a acheté au printemps 2008 pour participer à une émission sur les ondes de télévision libanaise pour expliquer sa position à l’égard des accusations portées contre lui[247]. La preuve établit que les accusations ont été publicisées au Liban, là où M. Manoukian jouit d’une très bonne réputation. D’aucuns ne peuvent donc lui reprocher d’avoir accepté de participer à une émission au Liban pour expliquer la situation. M. Manoukian a donc droit au remboursement de ce billet d’avion, soit 1 100 $.

[431]     Toutefois, quant au billet d’avion[248] pour le deuxième voyage à la fin de l’été 2008, la preuve démontre plutôt que M. Manoukian s’est rendu au Liban pour un événement familial et, par conséquent, il ne s’agit pas d’un dommage direct.

[432]     Enfin, quant aux autres déboursés[249], la preuve ne permet pas de conclure qu’ils sont directement liés aux accusations.

 

[433]     En ce qui concerne plus précisément les frais liés au polygraphe[250], ils ne peuvent être réclamés puisque le rapport n’a pas été déposé à la Cour[251]. Quant aux frais liés aux honoraires d’un interprète arabe-français[252],  le juge Déziel de cette Cour a déjà décidé qu’ils ne sont pas recevables.

[434]     Les autres pertes pécuniaires de M. Manoukian sont donc de 21 100 $[253].

3.2      Les dommages moraux de M. Manoukian

[435]     M. Manoukian réclame 500 000 $ à titre de dommages moraux, pour atteinte à l’honneur, la réputation et la dignité et pour ses troubles, ennuis, inconvénients, souffrances émotionnelles et perte de jouissance de la vie.

[436]     Ici, il ne fait pas de doute que M. Manoukian a souffert moralement des accusations portées contre lui. Il s’est senti humilié, son honneur et sa dignité ont été atteints et, compte tenu de la nature des accusations portées et de leur publicisation par la GRC, on le comprend.

[437]     La PGC plaide que l’évaluation des dommages en matière de diffamation doit se fonder sur le critère de la personne raisonnable[254]. Le demandeur doit donc, selon elle, établir une atteinte réelle, c’est-à-dire qu’il existe une perception négative concrète de la part des autres par le biais de témoignage de tiers. Or, elle précise qu’en l’espèce, aucune preuve de ce genre n’a été administrée.

[438]     En fait, les déclarations des voisins et amis et les offres reçues pour des contrats peu de temps après les accusations démontrent plutôt que la réputation de M. Manoukian n’a pas été atteinte. Selon la PGC, le témoignage de M. Manoukian sur l’humiliation qu’il a ressentie ne constitue pas une preuve satisfaisante pour démontrer un préjudice d’atteinte à la réputation.

[439]     Tenant compte des critères d’évaluation des dommages moraux dans un dossier de diffamation, la PGC soutient que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de prouver une atteinte à la réputation ni un préjudice direct en résultant.

[440]     À cet égard, elle réfère à l’affaire Fabien c. Dimanche-Matin ltée[255] dans laquelle la Cour supérieure identifie les critères qui peuvent guider le Tribunal dans l’évaluation de la réclamation et du quantum à accorder pour les préjudices moraux dans un dossier de diffamation, soit :

(1) La gravité intrinsèque de l’acte, (2) sa portée particulière sur celui ou celle qui en a été la victime, (3) l’importance de la diffusion, (4) l’identité des personnes qui en ont pris connaissance et les effets que l’écrit a provoqués chez ces personnes, (5) le degré de déchéance plus ou moins considérable à laquelle la diffamation a réduit la victime par comparaison à son statut antérieur, (6) la durée raisonnablement prévisible du dommage causé et de la déchéance subie, (7) la contribution possible de la victime par sa conduite ou ses attitudes et, finalement, (8) les circonstances extérieures qui, de toute façon, et indépendamment de l’acte fautif, constituent des causes probables du préjudice allégué ou de partie de ce préjudice.[256] 

[441]     La PGC ajoute que l’état de la réputation du demandeur doit, dans un premier temps, être évalué. La faute peut dépendre du statut antérieur de la victime ou de sa contribution au préjudice dont elle se plaint[257].

[442]     À cet égard, elle précise que :

-        M. Manoukian ne travaille pas au Canada[258]; il n’y a donc ni réputation ni contacts;

-        M. Manoukian ne s’implique pas dans sa communauté, il ne fait pas de bénévolat ou autre[259];

-        M. Manoukian ne fournit aucun exemple concret d’une personne pour qui les accusations auraient eu un impact négatif réel à l’égard de sa réputation;

-        il n’existe aucune présomption particulière de préjudice parce que les accusations ont été diffusées sur le site Internet de la GRC.

-        M. Manoukian contribue, par sa conduite particulière, en parlant de sa situation à tout le monde à la survenance du préjudice dont il se plaint.

[443]     Pour décider de la valeur des dommages moraux, le Tribunal traitera de la réclamation pour les pertes non pécuniaires, que ce soit pour l’atteinte à la réputation et à la dignité ou pour les troubles, ennuis et inconvénients, souffrances émotionnelles et perte de jouissance de la vie, puisque M. Manoukian réclame une indemnisation globale à ce titre.

[444]     La quantification des dommages moraux est un exercice délicat, parfois complexe et forcément discrétionnaire[260].

[445]     À cet égard, le juge Dalphond dans l’affaire Larose c. Fleury[261], s’exprime ainsi :

Les dommages-intérêts compensatoires, qu'ils soient d'ordre moral ou économique, visent à rétablir la victime dans sa position n'eût été de la faute commise à son égard (art. 1611 C.c.Q.). Leur quantification repose sur un exercice certes parfois complexe, mais qui vise essentiellement à comparer la situation de la victime à la suite de la faute par rapport à celle qu'elle aurait été n'eût été de la faute. Il s'agit ensuite de compenser cette nouvelle situation par l'octroi d'un montant d'argent approprié (art. 1616 C.c.Q.). Si pour le dommage économique l'exercice se fait selon une certaine rigueur, il faut reconnaître que la compensation des dommages moraux comporte, souvent, une évaluation approximative qui fait appel, jusqu'à un certain point, à une discrétion judiciaire.

[446]     Plus particulièrement, pour ce qui est de la compensation de préjudice résultant de propos diffamatoires, il comporte nécessairement des considérations subjectives[262] :

L'évaluation des dommages moraux, compensatoires par nature, comporte, il va sans dire, des considérations subjectives et l'on soulignait plus haut le pouvoir d'appréciation discrétionnaire du juge d'instance à cet égard. Cela est assurément vrai en matière de compensation du préjudice résultant de propos diffamatoires, où l'on doit considérer à la fois la gravité de l'atteinte objective, qui dépend en partie de celle de la faute, mais aussi les conséquences concrètes qui en découlent et dépendent de leur côté d'une variété de facteurs propres à la victime. Concédons en outre qu'il n'est pas facile de quantifier l'atteinte à la réputation, l'humiliation, l'isolement, la perte ou diminution de l'estime de soi, le regard négatif d'autrui, etc. Pour autant, l'indemnité octroyée à ce titre doit pouvoir se comparer aux indemnités déjà accordées par les tribunaux en matière de diffamation, tout en faisant les distinctions qui s'imposent, et elle doit surtout demeurer proportionnelle à la gravité de l'impact réel (souvent temporaire, d'ailleurs), des conséquences véritables de la diffamation sur la victime. Sans cela, ce n'est plus d'appréciation discrétionnaire qu'il serait question, mais d'arbitraire. C'est ce que soulignait le juge Dalphond dans l'arrêt Genex :

[69] La quantification du montant approprié pour la compensation du préjudice découlant de la diffamation ou de l'injure demeure une étape difficile, qui fait appel à des paramètres imprécis laissant une bonne marge de manœuvre au juge du procès. Comme le mentionnent souvent la doctrine et la jurisprudence, le préjudice moral n'est pas aisément monnayable. Contrairement à ma collègue la juge Duval Hesler, je suis d'avis que cela ne signifie pas que la jurisprudence en matière de quantum en semblable matière n'est aucunement pertinente; l'octroi de dommages moraux à différentes victimes pour une atteinte similaire dans ses effets à l'honneur, la dignité ou la réputation, causée par une même personne et son groupe, ne saurait devenir une sorte de loterie où une victime peut gagner beaucoup un jour et une autre, peu le lendemain[263].

[447]     Quant à la quantification des dommages moraux découlant de la diffamation, il est maintenant acquis que le plafond fixé par la trilogie Andrews[264] ne s’applique pas aux dommages-intérêts non pécuniaires qui ne découlent pas d’un préjudice corporel[265].

[448]     Relativement à l’évaluation des dommages non pécuniaires, la Cour suprême recommande l’approche suivante :

105  Les tribunaux québécois établissent généralement le montant des dommages-intérêts non pécuniaires en combinant les approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle : St-Ferdinand, par. 72-73, 75 et 77; Gauthier c. Beaumont, [1998] 2 R.C.S. 3, par. 101. L’approche conceptuelle mesure la perte [TRADUCTION] « en fonction de la gravité objective du préjudice » : Stations de la Vallée de Saint-Sauveur inc. c. M.A., 2010 QCCA 1509, [2010] R.J.Q. 1872, par. 83, le juge Kasirer. L’approche personnelle « s’attache plutôt à évaluer, d’un point de vue subjectif, la douleur et les inconvénients découlant des blessures subies par la victime » : St-Ferdinand, par. 75, citant A. Wéry, « L’évaluation judiciaire des dommages non pécuniaires résultant de blessures corporelles : du pragmatisme de l’arbitraire? », [1986] R.R.A. 355. Enfin, l’approche fonctionnelle vise à fixer une indemnité pour fournir à la victime une consolation : Andrews, p. 262. Ces approches « s’appliquent conjointement, favorisant ainsi l’évaluation personnalisée » des dommages-intérêts non pécuniaires : St-Ferdinand, par. 80.

[106] En plus d’appliquer ces approches, les tribunaux appelés à fixer le montant des dommages-intérêts non pécuniaires devraient comparer l’affaire dont ils sont saisis à d’autres affaires analogues où des dommages-intérêts non pécuniaires ont été octroyés : Stations de la Vallée, par. 83. Ils doivent tenter de traiter [TRADUCTION] « les cas semblables de semblable façon » (ibid.), en accordant des indemnités à peu près équivalentes aux victimes dont les préjudices sont semblables du point de vue des approches combinées dont il a été question précédemment. Cependant, il n’est pas utile de comparer des cas où les dommages-intérêts non pécuniaires sont plafonnés à des cas où ils ne le sont pas. Les arguments selon lesquels la victime d’une violation de son droit d’auteur ne devrait pas recevoir une indemnité plus élevée pour le préjudice non pécuniaire que la victime d’un accident devenue quadriplégique n’ont aucune valeur puisque le plafond fixé dans Andrews lie les tribunaux dans un cas, et non dans l’autre. [266]

[Soulignements du Tribunal]

[449]     Appliquant ces principes, les demandeurs et les défendeurs suggèrent une évaluation basée sur une comparaison avec des affaires analogues.

[450]      Se fondant sur une étude exhaustive de la jurisprudence[267], la PGC plaide que les montants réclamés par M. Manoukian sont exagérés. M.  Manoukian, pour sa part, affirme que le montant réclamé est raisonnable et comparable au montant de dommages-intérêts non pécuniaires octroyés dans d’autres affaires similaires[268].

[451]     Les affaires citées tant par les Manoukian que la PGC sont toutes des cas d’espèce tirés de la jurisprudence des dernières années dans des réclamations pour dommages moraux et atteinte à la réputation. Le Tribunal a pris connaissance des décisions soumises et note que les faits à la source des différentes décisions sont, dans la plupart des cas, bien différents de ceux des Manoukian.

[452]     Dans le cas de M. Manoukian, l’approche suggérée par la Cour suprême mène au constat suivant. Objectivement, depuis les accusations, M. Manoukian ne travaille pas et sa vie sociale est réduite à néant. Il s’isole, il se renferme sur lui-même et il dort très peu. Son hygiène, son état de santé et son apparence sont négligés et ses relations, tant intimes que familiales, en sont directement affectées. Il se consacre pratiquement jour et nuit à la préparation de sa réclamation et à la préparation d’un éventuel retour dans les médias, dans le but de rétablir sa réputation et celle de sa famille.

[453]     Subjectivement, M. Manoukian rapporte qu’il est constamment triste et pendant un bon moment, il n’osait plus sortir de chez lui pour participer à des activités ou rencontrer des amis parce qu’il a l’impression qu’on le pointe du doigt. Il se sent  généralement jugé par les gens de sa communauté et un sentiment de rancœur l’habite toujours.

[454]     Au cours des années qui ont suivi les événements, il a consulté un psychologue et dès lors, il « présentait plusieurs symptômes comme  l’insomnie, de l’hypervigilance, des flash backs, une faible concentration, une tendance à l’isolement, un manque d’intérêt, et une impression d’avenir tronqué, le tout associé à un sentiment d’humiliation et de trahison »[269].

[455]     Aujourd’hui, il demeure anxieux et méfiant. Il peine à dormir convenablement, et ce, malgré la pharmacothérapie suggérée pour régler son manque de sommeil, son anxiété et son syndrome dépressif. Il a d’ailleurs cessé la médication recommandée par son médecin de famille puisqu’elle n’avait pas l’effet escompté.

[456]     Selon les experts[270], M. Manoukian a développé une symptomatologie anxio-dépressive. Ses enfants et son épouse confirment d’ailleurs qu’il n’est plus l’homme heureux, jovial, généreux, social et travaillant qu’il était avant les accusations.

[457]     Il est définitivement obsédé par sa cause et il est incapable de profiter des bons moments avec sa famille et d’apprécier ses proches ou d’être fier de l’obtention de l’autonomie personnelle et financière de ses enfants. Il ne s’occupe plus de sa conjointe et il est devenu un père absent.

[458]     Il est maintenant profondément triste, troublé et déprimé. Il a développé une obsession maladive qui le pousse à parler de ces accusations à toutes les personnes qu’il rencontre. Il va même jusqu’à ériger des monuments avec la documentation générée dans son dossier[271].

[459]     Son expert, le Dr Kunicki, psychiatre, qualifie ces séquelles d’intensité sévère.

[460]     Certes, la réaction de M. Manoukian semble exagérée puisque la preuve démontre plutôt une tendance généralisée de la part des proches, voisins et amis à soutenir la famille Manoukian[272].

[461]     Toutefois, comme le souligne à juste titre le juge Dupras dans l’affaire Kanavaros c. Artinian[273], il n’y a pas de réponse scientifique ou judiciaire au fait que chaque personne atteinte de dommages à sa réputation réagisse avec plus ou moins de gravité.

[462]     Dans le cas présent, la GRC sait qu’il s’agit des premières accusations au Canada en matière de traite de personnes. Elle n’ignore pas que la conférence de presse aura une grande ampleur médiatique et un effet réel sur la perception du citoyen ordinaire.

[463]     Même s’il n’y a pas ici de témoignage concret sur l’impact négatif réel[274] de la part des tiers, il demeure que les propos de la GRC sont objectivement de nature  attentatoire à la réputation de façon très importante.  

[464]     Les propos de la GRC et la publicisation des accusations ont eu des effets concrets chez M. Manoukian, engendrant des souffrances qu’il convient d’indemniser.

[465]     Évaluer l’indemnité appropriée n’est pas chose aisée, mais eu égard au caractère persistant des troubles obsessifs de M. Manoukian et de l’atteinte à sa qualité de vie, et considérant les sommes octroyées par les tribunaux, le Tribunal est d’avis qu’une compensation de 150 000 $ pour l’ensemble des dommages moraux est raisonnable.

3.3      Les dommages moraux de Mme Saryboyajian

[466]     Mme Saryboyajian réclame 300 000 $ à titre de dommages moraux pour l’atteinte à l’honneur, la réputation et la dignité et pour les troubles, ennuis et inconvénients, de même que pour souffrance émotionnelle et perte de jouissance de la vie.

[467]     Le cas de Mme Saryboyajian est particulier puisqu’elle éprouvait une grande affection à l’égard de Mme Manaye. Au fil du temps, elle avait développé avec elle une relation étroite, comparable à une relation mère-fille. En fait, en 1998, lorsque Mme Manaye est arrivée au Liban, elle ne parlait que l’amharique. Mme Saryboyajian s’est occupée d’elle comme d’un enfant[275].

[468]     En 2004, lorsqu’ils sont venus au Canada, Mme Manaye était constamment avec Mme Saryboyajian. Ensemble, elles faisaient des courses, cuisinaient et visitaient des amis.

[469]     À la suite de la perquisition, Mme Saryboyajian ne reverra plus jamais Mme Manaye. Dès lors, elle est devenue anxieuse et déprimée. Elle dormait peu et s’est mise à faire des cauchemars.

[470]     En mai 2007, à la suite des accusations et du battage médiatique entourant la conférence de presse, sa vie sera bouleversée, au point tel qu’elle obtiendra à son travail un congé forcé pour une certaine période.

[471]     Même si elle est retournée rapidement au travail et que les accusations ont eu peu d’impact sur sa réputation[276], il en va autrement de sa relation de couple, laquelle s’est détériorée au cours des années, compte tenu de l’état de M. Manoukian. Tel que mentionné, leurs relations sociales et intimes sont devenues presque inexistantes.

[472]     Au soutien de sa réclamation, Mme Saryboyajian dépose l’expertise du Dr Kunicki, psychiatre, datée du 31 août 2011[277].

[473]     L’expert Kunicki se dit d’avis que Mme Saryboyajian a développé une symptomatologie anxieuse. C’est d’ailleurs ce qui l’amène à consulter un médecin de famille pour obtenir la pharmacologie appropriée pour sa condition de stress post-traumatique et pour ses troubles de sommeil.

[474]     Dans son impression diagnostique, l’expert écrit :

Axe I : Trouble panique sans agoraphobie d’intensité modérée. État de stress post-traumatique chronique avec symptômes résiduels de reviviscence et de sursauts exagérés.

Axe IV : Les stresseurs : l’état psychologique de son conjoint, les démarches civiles qui ne semblent pas se terminer et le stress financier de supporter une famille relativement nombreuse qu’avec un seul salaire

             [Soulignement du Tribunal]

[475]     Le Dr Kunicki évalue le pourcentage d’incapacité partielle permanente de Mme Saryboyajian comme étant de l’ordre de 5%.

[476]     Pour sa part, la PGC dépose l’expertise du Dr Marc Guérin, psychiatre, datée du 14 décembre 2011[278].

[477]     Le Dr Guérin ne peut confirmer le diagnostic de trouble de panique retenu par le Dr Kunicki, ni le diagnostic d’état de stress post-traumatique chronique. Toutefois, il précise qu’il est probable que Mme Saryboyajian ait présenté un état de stress post-traumatique pendant la période contemporaine aux événements, mais, selon lui, elle est actuellement en rémission. Dans son rapport, l’expert conclut :

Il persisterait chez elle certaines inquiétudes associées à de malaises sporadiques de faibles intensités qui s’expliquent tout à fait par le contexte. Il ne s’agit pas ici, selon moi, d’une pathologie psychiatrique.

Ceci étant dit, je ne doute pas de la souffrance morale que vit cette réclamante, tout comme c’est le cas pour son époux, mais l’évaluation de cette problématique relève de la compétence du tribunal et non pas de la médecine.

[478]      En somme, les deux experts, les quatre enfants et M. Manoukian reconnaissent tous que pour Mme Saryboyajian, les fausses accusations ont été et sont toujours source d’anxiété et d’angoisse.

[479]     Toutefois, l’impact le plus significatif n’est pas, pour sa part, lié à l’atteinte à sa réputation ou à son honneur, mais plutôt sur sa relation avec son mari. Mme Saryboyajian est quotidiennement témoin de sa détérioration physique et psychologique.

[480]     Depuis les accusations, les Manoukian n’ont plus de vie sociale, leur vie familiale est amoindrie et l’affection qu’ils éprouvaient l’un envers l’autre n’est plus la même. Mme Saryboyajian résume simplement ce qu’elle ressent : son mari n’a maintenant plus d’autre intérêt que celui de blanchir sa réputation. Parfois, dit-elle, elle a même de la difficulté à tolérer ses comportements obsessifs.

[481]     Puisqu’elle est dorénavant la seule source de revenus, elle se dit maintenant, contrairement au passé, inquiète pour l’avenir.

[482]     Eu égard au cas particulier de Mme Saryboyajian et à l’atteinte à sa qualité de vie et considérant l’approche suggérée par la Cour suprême dans l’arrêt Cinar et les montants octroyés par les tribunaux, le Tribunal est d’avis qu’une compensation de 50 000 $ pour l’ensemble des dommages moraux est raisonnable.

3.4      Les dommages moraux d’Arvine, Birge, Chahé et Céline Manoukian

[483]     Chacun des enfants Manoukian réclame 75 000 $ en raison des dommages moraux et atteinte à leur honneur, réputation, dignité et pour les troubles, ennuis, inconvénients, souffrances émotionnelles et perte de jouissance de la vie, résultant des fausses accusations portées contre leurs parents.

[484]     À l’audience, les quatre enfants décrivent les conséquences des accusations portées contre leurs parents de façon similaire. Ils ont tous été bouleversés et ils ont développé de l’anxiété de voir l’état physique et mental de leurs parents se dégrader.  Ils sont affectés par l’obsession maladive de leur père, qui passe sa vie à monter son dossier civil pour « blanchir » sa réputation et qui raconte l’histoire des fausses accusations à tous ceux qu’il rencontre. Depuis les accusations, leur vie sociale et familiale n’est plus la même.

[485]     La preuve administrée démontre, sans l’ombre d’un doute que les quatre enfants ont été perturbés, et ce, même s’ils n’ont pas été personnellement accusés. Ils étaient présents lors de la perquisition, leurs parents se sont fait arrêter et les accusations ont été publicisées à outrance à la suite de la conférence de presse de la GRC.

[486]     Quant à Arvine, plus particulièrement, elle était présente lors de l’arrivée des médias à la résidence familiale le 18 mai 2007, à la suite de la conférence de  presse, et c’est elle qui a accompagné ses parents pour la séance de bertillonnage et d’identité judiciaire à la GRC. À travers tout le processus, elle s’est sentie humiliée et isolée puisque ses amis et collègues de travail ont tous entendu parler des accusations portées contre ses parents.

[487]     Quant à Céline, elle était très près de Mme Manaye puisqu’elle était  la cadette de la famille, et Mme Manaye était souvent avec elle. Elles étaient comme des amies, voire des sœurs. Tout comme Arvine, elle s’est sentie humiliée et isolée puisque ses amis et ses professeurs ont entendu parler des accusations.

[488]     Le Tribunal réitère qu’il est difficile de déterminer avec précision un montant approprié pour compenser les enfants pour les dommages subis à la suite des accusations et de la conférence de presse.

[489]     Considérant les circonstances particulières de ce dossier et les balises établies par la jurisprudence[279], telles que mentionnées précédemment, le Tribunal, usant de sa discrétion, fixe l’indemnité à 20 000 $ pour chacun des enfants.

3.5      Les dommages exemplaires

[490]     L’article 1621 C.c.Q. prévoit qu’il n’y a de dommages punitifs que lorsque la loi y pourvoit :

1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[491]     M. Manoukian et Mme Saryboyajian réclament 200 000 $ chacun à titre de dommages exemplaires en raison de l’atteinte illicite et intentionnelle à leur droit à la dignité et à l’intégrité de leur personne reconnue par la Charte des droits et libertés de la personne (Charte)[280].

[492]     Or, il est acquis que pour pouvoir obtenir des dommages punitifs ou exemplaires sur la base de l’article 49, al. 2 de la Charte, le demandeur doit démontrer l’existence d’une intention illicite et intentionnelle de causer des dommages qui découlent d’une conduite fautive. Ce critère dépasse la simple négligence, déréglée et téméraire[281].

[493]     Dans l’affaire Montigny c. Brassard[282], la Cour suprême rappelle que la raison d’être des dommages exemplaires n’est pas d’offrir une réparation pour un préjudice, mais ils ont plutôt un objectif de punition à l’égard de l’auteur d’un acte illicite en raison du caractère intentionnel de sa conduite et visent à dissuader ce dernier, de même que les membres de la société, de répéter ce genre d’acte en faisant de sa condamnation un exemple.

[494]     Les Manoukian soutiennent que la GRC ne pouvait ignorer les conséquences immédiates et naturelles ou extrêmement probables que les accusations auraient sur eux[283]. Les défendeurs ont, disent-ils, persisté jusqu’au procès à prétendre contre « vents et marées » qu’ils étaient justifiés d’accuser M. Manoukian et Mme Saryboyajian des infractions qui leur ont été reprochées en 2006.

[495]     En somme, ils reprochent aux défendeurs d’avoir continué « à nier l’indéniable », soit qu’il n’y avait rien de criminel dans la relation entre les Manoukian et Mme Manaye.

[496]     Ainsi, selon les demandeurs, le maintien des fausses allégations jusqu’au procès en dépit d’une preuve contraire accablante est un facteur qui doit être retenu par le Tribunal pour condamner les défendeurs à des dommages punitifs.

[497]     Le Tribunal ne partage pas cet avis.

[498]     Contrairement à ce qu’affirment les Manoukian, les défendeurs n’ont pas, ici, posé un geste intentionnel ou fait preuve d’une mauvaise foi qui méritent d’être dénoncés et sanctionnés par des dommages-intérêts exemplaires.

[499]     En fait, rien n’indique que la GRC était motivée par le désir spécifique de nuire aux Manoukian et la preuve ne révèle pas une intention malicieuse arrêtée et calculée. Le Tribunal ne peut conclure, avec la preuve administrée, au caractère voulu, conscient et délibéré de l’acte posé.

[500]     Ainsi, il n’y a pas lieu d’accorder une indemnité pour des dommages exemplaires.

3.6      Le lien de causalité

[501]     La PGC plaide que même si la GRC a commis une faute au sujet du communiqué ou de la conférence de presse, il n’y a aucun lien de causalité avec les dommages allégués par les demandeurs ou, à tout le moins, il y a eu un bris du lien de causalité par un novus actus interveniens de la part des Manoukian ou des médias.

[502]     En somme, la PGC soutient que les Manoukian ont été eux-mêmes les artisans de leur propre malheur en s’exposant volontairement à de nombreuses reprises devant les médias.

[503]     La PGC affirme qu’il n’y a aucune commune mesure entre les propos tenus lors de la conférence de presse et l’exposition médiatique impressionnante qui est en preuve[284]. Selon elle, la PGC ne peut être tenue responsable du montage fait par les médias.

[504]     À tout événement, la PGC précise qu’une fois les accusations retirées, les médias ont publié l’information. L’atteinte à la réputation cesse donc, selon elle, à ce moment.

[505]     Tel que mentionné précédemment, c’est sans grande surprise qu’il y a eu une exposition médiatique très impressionnante à la suite de la conférence de presse. Comme le souligne la GRC dans son communiqué de presse, il s’agit des premières accusations portées au Canada en matière de traite de personnes.

[506]     À l’évidence, la GRC ne peut être tenue responsable de ce que les médias rapportent par la suite[285] ni même des dommages causés à la suite des démarches de publicisation entreprises par les demandeurs eux-mêmes. Toutefois, dans le cas présent, ce sont les accusations et la médiatisation par le biais du communiqué et de la conférence de presse de la GRC qui sont à l’origine des dommages subis par les demandeurs.

[507]      Si la médiatisation de ce dossier a pris une ampleur que la GRC n’avait pas anticipée, elle n’était pas sans savoir que la nature des accusations et des propos utilisés susciterait un intérêt important. Elle est donc responsable des dommages subis par les Manoukian.

[508]     À tout événement, tel que mentionné à la section relative aux dommages moraux, les dommages non pécuniaires ne sont pas ici liés aux propos tenus subséquemment par les médias ou à l’ampleur de la médiatisation, mais plutôt à l’effet de la publicisation des accusations sur M. Manoukian lui-même.

[509]     Bref, il existe ici un lien causal direct entre les accusations et la publication des accusations par la GRC et les dommages subis par les Manoukian.

4.            La conclusion

[510]     La PGC, le sergent Morin et les gendarmes Raymond et Turpin ont commis une faute et ils sont donc responsables des dommages subis par les Manoukian à la suite des accusations et la publicisation de ces accusations par la GRC.

[511]     Toutefois, bien que les demandeurs ont démontré que Me Briand et le DPCP ont commis une faute, ils n’ont pas établi qu’ils étaient motivés par « une intention malveillante ou dans un objectif principal autre que celui de l’application de la Loi »[286]. Ainsi, l’immunité relative absout le comportement fautif[287] et le recours contre eux doit, en conséquence, être rejeté.

Pour ces motifs, le Tribunal :

[512]     ACCUEILLE en partie la Requête introductive d’instance ré-amendée des demandeurs;

[513]     CONDAMNE la Procureure générale du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin à payer à Nichan Manoukian la somme de 296 100 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter de l’assignation;

[514]     CONDAMNE la Procureure générale du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin à payer à Manoudshag Saryboyajian la somme de 50 000 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter de l’assignation;

[515]     CONDAMNE la Procureure générale du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin à payer à Arvine Manoukian la somme de 20 000 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter de l’assignation;

[516]     CONDAMNE la Procureure générale du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin à payer à Birge Manoukian la somme de 20 000 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter de l’assignation;

[517]     CONDAMNE la Procureure générale du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin à payer à Chahé Manoukian la somme de 20 000 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter de l’assignation;

[518]     CONDAMNE la Procureure générale du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin à payer à Céline Manoukian la somme de 20 000 $, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue au Code civil du Québec à compter de l’assignation;

 

[519]     AVEC FRAIS DE JUSTICE, incluant les frais d’expertise.

 

 

 

__________________________________

FRANCE DULUDE, j.c.s.

 

Me Jacques Larochelle

Me Philippe-Antoine Larochelle

Avocats des demandeurs

 

Me Dominique Guimond

Me Michèle Lavergne

Avocats des défendeurs Procureur général du Canada, Jacques Morin, Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin

 

Me Christian Schiller

Avocat des défendeurs Directeur des poursuites criminelles et pénales et Me Isabelle Briand


 

Table des matières

 

L’APERÇU ..................................................................................................................................... 2

 

LE CONTEXTE.............................................................................................................................. 3

 

L’ANALYSE................................................................................................................................... 14

 

1.    La responsabilité de la Procureure générale du Canada,
du sergent Jacques Morin et des Gendarmes Marie Suzie Raymond
et Magdala Turpin
.............................................................................................................. 14

 

1.1      .......................................................................................................................... Le droit... 14

 

1.1.1    La responsabilité de la Procureure générale du Canada............................... 14

 

1.1.2    La responsabilité du sergent Jacques Morin et des
            gendarmes Marie Suzie Raymond et Magdala Turpin................................... 14

 

1.1.3    Les infractions visées par le présent litige..................................................... 16

 

1.2      L’enquête précédant la perquisition..................................................................... 18

 

1.3      La perquisition du 25 janvier 2006.......................................................................... 20

 

1.4      L’enquête suivant la perquisition........................................................................... 23

 

1.4.1     L’entrevue avec Mme Manaye du 14 février 2006.......................................... 23

 

1.4.2     L’entrevue du 13 mars avec M. Manoukian et Mme Saryboyajian................. 24

 

1.5      Les motifs raisonnables et probables de croire.................................................. 29

 

1.5.1     Les infractions à la LIPR (Art. 118, 124 et 127).............................................. 29

 

1.5.2     Les infractions au Code criminel.................................................................... 31

 

1.5.2.1        La traite de personnes (Art. 279.01 C. Cr.).................................... 32

 

1.5.2.2        Bénéficier d’un avantage matériel (Art. 279.02 C. Cr.).................. 38

 

1.5.2.3        Rétention ou destruction de documents (Art. 279.03 C. Cr.)........ 39

 

1.5.3     La décision de ne pas poursuivre l’enquête................................................... 39

 

1.5.4     Le compte rendu de l’enquête remis au DPCP............................................. 44

 

1.5.5     Le lien de causalité......................................................................................... 46

 

1.6      La conférence de presse et le communiqué.......................................................... 47

 

1.7      Conclusion sur la responsabilité de la Procureure générale du Canada,
du sergent Jacques Morin et des gendarmes Marie Suzie Raymond et Magdalena Turpin   52

 

 

2.    La responsabilité du Directeur des poursuites criminelles et pénales et de
Me Isabelle Briand
............................................................................................................. 53

 

2.1      Le droit...................................................................................................................... 53

 

2.2      Les  motifs raisonnables et probables................................................................... 54

 

2.2.1     Le dossier d’enquête et ses annexes............................................................. 54

 

2.2.2     L’enquête complémentaire............................................................................. 60

 

2.3      L’intention malicieuse............................................................................................... 65

 

 

3.    Les dommages...................................................................................................................... 66

 

3.1     Les dommages pécuniaires de M. Manoukian........................................................... 66

 

          3.1.1    La perte de capacité de gains........................................................................ 66

 

          3.1.2    Les autres pertes pécuniaires de M. Manoukian............................................ 74

 

3.2     Les dommages moraux de M. Manoukian................................................................... 76

 

3.3     Les dommages moraux de Mme Saryboyajian........................................................... 82

 

3.4     Les dommages moraux d’Arvine, Birge, Chahé et Céline Manoukian.................... 84

 

3.5     Les dommages exemplaires....................................................................................... 85

 

3.6     Le lien de causalité.................................................................................................. 86

 

 

4.    La conclusion..................................................................................................................... 87

 

 



[1]     L’utilisation du nom de famille dans le cadre du présent jugement vise à alléger le texte et l’on voudra bien n’y voir aucune discourtoisie à l’endroit des personnes visées.

[2]     L'utilisation du prénom dans le cadre du présent jugement vise à alléger le texte et l'on voudra bien n'y voir aucune discourtoisie à l'endroit des personnes visées.

[3]     Tel que les Manoukian le qualifient.

[4]     Chahé a alors environ 17 ans, Birge, 15 ans, Arvine, 12 ans et Céline, 6 ans.

[5]     Elle ne parle pas non plus l’anglais ou le français. Elle parle l’amharique.

[6]     Renouvelé en 2002, 2003 et 2004. Tous les contrats sont déposés en liasse sous la cote DPGC-5.

[7]     Pièce DPGC-7

[8]     Pièce DPGC-8.

[9]     Pièce DPGC-9.

[10]    Pièce DPGC-7.

[11]    Pièce DPGC-10.

[12]    Pièce DPGC-11.

[13]    Pièce DPGC-13, soit 150 $ US par mois.

[14]    Pièce DPGC-14.

[15]    Pièce DPGC-15.

[16]    Pièce DPGC-15, p. 1.

[17]    Pièce DPGC-15, p. 3.

[18]    Pièce P-30.1.

[19]    Pièce DPGC-16 - Ce document est signé par Mme Manaye.

[20]    Pièce DPGC-16.

[21]    Pour s’occuper des enfants, du ménage, des courses et de la préparation des repas, selon un horaire de 8 h à 17 h, cinq jours par semaine, le tout pour un salaire de 298 $ par semaine.

[22]    Pièce DPGC-17.

[23]    Pièce DPGC-18.

[24]    Soit environ 4 500 $ plus débours pour l’exécution du mandat.

[25]    Pièce DPGC-19.

[26]    Selon le témoignage des Manoukian.

[27]    Pièce DPGC-21.

[28]    Pièce DPGC-22.

[29]    Pièce DPGC-22.

[30]    Auquel sont annexés de faux diplômes obtenus en Éthiopie pour établir le niveau de scolarité nécessaire à la demande de permis de travail. Pièce DPGC-23.

[31]    Afin de se conformer à cette déclaration, M. Manoukian a remis, le 26 octobre 2005, 2 000 $ de chèques de voyage à Mme Manaye. Pièce DPGC-23.

[32]    Pièce DPGC-22, p. 15.

[33]    Pièces DPGC-20 et 24.

[34]    Pièce DPGC-27.

[35]    Pièce DPGC-26.

[36]    Pièce DPGC-25. Mme Manaye ayant été convoquée pour une entrevue en Éthiopie.

[37]    Pièce DPGC-49.

[38]    Pièce DPGC-28.

[39]    Pièce DPGC-29.

[40]    Pièce DPGC-30.

[41]    Pièces DPGC-31 et 32.

[42]    Pièce DPGC-4.

[43]    Pièce DPGC-29, p. 25.

[44]    Pièce DPGC-6.

[45]    Pièce DPGC-33.

[46]    Infractions prévues aux articles 279.01 à 279.03 C.cr.

[47]    Pièce DPGC-49, p. 17.

[48]    Pièce P-1.

[49]    S.R., ch. I-1, art. 1.

[50]    Le 29 mai 2007, Me Briand exprime son désaccord avec le point de presse. Pièce DPGC-49, p. 19.

[51]    Pièce DPGC-49, p. 18.

[52]    Pièce P-2.

[53]    Pièce P-6 et P-7.

[54]    Pièce DPGC-3.

[55]    Pièce DPGC-48.

[56]    Pièce P-20.

[57]    Pièce DPGC-49, p. 38

[58]    Pièce P-8.

[59]    Pièce P-10.

[60]    Pièces DPGC-47 et DPGC-49, p. 40.

[61]    Pièces P-21 et DPGC-49, p. 28.

[62]    Pièce P-12.

[63]    L.R.C. (1985) ch. C-50, art. 3a)(i) et 10.

[64]    L.R.C. (1985) ch. R-10.

[65]    2000, c. 12, s. 48; 2013, c. 6, s. 1.

[66]    Lacombe c. André, [2003] R.J.Q. 720, par. 40; Richer c. Emery, [2003] R.R.A. 1201; Jauvin c. Québec (Procureur général), [2004] R.R.A. 37, par. 42;

[67]    Lacombe c. André, préc., note 66; Art. 1457 C.c.Q.

[68]    Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, [2007] 3 RCS 129, par. 73; M.P. c. Québec (Procureur général), 2013 QCCCA 1137; Lacombe c. André, préc. note 66, par. 40; Jauvin c. Québec (Procureur général), préc., note 66.

[69]    Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, préc., note 68, par. 49-50, 67-73.

[70]    Lacombe c. André, préc., note 66, par. 42.

[71]    Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, préc., note 68, par. 73.

[72]    Lacombe c. André, préc., note 66, par. 40.; Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, préc., note 68, par. 51-54; Richer c. Emery, préc., note 66.

[73]    Jauvin c. Québec (Procureur général), préc., note 66, par. 47.

[74]    M.P. c. Québec (Procureur général), préc. note 68, par. 28-30; Taylor c. Tassé, 2016 QCCS 1129, par. 37.

[75]    Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, préc., note 68, par. 49 et suiv.; Lafleur c. Fortin, 2015 QCCS 4461, par. 143; Côté c. Longueuil (Ville de), 2009 QCCS, par. 58.

[76]    Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, préc., note 68, par. 69; Jauvin c. Procureur général du Québec, préc., note 66, par. 77; Dubé c. Gélinas, 2013 QCCS 168, par. 68.

[77]    L. C. 2001, c-27.

[78]    Système de soutien des opérations des bureaux locaux.

[79]    Pièce DPGC-26.

[80]    Agence des services frontaliers du Canada.

[81]    Obtenu à Beyrouth au Liban, le 18 juin 2004.

[82]    Du 28 février 2005 au 21 avril 2005.

[83]    Pièce P-31.2.

[84]    L.C. 2001, ch. 27.

[85]    124(1)c) de la LIPR.

[86]    127b) de la LIPR.

[87]    118(1) de la LIPR.

[88]    Pièce DPGC-30.

[89]    Pièce DPGC-31.

[90]    Pièce DPGC-32.

[91]    Tel qu’elle l’indique à procès.

[92]    Pièce DPGC-4, p. 34.

[93]    Pièce DPGC-4, p. 42.

[94]    Pièce DPGC-4, p. 36.

[95]    Pièce DPGC-4, p. 56.

[96]    Pièce DPGC-49, p. 8.

[97]    Pièce DPGC-6.

[98]    Surnom utilisé pour Mme Boyino.

[99]    Pièce DPGC-33.

[100]   Termes utilisés par la gendarme Raymond - Pièce DPGC-2, p. 181.

[101]   Pièce DPGC-49, p. 16.

[102]   Pièce P-16.

[103]   Pièces DPGC-1, DPGC-2.

[104]   Pièce DPGC-51, p. 12.

[105]   Pièce DPGC-49.

[106]   Pièce DPGC-2.

[107]   Pièces DPGC-6, p. 6-7; DPGC-33, p. 10-11.

[108]   Pièce DPGC-2, p. 6, 11.

[109]   Pièce DPGC-2, p. 15.

[110]   Soit plus particulièrement pour les fins de la perquisition. Pièce DPGC-2, p. 7, 12.

[111]   Pièce DPGC-66.

[112]   Compte tenu de ce qui est mentionné précédemment, le Tribunal ne traitera pas des motifs raisonnables et probables pour des infractions à la LIPR puisqu’aucune accusation n’a été portée en vertu de celle-ci. 

[113]   Pièce DPGC-33, p. 67.

[114]   Pièce DPGC-2, p. 204.

[115]   Pièce P-8, soit Mme Silva Tchaparian.

[116]   Pièce DPGC-27, p. 2-4; Plan d’argumentation en défense, p. 44-45.

[117]   Pièce P-8.

[118]   R. c. A.A., 2015 ONCA 558, par. 70 à 76; Urizar c. R., 2013 QCCA 46, par. 62, 75-76, 84, 86; R. c. Burton, 2016 ONCJ 278, p. 5.

[119]   Pièce DPGC-50.

[120]   Le Tribunal précise qu’aucun des experts, ainsi que plusieurs témoins, n’ont pas témoigné à procès puisque leur expertise et leur déclaration ont été produites de consentement pour valoir témoignage. Le Tribunal ajoute qu’il a dû, dans le cadre de ce dossier, composer avec une somme invraisemblable de pièces, d’expertises, de transcriptions volumineuses, de résumés et de plans contenant de multiples détails, dont plusieurs n’ont fait qu’alourdir un dossier, somme toute, relativement simple.

[121]   Rapport de 41 pages.

[122]   Pièce DPGC-50, p. 15.

[123]   Pièce DPGC-50, p. 17.

[124]   Pièces P-37, p. 49; DPGC-6, p. 83, 128-136, 146; DPGC-33, p. 131-141.

[125]   Chef d’équipe au sein de la section immigration et passeport à la GRC qui a nommé les gendarmes Raymond et Turpin pour s’occuper exclusivement de tous les dossiers reliés à la traite de personnes.

[126]   À cet égard, le Tribunal note qu’en janvier 2006, lorsqu’elle quitte les Manoukian, Mme Manaye avait amassé 2 000 $, entre autres, en chèques de voyage ainsi que deux valises et deux sacs remplis de biens personnels; voir paragraphe 133 du présent jugement.

[127]   Au sens de l’art. 279.04 C. cr.

[128]   Ce qui, de toute évidence, devait réduire l’ampleur des tâches de Mme Manaye puisqu’ils ne vivaient plus comme au Liban dans une grande demeure et un grand chalet.

[129]   Soit lorsque les gendarmes ont soumis leur dossier d’enquête au procureur fédéral pour étude.

[130]   R. c. A.A., préc., note 118, par. 70 à 76; Urizar c. R., préc., note 118, par. 62, 75-76, 84, 86; R. c. Burton, préc., note 118, p. 4 et suivantes.

[131]   Afin d’éviter la redite, le Tribunal réfère aux conditions de travail telles que détaillées à la section 1.4  du présent jugement.

[132]   Déclaration de Mme Manaye de janvier 2006.

[133]   À cet égard, les gendarmes expliquent que les proches n’étaient pas réellement au courant de ce qui se passait chez les Manoukian puisque, lorsqu’ils rencontraient Mme Manaye, ils ne pouvaient converser avec elle et ils devaient faire confiance aux Manoukian pour traduire ses propos.

[134]   Côté c. Longueuil (Ville de), préc., note 75, par. 63; Leblanc c. Laval (Ville de), 2016 QCCQ 872, par. 143.

[135]   Et dont il sera question dans la section relative à la responsabilité du DPCP du présent jugement.

[136]   Lafleur c. Fortin, préc., note 75, par. 580-581; M.P. c. Québec (Procureur général), préc., note 68, par. 29; J.T. c. Bourassa, 2016 QCCS 4228, par. 177.

[137]   Hill c. Commission des services policiers de la municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, préc., note 68, par. 50.

[138]   Pièce DPGC-5.

[139]   Pièces DPGC-13 et DPGC-14.

[140]   Pièce DPGC-4, p. 15.

[141]   Pièce DPGC-4, p. 34.

[142]   Pièce DPGC-33, p. 64.

[143]   Pièce DPGC-6, p. 13, 61.

[144]   Pièce DPGC-6, p. 85; DPGC-33, p. 92.

[145]   Elle échangeait d’ailleurs avec la dame du dépanneur en arménien.

[146]   Soit trois semaines après les échanges avec l’interprète Nafi.

[147]   Ou pour parler des photographies sur lesquelles elle a l’air heureuse ou la questionner au sujet de l’argent et des biens qui lui ont été remis par M. Manoukian en avril.

[148]   À cet égard, le Tribunal souligne que Mme Manaye n’a pas témoigné à procès et les commentaires relatifs à sa crédibilité reposent essentiellement sur l’invraisemblance de sa version du 14 février 2006 et l’appréciation du Tribunal des différentes versions de Mme Manaye déposées à l’audience.

[149]   Pièces DPGC-1, DPGC-2.

[150]   Pièce DPGC-2.

[151]   Pièce DPGC-1.

[152]   Pièce DPGC-6.

[153]   Pièce DPGC-33.

[154]   Pièce DPGC-4.

[155]   Pièce P-16.

[156]   Pièces DPGC-1 et DPGC-2.

[157]   Voir section 1.5.3 du présent jugement.

[158]   Voir section 1.5.4 du présent jugement.

[159]   J.T. c. Bourassa, préc., note 136, par. 216-218.

[160]   Lacombe c. André, préc., note 66, par. 54.

[161]   À cet égard, le Tribunal réfère à l’analyse du juge Baudouin au sujet de la rupture du lien de causalité dans l’affaire Lacombe c. André, préc. note 66, par. 56-69.

[162]   Lacombe c. André, préc., note 66, par. 64-68.

[163]   Pièce P-2.

[164]   Manuel des opérations de la GRC dit « 27.2 Communiqués ». Pièce P-18.1.

[165]   Manuel des opérations de la GRC dit « 27.4 Communiqués et conférences de presse ». Pièce P-18.2.

[166]   Guellal c. Mailloux, [2004] R.J.Q. 1521.

[167]   Pièce P-2.

[168]   Delisle c. Cogeco Radio-Télévision Inc., 2003 CanLII 8727, par. 92.

[169]   Article 13 de la Loi sur le Directeur des poursuites criminelles et pénales.

[170]   Miazga c. Kvello (Succession), [2009] 3 R.C.S. 339, par. 51

[171]   Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9, par. 31.

[172]   Lacombe c. André, préc., note 66, par. 28.

[173]   Idem, par. 25.

[174]   Idem.

[175]   Nelles c. Ontario, [1989] 2 R.C.S. 170.

[176]   Nelles c. Ontario, préc., note 175, par. 192-193.

[177]   Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171, p. 30-31; Miazga c. Kvello (Succession), préc., note 170.

[178]   Nelles c. Ontario, préc., note 175, par. 193-194, 196-197; Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171, p. 30-31; Miazga c. Kvello (Succession), préc., note 170.

[179]   Nelles c. Ontario, préc., note 175; Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171; Lacombe c. André, préc., note 66, par. 34

[180]   Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171, p. 30-31.

[181]   Idem, p. 30-31; Lacombe c. André, préc.. note 66, par. 32.

[182]   Pièce PGQ-3.

[183]   Urizar c. R., préc., note 118.

[184]   Pièces DPGC-1, DPGC-2.

[185]   Le Tribunal réfère ici à la section précédente quant aux informations transmises par la GRC à Me Briand dans le rapport d’enquête.

[186]   Tels qu’ils sont plus amplement détaillés dans son plan d’argumentation déposé à l’audience.

[187]   À cet égard, Me Briand ajoute que sourire faisait sûrement partie de la description de tâches de Mme Manaye puisque Mme Saryboyajian dit dans sa déclaration qu’elle aimait bien Mme Manaye car, contrairement à l’aide domestique précédente, elle souriait toujours.

[188]   Pièce PGQ-3, article 3.

[189]   Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171.

[190]   Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171, p. 31.

[191]   Tel que mentionné précédemment, le dossier d’enquête remis par la GRC à Me Briand était incomplet.

[192]   Pièces DPGC-4, DPGC-6 et DPGC-33

[193]   Que maintenant on sait imparfait. Pièce DPGC-2.

[194]   Soit qu’au Liban, les Manoukian détenaient son passeport alors qu’ici, c’est l’avocat qui le garde.

[195]   Pièce P-8.

[196]   Mme Manaye pouvait donc lui parler librement lorsqu’elle se rendait seule à la tabagie. Pièce DPGC-38 - Déclaration de Mme Annie Keverian du 19 juin 2007.

[197]   Et ce, même si elle n’avait pas nécessairement d’autre endroit où aller.

[198]   Pièce DPGC-40 - Déclaration de M. Sylvain Migneron du 12 juillet 2007.

[199]   Pièce DPGC-41 - Déclaration de M. Dikran Amouchian du 12 juillet 2007.

[200]   Pièce DPGC-39 - Déclaration de Mme Annie Arouchian du 17 juillet 2007.

[201]   Pièce DPGC-37. Déclaration de M. Charles Awawini du 23 juillet 2007.

[202]   Pièce DPGC-36. Déclaration de M. Robert Trudel et Mme Manon Riel du 23 juillet 2007.

[203]   Pièce DPGC-35. Déclaration de M. Elham Gouriye du 2 août 2007.

[204]   Qui démontrent qu’elle participe aux sorties avec la famille et qu’elle a l’air heureuse.

[205]   Pièce DPGC-47, p. 1, 2, 6.

[206]   Pièce P-42, par. 1.

[207]   Pièce P-42, p. 3

[208]   Pièce P-42, p. 3.

[209]   Directive ACC-3, art. 6 et 7, P.G.Q. - 3.

[210]   La mens rea.

[211]   Nelles c. Ontario, préc., note 175, p. 197; Proulx c. Québec (Procureur général), préc., note 171, par. 35, 41.

[212]   Nelles c. Ontario, préc., note 175, p. 192-193.

[213]   Nelles c. Ontario, préc., note 175; Miazga c. Kvello (Succession), préc., note 170, par. 79-80.

[214]   Lacombe c. André, préc., note 66, par. 33.

[215]   Pièce P-27.3

[216]   Pièce P-27.6.

[217]   Pièces P-28.1, P-28.2, P-28.3 et P-28.4.

[218]   M. Manoukian est âgé de 60 ans au moment des événements.

[219]   Soit celle relative à ses contacts, son expérience, les offres reçues pour des projets en Arabie-Saoudite et au Liban immédiatement après le dépôt des accusations et les contrats lucratifs obtenus dans le passé.

[220]   Pièce P-34 - rapport déposé de consentement pour valoir témoignage.

[221]   Pièce P-34, p. 20.

[222]   Qui n’a pas non plus témoigné à l’audience.

[223]   Pièce DPGC-67 - rapport déposé de consentement pour valoir témoignage.

[224]   Pièce DPGC-27, p. 10.

[225]   Pièce P-36.

[226]   Maison Simons inc. c. Lizotte, 2010 QCCA 2126, [2010] R.R.A. 1042, par. 30-31.

[227]   Élomari c. L’Agence spatiale canadienne, [2005] J.Q. 9331, par. 188-198.

[228]   Pièce P-29.

[229]   En 1999, des honoraires de 35 000 $; en 2001, des honoraires de 150 000 $; en 2002, des honoraires de 128 000 $; en 2003, des honoraires de 150 000 $.

[230]   M. Manoukian témoigne de façon générale avoir obtenu un contrat de 12 000 000 $ entre 1978 et 1986, qui lui a rapporté approximativement 3 000 000 $ de profits ainsi qu’un autre contrat de 5 000 000 $ entre 1994 et 2004, en Arabie-Saoudite, qui lui aurait rapporté environ 1.5 millions de profits, sans plus de précision.

[231]   Pièce DPGC-7.

[232]   Pièce P-29.

[233]   À la suite de l’offre qu’il a reçue peu de temps après les accusations en mai 2007.

[234]   Tel qu’expliqué à l’expert, son intention était « d’échapper à un système judiciaire biaisé, voir même dangereux, en fonction des allégeances religieuses et/ou politiques ».

[235]   À la suite d’un vol survenu à l’atelier de bijoux de son fils aîné.

[236]   Pièce DPGC-55.

[237]   Pièce P-27.7.

[238]   Baudouin, Deslauriers et MOORE, La Responsabilité Civile, Volume 1 : Principes généraux,  Cowansville, Éditions Yvon Blais, p. 509.

[239]   Banque de Montréal c. Daniel Adam Syndic, 2007 QCCA 1488, par. 88.

[240]   GARDNER Daniel, Le préjudice corporel, éd. 4, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2014, p. 565-566.

[241]   GARDNER Daniel, Le préjudice corporel, éd. 4, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais, 2014, p. 114-115.

[242]   Pièce P-30.2. Le prix demandé était de 489 000 $ « peu négociable » alors que l’évaluation municipale (DPGC-58) était de 350 100 $.

[243]   Pièce DPGC-56.

[244]   Pièce DPGC-57.

[245]   Pièce P-26.1.

[246]   Ainsi, les principes de l’arrêt Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée, [2002] R.J.Q. 1262, en ce qui concerne le droit de réclamer des honoraires judiciaires à titre de dommages-intérêts ne s’appliquent pas à la réclamation pour les honoraires payés pour se défendre dans le dossier criminel antérieur.

[247]   Pièce P-26.7, p. 22-24.

[248]   Pièce P-26.7, p. 26-27.

[249]   Pièces P-26.3, P-26.4, P-23.

[250]   Pièce P-26.5.

[251]   La preuve ne démontre pas qu’il a été demandé ou utilisé dans le cadre des accusations criminelles.

[252]   Pièce P-26.2.

[253]   Soit le remboursement des frais d’avocat dans la cause criminelle et le remboursement du premier billet d’avion.

[254]   En se basant sur les affaires Rosenberg c. Lacerte, 2013 QCCS 6286 et FTQ-Construction c. Lepage, 2016 QCCA 1375.

[255]   Fabien c. Dimanche-Matin ltée, [1979] C.S. 876.

[256]   Ces critères ont été repris à maintes reprises dont, entre autres, dans les affaires Rosenberg c. Lacerte, préc., note 254, par. 209; Lapierre c. Sormany, 2012 QCCS 4190.

[257]   Guellal c. Mailloux, préc., note 166, par. 59.

[258]   Pièce DPGC-53, p. 122.

[259]   Pièce DPGC-53, p. 327 à 330.

[260]   Calego International Inc. c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013 QCCA 924, par. 59.

[261]   Larose c. Fleury, 2006 QCCA 1050, par. 69.

[262]   FTQ-Construction c. Lepage, préc., note 254, par. 104.

[263]   Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, par. 69.

[264]   Andrews c. Grand & Toy Alberta, Ltd [1978] 2 R.C.S. 229; Thornton c. Prince George School District No. 57, [1978] 2 RCS 267; Arnold c. Teno, [1978] 2 RCS 287.

[265]   Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, par. 97.

[266]   Cinar Corporation c. Robinson, préc., note 265, par. 105-106.

[267]   Lafleur c. Fortin, préc., note 75, par. 714 (50 000 $); J.T. c. Bourassa, préc., note 136, par. 444-445 (50 000 $); FTQ-Construction c. Lepage, préc., note 254, par. 106-118, 138 (40 000 $) et références dans cette décision à plusieurs exemples repris, soit les affaires Fillion c. Chiasson, 2007 QCCA 570 (100 000 $); Roy c. Desrosiers, [2000) J.Q. no 7131 (100 000 $); Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130 (100 000 $); Samuelli c. Jouhannet, [1994] R.J.Q. 152 (C.S.) (125 000 $); Croix Brisée du Québec c. Réseau de télévision TVA[2004] R.J.Q. 970 (C.S.) (150 000 $); M.P. c. Québec (Procureur général)préc., note 68 (50 000 $); Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, préc., note 263 (80 000 $); Bérubé c. Simard, 2012 QCCA 2203; Landry c. Audet, 2011 QCCA 535 (160 000 $); D'Ambroise c. Kodrun, 2013 QCCS 150 (10 000 $); Lapierre c. Sormany, préc., note 256 (22 000 $); Michaud c. Gauthier, 2006 QCCS 1792 (20 000 $); Guellal c. Mailloux, préc., note 166 (5 000 $); Beaudoin c. La Presse ltée, 1997 CanLII 8365 (QC CS) (5 000 $);  André c. Lacombe, préc., note 66, (150 000 $); Duval c. Fredette, CSQ (St-François) 31 août 2006 (10 000 $).

[268]   Élomari c. Agence spatiale canadienne, préc., note 227 (100 000 $); Croix brisée du Québec c. Réseau de télévision TVA, préc., note 267 (150 000 $); André c. Communauté urbaine de Montréal, 1999 CanLII 11730 (QCCS) (150 000 $ pour perte de réputation et 100 000 $ pour dommages moraux autres); Maison Simons inc. c.  Lizotte, préc., note 226 (50 000 $); Fortier c. Québec (Procureure générale), 2015 QCCA 1426 (50 000 $); Cinar Corporation c. Robinson, préc., note 265 (400 000 $); Landry c. Audet, préc., note 267 (160 000 $); Kanavaros c.  Artinian, 2014 QCCS 4829 (100 000 $).

[269]   Rapport du Dr Marc Guérin, p. 4.

[270]   Des demandeurs et des défendeurs.

[271]   Pièce P-36.

[272]   Pièces P-8, P-28.1, P-28.2 et P-28.3.

[273]  Kanavaros c. Artinian, préc. note 268.

[274]   Rosenberg c. Lacerte, préc., note 254, par. 427-432.

[275]   En outre, elle lui a montré comment s’occuper de son hygiène personnelle.

[276]   Puisque ses collègues de travail et ses amis l’ont toujours appuyée.

[277]   Pièce P-35. Tel que mentionné précédemment, Dr Kunicki n’a pas témoigné, son expertise a été produite de consentement pour valoir témoignage.

[278]   Pièce DPGC-68.

[279]   Liberté TM inc. et al c. Raynald Fortin, 2009 QCCA 477.

[280]   RLRQ, c. C-12, art. 4 et 49.

[281]   Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’Hôpital St-Ferdinand, 1996 3 R.C.S. 2011.

[282]   Montigny c. Brassard, [2010] 3 S.C.R, par. 49.

[283]   La Fédération des médecins spécialistes du Québec c. Le Conseil pour la protection des malades et al, 2014 QCCA 459, par. 134-135.

[284]   Pièces P-3, P-3A), P-4, P-9, P-11 et P-13.

[285]   Rosenberg c. Lacerte, préc., note 254, par. 218; E.G. c. Carrier, 2010 QCCS 2191, par. 188.

[286]   Nelles c. Ontario, préc., note 175.

[287]   Lacombe c. André, préc., note 66, par. 39.

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