Décision

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Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides c. Commission des normes, de l'équité, de la santé et de la sécurité du travail

2022 QCCA 1500

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

 :

500-09-029496-213

(700-17-015332-181)

 

DATE :

 2 novembre 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JULIE DUTIL, J.C.A.

SIMON RUEL, J.C.A.

GUY COURNOYER, J.C.A.

 

 

CENTRE INTÉGRÉ DE SANTÉ ET DE SERVICES SOCIAUX DES LAURENTIDES

APPELANT – défendeur

c.

 

COMMISSION DES NORMES, DE L’ÉQUITÉ, DE LA SANTÉ ET DE LA SÉCURITÉ DU TRAVAIL

INTIMÉE – demanderesse

et

RÉSIDENCE YELLEN INC.

RÉSIDENCE L’ÉVEIL INC.

MISES EN CAUSE – défenderesses

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                L’appelant se pourvoit contre un jugement rendu le 8 mars 2021 par la Cour supérieure, district de Terrebonne (l’honorable Marc St-Pierre)[1], lequel le condamne solidairement avec la mise en cause Résidence l’Éveil inc. à payer à l’intimée 71 990,89 $ à titre d’indemnité de licenciement collectif en plus de l’indemnité de 20 % sur ce montant suivant l’article 114 de la Loi sur les normes du travail[2] L.n.t. »).

[2]                Pour les motifs de la juge Dutil, auxquels souscrivent les juges Ruel et Cournoyer, la Cour :

[3]                REJETTE l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 

 

 

 

 

SIMON RUEL, J.C.A.

 

 

 

 

 

GUY COURNOYER, J.C.A.

 

Me Patrick A. Molinari

Me Maude Lafortune Bélair

lavery, de billy

Pour l’appelant

 

Me Manon Lafrance

Me Jessica Laforest

pineault avocats cnesst

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

28 septembre 2022


 

MOTIFS DE LA JUGE DUTIL

 

 

[4]                Le pourvoi soulève une question d’interprétation de l’article 95 L.n.t. Plus particulièrement, il s’agit de déterminer si les ententes intervenues entre l’appelant, le Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (« CISSSL »), et les mises en cause, Résidence Yellen inc. (« Yellen ») et Résidence l’Éveil inc. (« l’Éveil »), des ressources intermédiaires au sens de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[3] LSSSS »), permettent de qualifier ces dernières de sous-entrepreneurs ou sous-traitants au sens de cet article. Cette interprétation ferait en sorte que le CISSSL serait solidairement responsable du paiement des indemnités de licenciement collectif.

* * *

[5]                Les faits ne sont pas contestés. Yellen et l’Éveil ont administré successivement un centre d’hébergement pour personnes handicapées, soit respectivement de mars 2016 au 30 juin 2017 et du 1er au 14 juillet 2017. À cette fin, les deux entreprises ont signé des ententes avec le CISSSL afin de se voir reconnaître le statut de ressource intermédiaire au sens de la LSSSS.

[6]                Entre mars 2016 et le 30 juin 2017, Yellen embauche tous les salariés visés par la réclamation de la CNESST, en plus de les rémunérer et d’en assurer la direction. Le 30 juin 2017, à la suite de problèmes de gestion, Yellen et le CISSSL mettent fin de consentement à l’entente de service les liant. Une nouvelle entente est alors conclue avec l’Éveil qui s’engage à dispenser les services auprès des usagers, et ce, dans les mêmes installations.

[7]                Les salariés visés par la réclamation continuent tous à travailler pour le centre d’hébergement désormais opéré par l’Éveil, sans qu’il y ait rupture du lien d’emploi et aux mêmes conditions de travail.

[8]                Le 14 juillet 2017, l’entente intervenue entre l’Éveil et le CISSSL est résiliée et la résidence ferme définitivement ses portes. Le même jour, les 14 salariés sont licenciés sans recevoir de préavis, individuel ou collectif. Le ou vers le 14 décembre 2017, la présidente de l’Éveil, Maude Carrier, transmet un avis de licenciement collectif au ministre de l’Emploi et la Solidarité sociale.

[9]                À la suite de la transmission d’une mise en demeure au CISSSL ainsi qu’à la mise en cause l’Éveil, la CNESST dépose une demande introductive d’instance le 11 juillet 2018 pour le compte des salariés, comme l’y autorise le paragraphe 39 (8) de la L.n.t. Elle réclame solidairement de Yellen, l’Éveil et le CISSSL la somme de 86 389,07 $. Le montant de la réclamation n’est pas contesté.

[10]           Les mises en cause ne produisent aucune défense en Cour supérieure.

[11]           Le 8 mars 2021, le juge de première instance accueille la demande de la CNESST et condamne solidairement le CISSSL et l’Éveil à payer 86 389,07 $.

* * *

[12]           Dans un très court jugement, le juge rejette l’argument du CISSSL selon lequel l’article 95 L.n.t. ne s’applique pas puisqu’il n’existe aucun contrat principal avec un client permettant de qualifier Yellen et l’Éveil de sous-entrepreneurs ou sous-traitants. Il conclut ainsi :

[10] En l’espèce, le CISSS des Laurentides exécute la mission qui lui est confiée par la loi et il utilise les services de ressources privées par contrats de service comme la loi l’autorise à le faire dans certains cas; point n’est besoin d’un contrat avec le ministère de la Santé et des Services sociaux pour qu’il soit habilité à le faire.

[11] Une fois ceci établi, il n’y a pas de raison pour que l’article 95.1, premier alinéa, de la Loi sur les normes du travail ne s’applique pas; le CISS des Laurentides est donc responsable au même titre que la défenderesse Résidence L’Éveil Inc. des montants dus aux salariés (plus la pénalité de 20 % auxquels la demanderesse a droit).[4]

* * *

La qualification juridique des ententes

[13]           Le CISSSL est une personne morale de droit public instituée par la Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales[5]  Loi 10 ») et dont l’un des objets est d’exploiter un centre de réadaptation au sens de l’article 79 de la LSSSS. Il s’agit d’un établissement public et sa mission est décrite comme suit à l’article 84 LSSSS :

84. La mission d’un centre de réadaptation est d’offrir des services d’adaptation ou de réadaptation et d’intégration sociale à des personnes qui, en raison de leurs déficiences physiques ou intellectuelles, de leurs difficultés d’ordre comportemental, psychosocial ou familial ou à cause de leur dépendance à l’alcool, aux drogues, aux jeux de hasard et d’argent ou de toute autre dépendance, requièrent de tels services de même que des services d’accompagnement et de support à l’entourage de ces personnes.

 

À cette fin, l’établissement qui exploite un tel centre reçoit, sur référence, les jeunes en difficulté d’adaptation et les personnes présentant une déficience et, principalement sur référence, les personnes ayant une dépendance et les mères en difficulté d’adaptation; il s’assure que leurs besoins soient évalués et que les services requis leur soient offerts à l’intérieur de ses installations ou dans leur milieu de vie, à l’école, au travail ou à domicile ou, si nécessaire, s’assure qu’ils soient dirigés le plus tôt possible vers les centres, les organismes ou les personnes les plus aptes à leur venir en aide.

84. The mission of a rehabilitation centre is to offer adjustment, rehabilitation and social integration services to persons who, by reason of physical or mental impairment, behavioral disorders or psychosocial or family difficulties, or because of an alcohol, gambling or drug addiction or any other addiction, require such services, as well as persons to accompany them, or support services for their families and friends.

 

 

 

 

To that end, every institution which operates such a centre shall receive, on referral, young persons with adjustment problems and persons with an impairment and, mainly on referral, persons with an addiction and mothers with adjustment problems; it shall ensure that their needs are assessed and the required services offered to them within its facilities or within the person’s own environment, in school, at work or at home or, where necessary, that they are referred, as soon as possible, to the centres, organizations or persons best suited to assist them.

[14]           Il ressort clairement de cet article que c’est à l’établissement qu’est confiée la mission d’offrir des services d’adaptation ou de réadaptation et d’intégration sociale. À cette fin, il peut lui-même exploiter un centre de réadaptation pour offrir ces services ou en confier la responsabilité à des ressources intermédiaires avec lesquelles il conclut des ententes. L’article 101 LSSSS prévoit ceci :

101. L’établissement doit notamment:

 

 

 recevoir toute personne qui requiert ses services et évaluer ses besoins;

 

 dispenser lui-même les services de santé ou les services sociaux requis ou les faire dispenser par un établissement, un organisme ou une personne avec lequel il a conclu une entente de services visée à l’article 108;

 

 veiller à ce que les services qu’il dispense le soient en continuité et en complémentarité avec ceux dispensés par les autres établissements et les autres ressources de la région et que l’organisation de ces services tienne compte des besoins de la population à desservir;

 

 diriger les personnes à qui il ne peut dispenser certains services vers un autre établissement ou organisme ou une autre personne qui dispense ces services.

101. Every institution must, in particular,

 

(1)  receive any person requiring services and assess his needs;

 

 

(2)  dispense the required health or social services directly, or have them provided by an institution, body or person with which or with whom it has entered into a service agreement under section 108;

 

 

(3)  ensure that its services are provided in continuity and complementarity with those provided by the other institutions and resources of the region, and that such services are organized in a way that reflects the needs of the population it serves;

 

 

 

(4)  refer persons to whom it cannot provide certain services to another institution or body or to another person that provides them.

[Soulignements ajoutés]

[15]           À l’audience devant la Cour, le CISSSL a plaidé que c’est le paragraphe 4 qui pourrait trouver application dans le présent cas, plutôt que le paragraphe 2, lequel réfère à une entente de service visée à l’article 108 LSSSS. Avec égards, je suis d’avis que le paragraphe 4 vise un autre cas de figure, soit celui où un CISSS ne peut offrir les services ou signer une entente avec une ressource intermédiaire pour ce faire. Il a alors la possibilité de diriger les personnes vers un autre établissement, ce qui n’est pas le cas en l’espèce puisque des ententes de service successives ont été conclues avec Yellen et l’Éveil. Dans une entente particulière intervenue le 1er décembre 2016 entre le CISSSL et Yellen, il est d’ailleurs spécifiquement énoncé qu’elle est faite en conformité avec l’article 108 LSSSS.

[16]           Quant à l’article 108 LSSSS, il mentionne les fins pour lesquelles une entente peut être conclue :

108. Un établissement peut conclure avec un autre établissement, un organisme ou toute autre personne, une entente pour l’une ou l’autre des fins suivantes :

 

 la dispensation, pour le compte de cet établissement, de certains services de santé ou services sociaux requis par un usager de cet établissement;

 

 la prestation ou l’échange de services professionnels en matière de services de santé ou de services sociaux.

 

[…]

108. An institution may enter into an agreement with another institution, a body or any other person for any of the following purposes:

 

 

(1)  the provision on behalf of the institution of certain health services or social services required by a user of the institution;

 

 

(2)  the provision or exchange of professional health or social services.

 

 

 

 

[…]

[17]           La possibilité pour un CISSS de recourir aux services d’une ressource intermédiaire aux fins de la réalisation de sa mission se retrouve à l’article 65 de la Loi 10 :

65. Un centre intégré de santé et de services sociaux ou un établissement non fusionné peut recourir aux services d’une ressource intermédiaire aux fins de la réalisation de la mission d’un centre qu’il exploite. Il peut également recourir aux services d’une ressource de type familial aux fins de placement d’adultes ou de personnes âgées et, s’il exploite un centre visé au deuxième ou au troisième alinéa de l’article 310 de cette loi, aux fins de placement d’enfants.

 

Sous réserve du deuxième alinéa de l’article 68, l’établissement procède luimême au recrutement des ressources en fonction des besoins des usagers qu’il dessert. Il voit aussi à leur évaluation dans le respect des critères généraux déterminés par le ministre.

 

65. An integrated health and social services centre or an unamalgamated institution may use the services of an intermediate resource to carry out the mission of a centre it operates. It may also use the services of a family-type resource for the placement of adults or elderly persons and, if it operates a centre referred to in the second or third paragraph of section 310 of the Act, for the placement of children.

 

 

 

 

Subject to the second paragraph of section 68, the institution itself recruits resources on the basis of its users’ needs. It also sees to their assessment in compliance with the general criteria determined by the Minister.

 

[Soulignements ajoutés]

[18]           Enfin, c’est l’article 302 LSSSS qui définit ce qu’est une ressource intermédiaire :

302. Est une ressource intermédiaire toute ressource exploitée par une personne physique comme travailleur autonome ou par une personne morale ou une société de personnes et qui est reconnue par une agence pour participer au maintien ou à l’intégration dans la communauté d’usagers par ailleurs inscrits aux services d’un établissement public en leur procurant un milieu de vie adapté à leurs besoins et en leur dispensant des services de soutien ou d’assistance requis par leur condition.

 

 

[…]

302. An intermediate resource is a resource that is operated by a natural person as a self-employed worker or by a legal person or a partnership and is recognized by an agency for the purpose of participating in the maintenance of users otherwise registered for a public institution’s services in the community or in their integration into the community by providing them with a living environment suited to their needs, together with the support or assistance services required by their condition.

 

[…]

[Soulignement ajouté]

[19]           La référence à une ressource « reconnue par une agence », que l’on retrouve à l’article 302 LSSSS, renvoie à l’article 66 de la Loi 10, lequel exige que celle-ci ait conclu une entente avec l’établissement concerné, comme ce fut le cas en l’espèce.

[20]           Il existe également une entente nationale entre le ministère de la Santé et des Services sociaux et l’Association des ressources intermédiaires d’hébergement du Québec (« ARIHQ »)[6]. On y retrouve notamment les responsabilités de l’établissement public ainsi que celles de la ressource intermédiaire dont, pour cette dernière, la responsabilité d’« assumer toutes les obligations pouvant lui échoir à titre d’employeur pour tous ses employés […] notamment en matière de santé et de sécurité au travail, de normes minimales du travail ou d’impôt, et, dégager l’établissement de toute poursuite ou recours de la part d’un employé ou des autorités compétentes à ces égards »[7].

[21]           L’entente nationale désigne la ressource intermédiaire à titre de prestataire de services au sens des dispositions du Code civil du Québec régissant le contrat de service (articles 2098 et suivants)[8]. Par ailleurs, plusieurs dispositions de la LSSSS emploient la qualification de « contrat de service » pour référer à une entente conclue en vertu de l’article 108 LSSSS[9].

[22]           Il ressort de ces diverses dispositions légales ainsi que des ententes intervenues que ces dernières peuvent être qualifiées de contrats de service au sens de l’article 2098 C.c.Q. Il est en outre indéniable que Yellen et l’Éveil étaient des ressources intermédiaires offrant aux usagers un milieu de vie se rapprochant le plus d’un chez-soi ainsi que des services de soutien et d’assistance requis par leur condition[10], mais pour le compte de leur client, le CISSSL[11], et ce, moyennant une rétribution de leurs services.

[23]           Il reste à déterminer quelle interprétation donner à l’article 95 L.n.t.

L’interprétation de l’article 95 L.n.t.

[24]           La solution du litige repose sur l’interprétation qu’il faut donner aux termes sous-entrepreneur et sous-traitant utilisés par le législateur à l’article 95 L.n.t. Ils ne sont pas définis dans la L.n.t.

[25]           L’article 95 L.n.t. est rédigé ainsi :

95. Un employeur qui passe un contrat avec un sous-entrepreneur ou un sous-traitant, directement ou par un intermédiaire, est solidairement responsable avec ce sous-entrepreneur, ce sous-traitant et cet intermédiaire, des obligations pécuniaires fixées par la présente loi ou les règlements.

 

L’agence de placement de personnel et l’entreprise cliente qui, dans le cadre d’un contrat avec cette agence, recourt aux services d’un salarié sont solidairement responsables des obligations pécuniaires fixées par la présente loi ou par les règlements.

95. An employer who enters into a contract with a subcontractor, directly or through an intermediary, is solidarily liable with that subcontractor and that intermediary for the pecuniary obligations fixed by this Act or the regulations.

 

 

 

A personnel placement agency and a client enterprise that, within the framework of a contract with the agency, uses an employee’s services are solidarily liable for the pecuniary obligations fixed by this Act or the regulations.

[Soulignement ajouté]

[26]           La L.n.t. est une loi d’ordre public[12] et elle lie l’État[13]. Il est reconnu qu’elle doit recevoir une interprétation large et libérale[14]. Cette loi « vise à corriger le déséquilibre des forces entre employeur et salarié en établissant des normes minimales à l’intention des salariés »[15]. Ces normes couvrent ainsi toutes les facettes des relations de travail.

[27]           Le juge LeBel, s’exprimant au nom des juges majoritaires de la Cour suprême, mentionne que les relations de travail au Québec bénéficient d’un encadrement législatif important, prenant en compte la situation fréquente de vulnérabilité des salariés :

[6] Le domaine des relations du travail au Québec a reçu un encadrement législatif important, qui résulte de la volonté législative de prendre en compte la situation fréquente de vulnérabilité des salariés à l’égard de leur employeur, et d’établir un système de relations du travail stable et ordonné. Comme ailleurs au Canada, cet encadrement se retrouve dans plusieurs lois qui régissent des aspects divers des rapports individuels ou collectifs du travail. La L.n.t., qui édicte des conditions minimales de travail, joue un rôle particulièrement important à l’égard des salariés de la province de Québec, qu’ils soient syndiqués ou non. Elle représente la plus importante intervention du législateur québécois en cette matière et constitue, avec la Loi sur la santé et la sécurité du travail, la pièce maîtresse du régime légal de travail du Québec.

[7] La L.n.t. vise à assurer aux salariés québécois une protection minimale à laquelle ne peuvent déroger les parties à une relation de travail. Adoptée en 1979, elle avait pour objectif d’améliorer la protection jugée insuffisante qu’offraient jusqu’alors les lois du travail à caractère exclusivement économique, dont la Loi sur le salaire minimum. Avant l’adoption de la L.n.t., en effet, ces lois ne permettaient pas l’établissement de conditions de travail justes en raison du déséquilibre fonctionnel inhérent à la relation salarié-employeur.[16]

[Références omises]

[28]           Dans ce cadre législatif, l’objectif premier de l’article 95 L.n.t. est d’éviter qu’un employeur contourne les dispositions en matière d’obligations pécuniaires en ayant recours à la sous-traitance[17]. Cet article se retrouve dans la Section IX de la L.n.t. portant sur Les effets des normes du travail. C’est d’ailleurs à l’article 93 qu’il est édicté que les normes prévues dans la L.n.t. et dans les règlements sont d’ordre public.

[29]           Quant aux normes sur le licenciement collectif, elles visent, entre autres, « à accorder une protection accrue aux salariés face au licenciement collectif en raison des conséquences qui en découlent, tant pour eux que pour la collectivité »[18].

[30]           Il est admis par le CISSSL qu’il est un employeur au sens de l’article 95 L.n.t. Il ressort également de la preuve, qu’il a confié à Yellen et, par la suite à l’Éveil, des usagers aux fins de réaliser la mission décrite à la LSSSS[19]. Il est également admis que les employés licenciés sont des « salariés » au sens de la L.n.t.

[31]           Tel qu’autorisé par l’article 108 LSSSS et conformément à l’article 101 alinéa 2, le CISSSL a, à cet effet, conclu des ententes pour faire dispenser par ces ressources intermédiaires, mais pour son compte, certains services de santé ou services sociaux qui font partie de sa mission.

[32]           Le CISSSL plaide que le sens courant des notions de sous-entrepreneur et de sous-traitant convergent vers le principe central qu’il doit d’abord y avoir un contrat principal entre un client et un entrepreneur, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Il tire cette inférence de l’article 2101 C.c.Q. qui permet à l’entrepreneur principal ou au prestataire de services de « s’adjoindre un tiers » pour exécuter un contrat préalablement conclu avec son client. Il soutient que, même si le terme sous-traitance est parfois défini de manière plus large que la sous-entreprise, il évoque toujours, selon les acceptions de la langue courante, l’idée de concession d’une partie des activités d’un entrepreneur principal à un entrepreneur spécialisé qui les réalise en sous-ordre, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[33]           Je ne partage pas ce point de vue.

[34]           Rien ne justifie à mon avis de faire une distinction entre une mission confiée par le législateur à un CISSS et un contrat qui serait accordé par un client à un entrepreneur. L’article 95 L.n.t. n’impose pas qu’il y ait d’abord un contrat entre un donneur d’ouvrage et un employeur, comme le plaide le CISSSL, pour pouvoir conclure à la « sous-traitance ». Cette interprétation ajoute une condition qui n’existe pas à l’article 95 L.n.t.

[35]           Le fait que la mission du CISSSL découle de la loi et non d’un contrat avec un client ne peut faire perdre aux salariés la protection offerte par l’article 95 L.n.t. en cas de licenciement. La solidarité édictée par le législateur vise à les protéger.

[36]           Quant à l’entente nationale entre le ministère de la Santé et des Services sociaux et l’ARIHQ, laquelle prévoit que la ressource intermédiaire doit assumer toutes les obligations découlant, entre autres, de la L.n.t. et dégager le CISSS de toute poursuite ou recours[20] de la part d’un employé ou des autorités compétentes, elle ne fait pas en sorte de contrer l’application de l’article 95 L.n.t. Cette obligation de tenir indemne le CISSS ne vaut qu’entre les signataires de l’entente et ne peut empêcher la solidarité légale prévue à l’article 95 L.n.t. de s’appliquer pour les obligations pécuniaires fixées par la loi ou les règlements.

[37]           Enfin, l’article 95 L.n.t. ne mentionne pas le terme « entrepreneur ». Il utilise plutôt celui d’« employeur ». Tel que déjà mentionné, on n’y retrouve pas non plus l’exigence d’un premier contrat. En outre, comme le reconnaît le CISSSL, le terme sous-traitance n’est pas toujours défini en faisant référence à un premier contrat spécifique. Il peut avoir un sens plus large :

Opération par laquelle un entrepreneur confie, sous sa responsabilité et sous son contrôle, à une autre personne (sous-traitant) tout ou partie de l’exécution des tâches qui sont à sa charge[21].

[38]           Je conclus que l’interprétation que fait valoir le CISSSL ne tient pas compte de la nature et de la portée de la L.n.t. La méthode contextuelle d’interprétation permet de s’assurer du respect de l’objet d’une loi, en respectant le texte, mais aussi le contexte et l’intention du législateur[22].

[39]           En édictant l’article 95 L.n.t., lequel prévoit une solidarité entre employeurs, le législateur visait à éviter que ces derniers puissent échapper à l’application des normes du travail en faisant exécuter des tâches par des employés d’un autre employeur, comme c’est le cas en l’espèce, puisque le CISSSL fait dispenser par une ressource intermédiaire des services faisant partie de sa mission au sens de l’article 84 L.n.t.

[40]           Une interprétation large et libérale de la L.n.t. permet de conclure qu’il y a eu « sous-traitance » à Yellen et ensuite à l’Éveil de certains services relevant de la mission du CISSSL. Je propose donc de rejeter l’appel, avec les frais de justice, puisque l’article 95 L.n.t. s’applique en l’espèce.

 

 

 

JULIE DUTIL, J.C.A.

 


[1]  Commission des normes, de léquité, de la santé et de la sécurité du travail c. Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides, 2021 QCCS 1554 [Jugement entrepris].

[2]  Loi sur les normes du travail, RLRQ, c. N-1.1.

[3]  Loi sur les services de santé et les services sociaux, RLRQ, c. S-4.2.

[4]  Jugement entrepris, paragr. 10-11.

[5]  Loi modifiant lorganisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par labolition des agences régionales, RLRQ, c. O-7.2.

[6]  Art. 303.1 LSSSS.

[7]  Entente nationale entre le ministère de la Santé et des Services sociaux et l’ARIHQ, 7 février 2013, mise à jour le 22 septembre 2014 (clause 2-3.03).

[8]  Entente nationale entre le ministère de la Santé et des Services sociaux et l’ARIHQ, 7 février 2013, mise à jour le 22 septembre 2014 (nbp no 2, clause 2-3.01). Le cadre de référence (DC-1) réfère également à l’article 2098 C.c.Q. : Pièce DC-1, Cadre de référence – Les ressources intermédiaires et les ressources de type familial, ministère de la Santé et des Services sociaux, mars 2016.

 Les tribunaux ne sont toutefois pas liés par la qualification donnée par les parties : HMI Industries inc. c. Santos, 2010 QCCA 606, paragr. 5; Vincent Karim, Contrats d’entreprises (ouvrages mobiliers et immobiliers : construction de rénovation), contrat de prestation de services (obligations et responsabilité des professionnels) et l’hypothèque légale, 4e éd., Montréal, Wilson & Lafleur, 2020, no 305.

[9]  Art. 27.1, 183.1, 233.1, 619.3 LSSSS.

[10]  La liste des services offerts par les RI sont énumérés à l’annexe du Règlement sur la classification des services offerts par une ressource intermédiaire et une ressource de type familial, RLRQ, c. S-4.2, r. 3.1.

[11]  Il est spécifié ceci à la clause 2-2.01 de l’Entente nationale : L’orientation de chaque usager dans la ressource et son maintien sont sous l’autorité et l’entière responsabilité de l’établissement qui doit assurer son suivi professionnel.

[12]  Art. 93 L.n.t.

[13]  Art. 2 in fine, L.n.t.

[14]  Commission des normes, de léquité, de la santé et de la sécurité du travail c. Immeubles des Moulins inc., 2021 QCCA 89, paragr. 31. Par analogie : les tribunaux interprètent également de façon large et libérale l’article 45 du Code du travail : Autobus Jean Bélanger inc. c. Syndicat du Transport de la région du Grand-Portage (CSN), 2004 CanLII 9391, paragr. 25 (C.A.); Ivanhoe inc. c. Travailleurs et travailleuses unis de lalimentation et du commerce, section 500, 1998 CanLII 12581 (C.A.).

[15]  Québec (Commission des normes du travail) c. Asphalte Desjardins inc., 2014 CSC 51, [2014] 2 R.C.S. 514, paragr. 32; Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail c. Immeubles des Moulins inc., 2021 QCCA 89, paragr. 31.

[16]  Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), 2010 CSC 28, [2010] 2 R.C.S. 61, paragr. 6-7.

[17]  Voir Sylvain Lefebvre, Isabelle Paradis et Robert L. Rivest, «La Commission des normes du travail : ses pouvoirs et compétences en matière de processus denquête et dintervention judiciaire» (2003) 190 Développements récents en droit du travail 287, p. 359.

[18]  Commission des normes, de léquité, de la santé et de la sécurité du travail c. Immeubles des Moulins inc., 2021 QCCA 89, paragr. 31.

[19]  Art. 84 LSSSS.

[20]  Clause 2-3.03 d) de l’Entente nationale, note 10.

[21]  Dictionnaire Larousse : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/soustraitance/.

[22]  2915499 Canada inc. c. Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, 2019 QCCA 609, paragr. 23-25.

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