Décision

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Cognard c. Blanchet

2022 QCCS 2641

 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT

DE QUÉBEC

 

 :

200-17-032342-214

 

DATE :

3 mai 2022

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE 

L’HONORABLE

ISABELLE BRETON, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

JEFFREY COGNARD

 

Et

 

PIER-ANN BLANCHET

 

Demandeurs

c.

 

LOÏC BLANCHET

 

Défendeur

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JUGEMENT

(sur demande d’injonction et dommages)

______________________________________________________________________

 

1.  APERÇU

 

[1]                Les demandeurs poursuivent le défendeur aux fins d’obtenir contre lui une injonction permanente et une condamnation à des dommages compensatoires de 40 000 $ pour atteinte à leur réputation, en raison de la publication de vidéos les concernant, sur la plate-forme TikTok.  Ils réclament de plus des dommages punitifs au montant de 5 000 $

[2]                Le défendeur conteste la demande et soutient que le recours intenté contre lui doit être rejeté.

2.  LES FAITS PERTINENTS AU LITIGE

[3]                Les demandeurs forment un couple depuis avril 2016.  Ils sont parents de deux enfants nés en septembre 2018 et août 2019. 

[4]                Les demandeurs sont tous deux à l’emploi d’un organisme gouvernemental.  En parallèle à leur emploi à plein temps, ils poursuivent leurs études : l’un à la maîtrise et l’autre, termine sous peu un baccalauréat.

[5]                Le défendeur est le frère de la demanderesse. Il est âgé de 27 ans et réside chez ses parents.  Il occupe un emploi à plein temps dans une industrie du bois.

[6]                L’acceptation du demandeur par la famille de sa conjointe est difficile.  Il témoigne des nombreuses remarques empreintes de préjugés et dégradantes formulées à son endroit par plusieurs membres de la famille de sa conjointe, principalement en lien avec ses origines française et vietnamienne.  Ces remarques vont même jusqu’à viser la mère du demandeur, le jour même du mariage du couple.  Le couple persiste néanmoins à garder les liens avec la famille, puisque celle du demandeur réside de l’autre côté de l’Atlantique.

[7]                Toutefois, au fil du temps, la situation continue à se dégrader, les demandeurs subissant ces remarques à chaque rencontre familiale.   

[8]                En 2019, surprenant le père de la demanderesse à donner des « fonds de bière » à leur enfant, alors âgé d’un an, les demandeurs expriment leur opposition et se voient répondre que l’enfant « ne sera pas un fif comme son père ».

[9]                Aux fêtes 2019, les parents de la demanderesse, référant à la médication qu’elle administre à son enfant pour traiter une otite, lui disent qu’elle donne à son enfant « du cancer par les oreilles ».

[10]           Dans ce contexte, la demanderesse prend ses distances et après une période de réflexion, elle envoie un long message texte aux membres de sa famille, le 14 mars 2020[1]. Elle y indique notamment ne plus tolérer les menaces à l’endroit de son époux et leur demande de ne plus la contacter et qu’elle les recontactera lorsqu’elle s’en sentira prête. La famille réagit négativement et transmet de nombreux messages aux demandeurs : qu’ils allaient la sauver, que le demandeur est violent, qu’ils iraient chercher les enfants de force, etc. La situation s’envenime au point que la demanderesse fait appel aux autorités policières, sentant sa sécurité menacée, ainsi que celle de son conjoint et de ses enfants. 

[11]           Si les parents de la demanderesse témoignent ne pas comprendre la décision de leur fille, la mère affirmant d’ailleurs que le message reçu en mars ne pouvant à son avis être écrit par sa fille et qu’elle aimait son gendre comme son propre fils, le Tribunal croit les demandeurs lorsqu’ils témoignent des propos disgracieux et haineux à l’endroit du demandeur.  D’ailleurs, le défendeur a lui-même admis que le demandeur faisait l’objet de railleries de la part de membres de sa famille et qu’il a pris sa défense à certains moments.

[12]           Le 7 avril 2020, le père de la demanderesse lui laisse un message sur sa boîte vocale indiquant « on va se revoir bientôt ».  Les demandeurs perçoivent ce message comme une menace et font de nouveau appel aux autorités policières.

[13]           Suite à cette rencontre avec les policiers et à la demande de sa conjointe, le demandeur envoie un message aux membres de la famille de celle-ci, leur indiquant qu’ils cesseront tout contact avec eux et que la pause d’abord temporaire dont faisait mention sa conjointe, est désormais définitive[2].

[14]           La demanderesse témoigne avec beaucoup d’émotion de sa tristesse de voir sa famille attaquer ainsi son conjoint et de la détresse vécue durant la période mars-avril : crises de panique, perte de conscience et référence à un psychiatre.  Une médication anxiolytique[3] lui est prescrite à petite dose durant cette période, à prendre au besoin, si une crise de panique survient. 

[15]           Aux yeux des demandeurs, la situation se calme par la suite, bien que quelques messages soient laissés par des membres de la famille, ils n’y répondent plus et la demanderesse se retire des réseaux sociaux. Durant l’été 2020, la demanderesse va mieux et la médication n’est plus nécessaire. 

[16]           En décembre 2020, les demandeurs sont informés par leur amie, Mme Lafleur, que des vidéos TikTok les concernant furent mises en ligne par le défendeur.

[17]           Les demandeurs effectuent donc les vérifications et installent l’application afin de consulter les vidéos en question.  Le demandeur affirme en avoir fait la capture le 9 décembre 2020. 

 

[18]           Dans une première vidéo[4], diffusée le 11 juin 2020 sur TikTok et vue 3 101 fois lors de sa capture[5], le défendeur apparaît, avec une musique en trame de fond.  Les commentaires intégrés dans la vidéo indiquent que sa sœur s’est retournée contre eux sans raison, que sa mère a fait annuler son abonnement CAA et que l’auto de sa sœur tombe souvent en panne.

[19]           Un commentaire du défendeur accompagne la publication de cette vidéo : « ma sœur ne parle plus à personne pour rien et ceci est petite satisfaction »[6].

[20]           Trois autres vidéos sont par la suite mises en ligne sur TikTok par le défendeur, le 21 novembre 2020.  Elles constituent une « story » en trois parties[7] où le défendeur apparait et s’exprime.  Celui-ci indique son lien avec les demandeurs, les nomme et dénonce la rupture de contacts entre eux et la famille.  Dans ces vidéos, le défendeur affirme notamment au sujet des demandeurs :

      Que leur maison est « limite insalubre »;

      Que les enfants ont accès à des outils, des exactos;

      Leur chien est dangereux et devrait être euthanasié;

[21]           Dans ces trois vidéos, vues chacune plus de 5 400 fois, il indique également l’origine du demandeur et affirme que celui-ci est un pro-nazi, un fanatique d’Hitler et qu’il a été accusé de terrorisme alors qu’il était à l’université.  Il ajoute que le demandeur a un permis d’arme, mais ne pas savoir si ses armes sont légales.   Il y affirme publier ces vidéos « pour qu’il y ait beaucoup de monde qui sache qui sont ces deux personnes là et le mal qu’ils ont fait (…) méfiez-vous, si vous les croisez».

[22]           Le défendeur reconnait être l’auteur de chacune des vidéos et les avoir publiées. 

[23]           Il témoigne avoir retiré ces vidéos le 9 décembre 2020 pour deux raisons.  Il a réalisé qu’en publiant ces vidéos, il n’avait pas fait le bon geste, s’en être voulu de l’avoir fait.  De plus, il a constaté la montée subite des visionnements et recevait beaucoup de notifications et ne pouvait expliquer cela.

[24]           Une vidéo est d’ailleurs publiée par lui, faisant mention de la suppression des vidéos « storytime»[8].  Le défendeur échange à ce titre quelques messages avec un tiers, le 6 février 2021[9] où en réponse à la question à savoir s’il pouvait faire une autre story en remplacement de celle supprimée, il écrit : « J’ose pas trop, je veux pas être accusé de diffamation ».

[25]           Le 29 mars 2021, le défendeur reçoit une mise en demeure des demandeurs[10] de retirer les vidéos de la plateforme TikTok et de toute autre plateforme et de leur verser la somme de 15 000 $ en réparation des dommages subis.

[26]           Après le délai, le demandeur contacte le défendeur par téléphone, vu l’absence de réponse à la mise en demeure.  Il souhaitait alors trouver un terrain d’entente et exprimait vouloir éviter à tous les coûts d’un procès.  Les demandeurs témoignent avoir constaté, lors de cette conversation, que le défendeur répétait les propos de sa mère, qu’ils entendaient en arrière-plan. Le défendeur leur mentionne entre autres, ne pas avoir l’intention de répondre à la mise en demeure et que ça se règlerait entre avocats.   Cette preuve n’est pas contredite.

[27]           Le recours en injonction et en dommages est signifié au défendeur le 10 mai 2021.

[28]           En mai 2021, le défendeur supprime son compte TikTok pour des raisons de santé mentale, dit-il, puisque l’application lui suggérait des vidéos qui alimentaient son anxiété et sa frustration.

3.  ANALYSE ET DÉCISION

3.1  Le droit applicable

[29]           La Charte des droits et libertés de la personne prévoit:

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

[30]           Quant au Code civil du Québec, il prévoit :

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

Ces droits sont incessibles.

 

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise.

 

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

 

[31]           Dans un recours fondé sur la diffamation, il faut non seulement prouver de façon prépondérante que les propos litigieux sont bel et bien diffamatoires, mais également les autres éléments de la responsabilité civile, soit l'existence d'un préjudice, d'une faute et d'un lien de causalité[11].

[32]           La diffamation peut prendre diverses formes.  Elle peut être écrite ou verbale et peut être le fait des médias écrits ou électroniques[12]. 

[33]           Il faut analyser la nature diffamatoire des propos selon une norme objective, à savoir si pour un citoyen ordinaire, les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime[13].

[34]           Afin de déterminer si une faute a été commise, en regard des propos publiés, c’est le critère de la personne raisonnable qui trouve application, à savoir si la personne raisonnable aurait tenu les propos litigieux dans le même contexte.

[35]           En matière de diffamation, la conduite fautive peut être de deux ordres : l’une malveillante et l’autre, simplement négligente.

[36]           À ce sujet, la Cour suprême, dans l’affaire Prud’homme, reprend les propos des auteurs Baudouin et Deslauriers :

« La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Les deux conduites constituent une faute civile, donnent droit à réparation, sans qu’il existe de différence entre elles sur le plan du droit. En d’autres termes, il convient de se référer aux règles ordinaires de la responsabilité civile et d’abandonner résolument l’idée fausse que la diffamation est seulement le fruit d’un acte de mauvaise foi emportant intention de nuire. »[14]

[37]           Que ce soit par malveillance ou par simple négligence, il est possible, d’identifier trois situations pouvant engager la responsabilité civile de l’auteur de propos diffamants[15] :

1re lorsqu’une personne prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux. De tels propos ne peuvent être tenus que par méchanceté, avec l’intention de nuire à autrui.

2e Lorsqu’une personne diffuse des choses désagréables sur autrui alors qu’elle devrait les savoir fausses. La personne raisonnable s’abstient généralement de donner des renseignements défavorables sur autrui si elle a des raisons de douter de leur véracité.

3e Lorsque la personne médisante tient, sans justes motifs, des propos défavorables, mais véridiques, à l’égard d’un tiers. 

3.2 Les questions en litige

 

[38]           Afin de disposer du litige opposant les parties, le Tribunal doit donc répondre aux questions suivantes :

      Les propos publiés portent-il atteinte à la réputation des demandeurs?

      Le défendeur a-t-il commis une faute en publiant ces propos?

      Quel est le préjudice subi par les demandeurs et existe-t-il un lien de causalité entre la faute commise et le préjudice?

      L’évaluation des dommages compensatoires

      S’il y a lieu d’accorder des dommages punitifs et le cas échéant, le montant

      La conclusion en injonction permanente doit-elle être accordée?

 

3.3 Le caractère diffamatoire des propos litigieux

 

[39]           La qualification des propos en cause est essentielle pour apprécier la faute.

[40]           Au sujet de la vidéo publiée le 11 juin 2020, si le défendeur témoigne avoir voulu souligner l’ironie du sort, compte tenu que sa sœur ayant coupé les ponts et ne pouvant, de ce fait, être informée de l’annulation de son abonnement au CAA, les demandeurs y voient quant à eux, du mépris, d’autant plus que la chanson traite de la réjouissance du malheur d’un autre.  Ils y voient également le souhait du demandeur que le couple fasse un accident.

[41]           Si on peut certainement douter du bon goût du message publié dans la vidéo du 11 juin 2020, on ne peut toutefois en conclure qu’il s’agit de diffamation.  Selon le critère du citoyen ordinaire, ce message n’a pas pour effet de faire perdre l’estime ou la considération des demandeurs ni de susciter à leur égard, des sentiments défavorables ou désagréables, tel que l’exprimait la Cour suprême, dans l’arrêt Prud’homme[16].  

[42]           La conclusion est toutefois différente, concernant les trois vidéos publiées le 21 novembre 2020, où les propos tenus par le défendeur suscitent de tels sentiments.

[43]           Les affirmations voulant que les demandeurs vivent dans une maison « à la limite insalubre », qu’ils y laissent des outils à la portée de leurs jeunes enfants et tolèrent un chien dangereux, suscitent chez un citoyen ordinaire, un sentiment défavorable à l’endroit des demandeurs, laissant entendre qu’ils sont des parents négligents et insouciants de la sécurité de leurs jeunes enfants.

[44]           Affirmer d’une personne qu’elle est un pro-nazi, un fanatique d’Hitler et qu’elle a été accusée de terrorisme et émettre publiquement des doutes sur la légalité des armes qu’elle possède, surtout dans un tel contexte, sont des allégations graves et qui sans l’ombre d’un doute, l’expose à des sentiments défavorables et au mépris. 

[45]           Le défendeur dépeint le demandeur comme une personne extrémiste et dangereuse et invite les gens à se méfier des demandeurs.  

[46]           Force est de conclure que ces trois vidéos portent atteinte à la réputation des demandeurs. Elles suscitent chez le citoyen ordinaire, des sentiments défavorables et désagréables ainsi que le mépris.

3.4 La faute

 

[47]           Bien que le défendeur ait tenté de démontrer par des photographies que les propos diffusés étaient véridiques[17], il a néanmoins commis une faute.  En effet, une personne raisonnable, placée dans le même contexte, n’aurait pas tenu de tels propos sur les réseaux sociaux, même s’ils avaient été véridiques, ce qui n’est absolument pas le cas ici, par ailleurs. 

[48]           En effet, la preuve permet de conclure que le demandeur n’est ni un pro-nazi, ni un fanatique d’Hitler, ni un terroriste.  Il s’intéresse à l’histoire de la guerre, sans plus. 

[49]           Le demandeur possède un permis de possession d’armes restreintes, et ses armes furent acquises régulièrement et sont entreposées de façon sécuritaire.  Les armes représentées sur les photos[18] produites par le défendeur s’avèrent par ailleurs être des armes jouets de type « Airsoft » et étaient au surplus inertes, lors des photos prises, selon la preuve offerte au Tribunal. 

[50]           La maison des demandeurs n’est pas insalubre.  Et ce n’est pas parce que la  toiture est enneigée[19] et que des objets et outils sont accumulés dans une pièce durant des travaux de rénovations réalisés en février 2019[20] que l’on doive conclure à l’insalubrité d’une maison. La preuve démontre par ailleurs que les outils étaient inaccessibles aux enfants, durant les travaux et soulignons qu’à cette époque, seul le premier enfant des demandeurs était né et il n’avait que quatre mois!  Le défendeur ne pouvait ignorer tous ces éléments, puisqu’il a participé, tout comme le demandeur, au déneigement de la toiture et aux travaux de rénovations[21].

[51]           Quant à l’affirmation voulant que le chien des demandeurs soit dangereux, le Tribunal a eu l’occasion d’entendre le demandeur ainsi que le père du défendeur.  Si ce dernier réitère la dangerosité de l’animal, affirmant avoir été mordu par celui-ci et niant l’avoir provoqué en le frappant à coup de pieds, le Tribunal croit plutôt le demandeur lorsqu’il témoigne de la docilité de l’animal, de ses interactions avec les enfants et surtout, des coups portés à son endroit par le père du défendeur. 

[52]           Lors de son témoignage, le défendeur affirme que les propos diffusés à l’endroit des demandeurs sont vrais, mais reconnait que le demandeur n’est pas un terroriste.   Il explique avoir mal compris la teneur des propos émis par ce dernier concernant un événement survenu à l’université qu’il fréquentait.  Le demandeur lui avait affirmé que « l’université l’avait traité comme un terroriste » dans le contexte d’une enquête entourant une accusation de plagiat. Le défendeur met sur le compte de sa dysphasie, son interprétation erronée.  

[53]           Si le défendeur, tout comme ses parents, témoignent longuement de ce trouble du langage, aucune preuve d’expert n’est soumise concernant ce diagnostic et de ses impacts chez le défendeur. La preuve permet néanmoins d’établir qu’il n’a été suivi qu’en orthophonie, jusqu’à la fin de son primaire.

[54]           Certes, le défendeur peut souffrir d’un trouble du langage, mais cela ne justifie absolument pas la publication d’affirmations diffamantes à l’endroit des demandeurs sur les réseaux sociaux.  Pas plus que le fait de vivre une période difficile et avoir besoin de s’exprimer.

[55]           Une personne raisonnable aurait minimalement douté de la véracité d’une telle affirmation et ne l’aurait pas publiée.  Plus encore, si le Tribunal devait retenir la thèse du défendeur voulant qu’il ait, à l’époque cru cette affirmation vraie, la preuve démontre qu’il l’a publiée afin de nuire aux demandeurs. 

[56]           La preuve démontre que le défendeur a tout simplement affirmé des faussetés.  Non seulement il ne s’est pas préoccupé de l’impact de ses propos diffusés dans les trois vidéos, mais la teneur même de ceux-ci, alors qu’il affirmait les publier « pour qu’il y ait beaucoup de monde qui sache qui sont ces deux personnes là et le mal qu’ils ont fait (…) méfiez-vous, si vous les croisez», démontre qu’il voulait leur nuire.  Le Tribunal ne le croit tout simplement pas, lorsqu’il témoigne avoir seulement voulu exprimer sa tristesse.

[57]           Le défendeur connaissait donc les conséquences de la publication de ses vidéos sur la plateforme TikTok sur la réputation des demandeurs. 

[58]           Force est donc de conclure à la faute du défendeur.

3.5 Le préjudice et le lien de causalité

 

[59]           Les demandeurs ont subi un préjudice résultant de la diffusion de ces vidéos diffamatoires.

[60]           Ils témoignent des difficultés que cela leur a occasionnées au niveau personnel, familial et professionnel.

[61]           La demanderesse, se décrivant comme une personne pétillante et joyeuse au travail, témoigne que ses collègues ne la reconnaissent plus.  Elle est triste et démotivée.  Elle a vu ses résultats scolaires baisser.  Au niveau familial, elle exprime avec beaucoup d’émotions, les difficultés à garder le moral en présence de ses enfants. 

[62]           Certes, elle a subi antérieurement des crises de panique et dû prendre une médication anxiolytique, soit au printemps 2020, lors du conflit avec les membres de sa famille. Mais le Tribunal retient de la preuve que sa condition s’était rétablie au cours de l’été 2020 et qu’elle avait pu cesser la médication. 

[63]           C’est suite à la prise de connaissance des vidéos, qu’elle a sombré et dû reprendre cette médication, mais à des doses plus importantes. Une médication pour contrer la dépression et l’aider à dormir sans faire de cauchemars a également été requise.

[64]           Quant au demandeur, il témoigne s’être senti humilié et attaqué par ces vidéos.

[65]           Se décrivant comme une personne joyeuse et ponctuelle au travail, il témoigne être devenu effacé et triste, depuis la publication des vidéos.  Ses collègues lui ont d’ailleurs fait remarquer ce changement d’humeur.

[66]           Depuis ces vidéos, le demandeur est anxieux, a des troubles du sommeil et fait des cauchemars.  Il doit prendre une médication pour dormir et gérer son anxiété.  Il n’a plus d’énergie, arrivant souvent plus tard au travail le matin ou en après-midi, en raison de ses difficultés de sommeil. Il craint que cela n’affecte ses possibilités d’avancement au travail.

[67]           Le demandeur était également membre du conseil d’administration de la garderie fréquentée par ses enfants.  Il était activement impliqué dans nombreux dossiers.  Vu ses devoirs d’ordre éthique envers cette organisation, il a dû informer les membres du conseil d’administration de l’existence de ces vidéos le concernant (leur indiquant de ne pas s’inquiéter vu la fausseté des propos diffusés).  Toutefois, à partir de ce moment, on a cessé de l’impliquer dans les dossiers et il a fini par quitter le conseil, dans ce contexte, vu sa mise à l’écart.

[68]           Le demandeur témoigne que lui et sa conjointe ont perdu le goût de peindre : ils n’en sont plus capables. Leurs loisirs sont devenus inexistants et les deux étant affectés, ils peuvent difficilement compter sur l’autre pour se relever.

[69]           La demanderesse craint, qu’un jour, ces vidéos ou encore les propos qui y ont été tenus, puissent ressurgir.

[70]           Les demandeurs ont démontré que les vidéos ont non seulement porté atteinte à leur réputation, mais qu’ils en ont subi un préjudice, d’ordre moral et psychologique.  Leur vie a été affectée dans tous les aspects.  Ils ont par conséquent démontré que le préjudice subi est une suite directe et immédiate de la faute commise par le défendeur.

3.6 L’évaluation des dommages compensatoires

[71]           L’article 1611 C.c.Q. qui prévoit qu’en matière extracontractuelle, la victime doit être indemnisée pour le préjudice subi. Ainsi, l’indemnité est établie en fonction des conséquences pour la victime et non de la gravité de la faute.

[72]           Tel que l’a rappelé cette Cour[22], bien que la diffusion de propos sur les réseaux sociaux puisse rapidement mener à un dérapage incontrôlé, il n’existe pas de présomption de dommages en faveur de la victime. Celle-ci doit néanmoins prouver son préjudice.

[73]           Pour évaluer le préjudice subi en matière de diffamation, plusieurs éléments doivent être considérés[23] :

      La gravité intrinsèque de l’acte;

      L’intention de l’auteur

      L’importance de la diffusion;

      La condition des parties;

      La portée de la diffamation sur la victime et ses proches;

      La durée de l’atteinte et de ses effets;

      La contribution de la victime par sa conduite;

      Les circonstances extérieures, qui de toute façon et indépendamment de l’acte fautif, constitue des causes probables du préjudice allégué ou de partie de ce préjudice.

 

[74]           Combien vaut le fait d’avoir sa réputation atteinte par les propos émis par le défendeur sur les réseaux sociaux? 

[75]           Les propos émis dans ces vidéos sont graves, particulièrement en regard des qualificatifs attribués au demandeur. Le Tribunal a déjà conclu au caractère intentionnel du défendeur, de nuire aux demandeurs. 

[76]           Soulignons également qu’en aucun temps, le défendeur n’a formulé d’excuse aux demandeurs, bien qu’il ait reconnu en cours d’instruction, ne pas avoir commis le bon geste, en publiant ces vidéos et que c’est la raison pour laquelle il les a retirées.  Mais rappelons par ailleurs, qu’il a aussi tenté de démontrer la véracité de ses propos, pour les justifier.  

[77]           Si le défendeur a tenté d’atténuer la portée de la diffusion en démontrant qu’elles ne furent en ligne que durant 19 jours et que les demandeurs et leur couple d’amis ont chacun pu visionner les vidéos à deux ou trois reprises, il demeure que ces vidéos ont été « vues » plus de 5 400 fois chacune[24].  La première des trois vidéos fut partagée 18 fois et les deux autres, 14 fois chacune. Et la preuve permet de déterminer, au-delà de ses 80 abonnés, que des personnes inconnues du défendeur ont accès à son profil TikTok et peuvent consulter ses publications[25].

[78]           Qu’en est-il du téléchargements de ces vidéos?  On sait que les demandeurs ont pu le faire.  C’est ce qui leur a permis d’en faire la preuve.  Mais d’autres l’ont-ils également fait?  La preuve ne permet pas de le déterminer, ni leur identité ou leur géolocalisation, pas plus que le nombre exact de personnes ayant vu les vidéos puisqu’elles pouvaient les visionner plus d’une fois. Toutefois, il est de commune renommée qu’une fois une information ou un commentaire est publié sur les réseaux sociaux, il échappe au contrôle de son auteur. 

[79]           Au chapitre des dommages compensatoires, les demandeurs réclament une somme de 40 000 $.  Il s’agit de dommages de nature non pécuniaire, en compensation des dommages moraux qu’ils ont subis.

[80]           Il est toujours difficile d’évaluer les dommages en matière de diffamation.  Cet exercice comporte une évaluation approximative qui fait appel à une certaine discrétion judiciaire. Mais tel que le soulignait cette Cour, dans l’affaire Awada c. Magnan :

« il faut garder à l’esprit qu’un montant insignifiant équivaut à s’approprier le droit de diffamer contre le versement de dommages.  La condamnation doit servir à compenser la victime du tort qui lui a été causé et décourager ceux qui seraient tentés d’utiliser de tels procédés. »[26]

[81]           Le Tribunal a déjà fait état de l’impact de ces vidéos sur les demandeurs, ainsi que de la condition de la demanderesse, au printemps 2020.

[82]           Les demandeurs ont vécu bien plus qu’un sentiment de tristesse ou d’humiliation ou encore d’agacement de ne pas contrôler ce qui se dit sur eux[27]. Ils ont subi une « blessure profonde à l’âme »[28].  Plusieurs aspects de leur vie s’en sont trouvés affectés.

[83]           Dans l’affaire Bernèche c. Vaillancourt[29], des dommages moraux de 5 000 $, et des dommages punitifs au même montant furent accordés pour une publication diffamatoire lue à 2 612 occasions et pour une seconde publication lue à 373 occasions.  Dans l’affaire Salon Karo Pro Koiffe c. Lafferrière[30], l’indemnité pour dommages moraux fut établie à 4 000 $, pour une publication diffamatoire sur Facebook ayant fait l’objet de 466 commentaires et de 108 partages.

[84]           Dans ce contexte et vu le grand nombre de « vues » des vidéo publiées et l’impact important qu’elles ont eu sur les demandeurs, le Tribunal établit les dommages compensatoires à 14 000 $, soit 7 000 $ pour chaque demandeur.

3.7 Dommages punitifs

[85]           Pour que des dommages punitifs soient accordés, il faut une atteinte intentionnelle et illicite, tel que le requiert le second alinéa de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne. Il y aura une telle atteint illicite et intentionnelle :

« lorsque l’auteur de l’atteinte illicite a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive, ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduire engendrera. Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. Ainsi, l’insouciance dont fait preuve un individu quant aux conséquences de ces actifs fautifs, si déréglée et téméraire soit-elle, ne satisfera pas, à elle seule, à ce critère. »[31]

[86]           Ici, la preuve démontre qu’en publiant ces trois vidéos, le défendeur avait l’intention non pas de dénoncer une situation qu’il qualifiait d’injuste, comme il le plaide, mais d’entacher la réputation des demandeurs.  Aucune des affirmations diffamatoires n’est en lien avec la rupture de contacts entre la demanderesse et les membres de sa famille.  Rappelons que dans la troisième vidéo, il indique son intention : « pour qu’il y ait beaucoup de monde qui sache qui sont ces deux personnes là et le mal qu’ils ont fait » et afin que les gens se méfient d’eux. 

[87]           Il y a donc eu atteinte illicite et intentionnelle à un droit protégé par la Charte, en l’occurrence celui relatif à la dignité, à l’honneur et à la réputation, prévu à l’article 4.

3.7.1 Évaluation des dommages punitifs

 

[88]           Le défendeur occupe un emploi à plein temps, lui procurant un revenu annuel brut de l’ordre de 36 400 $. Il possède quelques biens, et réside chez ses parents et leur paie à ce titre, 250 $ par mois, incluant l’épicerie.  Au moment de l’instruction, il ne lui restait qu’un versement à effectuer pour acquitter le solde d’un emprunt.

 

[89]           Compte tenu des critères édictés à l’article 1621 C.c.Q. pour l’octroi de dommages punitifs et que l’objectif de ces dommages est de marquer la désapprobation particulière de la conduite visée, soit de punir et de dissuader, le Tribunal les établit à 2 000 $, soit 1000$ pour chacun des demandeurs.

[90]           Compte tenu du montant déjà accordé à titre de dommages compensatoires, le Tribunal estime, que cette somme devrait faire réaliser au défendeur que les réseaux sociaux ne sont pas une plateforme où l'on peut émettre des propos diffamatoires sans encourir de conséquences. Une telle condamnation devrait avoir un effet dissuasif tant à l'égard du défendeur que de toute autre personne tentée de l'imiter.

3.8 L’injonction

 

[91]           Outre le retrait des publications diffamatoires, les demandeurs recherchent également une conclusion contre le défendeur afin qu’il cesse et s’abstienne de propager des propos diffamatoires à leur endroit, ciblant divers médias, incluant les médias sociaux.

[92]           Tel que le rappelait cette Cour dans l’affaire Rosenberg[32], l’injonction est un remède exceptionnel et ne peut se limiter à interdire de façon générale des propos diffamatoires :

 « Seuls des propos diffamatoires précis peuvent en principe faire l’objet d’une telle ordonnance. Cela s’explique parce qu’une une fois l’Ordonnance émise, la violation de cette dernière sera sanctionnée par un outrage au Tribunal et que la précision est de mise en semblable matière vu la nature d’une telle procédure »[33]. 

 

[93]           Une ordonnance d’injonction doit être susceptible d’exécution. Or, les conclusions recherchées visant la cessation et l’abstention de diffamer les demandeurs sont trop larges.  Dans ce contexte, et vu le retrait des vidéos par le défendeur, avant même d’avoir reçu une mise en demeure, une ordonnance d’injonction n’est plus nécessaire aujourd’hui pour empêcher que ne soit causé aux demandeurs un tort irréparable. Le Tribunal n’est pas convaincu que les effets bénéfiques d’une telle ordonnance puissent surpasser ses effets préjudiciables pour le défendeur.

[94]           C’est pourquoi le Tribunal ne fera pas droit à l’ordonnance recherchée.  Le défendeur ne doit toutefois pas y voir une quelconque forme de cautionnement de ses actions, lesquelles furent par ailleurs sanctionnées par l’octroi de dommages.  Le Tribunal l’invite donc à la prudence avant de diffuser publiquement des propos.

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[95]           ACCUEILLE en partie la demande;

[96]           CONDAMNE le défendeur à payer aux demandeurs, la somme de 14 000 $ (7 000 $ chacun), avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter du 10 mai 2021, date de l’assignation;

[97]           CONDAMNE le défendeur à payer aux demandeurs, la somme de 2 000 $ (1 000 $ chacun) à titre de dommages punitifs, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter du 10 mai 2021, date de l’assignation;

[98]           LE TOUT, avec frais de justice contre le défendeur.

 

 

 

__________________________________

ISABELLE BRETON, J.C.S.

 

Me Josée Therrien

VERREAU DUFRESNE AVOCATS

Avocate des demandeurs

 

M. Alexandre Turcotte

GROUPE RMB INC.

Avocat du défendeur

 

Dates d’audience :

 

 11 et 12 avril 2022

 


[1] Pièce D-2, pages 1 à 6

[2] Pièce D-2, pages 7 à 10

[3] Clonazepam, pièce P-9

[4] Pièce P-1

[5] Pièce P-6.1

[6] Pièce P-11

[7] Pièces P-2 à P-4

[8] Pièce P-8

[9] Pièce P-7

[10]Pièce P-10

[11] Prud’homme c.  Prud’homme, 2002 CSC 85, par. 32-33; Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR, 2011 CSC 9, par. 22

[12] Société Radio-Canada c. Radio Sept-Iles, (1994) R.J.Q. 1811, p.15.

[13] Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR,  préc., note 11, par. 26

[14] Prud’homme, préc. note 11, par. 35

[15] Id., par.36

[16] Id., par. 33

[17] Pièce D-1

[18] Id., photos 5 à 8

[19] Id., photo 1

[20] Id., photos 2 à 4 et témoignage de la demanderesse

[21] Pièces P-13 et P-14

[22] Lapierre c. Sormany, 2012 QCCS 4190, par.120

[23] 9080-5128 Québec inc. c. Morin-Ogilvy, 2012 QCCS 1464; Graf c. Duhaime, 2003 CanLII 54143, par. 263;

[24] 6014 fois pour la partie 1, 5400 fois pour la partie 2 et 6709 fois pour la partie 3 (Pièces P-2, P-3, P-4 et P-6 et P-6.1)

[25] Le défendeur ayant témoigné d’un échange avec un internaute dont il ne connait pas l’identité au-delà de son pseudo, sur son compte. 

[26] 2018 QCCS 3023, par. 258

[27]  Rosenberg c. Lacerte, 2013 QCCS 6286, par. 207, 424

[28] Corriveau c. Canoë, 2010 QCCS 3396, par. 84

[29] 2017 QCCS 359

[30]  2019 QCCS 4352

[31]Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, 1996 CanLII 172 (CSC)

[32] Rosenberg c. Lacerte, préc., note 26

[33] Id., par. 222

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