Teasdale c. Lac-Tremblant-Nord (Municipalité de) |
2016 QCCS 854 |
JG2593 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
TERREBONNE |
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N° : |
700-17-012017-157 |
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DATE : |
Le 26 février 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
SERGE GAUDET, j.c.s. |
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ANDRÉ TEASDALE ANDRÉ SICOTTE TEASDALE CLAIRE SICOTTE CONNOR O’BRIEN DENIS GERVAIS LUC GERVAIS SOPHIE SICOTTE TEASDALE LES INVESTISSEMENTS BURCASS (CANADA) LTÉE PLACEMENTS ANDRÉ TEASDALE INC. GUY DÉOM |
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Demandeurs-Intimés |
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c. |
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MUNICIPALITÉ DE LAC-TREMBLANT-NORD |
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Défenderesse-Requérante |
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SOCIÉTÉ EN COMMANDITE LES ASSOCIÉS DU MONT-ROYAL STEPHEN BRONFMAN BRYAN OSBORN PLACEMENTS B.M. OSBORN INC. ALAN P. ROSSY INVESTISSEMENTS COPLEY INC. SUCCESSION JOSEPH KUCHAR |
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Défendeurs-Requérants |
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et |
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BERNARD LORANGER DANIEL LABRECQUE et LISE LABERGE SUCCESSION EILEN ALICE MARSHALL HUGH SCOTT et PAULE OUIMET SHERRILL DIANE JONES DONALD TAYLOR et LEIGH MACKENZIE SMITH TAYLOR PLACEMENTS ROVI LTÉE WENDA GIBSON 2426-7296 QUÉBEC INC. CENTRE MÉDICAL MÉTRO ST-MICHEL INC. SUSAN SPROULE JOHN KENRICK SPROULE CARTER-FRASER ENTERPRISES INC. JUNE PATRICIA LAING Défendeurs |
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC VILLE DE MONT-TREMBLANT Mis en cause ______________________________________________________________________ |
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JUGEMENT (requêtes en rejet pour absence de fondement juridique) |
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[1] Le soussigné, à qui le juge en chef a confié la gestion particulière du présent dossier, est saisi de deux requêtes en irrecevabilité pour absence de fondement juridique à l’encontre de la requête introductive d’instance par laquelle les demandeurs, dont les terrains ne sont accessibles que par voie navigable, réclament des défendeurs un droit de passage afin d’obtenir un accès terrestre à leur fonds.
[2] Les demandeurs sont propriétaires de fonds riverains situés dans la municipalité de Lac-Tremblant-Nord. Ces fonds sont bordés, d’une part, par le lac Tremblant, et d’autre part, par le Parc national du Mont-Tremblant.
[3] Ils doivent accéder à leurs terrains par bateau en utilisant le lac Tremblant, car il n’y a pas d’accès terrestre.
[4] Alléguant que l’accès à leur fonds par le lac est impossible en période de gel et de dégel, ou encore périlleux, insuffisant, difficile ou impraticable, compte tenu des longues distances à parcourir et des conditions climatiques parfois difficiles sur ce plan d’eau, les demandeurs réclament des défendeurs un droit de passage (s’étendant sur plusieurs kilomètres) qui permettrait de relier leur fonds à la voie publique par voie terrestre.
[5]
Ils se fondent à cet égard sur l’article
Le propriétaire dont le fonds est enclavé, soit qu’il n’ait aucune issue sur la voie publique, soit que l’issue soit insuffisante, difficile ou impraticable, peut, si on refuse de lui accorder une servitude ou un autre mode d’accès, exiger de l’un de ses voisins qu’il lui fournisse le passage nécessaire à l’utilisation et à l’exploitation de son fonds.
Il paie alors une indemnité proportionnelle au préjudice qu’il peut causer.
[6] La réglementation de la municipalité de Lac-Tremblant-Nord (« la Municipalité ») empêche cependant la construction de chemin à moins de 244 mètres de la rive du lac Tremblant[1].
[7] En raison de la configuration des lieux, il est impossible de respecter cette distance de 244 mètres tout en procurant aux demandeurs le droit de passage qu’ils réclament[2].
[8] En outre, depuis 2006, la réglementation de la Municipalité ne permet pas les accès véhiculaires sur les terrains eux-mêmes[3].
[9] Les demandeurs requièrent donc que les dispositions de ces règlements municipaux, qui ont pour effet pratique de leur nier le droit de passage réclamé, soient déclarées inapplicables ou inopposables à leur égard[4].
[10] Les demandeurs invoquent que si ces règlements leur étaient appliqués, cela aurait pour effet de maintenir leurs fonds dans une situation d’enclave, ce qui serait injuste, excessif, discriminatoire et constituerait une expropriation déguisée, notamment de leur droit d’obtenir un droit de passage selon ce que prévoit l’article 997 C.c.Q[5].
[11] En raison de ces conclusions visant à faire déclarer les règlements inapplicables ou inopposables à leur égard, la Municipalité est l’une des parties défenderesses.
[12] La Municipalité a présenté une requête en irrecevabilité à l’encontre du recours entrepris[6]. Certains défendeurs ont fait la même chose[7], invoquant essentiellement les mêmes arguments.
[13] Les défendeurs-requérants[8] prétendent que le recours des demandeurs ne serait pas fondé en droit, supposé même que les allégations soient tenues pour avérées, pour les motifs suivants :
a) les demandeurs n’ont pas attaqué les règlements municipaux en cause dans un délai raisonnable;
b) les motifs soulevés par les demandeurs pour conclure à l’inapplicabilité et à l’inopposabilité de ces règlements ne sont pas fondés en droit.
[14] Plus précisément, quant au premier point, les défendeurs-requérants invoquent que le règlement qui interdit la construction d’un chemin situé à moins de 244 mètres de la rive du lac existe depuis 1995 et que le règlement qui a aboli la possibilité d’aménager des accès véhiculaires a été édicté en 2006. Plusieurs années se sont donc écoulées depuis l’adoption de ces règlements. Les défendeurs-requérants en concluent que les demandeurs n’ont pas agi dans un délai raisonnable pour attaquer ces règlements et que, pour cette raison, leur recours doit nécessairement échouer.
[15] Quant
au second point, les défendeurs-requérants invoquent que les règlements
municipaux en cause ont préséance sur l’article
[16] De leur côté, les demandeurs rétorquent qu’ils ne demandent pas l’annulation des règlements en cause mais plutôt une déclaration que ceux-ci sont inapplicables ou inopposables à leur égard et que la question du délai raisonnable doit alors être évaluée avec plus de souplesse. Invoquant à cet égard l’historique procédural complexe du présent dossier[9], ainsi que l’historique de l’adoption des règlements en cause, ils en concluent que leur délai pour agir n’est pas déraisonnable et que leur recours ne peut pas être déclaré irrecevable pour cette raison[10].
[17] Les
demandeurs invoquent également que le droit au désenclavement prévu à l’art.
[18] Les principes devant gouverner le Tribunal en matière d’irrecevabilité pour absence de fondement juridique sont bien connus.
[19] Le juge doit tenir les allégations pour avérées. Il ne doit pas supputer les chances de succès du demandeur mais simplement se demander si les allégations, en les supposant prouvées, seraient susceptibles de donner lieu aux conclusions recherchées. En cas de doute à cet égard, le juge doit laisser la chance au coureur et laisser la demande procéder au mérite. En effet, il ne s’agit pas de mettre prématurément fin au litige, mais plutôt de s’assurer qu’en droit les conclusions recherchées par le demandeur sont solidaires des allégations qu’il formule. Ainsi, le juge saisi d’une telle requête en irrecevabilité doit se montrer prudent et laisser le juge du fond décider du sort du litige à la lumière de l’ensemble de la preuve qu’apporteront les parties, sauf lorsque l’irrecevabilité du recours apparaîtra clairement à la face même de la procédure, en supposant les allégations avérées. En revanche, le juge ne peut rejeter une requête en irrecevabilité au seul motif que la question juridique soulevée est nouvelle, complexe ou difficile[12].
[20] En
l’espèce, bien que les défendeurs nient que les fonds des demandeurs soient
enclavés, la question de savoir si les critères mentionnés à l’article
[21] Les
défendeurs-requérants prétendent cependant que, même en tenant pour acquis que
les fonds des demandeurs sont enclavés, leur demande est irrecevable en droit,
en raison du fait que la réglementation de la Municipalité interdit d’établir
le droit de passage qu’ils réclament. Or, selon eux, cette réglementation est
valide et a préséance sur le droit prévu à l’art.
[22] À l’inverse, pour les demandeurs, le droit du propriétaire d’un fonds enclavé d’exiger un droit de passage lui donnant accès à la voie publique est un droit fondamental, d’ordre public, qui ne saurait être mis en échec par l’application de règlements municipaux, d’où leur demande que les règlements municipaux en cause soient déclarés inapplicables.
[23] Cela
soulève une question fondamentale : est-ce que la réglementation
municipale qui interdit l’aménagement du droit de passage réclamé l’emporte sur
le droit prévu à l’art.
[24] Comme on le verra, la réponse à cette question rend inutile un examen approfondi des autres arguments soulevés par les défendeurs-requérants.
a)
La
réglementation municipale en cause a-t-elle préséance sur l’art.
[25] Les
défendeurs-requérants prétendent que les règlements municipaux en cause ont
préséance sur l’art.
Même si le C.c.Q. est une loi majeure et distinctive, il ne prime pas sur d’autres lois. Au contraire, son statut de droit commun implique nécessairement qu’il est subordonné aux lois spécifiques, y compris la législation municipale[13].
[26] Soulignons immédiatement que ce raisonnement repose sur un glissement conceptuel subtil, mais fondamental. En effet, les défendeurs-requérants, partant du principe que les lois particulières peuvent déroger au Code civil, en concluent que la « législation municipale » peut déroger au Code civil. Autrement dit, ce ne sont pas seulement les lois du domaine municipal qui peuvent déroger au Code civil, mais également les règlements municipaux (ce que les défendeurs-requérants appellent commodément de la « législation » municipale). Or, précisément, la réglementation municipale n’est pas de la législation en tant que telle : il s’agit plutôt de législation déléguée, laquelle est hiérarchiquement inférieure à la véritable législation, c.-à-d. les lois ayant été adoptées par l’Assemblée nationale.
[27] La question n’est donc pas de savoir si les lois particulières, incluant les lois du domaine municipal, peuvent déroger au Code civil et l’emporter sur ce dernier, mais plutôt de savoir si la réglementation municipale peut avoir un tel effet.
[28] Les défendeurs-requérants sont d’avis que tel est le cas. Ils se fondent essentiellement sur un passage d’un texte de 1995 du professeur Jacques L’Heureux, où ce dernier, partant du principe que les lois particulières l’emportent sur le Code civil, se demande si les règlements municipaux adoptés en vertu d’une loi particulière ont aussi préséance sur les dispositions du Code civil. Il écrit :
Une autre ambiguïté importante demeure. On peut se demander, effectivement, si la priorité accordée aux lois particulières sur le Code civil vaut aussi pour les règlements adoptés en vertu de telles lois. À notre avis, une disposition réglementaire adoptée en vertu d'une telle loi l'emporte sur une disposition du Code civil lorsque la solution contraire aurait pour effet de nier le pouvoir donné dans la loi particulière. Nier ce pouvoir reviendrait, en effet, à donner priorité au Code civil sur la loi particulière. Ainsi, une disposition d'un règlement de zonage adopté conformément aux pouvoirs donnés par la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme l'emporte sur une disposition du Code civil portant sur le même point, sur les vues sur le fonds voisin par exemple, lorsqu'elle est plus sévère que celle-ci, car le pouvoir donné par cette loi ne pourrait jamais être exercé s'il en était autrement.
[29] Or, cet extrait n’est pas sans comporter une certaine ambiguïté. Si le professeur L'Heureux se limite à dire que la réglementation municipale peut ajouter au Code en prévoyant des normes plus sévères, comme semble d'ailleurs l'indiquer l'exemple qu'il donne, il n'y a pas de difficultés. On verra que c'est là un des principes qui découlent de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Spraytech c. Hudson (Ville de)[14]. Si cependant, il faut comprendre de ce passage qu'un règlement municipal a nécessairement préséance sur le Code civil, du seul fait qu'il a été adopté en vertu d'une loi particulière, comme le suggèrent les défendeurs-requérants, alors le Tribunal n'est pas d'accord.
[30] En effet, cela entrerait en contradiction avec un principe fondamental du droit administratif selon lequel un règlement est subordonné, non seulement à la loi qui autorise son adoption (la loi habilitante), mais aussi aux autres lois[15]. Il est normal qu’il en soit ainsi dans la mesure où le règlement, à titre de législation déléguée, ne devrait pas avoir pour effet de contrecarrer les lois. On peut en effet penser que les normes adoptées par le législateur lui-même ont préséance sur celles adoptées par les organismes qu’il crée, telles que les municipalités, à qui le législateur a confié des pouvoirs normatifs délégués, et donc en principe, subordonnés.
[31] Ainsi, dans la hiérarchie des normes juridiques, la loi a préséance sur le règlement (sauf dans les cas exceptionnels où la loi habilitante confère expressément ou par implication nécessaire à un règlement le pouvoir de déroger à la loi[16]).
[32] Ce principe est d’ailleurs confirmé par le législateur lui-même à la Loi sur les compétences municipales (« LCM »). Cette loi, adoptée en 2005, confère aux municipalités de vastes pouvoirs réglementaires, lesquels doivent être interprétés de manière à permettre aux municipalités de répondre aux besoins municipaux, au fur et à mesure que ceux-ci évoluent, dans l’intérêt de leur population[17]. Or, l’article 3 LCM établit clairement le principe que la réglementation municipale est subordonnée aux lois (et même à certains types de règlements) :
Toute disposition d’un règlement d’une municipalité adopté en vertu de la présente loi, inconciliable avec celle d’une loi ou d’un règlement du gouvernement ou d’un de ses ministres, est inopérante.
[33] Mis devant cette difficulté, qui bat en brèche la prémisse même de leur argumentation, les défendeurs-requérants suggèrent que le principe prévu à l’article 3 LCM s’applique aux lois particulières mais pas au Code civil. Ainsi, un règlement municipal qui serait inconciliable avec une loi particulière quelconque sera inopérant, mais il ne le sera pas s’il entre en conflit avec une disposition du Code civil.
[34] Le Tribunal ne peut retenir cette interprétation.
[35] De toute évidence, le Code civil est une loi du Québec, ayant été adopté en 1992 par l’Assemblée nationale. Or, le texte de l’article 3 LCM ne fait aucune distinction entre le Code civil et les autres lois du Québec. Non seulement l’interprétation que suggèrent les défendeurs-requérants ajoute au texte de l’article 3 LCM, en établissant une distinction que cette disposition ne contient pas, mais elle est en outre contraire à la Loi d’interprétation qui édicte que le mot « loi », sans autre qualificatif, vise les « actes, statuts ou lois du Parlement »[18], ce qui, manifestement, inclut le Code civil du Québec.
[36] Au surplus, l’interprétation suggérée par les défendeurs-requérants suppose que le législateur, lorsqu’il a adopté l’article 3 LCM, aurait en quelque sorte oublié de mentionner que le principe alors établi ne viserait pas le Code civil. Or, le Tribunal ne peut accepter l’idée que le législateur québécois, lorsqu’il a adopté l’art. 3 LCM, aurait omis de penser à exclure une loi aussi importante, voire fondamentale[19], que le Code civil du Québec. Le Tribunal en conclut que le législateur n’avait pas une telle intention et que le principe établi à l’art. 3 LCM, comme son texte l’indique, vise toutes les lois du Québec, incluant le Code civil.
[37] Les défendeurs-requérants invoquent également que l’article 3 de la LCM serait inapplicable, au motif que les règlements en cause n’auraient pas été adoptés en vertu de la LCM, mais plutôt en vertu de la Loi sur l’aménagement et urbanisme (« LAU »).
[38] Cependant, dans la mesure où l’art. 3 LCM n’est pas une exception, mais plutôt une codification du principe voulant que les règlements municipaux soient subordonnés aux lois, il importe peu de savoir en vertu de quelle loi les règlements en cause ont été adoptés. Que ce soit en vertu de la LCM ou de la LAU, les règlements adoptés par une municipalité sont en principe inopérants s’ils sont inconciliables avec une loi provinciale valide.
[39] C’est d’ailleurs ce que nous enseigne la Cour suprême du Canada.
[40] Dans l’arrêt Spraytech, Société d’arrosage c. Ville de Hudson[20], la Cour suprême a effectivement confirmé le principe général voulant que, de la même manière que les lois provinciales sont inopérantes lorsqu’elles entrent en conflit avec une loi fédérale valide, les règlements municipaux sont eux-mêmes inopérants lorsqu’ils entrent en conflit avec une loi provinciale valide.
[41] Pour que cette doctrine de la prépondérance de la norme hiérarchiquement supérieure soit applicable, il doit cependant y avoir, selon la Cour suprême, un « conflit réel et direct » entre les deux dispositions, en ce sens que « l’un des textes impose ce que l’autre interdit ». S’il est possible de se conformer aux deux textes, alors il n’y a pas de conflit direct et les deux textes doivent être respectés car ils n’entrent pas en conflit. Ainsi, lorsqu’un règlement municipal adopte une norme plus exigeante que ne le fait une loi provinciale qui traite du même sujet, il est possible de respecter les deux textes en satisfaisant au critère le plus strict.
[42] Le critère à satisfaire est donc l’impossibilité de respecter en même temps les deux normes. La Cour suprême cite à cet égard avec approbation un extrait de la décision de la Cour supérieure dans Huot c. St-Jérôme (Ville de)[21], où il est écrit :
[P]our qu’un règlement municipal soit incompatible avec une loi provinciale (ou une loi provinciale avec une loi fédérale), il faut d’abord que les deux touchent des sujets similaires et qu’ensuite, qu’un citoyen, pour obéir à l’une doive enfreindre l’autre »[22].
[43] Or, ce critère est satisfait en l’espèce : les textes en cause sont directement en conflit puisqu’il est impossible de respecter à la fois l’un et l’autre.
[44] En effet, le propriétaire du fonds enclavé est en droit d’exiger qu’on lui fournisse un droit de passage, alors que la réglementation municipale interdit de le lui fournir. Il y a donc conflit direct : on ne peut à la fois avoir le droit d’exiger quelque chose qu’il nous est par ailleurs interdit d’obtenir.
[45] Le
conflit est encore plus évident si l’on se place du point de vue du voisin qui
doit fournir le droit de passage. Ce dernier, en effet, aux termes du Code
civil, est tenu de fournir au propriétaire enclavé un droit de passage.
Or, si, comme en l’espèce, la réglementation municipale lui interdit d’aménager
un tel droit de passage, le voisin est alors confronté à deux règles
parfaitement inconciliables : l’art.
[46] Le
conflit entre les deux normes est donc réel et direct. Puisqu’ils entrent ainsi
en conflit avec une loi provinciale valide (c’est-à-dire l’art.
[47] La
prépondérance du droit prévu à l’art.
Toute municipalité locale peut réglementer l'accès à une voie publique.
Une disposition réglementaire adoptée en vertu du présent article ne doit pas avoir pour effet d'enclaver un immeuble ou de ne laisser accès, à partir de cet immeuble, qu'à une voie publique située sur le territoire d'une autre municipalité, ni de rendre inopérante ou de diminuer l'effet d'une servitude de non-accès acquise par le ministre des Transports, sans l'autorisation de ce dernier.
(Nous soulignons)
[48] Cela démontre assez clairement que, pour le législateur le droit du propriétaire d’un fonds à ce que celui-ci ne soit pas enclavé a préséance sur la réglementation municipale.
[49] Dans
le même esprit, la Cour d’appel, dans Blackwell c. Barkmere (Ville de) [24],
tout en indiquant que l’article
[50] Ainsi, en l’espèce, que l’on applique les principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Spraytech ou ceux établis par l’art. 3 LCM, on aboutit au même résultat, soit que l’existence des règlements municipaux en cause ne saurait en elle-même faire échec au droit de passage réclamé, si tant est que les fonds des demandeurs soient effectivement enclavés, question qui devra évidemment être déterminée par le juge du fond à la lumière de la preuve.
[51] Cette conclusion suffit à trancher le débat sur l’irrecevabilité du recours entrepris puisque, dans ce contexte, les autres arguments soulevés par les défendeurs-requérants ne sont pas à même de rendre la demande irrecevable.
[52] Il n’est cependant pas inutile de traiter brièvement de ceux-ci.
b) Les autres motifs invoqués par les défendeurs-requérants
[53]
La question du délai à invoquer la nullité ou l’inopposabilité des
règlements n’a aucune pertinence dans le cas d’un conflit opérationnel entre
l’art.
[54] En effet, le caractère inopérant des règlements, advenant qu’il y ait enclave, ne découlerait pas de l’exercice par le Tribunal de son pouvoir discrétionnaire de surveillance[25], mais plutôt de l’application du principe de la prépondérance d’une loi provinciale valide face à un règlement municipal qui entre directement en conflit avec elle. Or, un règlement inconciliable avec une loi provinciale ne cesse pas de l’être, et ne devient pas opérationnel, au motif que le demandeur aurait tardé à invoquer l’incompatibilité des deux normes.
[55] Le Tribunal ne connait aucun principe, aucune règle qui exige que la doctrine de la prépondérance soit plaidée dans un délai raisonnable. En effet, il y a incompatibilité des normes ou il n’y en a pas. Il ne s’agit pas là d’une affaire relevant de la discrétion judiciaire. Puisque l’application de cette doctrine ne dépend aucunement d’un pouvoir discrétionnaire de la Cour, mais est strictement tributaire du conflit qui existe entre deux normes juridiques hiérarchisées ─ conflit qui existe tant que les normes en cause sont en vigueur ─, la notion même d’un délai pour l’invoquer n’a guère de sens.
[56] De toute manière, à supposer même que les demandeurs soient tenus d’entreprendre leur recours à l’intérieur d’un délai raisonnable, la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, cette condition est satisfaite en est une qui dépend des faits qui seront mis en preuve, notamment eu égard à l’historique du présent dossier et à l’adoption des règlements en cause.
[57] A la lumière des allégations des demandeurs à cet égard, le Tribunal ne peut conclure, à ce stade, que le délai pour entreprendre le recours est clairement et manifestement déraisonnable. En cette matière, fondée sur l’exercice de la discrétion judiciaire, tout est tributaire du contexte[26]. Ce sera au juge du fond d’en décider à la lumière de la preuve, si tant est, répétons-le, que cela soit une condition pour obtenir une déclaration d’inapplicabilité des dispositions règlementaires en cause.
[58] De la même manière, les questions liées à l’inopposabilité des règlements en cause ne peuvent avoir pour effet de rendre irrecevable le recours des demandeurs. Les défendeurs-requérants prétendent qu’à leur face même les motifs d’inopposabilité invoqués par les demandeurs ne sont pas fondés en droit.
[59] Le Tribunal souligne cependant que plusieurs de ces questions soulèvent des questions mixtes de faits et de droit.
[60] Or, selon le Tribunal, les allégations qui se trouvent à la requête introductive d’instance à l’effet que les dispositions réglementaires en cause sont excessives ou discriminatoires ou encore constituent une expropriation déguisée du droit d’obtenir un passage terrestre sont suffisantes pour que ces questions puissent faire l’objet d’une preuve et d’une décision au fond. Ce sont encore là des questions dont l’application concrète dépend largement du contexte et des faits qui seront mis en preuve.
[61] Certes, le fardeau des demandeurs, quant à certaines, peut s’avérer assez lourd à satisfaire, mais il n’est pas évident ou manifeste que ces questions seraient nécessairement résolues en faveur des défendeurs, compte tenu des allégations qui se trouvent à la demande.
[62] Cela dit, même en tenant pour acquis que les règlements en cause soient valides, dûment adoptés pour des motifs légitimes, qu’ils ne soient ni déraisonnables ou excessifs, ni discriminatoires, qu’ils n’aient pas pour effet d’exproprier indirectement les demandeurs de leur droit à obtenir un passage (questions à l’égard desquelles le Tribunal ne se prononce pas), rien de cela n’aurait pour effet de rendre le recours des demandeurs irrecevable en droit.
[63] En
effet, en raison même du fait qu’ils entrent directement en conflit avec le
droit au désenclavement prévu à l’article
[64] Il faut donc en conclure que le recours des demandeurs pour obtenir un droit de passage n’est pas irrecevable en droit.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[65] Rejette la Requête en irrecevabilité de la défenderesse requérante Municipalité de Lac-Tremblant-Nord;
[66] Rejette la Requête en rejet pour absence de fondement juridique des autres défendeurs-requérants.
[67] LE TOUT, avec les frais de justice.
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__________________________________ Serge Gaudet, j.c.s. |
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Me Carl-Éric Therrien |
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Morency, société d’avocats |
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Procureurs des demandeurs / Intimés |
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Me Nicolas Rodrigo Me Michael Lubetsky Me Jean Teboul |
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davies ward phillips & vineberg |
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Procureurs des défendeurs |
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Me Louis Béland |
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Dufresne Hébert Comeau |
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Procureurs de la défenderesse Municipalité de Lac-Tremblant-Nord |
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Me Pierre R. Latulippe |
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Bernard Roy (Justice Québec) |
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Procureurs du mis en cause/Mis en cause Procureur général du Québec |
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Date d’audience : |
27 janvier 2016 |
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[1] Règlement 53-95, adopté en 1995 et remplacé en 2013 par le Règlement 2013-004.
[2] Cf. par. 50 et 51 de la Requête introductive d’instance.
[3] Règlement 2006-007.
[4] Par. 67 et suiv. de la Requête introductive d’instance et conclusions recherchées.
[5] Idem.
[6] Requête en irrecevabilité de la défenderesse requérante Municipalité Lac-Tremblant-Nord du 23 décembre 2015.
[7] Requête en rejet pour absence de fondement juridique, datée également du 23 décembre 2015 et présentée par les défendeurs-requérants.
[8] La Municipalité et les défendeurs qui ont présenté une requête en rejet sont ci-après désignés comme étant les « défendeurs-requérants »
[9]
Le présent dossier est le second essai des demandeurs. Ils avaient entrepris
un recours similaire qui a donné lieu à deux jugements de la Cour supérieure,
après plusieurs années de débats, jugements qui ont cependant été mis de côté
par la Cour d’appel en 2014, pour des motifs d’ordre procédural, sans que la
question de fond ne soit réglée (
[10] Cf. par. 90 et suiv. de la Requête introductive d’instance.
[11] Par. 81 et suiv. de la Requête introductive d’instance.
[12]
Canada c. Confédération des syndicats nationaux,
[13] Notes et autorités des défendeurs-requérants, par. 82 (nous soulignons).
[14] Cf. infra, par. 41 et suiv. En un tel cas, il n’y a pas de conflit direct entre les deux normes, et elles sont alors toutes deux opérantes.
[15]
Voir : Latour c. Cité de St-Jérôme,
[16] R. Dussault et L. Borgeat, Traité de droit administratif, précité, p. 525 et suiv.
[17] Art. 2 LCM.
[18]
Art.
[19] La disposition préliminaire du Code civil du Québec établit le caractère fondamental de celui-ci, au sens propre du terme, puisque le Code civil du Québec «constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au Code ou y déroger».
[20] [2001] 2 R.C.S. 241.
[21] J. E. 93-1052.
[22] [2001] 2 R.C.S. 241, au par. 38.
[23]
Cf. Gaucher c. Lac-Tremblant-Nord (Municipalité de),
[24]
[25]
Thériault c. Gatineau (Ville de),
[26]
Voir : Thériault c. Gatineau (Ville de), précitée; 9133-5331
Québec inc. c. Terrebonne (Ville de)
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