Décision

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Teasdale c. Lac-Tremblant-Nord (Municipalité de)

2016 QCCS 854

 

JG2593

 
COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

TERREBONNE

 

N° :

700-17-012017-157

 

 

 

DATE :

Le 26 février 2016

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

 L’HONORABLE

SERGE GAUDET, j.c.s.

______________________________________________________________________

 

ANDRÉ TEASDALE

ANDRÉ SICOTTE TEASDALE

CLAIRE SICOTTE

CONNOR O’BRIEN

DENIS GERVAIS

LUC GERVAIS

SOPHIE SICOTTE TEASDALE

LES INVESTISSEMENTS BURCASS (CANADA) LTÉE

PLACEMENTS ANDRÉ TEASDALE INC.

GUY DÉOM

Demandeurs-Intimés

 

c.

MUNICIPALITÉ DE LAC-TREMBLANT-NORD

Défenderesse-Requérante

 

et

SOCIÉTÉ EN COMMANDITE LES ASSOCIÉS DU MONT-ROYAL

STEPHEN BRONFMAN

BRYAN OSBORN

PLACEMENTS B.M. OSBORN INC.

ALAN P. ROSSY

INVESTISSEMENTS COPLEY INC.

SUCCESSION JOSEPH KUCHAR

Défendeurs-Requérants

 

 

et

BERNARD LORANGER

DANIEL LABRECQUE et LISE LABERGE

SUCCESSION EILEN ALICE MARSHALL

HUGH SCOTT et PAULE OUIMET

SHERRILL DIANE JONES

DONALD TAYLOR et LEIGH MACKENZIE SMITH TAYLOR

PLACEMENTS ROVI LTÉE

WENDA GIBSON

2426-7296 QUÉBEC INC.

CENTRE MÉDICAL MÉTRO ST-MICHEL INC.

SUSAN SPROULE

JOHN KENRICK SPROULE

CARTER-FRASER ENTERPRISES INC.

JUNE PATRICIA LAING

Défendeurs

 

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC

VILLE DE MONT-TREMBLANT

Mis en cause

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

(requêtes en rejet pour absence de fondement juridique)

______________________________________________________________________

 

[1]          Le soussigné, à qui le juge en chef a confié la gestion particulière du présent dossier, est saisi de deux requêtes en irrecevabilité pour absence de fondement juridique à l’encontre de la requête introductive d’instance par laquelle les demandeurs, dont les terrains ne sont accessibles que par voie navigable, réclament des défendeurs un droit de passage afin d’obtenir un accès terrestre à leur fonds.

1.         contexte

[2]          Les demandeurs sont propriétaires de fonds riverains situés dans la municipalité de Lac-Tremblant-Nord. Ces fonds sont bordés, d’une part, par le lac Tremblant, et d’autre part, par le Parc national du Mont-Tremblant.

[3]          Ils doivent accéder à leurs terrains par bateau en utilisant le lac Tremblant, car il n’y a pas d’accès terrestre.

[4]          Alléguant que l’accès à leur fonds par le lac est impossible en période de gel et de dégel, ou encore périlleux, insuffisant, difficile ou impraticable, compte tenu des longues distances à parcourir et des conditions climatiques parfois difficiles sur ce plan d’eau, les demandeurs réclament des défendeurs un droit de passage (s’étendant sur plusieurs kilomètres) qui permettrait de relier leur fonds à la voie publique par voie terrestre.

[5]          Ils se fondent à cet égard sur l’article 997 C.c.Q :

Le propriétaire dont le fonds est enclavé, soit qu’il n’ait aucune issue sur la voie publique, soit que l’issue soit insuffisante, difficile ou impraticable, peut, si on refuse de lui accorder une servitude ou un autre mode d’accès, exiger de l’un de ses voisins qu’il lui fournisse le passage nécessaire à l’utilisation et à l’exploitation de son fonds.

Il paie alors une indemnité proportionnelle au préjudice qu’il peut causer.

[6]          La réglementation de la municipalité de Lac-Tremblant-Nord (« la Municipalité ») empêche cependant la construction de chemin à moins de 244 mètres de la rive du lac Tremblant[1].

[7]          En raison de la configuration des lieux, il est impossible de respecter cette distance de 244 mètres tout en procurant aux demandeurs le droit de passage qu’ils réclament[2].

[8]          En outre, depuis 2006, la réglementation de la Municipalité ne permet pas les accès véhiculaires sur les terrains eux-mêmes[3].

[9]          Les demandeurs requièrent donc que les dispositions de ces règlements municipaux, qui ont pour effet pratique de leur nier le droit de passage réclamé, soient déclarées inapplicables ou inopposables à leur égard[4].

[10]       Les demandeurs invoquent que si ces règlements leur étaient appliqués, cela aurait pour effet de maintenir leurs fonds dans une situation d’enclave, ce qui serait injuste, excessif, discriminatoire et constituerait une expropriation déguisée, notamment de leur droit d’obtenir un droit de passage selon ce que prévoit l’article 997 C.c.Q[5].

[11]       En raison de ces conclusions visant à faire déclarer les règlements inapplicables ou inopposables à leur égard, la Municipalité est l’une des parties défenderesses.

[12]       La Municipalité a présenté une requête en irrecevabilité à l’encontre du recours entrepris[6]. Certains défendeurs ont fait la même chose[7], invoquant essentiellement les mêmes arguments.

[13]       Les défendeurs-requérants[8] prétendent que le recours des demandeurs ne serait pas fondé en droit, supposé même que les allégations soient tenues pour avérées, pour les motifs suivants :

a)     les demandeurs n’ont pas attaqué les règlements municipaux en cause dans un délai raisonnable;

b)     les motifs soulevés par les demandeurs pour conclure à l’inapplicabilité et à l’inopposabilité de ces règlements ne sont pas fondés en droit.

[14]       Plus précisément, quant au premier point, les défendeurs-requérants invoquent que le règlement qui interdit la construction d’un chemin situé à moins de 244 mètres de la rive du lac existe depuis 1995 et que le règlement qui a aboli la possibilité d’aménager des accès véhiculaires a été édicté en 2006. Plusieurs années se sont donc écoulées depuis l’adoption de ces règlements. Les défendeurs-requérants en concluent que les demandeurs n’ont pas agi dans un délai raisonnable pour attaquer ces règlements et que, pour cette raison, leur recours doit nécessairement échouer.

[15]       Quant au second point, les défendeurs-requérants invoquent que les règlements municipaux en cause ont préséance sur l’article 997 C.c.Q., qu’ils sont parfaitement valides, adoptés à des fins légitimes, ne sont pas excessifs et qu’il n’y a ni discrimination, ni expropriation déguisée du droit des demandeurs qui ont acheté, en toute connaissance de cause, des terrains riverains n’étant accessibles que par le lac.

[16]       De leur côté, les demandeurs rétorquent qu’ils ne demandent pas l’annulation des règlements en cause mais plutôt une déclaration que ceux-ci sont inapplicables ou inopposables à leur égard et que la question du délai raisonnable doit alors être évaluée avec plus de souplesse. Invoquant à cet égard l’historique procédural complexe du présent dossier[9], ainsi que l’historique de l’adoption des règlements en cause, ils en concluent que leur délai pour agir n’est pas déraisonnable et que leur recours ne peut pas être déclaré irrecevable pour cette raison[10].

[17]       Les demandeurs invoquent également que le droit au désenclavement prévu à l’art. 997 C.c.Q. est d’ordre public et que, si la réglementation de la Municipalité devait avoir pour effet de les empêcher d’obtenir le droit de passage réclamé, leurs fonds demeureraient enclavés à perpétuité. Pour les demandeurs, cela serait injuste et excessif, les priverait de la libre jouissance de leur propriété, contrairement à ce que prévoit l’article 6 de la Charte des droits et libertés, et constituerait au surplus une expropriation déguisée de leur droit d’obtenir de leurs voisins un droit de passage. Ils ajoutent que cela serait discriminatoire puisque cette réglementation les empêche d’avoir un accès terrestre à leurs fonds, alors que d’autres propriétaires de la Municipalité en ont un[11].

2.         Analyse

[18]       Les principes devant gouverner le Tribunal en matière d’irrecevabilité pour absence de fondement juridique sont bien connus.

[19]       Le juge doit tenir les allégations pour avérées. Il ne doit pas supputer les chances de succès du demandeur mais simplement se demander si les allégations, en les supposant prouvées, seraient susceptibles de donner lieu aux conclusions recherchées. En cas de doute à cet égard, le juge doit laisser la chance au coureur et laisser la demande procéder au mérite. En effet, il ne s’agit pas de mettre prématurément fin au litige, mais plutôt de s’assurer qu’en droit les conclusions recherchées par le demandeur sont solidaires des allégations qu’il formule. Ainsi, le juge saisi d’une telle requête en irrecevabilité doit se montrer prudent et laisser le juge du fond décider du sort du litige à la lumière de l’ensemble de la preuve qu’apporteront les parties, sauf lorsque l’irrecevabilité du recours apparaîtra clairement à la face même de la procédure, en supposant les allégations avérées. En revanche, le juge ne peut rejeter une requête en irrecevabilité au seul motif que la question juridique soulevée est nouvelle, complexe ou difficile[12].

[20]       En l’espèce, bien que les défendeurs nient que les fonds des demandeurs soient enclavés, la question de savoir si les critères mentionnés à l’article 997 C.c.Q. sont satisfaits dépend essentiellement des faits qui seront mis en preuve à cet égard. Dans la mesure où, à ce stade, les allégations des demandeurs doivent être tenues pour avérées, on doit considérer, aux fins du présent débat, que les fonds des demandeurs sont enclavés au sens de l’art. 997 C.c.Q.

[21]       Les défendeurs-requérants prétendent cependant que, même en tenant pour acquis que les fonds des demandeurs sont enclavés, leur demande est irrecevable en droit, en raison du fait que la réglementation de la Municipalité interdit d’établir le droit de passage qu’ils réclament. Or, selon eux, cette réglementation est valide et a préséance sur le droit prévu à l’art. 997 du Code civil.

[22]       À l’inverse, pour les demandeurs, le droit du propriétaire d’un fonds enclavé d’exiger un droit de passage lui donnant accès à la voie publique est un droit fondamental, d’ordre public, qui ne saurait être mis en échec par l’application de règlements municipaux, d’où leur demande que les règlements municipaux en cause soient déclarés inapplicables.

[23]       Cela soulève une question fondamentale : est-ce que la réglementation municipale qui interdit l’aménagement du droit de passage réclamé l’emporte sur le droit prévu à l’art. 997 du Code civil ou, à l’inverse, est-ce que l’existence du droit prévu au Code civil a pour effet de rendre inapplicable ou inopérante la réglementation municipale en question ?

[24]       Comme on le verra, la réponse à cette question rend inutile un examen approfondi des autres arguments soulevés par les défendeurs-requérants.

 

a)     La réglementation municipale en cause a-t-elle préséance sur l’art. 997 C.c.Q. ?

[25]       Les défendeurs-requérants prétendent que les règlements municipaux en cause ont préséance sur l’art. 997 C.c.Q. Selon eux, puisque le Code civil établit le droit commun, auquel les lois particulières peuvent déroger, les dispositions du Code civil sont subordonnées à celles des lois particulières, et donc à la « législation municipale ». Ils écrivent :

Même si le C.c.Q. est une loi majeure et distinctive, il ne prime pas sur d’autres lois. Au contraire, son statut de droit commun implique nécessairement qu’il est subordonné aux lois spécifiques, y compris la législation municipale[13].

[26]       Soulignons immédiatement que ce raisonnement repose sur un glissement conceptuel subtil, mais fondamental. En effet, les défendeurs-requérants, partant du principe que les lois particulières peuvent déroger au Code civil, en concluent que la « législation municipale » peut déroger au Code civil. Autrement dit, ce ne sont pas seulement les lois du domaine municipal qui peuvent déroger au Code civil, mais également les règlements municipaux (ce que les défendeurs-requérants appellent commodément de la « législation » municipale). Or, précisément, la réglementation municipale n’est pas de la législation en tant que telle : il s’agit plutôt de législation déléguée, laquelle est hiérarchiquement inférieure à la véritable législation, c.-à-d. les lois ayant été adoptées par l’Assemblée nationale.

[27]       La question n’est donc pas de savoir si les lois particulières, incluant les lois du domaine municipal, peuvent déroger au Code civil et l’emporter sur ce dernier, mais plutôt de savoir si la réglementation municipale peut avoir un tel effet.

[28]       Les défendeurs-requérants sont d’avis que tel est le cas. Ils se fondent essentiellement sur un passage d’un texte de 1995 du professeur Jacques L’Heureux, où ce dernier, partant du principe que les lois particulières l’emportent sur le Code civil, se demande si les règlements municipaux adoptés en vertu d’une loi particulière ont aussi préséance sur les dispositions du Code civil. Il écrit :

Une autre ambiguïté importante demeure. On peut se demander, effectivement, si la priorité accordée aux lois particulières sur le Code civil vaut aussi pour les règlements adoptés en vertu de telles lois. À notre avis, une disposition réglementaire adoptée en vertu d'une telle loi l'emporte sur une disposition du Code civil lorsque la solution contraire aurait pour effet de nier le pouvoir donné dans la loi particulière. Nier ce pouvoir reviendrait, en effet, à donner priorité au Code civil sur la loi particulière. Ainsi, une disposition d'un règlement de zonage adopté conformément aux pouvoirs donnés par la Loi sur l'aménagement et l'urbanisme l'emporte sur une disposition du Code civil portant sur le même point, sur les vues sur le fonds voisin par exemple, lorsqu'elle est plus sévère que celle-ci, car le pouvoir donné par cette loi ne pourrait jamais être exercé s'il en était autrement.

[29]       Or, cet extrait n’est pas sans comporter une certaine ambiguïté. Si le professeur L'Heureux se limite à dire que la réglementation municipale peut ajouter au Code en prévoyant des normes plus sévères, comme semble d'ailleurs l'indiquer l'exemple qu'il donne, il n'y a pas de difficultés. On verra que c'est là un des principes qui découlent de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Spraytech c. Hudson (Ville de)[14].  Si cependant, il faut comprendre de ce passage qu'un règlement municipal a nécessairement préséance sur le Code civil, du seul fait qu'il a été adopté en vertu d'une loi particulière, comme le suggèrent les défendeurs-requérants, alors le Tribunal n'est pas d'accord.

[30]       En effet, cela entrerait en contradiction avec un principe fondamental du droit administratif selon lequel un règlement est subordonné, non seulement à la loi qui autorise son adoption (la loi habilitante), mais aussi aux autres lois[15]. Il est normal qu’il en soit ainsi dans la mesure où le règlement, à titre de législation déléguée, ne devrait pas avoir pour effet de contrecarrer les lois. On peut en effet penser que les normes adoptées par le législateur lui-même ont préséance sur celles adoptées par les organismes qu’il crée, telles que les municipalités, à qui le législateur a confié des pouvoirs normatifs délégués, et donc en principe, subordonnés.

[31]       Ainsi, dans la hiérarchie des normes juridiques, la loi a préséance sur le règlement (sauf dans les cas exceptionnels où la loi habilitante confère expressément ou par implication nécessaire à un règlement le pouvoir de déroger à la loi[16]).

[32]       Ce principe est d’ailleurs confirmé par le législateur lui-même à la Loi sur les compétences municipales (« LCM »). Cette loi, adoptée en 2005, confère aux municipalités de vastes pouvoirs réglementaires, lesquels doivent être interprétés de manière à permettre aux municipalités de répondre aux besoins municipaux, au fur et à mesure que ceux-ci évoluent, dans l’intérêt de leur population[17]. Or, l’article 3 LCM établit clairement le principe que la réglementation municipale est subordonnée aux lois (et même à certains types de règlements) :

Toute disposition d’un règlement d’une municipalité adopté en vertu de la présente loi, inconciliable avec celle d’une loi ou d’un règlement du gouvernement ou d’un de ses ministres, est inopérante.

[33]       Mis devant cette difficulté, qui bat en brèche la prémisse même de leur argumentation, les défendeurs-requérants suggèrent que le principe prévu à l’article 3 LCM s’applique aux lois particulières mais pas au Code civil. Ainsi, un règlement municipal qui serait inconciliable avec une loi particulière quelconque sera inopérant, mais il ne le sera pas s’il entre en conflit avec une disposition du Code civil.

[34]       Le Tribunal ne peut retenir cette interprétation.

[35]       De toute évidence, le Code civil est une loi du Québec, ayant été adopté en 1992 par l’Assemblée nationale. Or, le texte de l’article 3 LCM ne fait aucune distinction entre le Code civil et les autres lois du Québec. Non seulement l’interprétation que suggèrent les défendeurs-requérants ajoute au texte de l’article 3 LCM, en établissant une distinction que cette disposition ne contient pas, mais elle est en outre contraire à la Loi d’interprétation qui édicte que le mot « loi », sans autre qualificatif, vise les « actes, statuts ou lois du Parlement »[18], ce qui, manifestement, inclut le Code civil du Québec.

[36]       Au surplus, l’interprétation suggérée par les défendeurs-requérants suppose que le législateur, lorsqu’il a adopté l’article 3 LCM, aurait en quelque sorte oublié de mentionner que le principe alors établi ne viserait pas le Code civil. Or, le Tribunal ne peut accepter l’idée que le législateur québécois, lorsqu’il a adopté l’art. 3 LCM, aurait omis de penser à exclure une loi aussi importante, voire fondamentale[19], que le Code civil du Québec. Le Tribunal en conclut que le législateur n’avait pas une telle intention et que le principe établi à l’art. 3 LCM, comme son texte l’indique, vise toutes les lois du Québec, incluant le Code civil.

[37]       Les défendeurs-requérants invoquent également que l’article 3 de la LCM serait inapplicable, au motif que les règlements en cause n’auraient pas été adoptés en vertu de la LCM, mais plutôt en vertu de la Loi sur l’aménagement et urbanisme (« LAU »).

[38]       Cependant, dans la mesure où l’art. 3 LCM n’est pas une exception, mais plutôt une codification du principe voulant que les règlements municipaux soient subordonnés aux lois, il importe peu de savoir en vertu de quelle loi les règlements en cause ont été adoptés. Que ce soit en vertu de la LCM ou de la LAU, les règlements adoptés par une municipalité sont en principe inopérants s’ils sont inconciliables avec une loi provinciale valide.

[39]       C’est d’ailleurs ce que nous enseigne la Cour suprême du Canada.

[40]       Dans l’arrêt Spraytech, Société d’arrosage c. Ville de Hudson[20], la Cour suprême a effectivement confirmé le principe général voulant que, de la même manière que les lois provinciales sont inopérantes lorsqu’elles entrent en conflit avec une loi fédérale valide, les règlements municipaux sont eux-mêmes inopérants lorsqu’ils entrent en conflit avec une loi provinciale valide.

[41]        Pour que cette doctrine de la prépondérance de la norme hiérarchiquement supérieure soit applicable, il doit cependant y avoir, selon la Cour suprême, un « conflit réel et direct » entre les deux dispositions, en ce sens que « l’un des textes impose ce que l’autre interdit ». S’il est possible de se conformer aux deux textes, alors il n’y a pas de conflit direct et les deux textes doivent être respectés car ils n’entrent pas en conflit. Ainsi, lorsqu’un règlement municipal adopte une norme plus exigeante que ne le fait une loi provinciale qui traite du même sujet, il est possible de respecter les deux textes en satisfaisant au critère le plus strict. 

[42]        Le critère à satisfaire est donc l’impossibilité de respecter en même temps les deux normes. La Cour suprême cite à cet égard  avec approbation un extrait de la décision de la Cour supérieure dans Huot c. St-Jérôme (Ville de)[21], où il est écrit :

[P]our qu’un règlement municipal soit incompatible avec une loi provinciale (ou une loi provinciale avec une loi fédérale), il faut d’abord que les deux touchent des sujets similaires et qu’ensuite, qu’un citoyen, pour obéir à l’une doive enfreindre l’autre »[22].

[43]        Or, ce critère est satisfait en l’espèce : les textes en cause sont directement en conflit puisqu’il est impossible de respecter à la fois l’un et l’autre.

[44]       En effet, le propriétaire du fonds enclavé est en droit d’exiger qu’on lui fournisse un droit de passage, alors que la réglementation municipale interdit de le lui fournir. Il y a donc conflit direct : on ne peut à la fois avoir le droit d’exiger quelque chose qu’il nous est par ailleurs interdit d’obtenir.

[45]       Le conflit est encore plus évident si l’on se place du point de vue du voisin qui doit fournir le droit de passage. Ce dernier, en effet, aux termes du Code civil, est tenu de fournir au propriétaire enclavé un droit de passage. Or, si, comme en l’espèce, la réglementation municipale lui interdit d’aménager un tel droit de passage, le voisin est alors confronté à deux règles parfaitement inconciliables : l’art. 997 du Code civil lui impose de faire ce que la règlementation municipale lui interdit de faire. Si le voisin fournit un droit de passage, il satisfait à l’obligation que lui impose le Code civil, mais, ce faisant, il viole la réglementation municipale en vigueur. S’il ne fournit pas le passage, il respecte la réglementation, mais enfreint l’obligation que lui impose le Code. Le voisin ne peut donc respecter le devoir que lui impose le Code civil, sans enfreindre la réglementation municipale et vice-versa. Le voisin est donc aux prises avec des devoirs légaux inconciliables, car contradictoires.

[46]       Le conflit entre les deux normes est donc réel et direct. Puisqu’ils entrent ainsi en conflit avec une loi provinciale valide (c’est-à-dire l’art. 997 C.c.Q.), les règlements municipaux en cause, dans la mesure de ce conflit, sont donc inopérants.

[47]       La prépondérance du droit prévu à l’art. 997 C.c.Q. sur la réglementation municipale en cause semble d’autant plus claire que le droit au désenclavement n’est pas une simple disposition de droit supplétif. Au contraire, il s’agit d’une disposition d’ordre public[23] et auquel le législateur accorde une grande importance. Ainsi, l’article 68 LCM établit que le pouvoir des municipalités de réglementer l’accès à une voie publique ne doit pas avoir pour effet d’enclaver un immeuble :

Toute municipalité locale peut réglementer l'accès à une voie publique.

Une disposition réglementaire adoptée en vertu du présent article ne doit pas avoir pour effet d'enclaver un immeuble ou de ne laisser accès, à partir de cet immeuble, qu'à une voie publique située sur le territoire d'une autre municipalité, ni de rendre inopérante ou de diminuer l'effet d'une servitude de non-accès acquise par le ministre des Transports, sans l'autorisation de ce dernier.

(Nous soulignons)

[48]       Cela démontre assez clairement que, pour le législateur le droit du propriétaire d’un fonds à ce que celui-ci ne soit pas enclavé a préséance sur la réglementation municipale.

[49]       Dans le même esprit, la Cour d’appel, dans Blackwell c. Barkmere (Ville de) [24], tout en indiquant que l’article 997 C.c.Q. doit s’appliquer en tenant compte de la réglementation municipale, a cependant rappelé que cette réglementation « ne doit pas être interprétée comme faisant obstacle à l’exercice d’un droit protégé par la Charte des droits et libertés », soit le droit du propriétaire d’un fonds de pouvoir jouir de son bien. Certes, dans cette affaire, il s’agissait d’interpréter un règlement municipal ambigu de manière à ne pas créer une enclave, mais les principes énoncés par la Cour d’appel s’appliquent a fortiori en l’espèce, où les règlements en cause auraient clairement pour effet de maintenir les demandeurs dans un état d’enclave (si enclave il y a), et donc à les priver de la jouissance de leur bien.

[50]        Ainsi, en l’espèce, que l’on applique les principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Spraytech ou ceux établis par l’art. 3 LCM, on aboutit au même résultat, soit que l’existence des règlements municipaux en cause ne saurait en elle-même faire échec au droit de passage réclamé, si tant est que les fonds des demandeurs soient effectivement enclavés, question qui devra évidemment être déterminée par le juge du fond à la lumière de la preuve.

[51]         Cette conclusion suffit à trancher le débat sur l’irrecevabilité du recours entrepris puisque, dans ce contexte, les autres arguments soulevés par les défendeurs-requérants ne sont pas à même de rendre la demande irrecevable.

[52]        Il n’est cependant pas inutile de traiter brièvement de ceux-ci.

 

b)     Les autres motifs invoqués par les défendeurs-requérants

 

[53]        La question du délai à invoquer la nullité ou l’inopposabilité des règlements n’a aucune pertinence dans le cas d’un conflit opérationnel entre l’art. 997 C.c.Q. et les règlements municipaux en cause.

[54]       En effet, le caractère inopérant des règlements, advenant qu’il y ait enclave, ne découlerait pas de l’exercice par le Tribunal de son pouvoir discrétionnaire de surveillance[25], mais plutôt de l’application du principe de la prépondérance d’une loi provinciale valide face à un règlement municipal qui entre directement en conflit avec elle. Or, un règlement inconciliable avec une loi provinciale ne cesse pas de l’être, et ne devient pas opérationnel, au motif que le demandeur aurait tardé à invoquer l’incompatibilité des deux normes.

[55]       Le Tribunal ne connait aucun principe, aucune règle qui exige que la doctrine de la prépondérance soit plaidée dans un délai raisonnable. En effet, il y a incompatibilité des normes ou il n’y en a pas. Il ne s’agit pas là d’une affaire relevant de la discrétion judiciaire. Puisque l’application de cette doctrine ne dépend aucunement d’un pouvoir discrétionnaire de la Cour, mais est strictement tributaire du conflit qui existe entre deux normes juridiques hiérarchisées ─ conflit qui existe tant que les normes en cause sont en vigueur ─, la notion même d’un délai pour l’invoquer n’a guère de sens.

[56]       De toute manière, à supposer même que les demandeurs soient tenus d’entreprendre leur recours à l’intérieur d’un délai raisonnable, la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, cette condition est satisfaite en est une qui dépend des faits qui seront mis en preuve, notamment eu égard à l’historique du présent dossier et à l’adoption des règlements en cause.

[57]       A la lumière des allégations des demandeurs à cet égard, le Tribunal ne peut conclure, à ce stade, que le délai pour entreprendre le recours est clairement et manifestement déraisonnable. En cette matière, fondée sur l’exercice de la discrétion judiciaire, tout est tributaire du contexte[26]. Ce sera au juge du fond d’en décider à la lumière de la preuve, si tant est, répétons-le, que cela soit une condition pour obtenir une déclaration d’inapplicabilité des dispositions règlementaires en cause.

[58]        De la même manière, les questions liées à l’inopposabilité des règlements en cause ne peuvent avoir pour effet de rendre irrecevable le recours des demandeurs. Les défendeurs-requérants prétendent qu’à leur face même les motifs d’inopposabilité invoqués par les demandeurs ne sont pas fondés en droit.

[59]       Le Tribunal souligne cependant que plusieurs de ces questions soulèvent des questions mixtes de faits et de droit.

[60]       Or, selon le Tribunal, les allégations qui se trouvent à la requête introductive d’instance à l’effet que les dispositions réglementaires en cause sont excessives ou discriminatoires ou encore constituent une expropriation déguisée du droit d’obtenir un passage terrestre sont suffisantes pour que ces questions puissent faire l’objet d’une preuve et d’une décision au fond. Ce sont encore là des questions dont l’application concrète dépend largement du contexte et des faits qui seront mis en preuve.

[61]       Certes, le fardeau des demandeurs, quant à certaines, peut s’avérer assez lourd à satisfaire, mais il n’est pas évident ou manifeste que ces questions seraient nécessairement résolues en faveur des défendeurs, compte tenu des allégations qui se trouvent à la demande.

[62]       Cela dit, même en tenant pour acquis que les règlements en cause soient valides, dûment adoptés pour des motifs légitimes, qu’ils ne soient ni déraisonnables ou excessifs, ni discriminatoires, qu’ils n’aient pas pour effet d’exproprier indirectement les demandeurs de leur droit à obtenir un passage (questions à l’égard desquelles le Tribunal ne se prononce pas), rien de cela n’aurait pour effet de rendre le recours des demandeurs irrecevable en droit.

[63]       En effet, en raison même du fait qu’ils entrent directement en conflit avec le droit au désenclavement prévu à l’article 997 C.c.Q., ces règlements, tout valides et légitimes qu’ils puissent être, ne pourraient avoir pour effet d’empêcher l’octroi d’un droit de passage, advenant bien sûr qu’il soit prouvé au mérite qu’il y ait enclave.

[64]       Il faut donc en conclure que le recours des demandeurs pour obtenir un droit de passage n’est pas irrecevable en droit.

 

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[65]       Rejette la Requête en irrecevabilité de la défenderesse requérante Municipalité de Lac-Tremblant-Nord;

[66]       Rejette la Requête en rejet pour absence de fondement juridique des autres défendeurs-requérants.

[67]       LE TOUT, avec les frais de justice.

 

 

 

__________________________________

Serge Gaudet, j.c.s.

 

Me Carl-Éric Therrien

Morency, société d’avocats

Procureurs des demandeurs / Intimés

 

Me Nicolas Rodrigo

Me Michael Lubetsky

Me Jean Teboul

davies ward phillips & vineberg

Procureurs des défendeurs

 

Me Louis Béland

Dufresne Hébert Comeau

Procureurs de la défenderesse Municipalité de Lac-Tremblant-Nord

 

Me Pierre R. Latulippe

Bernard Roy (Justice Québec)

Procureurs du mis en cause/Mis en cause Procureur général du Québec

 

 

Date d’audience :

27 janvier 2016

 



[1]    Règlement 53-95, adopté en 1995 et remplacé en 2013 par le Règlement 2013-004.

[2]    Cf. par. 50 et 51 de la Requête introductive d’instance.

[3]    Règlement 2006-007.

[4]    Par. 67 et suiv. de la Requête introductive d’instance et conclusions recherchées.

[5]    Idem.

[6]    Requête en irrecevabilité de la défenderesse requérante Municipalité Lac-Tremblant-Nord du 23 décembre 2015.

[7]    Requête en rejet pour absence de fondement juridique, datée également du 23 décembre 2015 et présentée par les défendeurs-requérants.

[8]    La Municipalité et les défendeurs qui ont présenté une requête en rejet sont ci-après désignés comme étant les « défendeurs-requérants »

[9]    Le présent dossier est le second essai des demandeurs. Ils avaient entrepris un recours similaire qui a donné lieu à deux jugements de la Cour supérieure, après plusieurs années de débats, jugements qui ont cependant été mis de côté par la Cour d’appel en 2014, pour des motifs d’ordre procédural, sans que la question de fond ne soit réglée (2014 QCCA 2022).

[10]   Cf. par. 90 et suiv. de la Requête introductive d’instance.

[11]   Par. 81 et suiv. de la Requête introductive d’instance.

[12]   Canada c. Confédération des syndicats nationaux, 2014 CSC 49.

[13]   Notes et autorités des défendeurs-requérants, par. 82 (nous soulignons).

[14]   Cf. infra, par. 41 et suiv. En un tel cas, il n’y a pas de conflit direct entre les deux normes, et elles sont alors toutes deux opérantes.

[15]   Voir : Latour c. Cité de St-Jérôme, [1976] C.A. 780; René DUSSAULT et Louis BORGEAT, Traité de droit administratif, Tome I, 2e éd., P.U.L., 1984, p. 525 et suiv.; Patrice GARANT, Droit administratif, 6éd., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2010, p. 290.

[16]   R. Dussault et L. Borgeat, Traité de droit administratif, précité, p. 525 et suiv.

[17]   Art. 2 LCM.

[18]   Art. 61 (10) de la Loi d’interprétation, RLRQ c. I-16.

[19]   La disposition préliminaire du Code civil du Québec établit le caractère fondamental de celui-ci, au sens propre du terme, puisque le Code civil du Québec «constitue le fondement des autres lois qui peuvent elles-mêmes ajouter au Code ou y déroger».

[20]   [2001] 2 R.C.S. 241.

[21]   J. E. 93-1052.

[22]   [2001] 2 R.C.S. 241, au par. 38.

[23]   Cf. Gaucher c. Lac-Tremblant-Nord (Municipalité de), 2008 QCCS 2095; Poulin c. Côté, 2003 CanLII 43391 (C.S).

[24]   2012 QCCA 2020, par. 52 à 54.

[25]   Thériault c. Gatineau (Ville de), 2005 QCCA 1245.

[26]   Voir : Thériault c. Gatineau (Ville de), précitée; 9133-5331 Québec inc. c. Terrebonne (Ville de) 2011 QCCS 6288, par. 13.

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