Leray c. Meta Platforms Inc. | 2024 QCCS 1513 | ||||||
COUR SUPÉRIEURE | |||||||
(Chambre des actions collectives) | |||||||
CANADA | |||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||||
DISTRICT DE | MONTRÉAL | ||||||
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N° : | 500-06-001196-225 | ||||||
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DATE : | Le 29 avril 2024 | ||||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | L’HONORABLE | lukasz granosik, j.c.s. | |||||
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CHRISTIAN LERAY | |||||||
Demandeur | |||||||
c. | |||||||
META PLATFORMS INC. | |||||||
Défenderesse | |||||||
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JUGEMENT | |||||||
(autorisation d’action collective) | |||||||
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[1] Le demandeur souhaite exercer une action collective pour représenter le groupe suivant :
Toute personne, physique ou morale, qui a utilisé ou visité Facebook depuis le 15 mars 2020, alors qu’elle résidait au Québec ou y avait un établissement
[2] Essentiellement, il recherche l’octroi de dommages compensatoires et punitifs à toute personne qui, dans le contexte de la pandémie de Covid-19, a vu ses messages censurés par Facebook, mais aussi à toute personne qui n’a pu prendre connaissance de ces mêmes messages.
[3] Meta Platforms inc., qui possède Facebook, s’oppose à la demande au motif qu’à l’exception de l’existence d’un groupe, aucun autre critère de l’article 575 C.p.c. n’est satisfait et que le demandeur n’a subi aucun dommage.
CONTEXTE
[4] La défenderesse exploite un réseau social appelé Facebook, permettant à toute personne de partager du contenu, de prendre connaissance de ce que les autres utilisateurs affichent et d’interagir avec eux. Ce réseau est fréquenté par des milliards de personnes à travers le monde et compterait, selon Leray[1], environ 6 millions d’usagers au Québec. En principe, toute personne peut visionner du contenu sur Facebook sans contracter formellement avec Meta et sans payer quoi que ce soit.
[5] Leray utilise Facebook au niveau tant personnel que corporatif. Il possède à la fois un compte Facebook privé et un compte pour l’exploitation de son entreprise, la Ligue amicale de soccer de Montréal. Le demandeur est surtout un des trois administrateurs du groupe Facebook Réinfo Québec, un organisme regroupant des professionnels, provenant principalement du milieu de la santé, voué à informer le public relativement à la pandémie de Covid-19.
[6] Leray allègue avoir été à la fois censuré et sanctionné par Facebook à cause de ses activités dans le groupe Réinfo Québec, mais aussi dans son compte personnel, à plusieurs reprises et de la manière suivante :
- À l’automne 2021, Facebook supprime un article émanant de la revue Cellular & Molecular Immunology, une revue scientifique appartenant à Nature Research, qui conclut essentiellement que l’efficacité des vaccins est diminuée avec l’apparition des nouveaux variants et suspend le groupe Facebook Réinfo Québec pendant 24 heures en raison de cette publication. Après contestation par le demandeur, la publication et le groupe Réinfo Québec sont rétablis;
- À l’automne 2021, Facebook supprime un article émanant de la revue Circulation, une revue scientifique au contenu dédié à la santé cardiovasculaire, qui conclut que les vaccins à ARN messager contre le Covid-19 augmentent les risques de problèmes cardiaques et interdit au demandeur de publier sur la plateforme pendant 24 heures;
- Le 26 janvier 2022, Facebook supprime un message du demandeur annonçant la tenue du « Convoi de la liberté » à Ottawa;
- Le 18 février 2022, Facebook supprime un article du demandeur, préparé à partir des données officielles des autorités sanitaires québécoises, qui conclut que 81 % des décès du Covid-19 étaient en fait des personnes vaccinées, alors qu’elles représentaient 82,7 % de la population et que 35 % des personnes décédées du Covid-19 avaient reçu leur 3e dose et interdit au demandeur de publier sur la plateforme pendant deux jours;
- Le 17 mai 2022, Facebook supprime un article du demandeur, préparé à partir des tableaux des autorités sanitaires québécoises, qui conclut que 70 % des nouvelles hospitalisations pour le Covid-19 sont des personnes triplement vaccinées, alors qu’elles ne représentent que 50 % de la population et interdit au demandeur de publier sur la plateforme pendant trois jours;
- Le 9 août 2022, Facebook supprime une vidéo du Dr Robert Béliveau, médecin à la retraite, qui conclut que la vaccination des enfants contre le Covid-19 n’est pas souhaitable, compte tenu du rapport défavorable risques-bénéfices et suspend le compte du demandeur pendant un mois.
[7] À l’aide de ces exemples, Leray allègue que Facebook procède à un contrôle du contenu, voire la censure sur sa plateforme, en supprimant les affichages, en restreignant l’accessibilité de certains messages, en sanctionnant leurs auteurs, en classant les messages d’une façon particulière ou encore en envoyant ou en ajoutant des avertissements. Facebook justifie toutes ces mesures, tant de façon contemporaine qu’en rétrospective, par sa politique prohibant la désinformation pouvant causer des dommages physiques ou relayant de fausses informations sur le Covid-19 ou encore, simplement parce que ces informations étaient en porte à faux avec ses « standards de la communauté »[2].
[8] Le demandeur avance enfin qu’environ 10 000 personnes sont abonnées à l’infolettre de Réinfo Québec et que ce groupe Facebook compte quelque 33 000 membres. Il ajoute que Réinfo Québec a organisé deux manifestations pacifiques en 2021, quatre conférences de presse en 2021 et en 2022 et que durant l’été 2023, cette organisation a présenté des conférences dans plusieurs villes de la province.
ANALYSE
Principes et moyens
[9] En ce qui concerne le droit, je retiens le résumé fait par la juge Bich dans l’arrêt Tessier[3] :
[25] Conformément à l’enseignement de la Cour suprême, ces quatre conditions doivent être interprétées de façon libérale, souple, généreuse, en vue de faciliter l’exercice de l’action collective, véhicule d’accès à la justice et « moyen d’atteindre le double objectif de la dissuasion et de l’indemnisation des victimes ».
[26] C’est ainsi qu’une seule question commune peut suffire à satisfaire l’exigence du paragr. 575(1), si elle permet de faire avancer le débat ou de favoriser son règlement d’une manière non négligeable, sans qu’on doive nécessairement y apporter une réponse commune.
[27] Aux fins du paragr. 575(2), les allégations factuelles de la demande d’autorisation (à distinguer des allégations de nature juridique) doivent être tenues pour avérées à moins qu’elles ne soient génériques ou générales, vagues, imprécises, manifestement inexactes ou autrement contredites par la preuve de la partie demanderesse elle-même ou qu’elles ne relèvent de l’opinion, de l’hypothèse ou de la spéculation. Les faits ainsi tenus pour avérés doivent justifier les conclusions recherchées en offrant un syllogisme juridique non pas certain, mais simplement défendable, soutenable, qui ne soit ni frivole ni nettement mal fondé, la partie demanderesse n’ayant qu’à « établir une simple “possibilité” d’avoir gain de cause sur le fond, pas même une possibilité “réaliste” ou “raisonnable” ».
[28] Quant au paragr. 573(3), les juges autorisateurs doivent simplement se demander s’il existe un groupe et si sa composition rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui (art. 91 C.p.c.) ou sur la jonction d’instance (210 C.p.c.), ce qui est habituellement le cas des demandes visant un grand nombre de personnes dont l’identité n’est pas facilement déterminée. L’action envisagée n’a par ailleurs pas à être le meilleur recours possible pour les intéressés, sauf l’exception particulière de l’action déclaratoire de droit public.
[29] Finalement, le paragr. 575(4) exige que la personne destinée à représenter les membres puisse assurer cette fonction de manière adéquate, ce qui suppose qu’elle ait elle-même un intérêt (juridique) à poursuivre, qu’elle ne soit pas en conflit d’intérêts avec les autres membres du groupe et qu’elle soit minimalement compétente (elle doit ainsi s’intéresser, au sens ordinaire du terme, à l’affaire, en avoir une compréhension générale et être en mesure de prendre, au besoin, les décisions qui s'imposent au bénéfice de l'ensemble du groupe, étant entendu qu’elle sera assistée et conseillée dans ces tâches par l’avocat·e au dossier).
[30] La partie qui demande l’autorisation d’exercer une action collective a donc un fardeau de démonstration léger, qui ne lui impose pas le fardeau de preuve (par prépondérance) qui lui incombera au stade du fond de l’affaire, si elle est autorisée. Comme le rappelle la Cour suprême dans Vivendi, « [l]’étape de l’autorisation permet l’exercice d’une fonction de filtrage des requêtes, pour éviter que les parties défenderesses doivent se défendre au fond contre des réclamations insoutenables », et rien de plus.
(Références omises)
[10] Quant à l’autorisation d’une cause d’action à la présente étape, le juge Bachand précise ce qui suit dans Benjamin c. Crédit VW Canada inc.[4]:
[29] Par ailleurs, s’il est bien établi que le juge autorisateur « peut trancher une pure question de droit si le sort de l’action collective projetée en dépend », il doit également le faire avec prudence, car le principe demeure qu’il n’a pas à se prononcer sur le bien-fondé en droit des conclusions au regard des faits allégués. (…) Si la réponse donnée à une question de droit ne suffit pas en elle-même pour que le juge exerce sa fonction de filtrage puisqu’elle est tributaire de l’appréciation de certains faits contradictoires ou encore de l’administration en preuve de certains faits importants, il est préférable de laisser au juge du fond le soin de la trancher.
[11] Ainsi, une demande d’autorisation d’action collective n’a même pas à présenter une chance de gain de cause réaliste ou raisonnable, puisque le demandeur n’a qu’à établir une simple possibilité de succès au fond.
[12] Aussi, dans l’arrêt L’Oratoire Saint‑Joseph du Mont‑Royal, la Cour suprême du Canada souligne que le juge autorisateur doit avant tout examiner la situation propre de la personne désignée pour conclure si sa demande remplit le critère du paragraphe 575(2) C.p.c.[5]. En effet, avant l’autorisation l'action n’existant pas sur une base collective, c’est à l’aune du recours individuel du représentant qu’on doit déterminer si les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées.
[13] Meta s’oppose à l’autorisation au motif que le demandeur ne présente pas de cause défendable et de ce fait, ne peut non plus assurer la représentation adéquate du groupe. Elle ajoute qu’il n’existe pas de questions communes, mais un faisceau de cas éminemment individuels, ce qui rend l’action collective irrecevable. Elle ajoute qu’il n’y a aucun dommage et surtout, aucune ouverture à l’octroi de dommages punitifs. Enfin, elle estime, si l’action collective était autorisée, que la définition du groupe est inadéquate, car notamment trop large.
Le syllogisme et les questions communes
[14] En ce qui concerne le paragraphe 575 (2) C.p.c., soit l’analyse de la question de l’apparence de droit, le demandeur possède un fardeau de démonstration qu’on qualifie de léger[6], plus atténué que le fardeau de preuve qui lui incombera au fond, si l’action était autorisée. Essentiellement à l’étape de l’autorisation, il s’agit d’un exercice de filtrage, visant à éviter que les parties défenderesses soient confrontées à des réclamations insoutenables[7]. Je fais référence encore une fois aux propos du juge Bachand[8]:
[27] Lorsqu’il analyse le deuxième critère énoncé à l’article 575 C.p.c., le juge autorisateur doit respecter les limites inhérentes à son rôle de filtrage, qui se résume à « écarter les demandes frivoles, sans plus ». (…) Les allégations d’une demande d’autorisation « peuvent être imparfaites » et « n’ont pas à contenir le menu détail de la preuve qu’un demandeur entend présenter au mérite ». Par ailleurs, le juge autorisateur doit tenir pour avérées les allégations de la demande, dans la mesure où elles sont suffisamment précises ou, si ce n’est pas le cas, dans la mesure où elles sont accompagnées d’une certaine preuve.
[28] Il s’ensuit que l’analyse du deuxième critère d’autorisation doit être empreinte de prudence. Tout d’abord, le juge autorisateur doit se garder d’apprécier la preuve contradictoire lui étant soumise, de tenir pour avérés les faits et la preuve allégués par la partie défenderesse ou encore de se prononcer sur les moyens soulevés par cette dernière. Autrement, il risque de faire des constats de fait ou mixtes de fait et de droit de manière prématurée étant donné qu’il ne détient qu’un portrait parcellaire des faits à cette étape de l’instance.
[15] Le demandeur invoque principalement que le contrôle du contenu effectué par la défenderesse durant la pandémie de Covid-19 constitue une atteinte illicite et intentionnelle à la liberté d’expression des membres du groupe, contrevenant ainsi à la Charte des droits et libertés de la personne (la Charte)[9].
[16] Meta plaide qu’elle n’a commis aucune infraction à la Charte, car elle n’a aucune obligation de fournir une plateforme d’expression à tout discours, que de surcroît sa plateforme est privée et qu’elle peut donc en disposer comme elle le souhaite ou selon ses propres règles et, enfin, que le demandeur peut exercer autrement sa liberté d’expression, ce qui fait qu’il n’existerait pas d’atteinte réelle à la liberté revendiquée.
[17] Avant de passer à l’analyse du syllogisme, il est pertinent de rappeler l’importance de la liberté d'expression, qui a pris son véritable essor dans notre civilisation occidentale pendant le Siècle des Lumières, tant dans le monde anglo-saxon[10] qu’en France[11]. Cette liberté a été exprimée et matérialisée avant la fin du XVIIIe siècle par deux dispositions législatives, soit l’article 11[12] de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en France et, deux ans plus tard, par le First Amendement[13] de la Constitution des États-Unis. Ces deux articles font d’ailleurs toujours partie du droit positif de ces pays.
[18] Au Canada, la liberté d’expression a été reconnue comme une caractéristique essentielle de la démocratie parlementaire canadienne et la Cour suprême du Canada lui a conféré un statut constitutionnel bien avant l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés[14] et l’a confirmée évidemment depuis[15]. Elle est consacrée à l’article 3 de la Charte au même titre que la liberté de pensée, celle de culte ou d'opinion :
3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.
[19] Cette liberté ne vise pas uniquement la liberté de parole, mais également la liberté de publication, comme celle de la presse et aussi la liberté de création. Même s’il n’existe pas de hiérarchie entre les différents droits et libertés fondamentaux, il s’agit de la liberté dont découleraient les autres, selon certains enseignements de la Cour suprême du Canada qui affirme qu’« il est difficile d'imaginer une liberté garantie qui soit plus importante que la liberté d'expression dans une société démocratique »[16] ou encore que « la liberté d’expression est au cœur même de notre conception de la démocratie »[17]. La Cour suprême du Canada en fait le résumé suivant dans l’affaire Ward[18] :
[59] Tout comme le droit à la sauvegarde de la dignité, la liberté d’expression découle de la notion de dignité humaine. La Charte québécoise reconnaît l’égalité de tous les êtres humains en valeur et en dignité; cette égalité demeurerait un vœu pieux si certaines personnes étaient réduites au silence en raison de leurs opinions. Ainsi, la protection de la liberté d’expression a pour objectif d’«assurer que chacun puisse manifester ses pensées, ses opinions, ses croyances, en fait, toutes les expressions du cœur ou de l’esprit, aussi impopulaires, déplaisantes ou contestataires soient‑elles».
[60] Comme l’a écrit la juge McLachlin (plus tard juge en chef) dans l’arrêt R. c. Zundel, [1992] 2 R.C.S. 731, « [l]’opinion de la majorité n’a pas besoin d’une protection constitutionnelle ». De fait, l’exercice de la liberté d’expression présuppose, en même temps qu’il alimente, la tolérance de la société envers les expressions impopulaires, désobligeantes ou répugnantes. La liberté d’exprimer des opinions consensuelles et inoffensives n’est pas la liberté. C’est pourquoi la liberté d’expression ne commence véritablement que lorsqu’elle fait naître un devoir de tolérance envers les propos d’autrui. Elle assure ainsi le développement d’une société démocratique, ouverte et pluraliste. Compris en ce sens [traduction] « la liberté d’expression est protégée non pas pour le bénéfice de la personne qui l’exerce, mais dans l’intérêt public, c’est-à-dire qu’elle est protégée parce qu’elle bénéficie à tous ceux qui vivent dans la société où on la respecte, y compris à ceux qui sont indifférents à leur propre liberté ».
[20] Enfin, la liberté d’expression protège à la fois ceux qui s'expriment et ceux qui reçoivent l’information[19].
[21] Ces principes énoncés, le moyen principal plaidé par Meta à l’égard du syllogisme porte surtout, voire exclusivement, sur l’inexistence de la faute dans le contexte de la relation entre les parties.
[22] Tout d’abord se pose la question de la nature de la réclamation à l’étude et que Facebook qualifie de droit positif. Elle fonde son argument sur l’affaire Toronto[20] où la Cour suprême réitère le test de l’arrêt Baier [21] et énonce les paramètres de l’obligation qui incombe au gouvernement de fournir une tribune à un citoyen souhaitant s’exprimer. Il s’agissait dans ce dossier particulier de la taille du conseil municipal de la ville de Toronto et le droit de vote des citoyens. Meta s’appuie sur ce précédent pour avancer que les critères et conditions très strictes, nécessaires pour l’obliger à offrir une plateforme d’expression au demandeur, sont absents en l’occurrence.
[23] Or, dans cet arrêt, tant la majorité que la minorité réfèrent à l’affaire Greater Vancouver[22], laquelle m’apparait plus pertinente ici. Dans cette décision, la Cour suprême a rappelé et a souligné la différence entre le droit positif et négatif en lien avec la liberté d’expression et a déclaré inconstitutionnelles les politiques d’une commission de transport locale. La majorité de la Cour suprême a surtout rejeté la prétention visant à transformer la liberté d’expression en droit positif dans le contexte de cette affaire où un groupe de citoyens souhaitait passer un message politique sur les panneaux ornant les autobus de la ville. En effet, il a été jugé que vouloir afficher des publicités de nature politique et dont le contenu était prohibé ou visé par une interdiction, n’équivaut ni à contester le caractère trop restreint de la tribune ni à revendiquer un droit positif.
[24] En l’occurrence également, Leray ne demande pas à Facebook d’appuyer ou de permettre son message par la mise à sa disposition d’un mode d’expression particulier auquel accès lui serait refusé. Il réclame plutôt la liberté de s’exprimer — à une tribune déjà existante qu’il a, a priori, le droit d’utiliser en étant son usager — sans que Facebook ne limite indûment la teneur ou le contenu de son expression. Le parallèle avec l’affaire Greater Vancouver (sans devoir approfondir davantage les enseignements de cet arrêt), alors que son dispositif appuie la position avancée par Leray, démontre que ce dernier présente une question qui pourra être débattue au fond avec une possibilité de succès.
[25] Ensuite, la juxtaposition du droit à la propriété visé à l’article 6 de la Charte[23], le constat que Facebook constitue une plateforme privée et les revendications de Leray soulignent les différences fondamentales entre une liberté et un droit. Facebook propose un débat portant sur les droits et obligations respectifs des parties, alors que le demandeur revendique une liberté. Or, une liberté s’exerce seule, au contraire d’un droit, lequel suppose nécessairement deux personnes : le titulaire du droit et le débiteur de l’obligation à qui ce droit s’oppose[24].
[26] Les autorités invoquées par Meta ne s’intéressent pas tant à la liberté d’expression qu’au droit éventuel d’une partie d’utiliser le bien de l’autre afin de pouvoir s’exprimer[25]. Ici, la situation est différente. Facebook dans son essence constitue un vecteur d’expression ouvert à tous et le demandeur l’utilise déjà, à la fois pour afficher de l’information et pour en prendre connaissance. Il peut donc s’exprimer et il se prévaut de cette possibilité de façon générale. Toutefois, un certain type de message et un certain genre d’information sont censurés, ce qui, selon lui, constitue une transgression non pas à un droit, mais bien à sa liberté d’expression.
[27] Je note aussi que tous ces précédents plaidés par Meta relèvent du fond et non de l’exercice de filtrage propre aux autorisations d’action collective. Aussi, il ne s’agit pas de pures questions de droit résolues et tranchées une fois pour toutes, notamment dans une perspective de plateforme de communication électronique. En conclusion, le débat demeure envisageable en ce qui concerne la transgression de la liberté d’expression et donc une infraction à la Charte par Meta.
[28] Il importe peu que Réinfo Québec ait pu, et continue de s’exprimer par d’autres moyens ou dans d’autres avenues et occasions. En effet, l’action collective est ici portée par un individu, personne physique et non l’entité en question. Surtout, si le présent litige s’articule autour de la liberté d’expression, soit l’absence d’entrave et non du droit positif de fournir un mode d’expression quelconque ou une plateforme particulière, ces éléments n’ont aucune incidence sur le syllogisme proposé. D’ailleurs, l’argument d’entrave plaidé par Meta ne se pose que dans une logique d’action législative ou celle des autorités et non dans une relation privée comme en l’occurrence. Autrement dit, il est vrai qu’en cas d’entrave substantielle par le gouvernement à l’exercice de la liberté d’expression, ce dernier a l’obligation positive de fournir une tribune dans certains cas précis, mais le débat ici ne se présente pas de cette manière, car ne relève pas d’une quelconque obligation gouvernementale. Partant, ces moyens ne sont pas pertinents à cette étape du litige, ne permettant pas d’affirmer d’emblée que l’action collective proposée par le demandeur est frivole et ne présente aucune chance de succès.
[29] J’ajouterais que la question de la véracité du message n’a aucun impact sur la liberté d’expression dans le présent contexte. Il est exact, par ailleurs et comme Leray l’avance, que des phénomènes ou faits que tous considéraient comme vrais se sont révélés faux au cours de l’histoire, et qu’à l’inverse, des voix isolées et ostracisées ont fini - avec l’écoulement du temps et les avancées de la science - par avoir raison,[26] mais c’est davantage l’existence même du message et la possibilité de l’afficher ou d’en prendre connaissance qui intéresse la liberté d’expression[27] et non le contenu de ce dernier.
[30] En somme, les arguments de Meta relèvent du fond, car ils s’adressent à des questions mixtes et non exclusivement des questions pures de droit qu’on pourrait trancher dès maintenant. En effet, seule l’audience au fond permettra de déterminer si un réseau social comme l’est Facebook et qui par définition et par son essence fournit aux utilisateurs un espace d’expression, peut être tenu responsable de sa décision d’interdire ou censurer certains messages ou espèces d’information. Le syllogisme basé sur la liberté d’expression se vérifie et présente une simple possibilité de gain de cause au fond. Même si la validité du règlement de Facebook ou encore sa portée vis-à-vis les consommateurs demeure en litige, cette analyse pourra se faire au niveau des moyens de défense ou, si l’action collective est accueillie, du recouvrement, mais cela n’empêche pas l’action collective. Le demandeur, faut-il le rappeler, n’a qu’un fardeau de démonstration à cette étape-ci. Il faut aussi noter que Meta ne conteste pas que les questions proposées en droit de la consommation et en droit international privé puissent se poser et elles seront autorisées.
[31] Enfin, Meta avance que dans tous les cas d’atteinte aux droits et libertés fondamentaux, le test de justification suivant l’article 9.1 de la Charte doit être appliqué. Selon elle, tout débat en devient nécessairement personnel ou individuel et empêche le recours à l’action collective. Or, si l’argument de Meta devait prévaloir, aucune action collective basée sur les droits et libertés fondamentaux ne pourrait être autorisée.
[32] Ces constats établis en ce qui concerne la liberté d’expression, Meta nie aussi tout dommage, tant compensatoire que punitif, même dans l’éventualité où elle commettrait une faute. À ce sujet, le demandeur allègue avoir subi une atteinte à sa dignité et de s’être senti ostracisé et bâillonné par les actions de Meta. Il conclut à ce sujet qu’il « (…) a ressenti des profonds sentiments de rejet, de colère, d’injustice et d’incompréhension en raison de la censure et du contrôle du contenu effectués par la défenderesse ».
[33] À cet égard, il faut prendre les allégations de la demande d’autorisation modifiées pour avérées. La Cour d’appel dans l’arrêt Homsy[28] rappelle que les allégations de la demande qui ne sont pas vagues ou imprécises, et les faits à la connaissance personnelle du demandeur n’ont pas à être appuyés d’une « certaine preuve ». C’est justement le cas en l’occurrence.
[34] Meta plaide que ses Règles d’utilisation et sa Politique concernant le Covid-19[29] empêchent Leray de rechercher de dommages, car anéantissent toute attente légitime de ce dernier de pouvoir afficher ce qu’il souhaite et sans aucune réserve. Cela est peut-être vrai, mais la validité et surtout l’opposabilité de ces documents contractuels sont justement en litige. Ainsi, c’est une autre question qui devra être résolue au fond, et qui ne peut pas être tranchée en faveur de Meta dès à présent.
[35] En ce qui concerne les dommages punitifs, la question de l’atteinte intentionnelle à la liberté d’expression et l’article 49 de la Charte exigera de toute évidence une enquête, puisque seulement au terme d’une audience au fond pourra-t-on déterminer s’il existe une preuve prépondérante d’un état d’esprit de l’auteur de la faute qui dénote une volonté de causer l’atteinte au droit protégé ou une indifférence à l’atteinte que cet auteur sait des plus probables[30]. Le demandeur allègue dans la demande d’autorisation modifiée en quoi il s’agit, selon lui, de l’atteinte intentionnelle[31]. Ce débat n'est donc pas frivole.
[36] Leray invoque l’article 272 de la Loi sur la protection du consommateur[32] (L.p.c.) dans le contexte de l’infraction possible aux articles 10, 11.2, 19.1 et 54.4 de cette même loi :
10. Est interdite la stipulation par laquelle un commerçant se dégage des conséquences de son fait personnel ou de celui de son représentant.
11.2. Est interdite la stipulation prévoyant que le commerçant peut unilatéralement modifier le contrat à moins que cette stipulation ne prévoie également:
a) les éléments du contrat pouvant faire l’objet d’une modification unilatérale;
b) que le commerçant doit, au moins 30 jours avant l’entrée en vigueur de la modification, transmettre au consommateur un avis écrit, rédigé clairement et lisiblement, contenant exclusivement la nouvelle clause ou la clause modifiée ainsi que la version antérieure, la date d’entrée en vigueur de la modification et les droits du consommateur énoncés au paragraphe c;
c) que le consommateur pourra refuser cette modification et résoudre ou, s’il s’agit d’un contrat à exécution successive, résilier le contrat sans frais, pénalité ou indemnité de résiliation, en transmettant un avis à cet effet au commerçant au plus tard 30 jours suivant l’entrée en vigueur de la modification, si la modification entraîne l’augmentation de son obligation ou la réduction de l’obligation du commerçant.
Toutefois, à moins qu’il ne s’agisse d’un contrat de service à durée indéterminée, une telle stipulation est interdite à l’égard d’un élément essentiel du contrat, notamment la nature du bien ou du service faisant l’objet du contrat, le prix de ce bien ou de ce service et, le cas échéant, la durée du contrat.
La modification d’un contrat faite en contravention des dispositions du présent article est inopposable au consommateur.
Le présent article ne s’applique pas à une modification d’un contrat de crédit variable visée à l’article 129.
19.1. Une stipulation qui est inapplicable au Québec en vertu d’une disposition de la présente loi ou d’un règlement qui l’interdit doit être immédiatement précédée, de manière évidente et explicite, d’une mention à ce sujet.
54.4. Avant la conclusion du contrat à distance, le commerçant doit divulguer au consommateur les renseignements suivants:
a) son nom et tout autre nom qu’il utilise dans l’exploitation de son entreprise;
b) son adresse;
c) son numéro de téléphone ainsi que, le cas échéant, son numéro de télécopieur et son adresse technologique;
d) une description détaillée de chaque bien ou service faisant l’objet du contrat, y compris ses caractéristiques et ses spécifications techniques;
d.1) le cas échéant, l’information exigée par le paragraphe c du deuxième alinéa de l’article 236.1 et par l’article 236.3;
e) un état détaillé du prix de chaque bien ou service faisant l’objet du contrat, des frais connexes qu’il exige, de même que du coût de tout droit exigible en vertu d’une loi;
f) une description de tous les frais supplémentaires qui pourraient être exigibles par un tiers et dont le montant ne peut être raisonnablement calculé, notamment les droits de douane et les frais de courtage;
g) le total des sommes que le consommateur doit débourser en vertu du contrat et, le cas échéant, le montant des versements périodiques, le tarif applicable pour l’utilisation d’un bien ou d’un service accessoire de même que les modalités de paiement;
h) la devise dans laquelle les montants exigibles sont payables, lorsque cette devise est autre que canadienne;
i) la date ou les délais d’exécution de son obligation principale;
j) le cas échéant, le mode de livraison, le nom du transporteur et le lieu de livraison;
k) le cas échéant, les conditions d’annulation, de résiliation, de retour, d’échange ou de remboursement;
l) toutes les autres restrictions ou conditions applicables au contrat.
Le commerçant doit présenter ces renseignements de manière évidente et intelligible et les porter expressément à la connaissance du consommateur; lorsqu’il s’agit d’une offre écrite, il doit présenter ces renseignements de façon à ce que le consommateur puisse aisément les conserver et les imprimer sur support papier.
[37] Il est manifeste que la transgression de ces dispositions peut amener l’application de l’article 272 L.p.c., car elles traitent des conditions de fond de formation d’un contrat, et des obligations propres à un commerçant. Ainsi, si Leray réussit à démontrer que le contrat à l’étude est un contrat conclu à distance et qu’il a été modifié de façon illégale par le commerçant, il pourrait alors s’agir d’un manquement de Meta « à une obligation que lui impose la présente loi », ce qui entrainera l’application de l’article 272 L.p.c., ce qui à son tour, donnera ouverture à une condamnation à des dommages punitifs. En conclusion, cette cause d’action présente certainement une simple possibilité de succès au fond.
[38] Aussi, l’article 272 L.p.c. crée une présomption absolue de préjudice pour le consommateur, tel que la Cour suprême le rappelle dans l’affaire Time[33]:
[112] Dans la mesure où il possède l’intérêt juridique requis, un consommateur peut, sous réserve des autres recours prévus par la loi, intenter une poursuite en vertu de l’art. 272 L.p.c. afin de faire sanctionner la violation par un commerçant ou un fabricant d’une obligation que lui impose la L.p.c., un règlement adopté en vertu de celle-ci ou un engagement volontaire. La jurisprudence de la Cour d’appel confirme à juste titre que le recours prévu à l’art. 272 L.p.c. est fondé sur la prémisse que tout manquement à une obligation imposée par la loi entraîne l’application d’une présomption absolue de préjudice pour le consommateur. Dans l’arrêt Nichols, le juge Gendreau a souligné que « le commerçant poursuivi selon l’article 272 ne peut offrir la défense d’absence de préjudice subi par le consommateur pour faire rejeter l’action » (p. 749). Le recours prévu à l’art. 272 L.p.c. diffère en cela de celui qu’établit l’art. 271 L.p.c. En effet, cette dernière disposition sanctionne la transgression de certaines règles de formation du contrat de consommation. Par contraste, l’art. 272 L.p.c. ne vise pas simplement à sanctionner les manquements à des exigences formelles de la loi, mais toutes les violations préjudiciables au consommateur.
[113] La nature des obligations dont la violation peut être sanctionnée par le biais de l’art. 272 L.p.c. est essentiellement de deux ordres. La L.p.c. impose d’abord aux commerçants et aux fabricants un éventail d’obligations contractuelles de source légale. Ces obligations se retrouvent principalement au titre I de la loi. La preuve de la violation de l’une de ces règles de fond permet donc, sans exigence additionnelle, au consommateur d’obtenir l’une des mesures de réparation contractuelles prévues à l’art. 272 L.p.c. Comme la juge Rousseau-Houle l’a affirmé dans l’arrêt Beauchamp, « [l]e législateur présume de façon absolue que le consommateur subit un préjudice par suite d’un manquement par le commerçant ou le fabricant à l’une ou l’autre de ces obligations et donne au consommateur la gamme des recours prévue à l’article 272 » (p. 744). Le choix de la mesure de réparation appartient au consommateur, mais le tribunal conserve la discrétion de lui en accorder une autre plus appropriée aux circonstances. Contrairement à l’art. 271 L.p.c., l’art. 272 ne permet pas au commerçant de soulever l’absence de préjudice en défense pour ce qui est des contraventions aux dispositions du titre I.
(Références omises)
[39] En conséquence, plaider l’absence de préjudice, comme le fait Meta, ne permet pas de s’opposer à la demande d’autorisation en ce qui concerne la question des dommages punitifs.
[40] Cependant, la question de dommages punitifs ne touche clairement pas les personnes qui n’affichent rien, ne possèdent pas de compte Facebook et qui n’ont que visité cette plateforme. Il est indéniable qu’il n’existe pas de contrat de consommation dans une telle situation et l’article 272 L.p.c. n’est pas pertinent. Leray ne plaide pas non plus véritablement, au nom de ces personnes, des dommages punitifs découlant de la transgression de la Charte, car il n’allègue rien pour ces membres putatifs, au sujet d’atteinte illicite à un droit ou une liberté qui dénoterait un désir ou une volonté de Meta de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore que cette dernière agirait en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que sa conduite engendrera[34]. Bien qu’il mentionne l’article 49 de la Charte dans sa procédure, le demandeur n’avance rien de factuel ni de concret à cet égard. Il faut donc conclure que, concernant les membres ayant uniquement « visité » Facebook, la demande modifiée ne comporte pas de preuve suffisante pour donner ouverture aux conclusions recherchées en dommages punitifs[35]. Cette question ne saurait être autorisée.
[41] Quant aux autres questions proposées, elles sont de toute évidence communes. Même si on faisait abstraction d’un groupe visant indistinctement tous les utilisateurs et visiteurs de Facebook, il n’apparait ni contesté ni contestable que les affichages s’adressant à des milliers d’abonnés ou membres de Réinfo Québec ont été censurés, privant ainsi le demandeur de pouvoir s’exprimer et en même temps, des milliers de membres de prendre connaissance de l’information et de participer éventuellement à des échanges ou des discussions. De surcroit, Leray allègue que Meta aurait admis avoir retiré de ses plateformes Facebook et Instagram, de mars 2020 à juillet 2022, 27 millions de publications qu’elle considère être de la désinformation relative au Covid-19, supprimé de Facebook plus de 3 000 comptes, pages ou groupes ayant contrevenu à ses règles et avoir étiqueté plus de 190 millions de publications comme relayant potentiellement de la désinformation relativement au Covid-19 et aux vaccins, les rendant moins visibles pour les utilisateurs. Ces nombres astronomiques cadrent bien à la fois avec la nature même d’une action collective et démontrent l’existence des questions communes, similaires ou connexes pour des milliers, voire des millions de personnes. Aucun argument n’a été offert concernant la demande d’injonction est cette question sera donc référée au fond.
La représentation adéquate
[42] En application du paragraphe 575(4) C.p.c., aucun représentant proposé ne doit être exclu, « à moins que ses intérêts ou sa compétence ne soient tels qu’il serait impossible que l’affaire survive équitablement »[36]. La juge Bich rappelle les facteurs dont il faut tenir compte dans l’affaire Economical[37] :
[29] (…) (L)e paragr. 575(4) exige que la personne destinée à représenter les membres puisse assurer cette fonction de manière adéquate, ce qui suppose qu’elle ait elle-même un intérêt (juridique) à poursuivre, qu’elle ne soit pas en conflit d’intérêts avec les autres membres du groupe et qu’elle soit minimalement compétente (elle doit ainsi s’intéresser, au sens ordinaire du terme, à l’affaire, en avoir une compréhension générale et être en mesure de prendre, au besoin, les décisions qui s'imposent au bénéfice de l'ensemble du groupe, étant entendu qu’elle sera assistée et conseillée dans ces tâches par l’avocat·e au dossier).
(Références omises)
[43] Meta reprend à ce chapitre les mêmes arguments que ceux concernant la cause d’action tant contractuelle que légale et ces moyens doivent recevoir la même réponse. Tel que déjà décidé ci-dessus, Leray possède une cause défendable, car il est un utilisateur de Facebook (à titre de cocontractant, de consommateur et de visiteur) et il n’existe aucune cause de reproche à son endroit. Il rapporte avoir vécu la censure et les sanctions et il a aussi assisté à l’audience de la demande d’autorisation.
Le groupe
[44] Puisque l’action collective sera autorisée, il y a lieu d’aborder le moyen subsidiaire de Meta. Cette dernière estime que le groupe est trop large, car il comprend des usagers parfaitement en accord avec les normes et les actions de Meta ou encore ceux qui n’auraient subi aucun préjudice. Or, la description proposée par le demandeur inclurait les six millions d’usagers de Facebook au Québec, car même s’ils n’avaient pas été tous censurés, ils auraient tous été privés de l’information qui a été supprimée, contrôlée, dépriorisée ou annotée, etc.
[45] Meta a partiellement raison, car le syllogisme plaidé n’est visiblement pas en lien avec le groupe tel que décrit par le demandeur. Il est manifeste que les allégations de la demande d’autorisation ne concernent que le traitement de l’information relative à la pandémie de Covid-19. Or, le groupe proposé ne le reflète pas du tout, car il vise tous les utilisateurs de Facebook, incluant tout visiteur et ne décrit aucun paramètre moindrement précis. Le demandeur vise ainsi potentiellement toute la population de la province, ainsi que toute personne morale présente au Québec, qui risquent de devenir tous membres de ce groupe.
[46] Pourtant, le syllogisme s’articule uniquement autour de la liberté d’expression dans la diffusion et la prise de connaissance de messages relatifs[38] au Covid-19. Ainsi, il y a lieu de modifier le groupe afin qu’il corresponde aux allégations de la demande de la façon suivante :
Toute personne, physique ou morale, qui a utilisé ou visité Facebook depuis le 15 mars 2020, et qui a vu ses affichages reliés directement ou indirectement à la pandémie de Covid-19, censurés ou qui, ayant voulu le faire, n’a pu prendre connaissance ou accéder à ces affichages, alors qu’elle résidait au Québec ou y avait un établissement;
[47] Cette modification relève du pouvoir prévu à l’article 576 C.p.c. et s’impose en l’occurrence. Ainsi, les membres seront à la fois les personnes qui ont vu leurs affichages censurés et celles qui auraient voulu prendre connaissance de l’information censurée, mais ne l’ont pas pu. Du moment où le groupe réfère aux usagers souhaitant communiquer sur ces sujets, il n’est pas inutilement large[39], mais correspond à la preuve disponible. Enfin, il ne s’agit pas alors de création d’un nouveau groupe n’ayant rien à voir avec la demande d’autorisation, mais bien d’une modification directement en lien avec les allégations de celle-ci.
[48] À défaut de cette description précisée, on risque d’inclure dans le groupe les personnes qui n’avaient aucune intention d’accéder à l’information en question ou qui étaient parfaitement d’accord avec la censure mise en place par Meta. Enfin, le verbe « censurer » m’apparait suffisamment large pour inclure la suppression d’affichages, les avertissements écrits ou encore les sanctions comme les suspensions et fermetures de comptes. J’estime en effet que ce verbe comprend toutes les mesures de contrôle, tant au niveau de ces messages que vis-à-vis les usagers.
CONCLUSION
[49] Si Facebook constitue la colonne Morris du XXIe siècle[40] et contrôle le contenu qui se retrouve sur sa plateforme, elle ne peut nier d’emblée toute responsabilité. Si elle effectue de la censure, empêche certaines personnes de poster certaines informations, les sanctionne en restreignant leur accès à leur compte et entrave ainsi la libre circulation des idées, elle s’expose à devoir défendre ses façons de faire. Sa décision est peut-être bien fondée et elle n’encoure peut-être aucune responsabilité, mais la question se pose et il est manifeste que le demandeur possède une simple possibilité de succès au fond.
[50] Enfin, toutes les autres questions relatives aux avis, leur publication et les frais n’ont pas été plaidées et seront débattues et, au besoin, tranchées lors d’une audience subséquente. Le district de Montréal est proposé, n’est pas contesté et s’impose dans les circonstances.
[51] ACCUEILLE la demande du demandeur;
[52] AUTORISE l'exercice d'une action collective en dommages-intérêts compensatoires et punitifs et en injonction prohibitive dans le district de Montréal;
[53] ATTRIBUE au demandeur Christian Leray le statut de représentant aux fins d'exercer l'action collective envisagée pour le compte du groupe de personnes ci-après décrit :
Toute personne, physique ou morale, qui a utilisé ou visité Facebook depuis le 15 mars 2020, et qui a vu ses affichages reliés directement ou indirectement à la pandémie de Covid-19, censurés ou qui, ayant voulu le faire, n’a pu prendre connaissance ou accéder à ces affichages, alors qu’elle résidait au Québec ou y avait un établissement;
[54] IDENTIFIE comme suit les principales questions de fait et de droit qui seront traitées collectivement :
a) Les règles de conflit du droit international privé québécois doivent-elles être écartées, en tout ou en partie, en vertu de l’article 3076 C.c.Q.?
b) Les tribunaux québécois ont-ils compétence pour entendre l’action, que ce soit en vertu des articles 3148 ou 3149 C.c.Q. ou autrement?
c) Le droit étranger doit-il être exclu et le droit québécois s’applique-t-il en tout ou en partie en vertu des articles 3081 ou 3117 C.c.Q.?
d) Les règles de Facebook, incluant celles encadrant le contrôle du contenu pendant la pandémie de Covid-19 sont-elles inopposables aux membres, vu l’article 11.2 L.p.c.?
e) Advenant que les règles de Facebook soient applicables, les clauses suivantes doivent-elles être annulées, parce qu’abusives ou contraires à l’ordre public :
f) Les règles de Facebook et leur application portent-elles atteinte de façon injustifiée à la liberté d’expression des membres du groupe?
g) Le cas échéant, l’atteinte à la liberté d’expression est-elle illicite et intentionnelle?
h) Le contrôle du contenu effectué par Facebook est-il un comportement fautif générateur de responsabilité?
i) La faute de la défenderesse est-elle intentionnelle? La défenderesse peut-elle exclure ou limiter sa responsabilité, vu les articles 1474 et 1475 C.c.Q. et 10 L.p.c.?
j) L’article 272 L.p.c. permet-il l’octroi de dommages-intérêts punitifs, vu les manquements de la défenderesse aux articles 10, 11.2, 19.1 et 54.4 L.p.c.?
k) Quel est le quantum des dommages-intérêts compensatoires dus aux membres, selon que leur contenu ait été censuré ou qu’ils aient simplement été privés de visionner du contenu prohibé alors qu’ils souhaitaient le faire?
l) Quel est le quantum des dommages-intérêts punitifs dus aux membres - à l’exception des membres n’ayant pas de compte Facebook -, selon que leur contenu ait été censuré ou qu’ils aient simplement été privés de visionner du contenu prohibé alors qu’ils souhaitaient le faire?
[55] IDENTIFIE comme suit les conclusions recherchées qui s'y rattachent:
CONDAMNER la défenderesse à payer au demandeur, et à chacun des membres du groupe ayant publié du contenu sur Facebook lié à la pandémie de Covid-19 et qui a été censuré, la somme de 1 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires, avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle prévue par la loi depuis le dépôt de la demande pour autorisation d’exercer une action collective;
CONDAMNER la défenderesse à payer au demandeur, et à chacun des membres du groupe ayant publié du contenu sur Facebook lié à la pandémie de Covid-19 et qui a été censuré, la somme de 1 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter du jugement au mérite à intervenir;
CONDAMNER la défenderesse à payer à chacun des membres du groupe privés de visionner du contenu censuré alors qu’ils souhaitaient le faire la somme de 500 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires, avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle prévue par la loi depuis le dépôt de la demande pour autorisation d’exercer une action collective;
CONDAMNER la défenderesse à payer à chacun des membres du groupe privés de visionner du contenu censuré alors qu’ils souhaitaient le faire la somme de 500 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec intérêts au taux légal plus l’indemnité additionnelle prévue par la loi à compter du jugement au mérite à intervenir, à l’exception de membres ne possédant pas de compte Facebook;
ORDONNER à la défenderesse de cesser toute forme de censure ou classement des publications ayant pour effet d’empêcher les utilisateurs de Facebook de propager et de recevoir des messages ou informations contredisant ceux des autorités sanitaires, des gouvernements, de l’Organisation mondiale de la santé ou tout autre organisme similaire;
ORDONNER que les réclamations des membres fassent l’objet d’un recouvrement collectif;
RECONVOQUER les parties dans les 30 jours du jugement final afin de fixer les mesures de distribution des montants recouvrés collectivement;
LE TOUT avec les frais de justice, incluant les frais de tous les experts, avis et dépenses de l’administrateur, le cas échéant;
[56] ORDONNE la publication d’un avis aux membres à être déterminé par le tribunal et CONVIE les parties à une audience portant sur les modalités de cet avis, suivant l’article 579 C.p.c., incluant toute question éventuelle portant sur les frais de publication des avis aux membres;
[57] DÉCLARE qu'à moins d'exclusion, les membres du groupe seront liés par tout jugement à intervenir sur l'action collective de la manière prévue par la loi;
[58] FIXE le délai d'exclusion à soixante (60) jours après la date de l'avis aux membres, délai à l'expiration duquel les membres du groupe qui ne se seraient pas prévalus des moyens d'exclusion seront liés par tout jugement à intervenir;
[59] avec frais de justice.
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| __________________________________ LUKASZ GRANOSIK, j.c.s. | |
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Me William Desrochers | ||
VIRTULEX AVOCATS S.E.N.C. | ||
Avocat du demandeur | ||
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Me Karine Joizil | ||
Me Charlotte Simard- Zakaïb | ||
MCCARTHY TÉTRAULT S.E.N.C.R.L., S.R.L. | ||
Avocates de la défenderesse | ||
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Date d’audience : | Le 21 février 2024 | |
[1] L’utilisation des seuls noms de famille dans le présent jugement a pour but d’alléger le texte et il ne faut pas y voir un manque de courtoisie à l’égard des personnes concernées.
[2] Cette curieuse appellation réfère à des normes imposées aux milliards d’utilisateurs par Facebook.
[3] Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d'assurance, 2023 QCCA 688.
[4] 2022 QCCA 1383; voir aussi Davies c. Air Canada, 2022 QCCA 1551.
[5] L'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35, par. 82. Voir aussi Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820.
[6] Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d'assurance, préc., note 3.
[7] Vivendi Canada inc. c. Dell’Aniello, 2014 CSC 1.
[8] Benjamin c. Crédit VW Canada inc., 2022 QCCA 1383; voir aussi Davies c. Air Canada, préc., note 4.
[9] Il n’existe ici aucun élément permettant de faire référence à la Charte canadienne des droits et libertés, les parties au litige étant des personnes privées.
[10] Benjamin Franklin et même un siècle plus tôt, John Locke et John Milton.
[11] Denis Diderot, Voltaire.
[12] 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme: tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
[13] 1. Congress shall make no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press; or the right of the people peaceably to assemble, and to petition the Government for a redress of grievances.
[14] Reference re Alberta Statutes, [1938] R.C.S. 100; Boucher v. The King, [1951] R.C.S. 265; Switzman v. Elbling, [1957] R.C.S. 285.
[15] Cf. SDGMR c. Dolphin Delivery Ltd., [1986] 2 R.C.S. 573; Grant c. Torstar Corp., 2009 CSC 61.
[16] Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1336.
[17] Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Whatcott, 2013 CSC 11, par. 64.
[18] Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43.
[19] Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), préc., note 16.
[20] Toronto (Cité) c. Ontario (Procureur général), 2021 CSC 34.
[21] Baier c. Alberta, 2006 CSC 38.
[22] Greater Vancouver Transportation Authority c. Fédération canadienne des étudiantes et étudiants — Section Colombie-Britannique, 2009 CSC 31.
[23] 6. Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.
[24] Cette distinction entre les droits et les libertés a déjà été notée par Hobbes dans son Léviathan alors qu’il définit les premiers comme consistant dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir et les secondes comme signifiant clairement l'absence d'opposition, soit d’entraves externes. Cf. Montes-quieu : « La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir ». Surtout, Hohfeld dans « Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning », 23 Yale L.J. (1913), énonce qu’un droit est une revendication ou une créance opposable, dont le corrélat est une obligation ou un devoir de la part d’un tiers. Ce droit (un devoir ou une obligation) s’oppose à une liberté (privilège) qu’il définit comme « one’s freedom from the right or claim of another ». À titre d’exemple, un droit stricto sensu est une revendication ou une créance opposable, dont le corrélat est une obligation ou un devoir de la part d’un tiers, alors que son contraire est l’absence de droit à revendiquer l’objet de ce droit. Au contraire, la liberté a pour corrélat l’absence de droit de la part de quiconque (autres individus, l’État), d’en entraver l’exercice, et, pour contraire, l’obligation d’accomplir l’action en question. Ainsi, la liberté d’expression aurait pour corrélat l’absence de droit, de la part d’autrui de restreindre la jouissance de cette liberté, mais ne constitue pas pour autant et évidemment un « droit à l’expression ». Enfin, ce débat n’est pas totalement achevé tel qu’en fait foi la discussion récente portant sur les libertés et les droits fondamentaux positifs et négatifs dans Société des casinos du Québec inc. c. Association des cadres de la Société des casinos du Québec, 2024 CSC 13.
[25] DLGL Technologie Corporation c. Gestion Événements HR Tech Canada inc., 2022 QCCS 873; Joad c. Journal La Voix, 2008 QCCS 1560; Corporation Sun Media c. Société de transport de Montréal, [2004] R.J.Q. 1809 (C.A.).
[26] Il est indéniable que, par exemple, Copernic, Darwin ou Pasteur étaient bien seuls et allaient à l’encontre du consensus scientifique au moment de l’établissement de leurs théories ou découvertes.
[27] Même si John Stuart Mill dit bien dans On Liberty : « We need freedom of expression to find the truth ».
[28] Homsy c. Google, 2023 QCCA 1220.
[29] Pièces MT-2, MT-3, MT-4 et MT-5.
[30] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 RCS 211; Ville de Sainte-Marthe-sur-le-Lac c. Expert-conseils RB inc., 2017 QCCA 381;
Genex Communications inc. c. Association québécoise de l'industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201.
[31] Par. 55.1 et 55.2.
[32] RLRQ, c. P-40.1.
[33] Richard c. Time Inc., 2012 CSC 8.
[34] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.
[35] Li c. Equifax inc, 2019 QCCS 4340.
[36] Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., préc., note 5, par. 32; voir aussi Infineon Technologies AG c. Option Consommateurs, 2013 CSC 59 et Noël c. Énergie éolienne des Moulins, 2023 QCCA 206.
[37] Tessier c. Economical, compagnie mutuelle d'assurance, préc., note 3. Voir plus récemment encore, Royer c. Capital One Bank (Canada Branch), 2024 QCCA 154.
[38] Directement ou indirectement comme la question des vaccins, des hospitalisations, des mesures sanitaires, des manifestations, etc.
[39] Fournier c. Banque de Nouvelle-Écosse, 2011 QCCA 1459.
[40] Dans la célèbre affaire Bland v. Roberts, 730 F.3d 371, Facebook a plaidé qu’afficher sur sa plateforme un « like » constitue « the 21st-century equivalent of a front-yard campaign sign ».
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