Décision

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Succession de R.M. c. Ro.B.

2018 QCCS 4622

 COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

N° :

500-17-086178-152

 

 

 

DATE :

Le 17 octobre 2018

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

MARIE-CLAUDE LALANDE, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

Succession De R... M...

-et-

N... M...

-et-

I... M...

-et-

S... M...

            Demandeurs

c.

 

Ro... B...

-et-

L... L...

Défendeurs

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

 


[1]     Ce qui ne semblait être, de prime abord, que de simples troubles de voisinage, cachait en vérité un drame en devenir.

[2]    Le 13 janvier 2012, après près de vingt ans de relation toxique, Ro... B... assassine son voisin R... M....

[3]     À la suite d’une enquête et de nombreuses procédures, M. B... est déclaré criminellement non responsable.

[4]     La Succession de M. M... et les membres de sa famille le poursuivent maintenant en dommages, en ce qu’ils estiment qu’il a commis plusieurs fautes et atteintes illicites qui engagent sa responsabilité civile.

[5]     En outre, ils cherchent à obtenir un dédommagement de la conjointe de celui-ci, Mme L... L..., qui a fait défaut, selon eux, d’intervenir auprès de son mari pour éviter la tragédie et qui a contribué aux préjudices subis. Les demandeurs la poursuivent également pour atteintes illicites à leurs droits garantis en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne[1](la Charte).

I.              le contexte

[6]     La grande majorité des faits se déroule dans la municipalité A.

[7]     Les M... sont originaires de la place alors que M. B... et Mme L... s’y établissent au début des années 90 pour y commencer leur retraite.

[8]     Le couple M... se forme à peu près à la même période. Il s’agit pour les deux d’une deuxième union. N... M... s’étant mariée en premières noces avec le frère de R... M... avec qui, elle a eu deux enfants, I... et S..., les codemandeurs. Ceux-ci considèrent leur oncle comme leur deuxième père.

[9]     La famille s’installe dans un petit bungalow de Ville A, situé sur la rue A où Mme M... vit encore aujourd’hui.

[10]   Le couple M... aime passer ses temps libres sur le terrain que possède M. M..., tout près de leur résidence, mais en bordure du fleuve.

[11]   En 1992, à la suite d’une subdivision du terrain, M. M... décide de vendre l’une des deux parcelles résultant de cette opération, soit celle où se trouve la maison où il a été élevé lorsqu’il était enfant. Il s’agit [de l’adresse 1] à Ville A. Sur cette propriété un ancien moulin y est érigé.

[12]   C’est Mme L... qui s’en porte acquéreuse[2] et y emménage avec son mari en 1993. La rénovation de la maison et la restauration du moulin représentent leur projet de retraite.

[13]    À la suite de la vente du lot subdivisé, M. M... demeure propriétaire du terrain voisin sur lequel se trouve une grange qui lui sert de remise et où il y gare son tracteur. Il s’agit [de l’adresse 2].

[14]    Dès le début, les relations entre les voisins amènent leurs lots de disputes.

[15]    Sans qu’il ne soit nécessaire d’identifier précisément ce qui a mis le feu aux poudres, on comprend que M. B... adopte un comportement intimidant face à ses voisins et n’hésite pas à les invectiver lorsque ceux-ci se rendent à leur terrain pour profiter de son emplacement privilégié.

[16]    Les années passent, et le climat périclite.

[17]    Pour les M..., les tensions deviennent de plus en plus difficiles à supporter. Dans le but de les atténuer, M. M... installe une clôture entre les deux terrains. Il s’assure pour ce faire que celle-ci soit érigée sur son terrain afin d’éviter d’envenimer davantage la situation.

[18]    Malheureusement, cela ne semble pas plaire à M. B.... Plusieurs bris à la nouvelle séparation sont constatés, au fil du temps.

[19]    En 2005, M. M... entreprend une démarche auprès de la Commission de protection du territoire agricole du Québec pour obtenir une autorisation de construire une résidence sur son terrain en bordure du fleuve. M. B... s’y oppose arguant le potentiel de culture de cette parcelle zonée agricole[3].  

[20]    De manière contemporaine, dans le cadre de la restauration du moulin, M. B... entreprend d’aménager sa terre pour y cultiver le sarrasin. Ce faisant, il constate la présence de résidus de bitume sur le terrain. Il tient l’ancien propriétaire, et toujours voisin, responsable de cette situation.

[21]    À la suite de cette découverte, une série de lettres de mise en demeure est transmise à M. M...[4]. Peu après, en août 2005, Mme L... et M. B... entreprennent un recours judiciaire contre M. M... et la municipalité A, pour vices cachés résultant de la contamination des sols. Par cette demande, ils cherchent à obtenir des dommages qu’ils chiffrent à plus de 400 000 $[5].

[22]    En réponse à cette procédure, en avril 2006, M. M... produit une défense et demande reconventionnelle dans laquelle non seulement il nie toute responsabilité, mais il réclame, notamment, que cesse le harcèlement du couple B...-L...[6]. En outre, en mai 2006, Mme M... introduit une demande séparée contre les voisins, exigeant également que les agissements harcelants de ses voisins à son endroit prennent fin[7].

[23]    Ces deux recours sont éventuellement joints.

[24]    En début d’année 2009, les parties réussissent à trouver un terrain d’entente et signent une transaction que le tribunal entérine le 2 février 2009 (l’Ordonnance injonctive)[8].

[25]    Cette entente prévoit notamment que M. M... devra effectuer certains travaux sur le terrain de M. B... et que ce dernier aura la responsabilité d’obtenir les autorisations légales nécessaires, avant de ce faire.

[26]    En outre, à l’aide d’une liste très détaillée de gestes qu’il doit éviter de poser, il est prévu que M. B... doit cesser tout type de harcèlement. Entre autres, il s’engage à respecter la vie privée de M. et Mme M..., de leurs enfants et petits-enfants, de ne pas s’approcher à moins de 200 mètres de la maison du couple située à Ville A, de ne pas accéder à leur terrain situé au bord de l’eau, voisin du sien, et de ne pas toucher ou autrement utiliser la clôture séparant les deux propriétés.

[27]    Malheureusement, la période d’accalmie est de courte durée.

[28]    Peu après, M. B... transgresse l’Ordonnance injonctive et d’autres mises en demeure lui sont transmises afin de le ramener à l’ordre[9].

[29]    En outre, de nombreux appels à l’aide sont logés à la police et plusieurs ordonnances émises[10].

[30]    En septembre 2009, alors que plusieurs membres de la famille M... sont réunis pour partager calmement un pique-nique en bordure du fleuve, un épisode de harcèlement particulièrement marquant survient. Devant les enfants et les petits-enfants M..., M. B... se rend tout près du groupe et nargue M. M... et S...S... M... pour qu’ils viennent se battre avec lui. Ceux-ci demeurent courtois et essaient de lui faire entendre raison, mais en vain. Ses invectives ne le menant nulle part, M. B... perd le contrôle et lance son verre de vin à la figure de Mme M..., qui se tient à côté de son mari.

[31]    Ces gestes inappropriés mettent fin abruptement aux célébrations et, plutôt que d’appeler les forces de l’ordre, le couple M... choisit de contacter leur avocate afin d’éviter d’envenimer davantage le climat.

[32]    Aussitôt informée, celle-ci porte à l’attention du procureur de M. B..., les derniers évènements.

[33]    La réponse de l’avocat ne se fait pas attendre. Celui-ci s’empresse d’expliquer le geste de son client par le fait que ce dernier aurait malencontreusement mélangé alcool et médicaments. Pour faire amende honorable, on informe alors le couple M... que M. B... s’inscrira aux réunions des Alcooliques Anonymes afin de régler son problème[11]. En outre, l’avocat précise que son client regrette ses agissements.

[34]    En dépit de ce mea culpa, la situation s’envenime encore un peu plus.

[35]    En avril 2010, M. et Mme M... reçoivent un appel de la police. On les informe que M. B... vient de quitter le centre de désintoxication où il séjournait et les intervenants de l’endroit avisent les forces policières que leur client a proféré des propos inquiétants à l’égard du couple M... laissant entendre que leur vie pourrait être en danger. 

[36]    Malgré cette alerte, les policiers ignorent où se trouve M. B... et suggèrent alors au couple de quitter leur résidence et de se cacher quelque part en attendant qu’ils le retrouvent. Le couple suit les recommandations et se réfugie dans un motel de la région.

[37]    Peu après, la police procède à l’arrestation de M. B.... Ce dernier est alors accusé d’avoir proféré des menaces de mort et est remis en liberté en attendant son procès, en promettant au juge qu’il n’approcherait plus le couple et sa famille, ni ne les harcèlerait[12].

[38]    En dépit de cette accusation et des promesses formulées, M. B... contrevient à répétition à l’ordonnance de la Cour, de telle sorte que les autorités l’arrêtent à nouveau et d’autres accusations sont logées contre lui, le 17 mai 2010 et le 7 juillet 2010. Et, à chaque occasion, il est remis en liberté en payant une caution de 200 $ à 500 $ tout en s’engageant encore à laisser les membres de la famille M... tranquilles[13].

[39]    En raison de la gravité de la situation, la Direction de l’indemnisation des victimes d’actes criminels (l’IVAC) offre suivi et support au couple.

[40]    Dans le cadre des services ainsi offerts, les représentants de l’organisme tentent de rassurer M. et Mme M... et leur font comprendre que, selon eux, M. B... ne représente pas un réel danger. On leur répète souvent qu’il est comme un chien qui jappe : il ne mord pas.

[41]    En août 2010, soit peu avant la date de procès fixée pour menaces de mort, Mme M... reçoit signification d’une mise en demeure de la part des nouveaux procureurs de M. B... lui réclamant 150 000 $ pour avoir « détruit complètement sa vie ». Il la tient responsable de ses déboires en raison du fait qu’elle aurait fourni des informations diffamatoires aux enquêteurs responsables de son dossier criminel[14].

[42]    Rapidement, une réponse est transmise afin de corriger le tir et d’aviser les nouveaux procureurs que Mme M... nie tout ce que leur client lui reproche et rappelle que le souhait le plus profond de la famille M... consiste à retrouver la paix[15].

[43]    Le 10 décembre 2010, à la suite d’un procès au criminel, M. B... est déclaré coupable d’avoir proféré des menaces de mort à l’endroit du couple. Néanmoins, celui-ci est absout sous condition.  La juge lui impose une probation de trois ans et lui ordonne de respecter les mêmes conditions déjà imposées à de nombreuses reprises[16].

[44]    Au printemps et à l’automne 2011, M. B... entreprend d’importants travaux sur sa propriété. Il creuse un immense trou pour créer un lac artificiel. En plus, il excave à plusieurs autres endroits. Toutefois, il ne se contente pas de laisser la terre ainsi retirée en périphérie des trous : il utilise les sols ainsi extraits et les amoncèle sur la ligne séparatrice du terrain et la clôture de M. M....

[45]    Non seulement cela contrevient à l’Ordonnance injonctive, mais ces travaux provoquent une importante accumulation d’eau au courant de l’automne, sur le terrain de M. M...[17].

[46]    Face à cette situation, le couple M... s’adresse à la municipalité A pour savoir si les travaux exécutés sur le terrain de M. B... sont conformes. Les représentants de la municipalité confirment que ceux-ci ont été effectués sans permis, mais aucune démarche n’est entreprise pour mettre fin à la situation.

[47]    À nouveau, le couple retient les services de leur procureure pour forcer M. B... à réparer le terrain et mettre fin à l’inondation de leur terrain. Cette lettre est transmise à M. B..., le 5 janvier 2012[18].

[48]    Le 13 janvier 2012, M. M... est retrouvé sans vie dans sa grange, voisine de la résidence de M. B.... Son corps compte vingt-neuf lacérations situées au thorax, au visage et il a la gorge complètement tranchée[19]..

[49]    Il est admis que l’auteur de cet horrible crime est Ro... B....

[50]    Après son geste fatal à l’endroit de M. M..., M. B... continue son massacre. Il se rend tout d’abord à la résidence principale du couple M... pour, selon toute vraisemblance, assassiner Mme M..., sans toutefois atteindre son objectif.

[51]    Par la suite, il se dirige à l’hôtel de ville A et demande à rencontrer, le directeur général, Luc Forcier ainsi que l’urbaniste et inspecteur de la Ville A, Martin Massicotte, faisant valoir qu’il souhaite leur remettre un cadeau. Peu après son arrivée dans le bureau de M. Forcier, M. B... attaque les deux hommes et leur assène plusieurs coups de couteau au niveau de la tête et du cou.[20]

[52]    Grâce à l’intervention rapide du chef pompier, présent sur les lieux, celui-ci réussit à maîtriser l’agresseur.

[53]    M. B... est mis sous arrestation et amené au poste de police. Toutefois, à la suite de propos suicidaires tenus par ce dernier, il est transporté à l’hôpital pour être mis sous examen[21].

[54]    Dans le cadre de l’enquête suivant le crime, on découvre que M. B... avait un plan bien précis. Il voulait assassiner plusieurs personnes et avait la conviction que le couple M... et MM. Forcier et Massicotte avaient orchestré un complot et avaient l’intention de lui nuire, ce qui justifiait, à ses yeux, leur assassinat[22].

[55]    Dans les semaines et les mois subséquents, diverses accusations sont portées contre M. B..., celle du meurtre de M. M... et celles de tentatives de meurtre contre les deux employés de la ville [23].

[56]    Bien que M. B... reconnaisse avoir commis ces crimes, en janvier 2013, on le juge non criminellement responsable.

[57]    Depuis les évènements du 13 janvier 2012, M. B... est institutionnalisé. Il n’a jamais fait de prison.

[58]    En effet, après son bref passage à l’hôpital Pierre-Boucher à la suite de ses crimes, on le transfère à l’Institut Pinel où il réside, vraisemblablement, jusqu’en juin 2017.

[59]    Tout au long de cette période, il se voit octroyer de plus en plus de droits de sortie. Au départ, ceux-ci s’effectuent sous la supervision de préposés de l’Institut Pinel, puis graduellement, cette surveillance diminue.

[60]    En juin 2017, à la demande de M. B..., son transfert à Rimouski dans un établissement spécialisé pour les gens reconnus non criminellement responsable est approuvé.

[61]    M. B... demeure maintenant dans un condominium à Rimouski dont il est le propriétaire. Il est âgé de 76 ans.

[62]    Il n’est pas présent à l’audience. Les motifs expliquant cette situation sont constatés par sa psychiatre[24].

II.             la position des parties

La position de la famille M...

[63]    Les demandeurs affirment que les gestes posés par M. B... (meurtre, harcèlement, et non-respect de l’Ordonnance injonctive), au fil du temps, constituent des fautes civiles qui leur ont causé préjudice. En conséquence, il doit être condamné à leur verser différents types de dommages, compensatoires et punitifs.

[64]    Sa responsabilité doit en outre être retenue, vu les atteintes illicites et intentionnelles aux droits reconnues par la Charte.

[65]    De plus, la Succession de M. M... et Mme M... réclament des dommages résultant des troubles de voisinage perpétrés par le couple B..-L....

[66]    Par ailleurs, les demandeurs soutiennent que Mme L... a également eu un comportement fautif engageant sa responsabilité en n’intervenant pas auprès de son mari pour mettre fin au harcèlement et au non-respect de l’Ordonnance injonctive, et ainsi éviter le pire.

[67]    Ils avancent, enfin que par ses agissements et ses omissions, Mme L... a porté atteinte illicite et intentionnelles à leurs droits protégés par la Charte.

La position de M. B...

[68]    Celui-ci fait valoir tout d’abord, qu’une bonne partie des faits sur lesquels les demandeurs appuient leurs prétentions se sont produits plus de trois ans précédant l’institution du présent recours, de telle sorte qu’il y a prescription.

[69]    Par ailleurs, il plaide que sa responsabilité civile ne peut être retenue puisqu’au moment des gestes reprochés, il était dépourvu de raison.

 

 

La position de Mme L...

[70]    Tout comme M. B..., Mme L... plaide la prescription pour tous les manquements allégués, survenus avant le 12 janvier 2012, soit trois ans avant la date de la demande introductive d’instance.

[71]    En ce qui concerne les autres fautes qu’on lui reproche, Mme L... affirme qu’elle ne pouvait pas prévoir que son mari commettrait l’irréparable.

[72]    En outre, elle nie avoir contrevenu aux ordonnances de la Cour ou avoir commis des atteintes illicites au sens de la Charte.

III.           Les conclusions recherchées

[73]    Pour une meilleure compréhension, il y a lieu de reproduire le tableau des différents dommages réclamés par les demandeurs[25].

 

IV.          remarques sur la prescription

[74]    Le présent recours est introduit le 12 janvier 2015 soit presque 3 ans, jour pour jour, suivant le meurtre de M. M....

[75]    Les reproches formulés dans la procédure remontent à plusieurs années avant le drame et sont de différentes natures.

[76]    On peut les résumer ainsi: le harcèlement de M. B... à l’endroit de la famille M..., le non-respect de l’Ordonnance injonctive, les gestes posés sur le terrain pouvant constituer des troubles anormaux de voisinage ou des fautes civiles et, ultimement, le meurtre de M. M....

[77]    Du côté de Mme L..., en se basant sur la même trame factuelle, on lui reproche de n’avoir rien fait pour que cesse le comportement de son mari. De plus, en tant que propriétaire en titre, sa responsabilité aurait été engagée malgré sa non-participation active aux gestes de son mari.

[78]    En outre, puisqu’elle était une des parties impliquées dans les procédures ayant mené à l’Ordonnance injonctive de 2009, les demandeurs avancent que sa responsabilité doit être retenue pour les dommages causés par son mari sur le terrain et son comportement harcelant.

[79]    Précisons qu’il n’appartient pas au Tribunal de déterminer si les reproches formulés dans les procédures ayant mené à la transaction de 2009 et, incidemment à l’Ordonnance injonctive étaient fondés. En effet, les parties, en février 2009, règlent l’ensemble de leurs différends et se donnent, de même coup, mutuellement quittance complète et finale de toute réclamation passée ou présente reliée directement ou indirectement aux faits allégués dans la présente action[26]. Elles reconnaissent, par la même occasion, que cette entente constitue une transaction au sens des articles 2631 et suivant du Code civil du Québec.

[80]    À la lumière de la période de temps durant laquelle les faits de la présente affaire se déroulent, il est indéniable que la question de la prescription se pose. Toutefois puisque les demandeurs appuient leur demande sur plusieurs fondements juridiques qui se recoupent, sans être pour autant identiques, il est plus logique de traiter de chacune de ces questions et d’analyser la question de la prescription dans le cadre de celles-ci.

V.           Les questions en litige

1.    Est-ce que la responsabilité civile de M. B... peut être retenue dans le cadre du meurtre de M. M...?

2.    Est-ce que le comportement de M. B... vis-à-vis ses voisins constitue une faute civile ou des troubles anormaux de voisinage donnant ouverture à réparation?

3.    Est-ce que M. B... a porté atteinte illicite et intentionnelle aux droits protégés par la Charte?

4.    Est-ce que Mme L... a commis une faute pouvant engager sa responsabilité civile en regard du meurtre perpétré par son mari?

5.    Est-ce que la responsabilité de Mme L... peut être retenue à l’égard du comportement harcelant de son mari ou des troubles anormaux de voisinage vis-à-vis la famille M...?

6.    Mme L... a-t-elle porté atteinte illicite et intentionnelle aux droits des demandeurs protégés par la Charte?

7.    Quels sont les dommages auxquels ont droit les demandeurs?

VI.          l’analyse

1.    Est-ce que la responsabilité civile de M. B... peut être retenue dans le cadre du meurtre de M. M...?

le droit applicable

[81]        L’article 1457 C.c.Q. constitue le cadre juridique pour analyser la responsabilité civile extracontractuelle.

[82]        Il n’est pas inutile d’en rappeler le libellé :

Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

[83]        À la lumière de cette disposition et de l’article 4 du Code civil du Québec, il appartient à celui qui veut démontrer l’absence de discernement d’en faire la preuve.

[84]        L’auteur Vincent Karim aborde la notion de la capacité de discernement et sa portée dans le contexte de la responsabilité civile dans son ouvrage intitulé Les obligations[27].  Voici ce qu’il en dit :

2482. Le deuxième alinéa de l’article 1457 C.c.Q. reprend l’exigence de la « capacité de discerner le bien du mal », énoncée à l’article 1053 C.c.B.-C., mais reformulée sous l’expression « douée de raison ». On peut lire dans les Commentaires du ministre de la Justice que la notion de « raison » recouvre celle de « discernement ». La faculté de discernement permet à l’individu de comprendre la nature, la portée, la qualité ainsi que les conséquences des actes qu’il pose. Elle constitue en quelque sorte la frontière entre l’imputabilité et la non-imputabilité d’un acte fautif.

(…)

2491. Le majeur non doué de raison, tel que la personne atteinte d’un handicap mental ou dont les facultés sont involontairement trop affaiblies par la drogue, l’alcool ou la maladie pour être capable d’apprécier les conséquences de ses actes, ne peut être tenu pareillement responsable du dommage qu’il cause à autrui. (…)

2492. Une personne peut être privée de raison de façon permanente ou temporaire, de façon naturelle ou provoquée et pour les causes suivantes : âge, handicap mental, choc ou traumatisme psychologique, une trop grande absorption de drogues ou d’alcool, etc. La détermination de la présence ou de l’absence de raison est une question de fait qui s’apprécie au moment où l’acte illégal a été commis. Il revient par ailleurs à celui qui invoque son incapacité de commettre une faute civile d’en faire la preuve.           

                                                                                      (soulignements ajoutés)

[85]        Cet auteur précise ensuite le rôle que joue cette capacité de discernement dans l’application du régime de responsabilité extracontractuelle :

2495. (…) La capacité de discernement permet de déterminer si l’acte qui a causé le préjudice peut être assimilé à une faute permettant d’engager la responsabilité civile de son auteur ou de toute autre personne que la loi désigne. Si l’on considère que la personne qui a commis le fait dommageable n’était pas douée de raison, on ne peut conclure à une faute civile, du moins en ce qui la concerne. La capacité de discernement est donc une condition d’existence de la faute civile elle-même[28].

                                                                                      (soulignements ajoutés)

[86]        Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore, quant à eux, traitent de la capacité de discernement en ces termes :

1-106 - Généralités - L'article 1457 C.c. pose donc comme condition première à la responsabilité extracontractuelle, la faculté de discernement, condition que le législateur québécois entend séparer de la faute. Pour être responsable civilement et obligé de réparer le dommage causé à autrui, il faut que l'agent ait été doué de raison, c'est-à-dire apte à se rendre compte de la nature de l'acte qu'il posait, de sa portée et de ses conséquences possibles.

Ainsi un comportement qui, chez un individu normal, serait considéré comme fautif et donc retenu contre lui, ne l'est pas lorsqu'il émane d'une personne qui, au moment où elle a posé l'acte entraînant le préjudice, était privée de sa raison d'une manière temporaire ou permanente. Cependant, dans les cas de responsabilité du fait d'autrui, la personne tenue à l'obligation de réparation assume celle-ci malgré tout, dans la mesure où le comportement de l'individu privé de discernement aurait été jugé fautif s'il avait eu cette aptitude (art. 1462 C.c.).

(…)

1-108 - Notion juridique d'« incapacité » - L'absence de raison peut avoir différentes causes : défaut d'âge, handicap mental, choc ou traumatisme psychologique, abus de drogues, d'alcool, etc. L'aptitude à connaître la nature et la conséquence de ses actes ne doit pas être confondue avec la capacité juridique au sens strict du terme4. Elle touche la faculté de se rendre compte des gestes que l'on pose et non, dans le sens technique, l'habilité décrétée par la loi à poser un acte juridique. Les deux notions sont différentes et le fait d'être incapable, au sens juridique du terme, n'empêche pas d'être civilement responsable. Ainsi, le mineur, incapable d'exercice, reste toutefois responsable du dommage qu'il cause à autrui si son âge et ses facultés mentales lui permettent d'apprécier la portée de ses actes.

(…)

1-115 - Aliénation naturelle - La personne privée de raison, et donc dans l'impossibilité de juger des actes qu'elle pose et de leurs conséquences, ne peut être tenue responsable du préjudice qu'elle cause. Peu importe à cet égard qu'elle ait préalablement bénéficié d'un régime de protection. L'absence de faculté de discernement reste donc une question de fait dont la preuve repose sur celui qui l'invoque. Parfois cependant, la victime peut exercer son recours contre ceux qui avaient la garde de l'insensé majeur dans les limites posées à l'article 1461 C.c. Les règles précédemment examinées à propos de l'enfant en matière de partage de responsabilité lui sont, par ailleurs, applicables[29].       

                                                             (références omises et soulignements ajoutés)

[87]        En somme, seule une personne douée de raison est tenue de réparer le préjudice qu’elle cause à autrui en raison d’un comportement déficient[30].

[88]        Ceci étant dit, il faut reconnaître qu’une personne qui a été trouvée non criminellement responsable pour cause de troubles mentaux n’emporte pas qu’elle ne puisse commettre une faute civile[31].

[89]        Par ailleurs, de façon claire et systématique, la jurisprudence en matière civile refuse d’accorder une autorité de droit au jugement pénal, lui accordant plutôt une autorité de fait :

 

1-80 - Autorité de fait - Le jugement pénal reste cependant un fait juridique important. Il apparaît difficilement concevable qu’un juge civil puisse l’ignorer complètement, ne lui accorder aucune foi, surtout au prix d’une contradiction flagrante entre les deux jugements. Ainsi, il serait curieux d’admettre, après un procès pénal où l’accusé a plaidé non coupable, mais a été reconnu coupable et a été condamné, par exemple, pour négligence criminelle, qu’un juge civil déclare subséquemment que l’individu, sur le plan de sa responsabilité civile et à propos des mêmes faits, s’est conduit en personne prudente et diligente[32].

 

[…]

 

La majorité des arrêts reconnaît une autorité de fait au jugement pénal, selon les circonstances particulières de l’espèce et selon le but dans lequel le jugement est invoqué. Certains arrêts, se plaçant sur le seul terrain de l’admissibilité en preuve, ne permettent pas que la procédure du procès civil se réfère au résultat du procès pénal et donc, sur requête à cet effet, ordonnent de retrancher des procédures civiles l’allégation d’un verdict ou d’un plaidoyer pénal. D’autres en sens contraire ont, à notre avis, raison, puisqu’elles permettent, dans le cadre du procès civil, d’introduire un élément de preuve important. En tout état de cause, l’ensemble des décisions s’interroge sur le but pour lequel on tente d’introduire le verdict pénal [33].

 

[90]        Notons que l’autorité de la chose jugée n’existe pas entre la décision en matière criminelle et celle en matière civile. On ne peut, toutefois, ignorer la décision prise en matière criminelle dans l’analyse du comportement fautif.

[91]        L’arrêt Ali c. Cie d’assurance Guardian du Canada[34], constitue l’arrêt de principe à l’égard de l’utilisation d’une condamnation pénale lors d’un procès en matière civile. Rappelons qu’au terme de leur procès en matière criminelle, M. Ali et son fils sont reconnus coupables d’avoir mis le feu volontairement à leur immeuble et de fraude envers la compagnie d’assurances[35]. En contradiction avec cette décision, en première instance civile, le juge retient la version de M. Ali et de son fils attribuant la responsabilité de l’incendie à des cambrioleurs[36]. À la suite d’une analyse élaborée de la jurisprudence et de la doctrine, la Cour d’appel infirme la décision de première instance :

 

[42] […] je suis d’avis qu’en l’espèce, la condamnation criminelle de M. Ali est admissible en preuve. Celle-ci constitue, en effet, dans le présent dossier, un fait pertinent au litige civil et un élément de preuve important.

 

[43] L’introduction en preuve d’un verdict de culpabilité peut, selon les circonstances, permettre au juge civil de tirer les conclusions qui s’imposent relativement au fait que l’acte reproché a bel et bien été commis. Devant, comme dans le présent cas, un jugement pénal motivé établissant que les Ali ont volontairement mis le feu à leur édifice pour toucher l’assurance, il me semble difficile, en l’absence d’éléments de preuve nouveaux, que le juge civil, ignorant complètement ce fait, réévalue la preuve, par ailleurs, strictement identique, pour en arriver à une solution clairement contradictoire. Je vois mal, en effet, comment un juge civil, devant qui la fraude ne doit être prouvée que par simple prépondérance de preuve, peut conclure que deux personnes trouvées coupables d’incendie volontaire à la suite d’un procès où leur culpabilité doit être prouvée au-delà de tout doute raisonnable puisse, pour ainsi dire, « rejuger » à l’aide d’une preuve identique et qu’on arrive ainsi à deux décisions contradictoires (…)

 

(…)

 

[45] Le jugement pénal est un fait juridique que nul ne peut ignorer, qui est pertinent et qui peut s’imposer quant à sa valeur probante. Le juge civil donc, sans attribuer à la condamnation pénale autorité de chose jugée en droit ou en fait, est libre, selon les circonstances d’en tirer les conclusions et les présomptions de fait appropriées.[37]

(soulignements ajoutés)

 

[92]        Dans l’affaire Solomon c. Québec (Procureur général)[38], la Cour d’appel se prononce à nouveau sur le poids à accorder à un jugement en matière criminelle au procès civil portant sur les mêmes faits. Dans cette affaire, M. Solomon et sa femme poursuivent pour dommages-intérêts, ainsi que pour dommages punitifs, des policiers suite à une arrestation robuste. M. Solomon est arrêté pour une conduite erratique, et, à la suite d’évènements fort controversés, sa femme et lui se retrouvent menottés et emmenés au poste de police. Au terme d’un jugement en matière criminelle fort sévère de la Cour du Québec à l’endroit des policiers intimés, un verdict d’acquittement en faveur des appelants est rendu[39].

[93]        À la suite du jugement rendu par la Cour supérieure en matière civile, la Cour d’appel souligne que le jugement de première instance fait totalement abstraction du jugement rendu par la juge Corte […], et plus particulièrement des constats qui ont amené cette dernière à prononcer un verdict d’acquittement [40]. Notant, entre autres l’arrêt Ali précité, la Cour d’appel souligne que la jurisprudence a reconnu l’importance pour la saine administration de la justice d’éviter dans la mesure du possible les contradictions flagrantes entre jugements, fussent-ils le fruit de deux processus judiciaires distincts[41]. La Cour rappelle le fait que la saine administration de la justice s’accommode mal de jugements en apparence contradictoires[42], et décide d’infirmer le jugement de la Cour supérieure. Voici comment elle s’en explique :

[…] la juge de première instance ne pouvait faire totalement abstraction du jugement rendu par la Chambre criminelle de la Cour du Québec. Dans une certaine mesure, et avec les adaptations qui s’imposent, elle devait partager le respect que les tribunaux appelés à juger en second lieu d’une affaire témoignent aux déterminations et constats du juge l’ayant entendu en premier lieu[43]..

[94]        Enfin, dans une autre affaire, Pierre-Louis c. Québec (Ville de)[44], la Cour d’appel précise qu’il s’agit d’une erreur de droit de faire totalement abstraction au civil d’une décision disciplinaire ou pénale se rapportant aux mêmes faits. Cela contrevient au principe jurisprudentiel à l’effet que les décisions disciplinaires et pénales sont des faits juridiques que nul ne peut ignorer, qui sont pertinents et qui peuvent s’imposer quant à leur valeur probante[45].

discussion

[95]        Le tout premier grief que soulèvent les demandeurs contre M. B..., s’articule autour du meurtre perpétré le 13 janvier 2012. C’est en s’appuyant sur la faute extracontractuelle qu’ils demandent réparation.

[96]        Personne ne remet en question que M. B... est bel et bien l’auteur de l’acte fatal.

[97]        Toutefois, ce dernier plaide que sa responsabilité civile ne peut être retenue parce qu’il n’était pas doué de raison au moment du drame.

[98]        Il en a pour preuve le rapport d’expertise psychiatrique du Dr Pierre Gagné, déposé pour valoir témoignage[46].

[99]        Le mandat confié à ce médecin se lit comme suit :

Établir si Monsieur B... était ou non privé de raison, au sens de l’article 1457 du Code civil du Québec au moment des évènements du 12 janvier 2012.

[100]     Incidemment, le Tribunal comprend que la date à laquelle on fait référence est celle où M. B... a commis son crime, soit le 13 janvier 2012. Il s’agit à l’évidence, d’une simple erreur qui n’a pas d’incidence.

[101]     Pour remplir son mandat, le Dr Gagné bénéficie de différentes sources d’information.

[102]     Il rencontre M. B..., le 13 décembre 2016, durant une période de deux heures trente minutes. Il prend également connaissance d’un dossier constitué par le procureur de M. B..., mais dont on ignore la teneur. En outre, le Dr Gagné examine des évaluations psychiatriques effectuées à l’Institut Pinel, avant la tenue du procès pour meurtre et tentatives de meurtre, soit :

·      Un rapport daté du 8 mars 2012, portant d’une part, sur l’aptitude à subir un procès et d’autre part, sur la question de la responsabilité criminelle où on établit un diagnostic de trouble délirant avec dépression surajoutée et trouble cognitif;

·      Un addenda à ce rapport daté du 12 avril 2012, portant sur l’aptitude à comparaître et sur la question de la responsabilité criminelle;

·      Un rapport psychiatrique préparé pour la Commission d’examen des troubles mentaux (TAQ) en date du 5 avril 2013.

[103]     À la suite de sa rencontre avec M. B... et de l’examen des divers documents mis à sa disposition, le Dr Gagné constate tout d’abord qu’au moment où M. B... est arrêté à la suite du meurtre et, éventuellement admis en psychiatrie, il s’agit pour ce dernier d’une première évaluation psychiatrique. Avant cela, son suivi médical était effectué par une omnipraticienne. Celle-ci le suivait depuis 8 ans et lui prescrivait des antidépresseurs et un somnifère[47].

[104]     Dans son rapport, le Dr Gagné note également qu’à la suite du court séjour de M. B... à l’hôpital Pierre-Boucher, en psychiatrie, les professionnels impliqués retiennent alors le diagnostic de trouble délirant avec dépendance à l’alcool durant environ quarante ans, avec une sobriété sans rechute depuis 2009.

[105]     L’expert note que M. B... est transféré à l’Institut Pinel, le 18 janvier 2012. Au cours de cette hospitalisation, le diagnostic alors retenu est celui d’un  trouble délirant avec une dépression secondaire.

[106]     C’est ce dernier diagnostic qui sera présenté lors des différentes représentations dans le cadre de l’instance criminelle et qui, ultimement, fera en sorte que M. B... sera déclaré non criminellement responsable. Ce même diagnostic sera soumis au Tribunal administratif du Québec, le 5 avril 2013[48].

[107]     De sa lecture des différents documents consultés, le Dr Gagné cite la conclusion du psychiatre Rochette fournie à la Cour dans le cadre du procès criminel, laquelle se lit comme suit :

Nous avons acquis la conviction ferme qu’au moment des faits reprochés, Monsieur B... présentait un état psychotique qui faussait grandement sa prise de contact sur la réalité, qui altérait son jugement et qui l’empêchait de distinguer le réel de l’irréel, le bien du mal, le légal de l’illégal.

[108]     Tout au cours de son hospitalisation à l’Institut Pinel, le Dr Gagné remarque également que M. B... prend une médication antipsychotique.

[109]     Lors de sa rencontre avec M. B..., à la fin de l’année 2016, soit près de 5 ans suivant le crime, le Dr Gagné souligne que M. B... lui parle spontanément d’un complot dont il aurait victime. Celui-ci a la conviction inébranlable que M. et Mme M... et plusieurs personnes reliées à l’hôtel de ville A font encore à ce moment, parti de ce complot. Il identifie la découverte de produits d’asphalte sur son terrain et les nombreuses démarches judiciaires qui s’en sont suivies, comme point de départ de ce complot.

[110]     Le Dr Gagné constate que M. B... continue toujours de souffrir de son trouble délirant, et d’un état dépressif. Toutefois, il est d’avis que ce dernier n’entretient plus de pensées hostiles et espère être transféré au Centre hospitalier de Rimouski, pour éventuellement s’établir là-bas.

[111]     Une fois ce portrait brossé, l’expert présente ensuite un sommaire de la situation. Voici comment il s’exprime :

Sommaire :

Monsieur Ro... B... est un homme de 75 ans qui a fait l’objet d’un verdict de non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux pour des accusations de meurtre au premier degré et de tentative de meurtre, voies de fait graves et port d’arme dans un dessein dangereux.

L’histoire psychiatrique démontre que Monsieur B... présentait un trouble délirant depuis plusieurs années, croyant fermement être victime d’un complot impliquant plusieurs personnes, dont les victimes. Un état dépressif s’était surajouté à son trouble délirant.

À l’issue de son procès, il a été placé sous la responsabilité du Tribunal administratif du Québec et est demeuré hospitalisé à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal.

Quand je l’ai rencontré, le délire paranoïde était toujours présent, quoiqu’avec moins d’intensité. Il persistait également des éléments dépressifs.

                                                                                      (soulignements ajoutés)

[112]     Le Dr Gagné conclut enfin son rapport en répondant à la question touchant la capacité de discernement de M. B..., au moment du meurtre, en ces termes :

Opinion médico-légale :

En ce qui regarde la question de la responsabilité civile, Monsieur B... faisant l’objet d’une poursuite, il m’apparaît clairement qu’à l’époque où  les évènements en cause se sont produits, Monsieur B... présentait un trouble psychotique type trouble délirant de persécution. Cette pathologie le rendait incapable de discerner le bien du mal et incapable d’exercer son jugement, ce qui à mon avis, est la même chose que d’être privé de raison.

                                                                          (soulignements ajoutés)

[113]     En sus de ce rapport pour évaluer la capacité de discernement de M. B... au moment des faits reprochés, on produit également un extrait d’une note retrouvée sur l’ordinateur de ce dernier, dans le cadre de l’enquête criminelle[49].

[114]     Ce document non daté corrobore, d’une certaine manière, les constations tirées par l’expert à l’égard du fait que M. B... se disait victime d’un complot et qu’il ne semblait voir qu’une seule solution pour y mettre fin.

J’ai des problèmes neurologiques, des médicaments de plus en plus puissants, depuis les évènements, mon épouse ne peut plus rester à Ville A, je n’ai plus de raison de vivre, je veux mourir c’est noir dans ma tête. Donc K4J est ma seule solution, Tout ça pour une 4 et 5ième étape à Saint-Antoine de Roberval

N.B. de 2005 à décembre 2011 nous avons investie plus de 67,000. En frais d’avocat …..? en plus des thérapies, psychologues, et notre terrain n’est pas encore décontaminer. (sic)

[115]     Selon les explications fournies, l’utilisation de l’acronyme K4J correspond à la phrase Kill for justice et que le chiffre 4 désignait les quatre victimes potentielles de M. B..., comme l’indique le rapport d’enquête[50].

[116]     La lecture de cette note, qui vraisemblablement a été rédigée peu avant le drame, illustre l’état d’esprit de M. B....

[117]     En sus de la preuve d’expert et de la preuve documentaire produite, il est nécessaire en outre de prendre en considération le jugement de la Cour supérieure établissant que M. B... était non criminellement responsable, le 13 janvier 2012.

[118]     Ce jugement, non rapporté, n’a pas été produit dans le présent dossier. Toutefois, il constitue un fait juridique dont le Tribunal peut prendre connaissance d’office.

[119]     L’article 2807 C.c.Q. énonce que le Tribunal doit prendre connaissance d’office du droit en vigueur au Québec. Cela inclut la loi adoptée par l’Assemblée nationale du Québec et le Parlement du Canada, la jurisprudence qui s’y rattache, le droit coutumier et les principes juridiques généraux[51].

[120]     Le verdict de non-responsabilité criminelle ne peut, en soi, faire preuve de l’incapacité de discerner le bien et le mal de M. B... au moment du meurtre de M. M..., mais il s’agit d’un fait juridique qui, additionné au rapport d’expert sur la santé mentale de B..., permet d’évaluer la capacité de discernement de celui-ci.

[121]     Les notions de non-responsabilité criminelle et l’incapacité de discernement sont des concepts différents avec des régimes de preuve qui leur sont propres. Toutefois, on y constate certaines ressemblances.

[122]     Voici à cet égard, le libellé de l’article 16 du Code criminel[52]:

Troubles mentaux

 (1) La responsabilité criminelle d’une personne n’est pas engagée à l’égard d’un acte ou d’une omission de sa part survenu alors qu’elle était atteinte de troubles mentaux qui la rendaient incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de l’omission, ou de savoir que l’acte ou l’omission était mauvais.

Présomption

(2) Chacun est présumé ne pas avoir été atteint de troubles mentaux de nature à ne pas engager sa responsabilité criminelle sous le régime du paragraphe (1); cette présomption peut toutefois être renversée, la preuve des troubles mentaux se faisant par prépondérance des probabilités.

 

 

Charge de la preuve

(3) La partie qui entend démontrer que l’accusé était affecté de troubles mentaux de nature à ne pas engager sa responsabilité criminelle à la charge de le prouver.

                                                                                    (soulignements ajoutés)

[123]     À la lecture du jugement du 18 janvier 2013, on comprend que la Défense plaidait qu’au moment de l’infraction reprochée, M. B... souffrait d’une maladie mentale qui le rendait incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou de savoir si l’acte était mauvais[53].

[124]     Pour satisfaire son fardeau de preuve, la Défense s’est servi du rapport du psychiatre Pierre Rochette, sur lequel le Dr Gagné s’appuie en l’instance. La Couronne, non seulement ne contestait pas la teneur du rapport de Dr Rochette, elle dépose un autre rapport, cette fois, de Dr Sylvain Faucher, qui confirme les conclusions de l’expert de la Défense.

[125]     C’est à la lumière de cette preuve, que le tribunal conclut que M. B... s’est déchargé de son fardeau de preuve qui était de démontrer par prépondérance que la maladie mentale l’habitait au moment de l’acte et que cet état mental le rendait incapable de juger de la nature et de la qualité de l’acte ou encore de savoir si l’acte était mauvais[54]. M. B... est alors déclaré non responsable pour cause de troubles mentaux.

[126]     En l’espèce, la seule preuve d’expert offerte pour évaluer la capacité de discernement en vertu des critères du Code civil du Québec est celle du Dr Gagné. Aucune contre-expertise n’est venue contredire ses conclusions.

[127]     Pour le Tribunal, le rapport du Dr Gagné s’avère probant.

[128]     En conséquence, considérant la preuve médicale non contredite, le jugement du 18 janvier 2013 et la preuve documentaire, il y a lieu de conclure que le 13 janvier 2012, M. B... n’avait pas la capacité de discernement et que sa responsabilité extracontractuelle ne peut être engagée pour les gestes posés ce jour-là.

[129]     C’est là, la portée qu’on doit donner à cette expertise. Elle cible une date précise soit celle où le crime a été perpétré.

 

 

2.    Est-ce que le comportement de M. B... vis-à-vis ses voisins constitue une faute civile ou des troubles anormaux de voisinage donnant ouverture à réparation?

le droit applicable

[130]     Les demandeurs font valoir que la responsabilité de M. B... doit également être retenue puisque ce dernier n’a pas respecté l’Ordonnance injonctive et que ce faisant, ils ont droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’article 1457 C.c.Q., en prenant appui sur l’ancien article 761 C.p.c. qui se lit comme suit :

761. Toute personne nommée ou désignée dans une ordonnance d’injonction, qui la transgresse ou refuse d’y obéir, de même que toute personne non désignée qui y contrevient sciemment, se rendent coupables d’outrage au tribunal et peuvent être condamnées à une amende n’excédant pas 50 000 $, avec ou sans emprisonnement pour une durée d’au plus un an, et sans préjudice à tous recours en dommages-intérêts.

Ces pénalités peuvent être infligées derechef jusqu’à ce que le contrevenant se soit conformé à l’injonction.

Le tribunal peut également ordonner que ce qui a été fait en contravention à l’injonction soit détruit ou enlevé, s’il y a lieu.

[131]     Rappelons que l’ordonnance du 2 février 2009 prévoit ceci[55]:

·            Ne pas s’approcher à moins de deux-cents mètres de la résidence de la demanderesse;

·            Ne pas communiquer de quelque façon que ce soit, adresser la parole, gesticuler en direct ou à l’intention de la demanderersse et des membres de sa famille (son conjoint, leurs enfants et leurs petits-enfants);

·            Ne pas s’approcher à moins de 10 mètres de la demanderesse et des membres de sa famille (son conjoint, leurs enfants et leurs petits-enfants);

·            Ne pas épier ou observer la demanderesse et les membres de sa famille (son conjoint, leurs enfants et leurs petits-enfants) en tous endroits, ni les utilisateurs du terrain appartenant au conjoint de la demanderesse, lequel terrain est adjacent à celui de la défenderesse L... L... (adresse civique [adresse 3] et [adresse 1] à Ville A, partie du lot P-31 du cadastre de la paroisse A) et ce, ni directement ni à l’aide d’aucun appareil tels un télescope, une longue-vue, des jumelles, un objectif de camera, une lunette d’approche ou autres;

·            Ne pas diriger de faisceaux lumineux sur le terrain appartenant au conjoint de la demanderesse, lequel terrain est adjacent à celui de la défenderesse L... L... (adresse civique [adresse 3] et [adresse 1] à Ville A, partie du lot P-31 du cadastre de la paroisse A) que ce soit en provenance des phares d’un véhicule, d’un projecteur ou de toute autre source que ce soit;

·           Ne pas accéder au terrain appartenant au conjoint de la demanderesse, lequel terrain est adjacent à celui de la défenderesse L... L... (adresse civique [adresse 3] et [adresse 1] à Ville A, partie du lot P-31 du cadastre de la paroisse A), ni mettre quoi que ce soit sur ce terrain et ne pas toucher ou utiliser de quelque manière que ce soit la clôture qui y est située;

·            Ne pas suivre la demanderesse et les membres de sa famille (son conjoint, leurs enfants et leurs petits-enfants) avec sa voiture, son tracteur ou tout autre véhicule, ne pas leur obstruer le passage ni klaxonner en leur présence.

[132]     En outre, Ies demandeurs appuient cette partie de leur demande sur l’article 976 C.c.Q. qui prévoit ceci:

Les voisins doivent accepter les inconvénients normaux du voisinage qui n’excèdent pas les limites de la tolérance qu’ils se doivent, suivant la nature ou la situation de leurs fonds, ou suivant les usages locaux.

[133]     En relation avec la portée de cet article, la Cour suprême nous enseigne qu’en matière de troubles de voisinage, il faut davantage prendre en considération le résultat que le comportement du propriétaire[56] :

[86] Malgré son caractère apparemment absolu, le droit de propriété comporte néanmoins des limites. Par exemple, l’art. 976 C.c.Q. établit une autre limite au droit de propriété lorsqu’il dispose que le propriétaire d’un fonds ne peut imposer à ses voisins de supporter des inconvénients anormaux ou excessifs. Cette limite encadre le résultat de l’acte accompli par le propriétaire plutôt que son comportement. Le droit civil québécois permet donc de reconnaître, en matière de troubles de voisinage, un régime de responsabilité sans faute fondé sur l’art. 976 C.c.Q., et ce, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la notion d’abus de droit ou au régime général de la responsabilité civile. La reconnaissance de cette forme de responsabilité établit un juste équilibre entre les droits des propriétaires ou occupants de fonds voisins.[57]

                                                                          (soulignements ajoutés)

[134]     C’est ainsi qu’on reconnaît le régime de responsabilité sans faute fondé sur cet article.

[135]     À tout évènement, bien qu’il puisse exister plus d’un fondement juridique, les dommages ne peuvent pas se cumuler.

 

discussion

· Troubles anormaux de voisinage ou la faute civile

[136]     Les demandeurs appuient cette partie de leur réclamation sur une même trame factuelle, soit le comportement de M. B... à l’endroit des demandeurs à la suite de l’Ordonnance injonctive, et les gestes posés par celui-ci qui ont causé des dommages sur la propriété de M. M....

[137]     Selon les demandeurs ces comportements constituent une faute civile engageant la responsabilité de M. B...[58], mais également il s’agit de troubles anormaux de voisinage[59].

[138]     Les faits au soutien de ces conclusions se déroulent essentiellement entre 2011 et 2012.

[139]     En l’espèce, les demandeurs démontrent de manière prépondérante que les gestes posés sur le terrain voisin l’ont été par M. B..., et que ceux-ci contreviennent à l’Ordonnance injonctive.

[140]     En effet, à l’été 2011 M. B... entreprend d’excaver un immense trou sur son terrain et place la terre ainsi retirée le long de la ligne séparatrice avec la propriété de M. M... ainsi que sur la clôture appartenant à ce dernier[60].

[141]     Par ces gestes, M. B... érige pour ainsi dire une digue altérant le libre écoulement des eaux et ennoie le terrain des M....

[142]     Incidemment, Mme L... ne nie pas que la situation dans laquelle les deux terrains se retrouvent après le déplacement de ces sols soit le résultat des gestes posés par son mari sur sa propriété.

[143]     À la lumière de ce qui précède, il y a lieu de conclure qu’il s’agit d’un comportement fautif.

[144]     Ayant conclu à l’existence d’une faute de la part de M. B..., il n’est pas nécessaire de traiter plus longuement de la partie du recours basée sur l’article 976 C.c.Q., qui édicte un régime de responsabilité sans faute.

[145]     Le Tribunal croit utile toutefois de répondre à l’argument soulevé par M. B... selon lequel, cet article ne trouverait pas application contre lui.

[146]     En effet, il plaide qu’on ne pourrait retenir sa responsabilité en s’appuyant sur cette disposition puisqu’il n’était pas le propriétaire en titre du terrain.

[147]     Cet argument n’est pas fondé.

[148]     En effet, le terme « voisin » ne se limite pas au titulaire du droit réel, mais à celui qui exerce un droit de jouissance ou d’usage sur le fond[61].

· Le harcèlement

[149]     Point n’est besoin d’épiloguer longuement sur le sujet pour conclure que la preuve est accablante contre M. B....

[150]     Que ce soit en faisant une surveillance incessante de tous les gestes des M..., en les épiant, en braquant les phares de sa voiture sur eux, en les invectivant ou en les intimidant, M. B... entretenait envers ses voisins des comportements hautement répréhensibles.

[151]     Dès après le prononcé de l’Ordonnance injonctive, il a continué de harceler ses voisins jusqu’à être reconnu coupable de menaces de mort. Et, malgré la gravité d’un tel crime, celui-ci ne s’est pas amendé. Il est revenu à la charge à de nombreuses reprises.

[152]     Ces gestes ont causé de sérieux préjudices au couple M....

[153]     Mme M... et ses enfants ont expliqué à quel point le comportement de M. B... était perturbateur et accablait le couple.

[154]     En effet, cette affaire repousse malheureusement les limites de la définition du mot harcèlement.

La capacité de discernement

[155]     M. B... plaide que sa responsabilité ne peut être retenue vu son absence de discernement.

[156]     Soulignons que la question entourant la capacité de discernement n’entre en jeu que lorsqu’il s’agit de l’analyse de la responsabilité civile au sens de l’article 1457 C.c.Q. puisque le régime de l’article 976 C.c.Q. ne requiert pas de faire la preuve d’une faute.

[157]     Il appartient à M. B... de démontrer qu’il n’avait pas la capacité de discernement.

[158]     À cet égard, l’expertise du Dr Gagné ne permet pas d’extrapoler de l’absence de discernement de M. B... au-delà de la date où le meurtre a été commis. En effet son mandat ne vise qu’à déterminer si M. B... était privé de raison le jour du meurtre. En outre, l’expert n’a pas témoigné pour indiquer si cette conclusion pouvait avoir une plus grande portée.

[159]     Ainsi, aucune preuve n’est administrée pour établir que M. B... n’était pas doué de raison au moment des travaux d’excavation ni dans les mois qui suivent ses gestes.

[160]     Par ailleurs, il faut souligner qu’en 2010, au moment où le procès pour menace de mort a eu lieu, il n’a nullement été question de troubles mentaux comme il en a été question lors du procès pour meurtre.

[161]     La présomption de capacité de discernement et l’absence de preuve pouvant la renverser permettent de conclure que M. B... était pourvu de discernement tant au moment des comportements harcelants que lors de l’exécution des travaux.

[162]     Toutefois, on peut conclure que ce dernier n’était pas doué de raison le 13 janvier 2012 et ne peut être tenu responsable, après cette date, des dommages causés vu son internement et le fait qu’il ne pouvait plus être l’auteur de la faute.

La prescription

[163]     Les articles 2925 et 2926 C.c.Q. sont les dispositions applicables.

2925. L’action qui tend à faire valoir un droit personnel ou un droit réel mobilier et dont le délai de prescription n’est pas autrement fixé se prescrit par trois ans.

2926. Lorsque le droit d’action résulte d’un préjudice moral, corporel ou matériel qui se manifeste graduellement ou tardivement, le délai court à compter du jour où il se manifeste pour la première fois.

[164]     En matière de responsabilité civile extracontractuelle, le jour de départ de la prescription se détermine au moment où se réalisent les trois éléments à la base du droit d’action (la faute, le dommage et le lien de causalité). Des difficultés surviennent lorsque les trois éléments ne se produisent pas la même journée (non-simultanéité de la faute et du dommage, dommages graduels et dommages continus). Autrement dit, le droit d’action s’ouvre à partir du jour où la victime raisonnablement prudente et avertie peut soupçonner le lien entre le préjudice et la faute[62].

[165]     La détermination du point de départ est une question de fait qui s’examine sous l’angle de la personne raisonnable.

[166]     Des règles de prescription différentes s’appliquent pour les victimes d’un dommage continu que la doctrine qualifie d’un préjudice qui, au lieu de se manifester en une seule et même fois, se perpétue, en général parce que la faute de celui qui en est la cause est également étalée dans le temps[63]. Dans ces circonstances, le dommage se renouvèle à chaque fait fautif et le délai de prescription recommence à courir à chaque fois que le dommage se renouvèle.

[167]     Il est possible de suspendre la prescription, s’il est prouvé que la partie qui veut faire valoir un droit d’action était dans l’impossibilité d’agir[64].

[168]     Pour qu’il y ait impossibilité en fait d’agir et que la prescription soit suspendue, la crainte doit être telle, qu’elle prive la victime de la volonté d’ester en justice.

[169]     Enfin, la jurisprudence enseigne que la prudence est de mise lors de l’évaluation de l’existence d’une telle crainte.

[170]     À cet égard, il faut noter que M. et Mme M... ont, à plusieurs reprises, fait appel aux services d’avocats pour qui cesse le comportement intimidant de leur voisin. En outre, ils ont, à maintes reprises, sollicité l’aide des policiers et des représentants de la municipalité pour encadrer les agissements de M. B.... En somme, il faut alors conclure que les demandeurs, bien qu’ils aient craint leur voisin, n’étaient pas pour autant dans une situation les empêchant d’agir.

[171]     Par ailleurs, sans reprendre la trame déjà relatée ci-haut et ayant conclu que le comportement de M. B... du 2 février 2009 au 12 janvier 2012, constitue une faute civile, il faut maintenant se demander s’il s’agit de fautes distinctes pour lesquels les dommages surviennent en même temps ou plutôt un préjudice qui se perpétue dans le temps.

[172]     Pour répondre à cette question, il faut donc qualifier le dommage causé.

· Le harcèlement

[173]     En l’espèce, la situation vécue par le couple M... s’apparente à celle de victimes de pollution. Certes, il y a chaque parole ou comportement créateur de la situation harcelante, mais il faut plutôt regarder l’effet de ceux-ci dans le temps.

[174]     On a fait la preuve de l’existence de comportements harcelants constants qui se manifestaient de différentes façons : la surveillance constante, les paroles et le comportement intimidant de M. B....

[175]     La preuve met l’emphase sur les faits survenus après l’ordonnance du 2 février 2009. Toutefois, il est pertinent de prendre en considération la situation même avant cette date pour voir le modus operandi de M. B... mais également pour évaluer la demande d’octroi de dommages punitifs.

[176]     En l’espèce, M. B... n’a pas fait grand cas de l’Ordonnance injonctive.

[177]     À de nombreuses reprises, il y a contrevenu[65].

[178]     Non seulement il a continué de suivre et d’intimider les voisins, il a poussé l’audace à inviter M. M..., un homme à la stature beaucoup moins imposante que la sienne, à se battre. En outre, il a été trouvé coupable d’avoir proféré des menaces de mort.

[179]     Il ne fait pas de doute que M. B... imposait depuis de nombreuses années un climat de crainte vis-à-vis la famille M.... Ceux-ci se savaient épiés, surveillés, suivis et intimidés de manière continue par leur voisin. Malgré la transaction de 2009, M. B... a perpétué son régime d’intimidation. Les nombreux gestes fautifs ainsi que le climat en découlant permettent de qualifier alors le préjudice, de dommages continus.

[180]     On doit donc conclure que la situation harcelante était toujours présente au 12 janvier 2012 et qu’en conséquence cette partie de la réclamation n’est pas prescrite.

· Les troubles de voisinage et la faute civile en regard des gestes posés en 2011

[181]     En ce qui concerne les gestes entourant l’amoncèlement de terre le long de la clôture, il s’agit également de dommages continus. En effet, chaque jour, des dommages sont causés. En outre, l’inondation graduelle du terrain des M..., vu l’empêchement du libre écoulement des eaux, aggrave la situation au fil du temps.

[182]     Considérant qu’il s’agit d’une faute qui se répète jour après jour et que les dommages subis en font de même, il faut alors qualifier le tout de dommages continus.

[183]     En somme, puisque la faute civile ou le trouble de voisinage et le dommage étaient toujours présents en date du 12 janvier 2012, cette partie du recours n’est pas, non plus prescrite.

3.    Est-ce que M. B... a porté atteinte illicite et intentionnelle aux droits protégés par la Charte?

le droit applicable

[184]     Pour répondre à cette question, il est nécessaire de reproduire certains articles de cette loi :

 

1.    Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.

 

Il possède également la personnalité juridique.

            (…)

6.    Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.

(…)

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnue par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.[66]

[185]     Rappelons que la demande pour dommages compensatoires en vertu de la Charte ne donne pas ouverture à une double compensation[67]. Toutefois, dans la mesure où il existe une demande pour dommages punitifs, il est nécessaire de traiter cette question.

discussion

[186]     Les demandeurs soulèvent deux types d’atteinte illicite.

[187]     Ils soutiennent, d’une part, qu’en enlevant la vie à M. M..., M. B... a porté une atteinte illicite au droit à la vie de sa victime. D’autre part, ils font valoir que les gestes posés par M. B... dans le cadre de ses travaux d’excavation et de déplacement des sols ont eu pour effet de les empêcher de jouir paisiblement de leur terrain, et ce, autant avant qu’après le 13 janvier 2012.

[188]     En raison de ces atteintes, les demandeurs affirment avoir droit à la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

[189]     Ils avancent que le fait que la personne ayant commis cette atteinte soit douée ou non de raison n’entre pas en considération quant à l’applicabilité de ces dispositions. À cet effet, ils soutiennent que même si on conclut que M. B... n’était pas doué de raison au moment où il a commis ces atteintes, l’article 49 de la Charte constitue une base de recours autonome, que le geste ait été intentionnel ou non.

[190]     Rappelons que l’arrêt de principe concernant l’atteinte illicite à un droit ou une liberté protégée par la Charte est l’affaire Hôpital St-Ferdinand[68].

[191]     Dans cet arrêt, la Cour suprême examine la notion de l’atteinte illicite et intentionnelle à un droit garanti à l’alinéa 2 de l’article 49 de la Charte aux fins d’une demande en dommages-intérêts punitifs[69]. Elle situe alors les notions de l’atteinte illicite (art. 49(1)) et de l’atteinte à la fois illicite et intentionnelle (art. 49(2)) par rapport aux concepts traditionnels de la responsabilité civile :

 

[116] Pour conclure à l'existence d'une atteinte illicite, il doit être démontré qu'un droit protégé par la Charte a été violé et que cette violation résulte d'un comportement fautif. Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c'est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle-même: L'existence d'une atteinte illicite établie, la victime peut, selon les termes du premier alinéa de l'art. 49 de la Charte, "obtenir [. . .] la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte". Que ce soit en vertu du droit civil ou de la Charte, le préjudice et le lien de causalité, notions distinctes de la faute et de l'atteinte illicite, concernent les conséquences réelles de la conduite de l'acteur fautif ou de l'auteur de l'atteinte illicite, conséquences dont l'évaluation est destinée à circonscrire l'étendue du droit à la réparation de la victime.

 

[117] Contrairement aux dommages compensatoires, l'octroi de dommages exemplaires prévus au deuxième alinéa de l'art. 49 de la Charte ne dépend pas de la mesure du préjudice résultant de l'atteinte illicite, mais du caractère intentionnel de cette atteinte. Or, une atteinte illicite étant, comme je l'ai déjà mentionné, le résultat d'un comportement fautif qui viole un droit protégé par la Charte, c'est donc le résultat de ce comportement qui doit être intentionnel. En d'autres termes, pour qu'une atteinte illicite soit qualifiée d'"intentionnelle", l'auteur de cette atteinte doit avoir voulu les conséquences que son comportement fautif produira.

 

[118] Dans cette perspective, afin d'interpréter l'expression "atteinte illicite et intentionnelle", il importe de ne pas confondre le fait de vouloir commettre un acte fautif et celui de vouloir les conséquences de cet acte. À cet égard, le deuxième alinéa de l'art. 49 de la Charte ne pourrait être plus clair: c'est l'atteinte illicite — et non la faute - qui doit être intentionnelle. En conséquence, bien que certaines analogies soient possibles, je crois qu'il faille néanmoins résister à la tentation d'assimiler la notion d'"atteinte illicite et intentionnelle" propre à la Charte aux concepts traditionnellement reconnus de "faute lourde", "faute dolosive" ou même "faute intentionnelle".[70]

 

(références omises et soulignements ajoutés)

 

[192]     Dans cet arrêt, la Cour suprême lie intrinsèquement la notion de la faute à l’article 49 de la Charte, en soulignant que l’atteinte illicite survient à la suite d’un comportement fautif. Elle confirme, en outre, que l’alinéa 1 de l’article 49 de la Charte ne crée pas un recours d’indemnisation parallèle au Code civil du Québec s’il advenait que celui-ci ne pouvait s’appliquer.

[193]     Ainsi, comme en vertu de l’article 1457 C.c.Q., pour commettre une faute, un individu doit être doué de raison[71] et donc, posséder une faculté de discernement qui lui permet de comprendre la nature, la portée, la qualité ainsi que les conséquences des actes qu’il pose. [Cette faculté] constitue en quelque sorte la frontière entre l’imputabilité et la non-imputabilité d’un acte fautif [72].

[194]     La procureure de la famille M... soutient que dans l’arrêt De Montigny[73], la Cour suprême confirme, cette fois, l’existence d’un recours autonome en vertu de l’article 49 de la Charte et de la possibilité de retenir la responsabilité de l’auteur de l’atteinte illicite même en l’absence de capacité de discernement. Elle en a pour preuve, ce passage de l’arrêt en question.

La position du juge Gonthier sur cette question a été critiquée par la juge L’Heureux-Dubé qui, en dissidence, a défendu avec vigueur la thèse du caractère autonome des dommages exemplaires. À son avis, « la Charte se démarque du droit commun [en ce qui concerne les dommages exemplaires] en créant un redressement autonome et distinct de la réparation de nature compensatoire ». Selon son opinion, l’argument de texte tiré de l’interprétation de l’expression « en outre », contenue à l’art. 49, al. 2 et sur laquelle s’est en partie basé le juge Gonthier pour conclure à l’indissociabilité des dommages exemplaires et compensatoires, signifierait que le « tribunal peut non seulement accorder des dommages compensatoires, mais “en outre”, soit également, en plus de cela, de surcroît, d’autre part, aussi [. . .], faire droit à une demande de dommages exemplaires ». D’après la juge L’Heureux-Dubé, les seconds ne dépendent donc pas des premiers. Cette autonomie du recours est toutefois partiellement restreinte par l’exigence de présenter une preuve conforme aux principes de droit commun de tous les éléments constitutifs (faute, préjudice, lien de causalité) de la responsabilité au sens du Code civil du Québec[74].

                                                             (références omises et soulignement ajouté)

[195]     Rappelons que cette affaire touchait l’octroi de dommages punitifs et requérait donc de déterminer si ceux-ci ne pouvaient être donnés que si des dommages compensatoires étaient ordonnés.

[196]     Avant de répondre à l’argument soulevé par les demandeurs, il est nécessaire de rappeler le contexte dans lequel cet arrêt a été rendu.

[197]     L’affaire De Montigny, prend naissance à la suite d’un triple meurtre perpétré par Martin Brossard sur son ex-conjointe et les deux enfants. À la suite de ces crimes, le meurtrier se suicide. La succession de la famille de l’ex-épouse cherche à se faire compenser pour ces terribles pertes.

[198]     Elle se voit opposer le rejet de son recours en dommages punitifs, puisque le juge décide de ne pas octroyer des dommages-intérêts compensatoires sous l’alinéa 1 de l’article 49 de la Charte. En effet, le juge de première instance conclut qu’il n’y a pas lieu d’accorder d’indemnité pour les douleurs, souffrances et perte d’espérance de vie des deux jeunes filles noyées, puisque la preuve établit qu’elles n’ont pas souffert avant leur mort[75]. Ces conclusions sont confirmées par la Cour d’appel.

[199]     Or, après avoir analysé l’arrêt Béliveau St-Jacques[76] et en avoir fait certaines distinctions[77], la Cour suprême accorde des dommages punitifs, indépendamment du droit à des dommages compensatoires, mais dans ce cas, elle précise ceci:

… on ne saurait mettre en doute le caractère illicite de l’atteinte, qui était aussi une faute civile au sens du droit de la responsabilité civile. […] Les meurtres […] par Martin Brossard, dont la responsabilité civile n’est pas remise en question, constituent pour ses victimes l’ultime atteinte [au droit à la vie]. Le premier critère de l’art. 49 est donc rempli[78].

[200]     À la lumière de cet arrêt, il s’avère que la Cour suprême conclut à l’existence d’un droit autonome à l’alinéa 2 de l’article 49 de la Charte vis-à-vis le premier alinéa de cet article. Toutefois, elle ne met pas de côté, comme le suggèrent les demandeurs, la possibilité de repousser la responsabilité dans des cas où la personne visée par le recours n’est pas douée de raison.

[201]     Autrement dit, que ce soit en vertu du premier ou du deuxième alinéa de l’article 49 de la Charte, il ne s’agit pas d’un régime sans faute où il ne changerait rien de repousser la présomption de capacité de discernement.

[202]     En conséquence, cette demande doit être rejetée puisque le Tribunal a déjà conclu que M. B... n’était pas doué de raison au moment de l’atteinte illicite soit le meurtre et que cela fait échec à l’application de l’article 49 de la Charte, que ce soit en s’appuyant sur le premier ou le deuxième alinéa.

[203]     En ce qui concerne l’atteinte en vertu de l’article 6 de la Charte, les demandeurs font valoir que les travaux d’excavation de M. B... dans les mois qui ont précédé le crime, ont fait en sorte qu’ils ont été empêchés de jouir paisiblement de leur propriété.

[204]     Les faits à la base de cette conclusion sont les mêmes que ceux examinés dans la question portant sur les gestes posés par M. B... sur son terrain sous l’angle de la responsabilité civile et du régime de troubles de voisinage.

[205]     En outre, on sait que la situation n’a été rétablie qu’au printemps 2012.

[206]     À nouveau, en défense, on plaide que ce droit d’action est prescrit.

[207]     À cet égard, le raisonnement suivi dans le cadre de l’analyse du trouble de voisinage doit être suivi.

[208]     En conséquence, il y a lieu de conclure que le 12 janvier 2012 cette partie du recours n’est pas prescrite.

[209]     En outre, M. B... ne peut plaider qu’il n’était pas capable de discerner le bien du mal au moment où les gestes fautifs ont été commis.

[210]     Cette preuve n’existe pas.

[211]     En l’espèce, il faut conclure que les gestes posés constituent une atteinte illicite au droit à la libre jouissance de la propriété du couple M... et donnent droit à des dommages compensatoires.

[212]     Maintenant, il y a lieu de continuer l’analyse et de déterminer si l’atteinte illicite était intentionnelle.

[213]     Vu l’ensemble de la preuve sur la persistance et l’acharnement de M. B... à l’égard de ses voisins, de manière prépondérante, les demandeurs ont démontré que M. B... savait et désirait les conséquences que ces gestes provoqueraient.

[214]     Par conséquent, il y a lieu d’octroyer le paiement de dommages punitifs.

4.    Est-ce que Mme L... a commis une faute pouvant engager sa responsabilité civile en regard du meurtre perpétré par son mari?

le droit applicable

[215]     Les demandeurs estiment que Mme L... a commis une faute d’omission engageant sa responsabilité civile. De plus, dans la mesure où le Tribunal considère que M. B... n’avait pas la capacité de discernement requise pour engager sa responsabilité, les demandeurs affirment que Mme L... avait une obligation envers les tiers, de réparer les fautes de celui-ci ou de les prévenir.

[216]     C’est sur les articles 1457, 1461 et 1474 C.c.Q. que les demandeurs fondent cette partie de leur recours.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

 

1461.  La personne qui, agissant comme tuteur, curateur ou autrement, assume la garde d’un majeur non doué de raison n’est pas tenue de réparer le préjudice causé par le fait de ce majeur, à moins qu’elle n’ait elle-même commis une faute intentionnelle ou lourde dans l’exercice de la garde.

 

1474. Une personne ne peut exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice matériel causé à autrui par une faute intentionnelle ou une faute lourde; la faute lourde est celle qui dénote une insouciance, une imprudence ou une négligence grossière.

 

Elle ne peut aucunement exclure ou limiter sa responsabilité pour le préjudice corporel ou moral causé à autrui.

 

La faute d’omission en vertu de l’article 1457 C.c.Q.

[217]     Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore parlent de la faute d’omission en ces termes :

Faute d'action - Faute d'omission

1-185 - Distinction - La faute d'action consiste à poser un geste non conforme au standard fixé par la loi ou à avoir un comportement jugé inadéquat par la jurisprudence. Au contraire, la faute d'omission consiste à s'abstenir d'agir alors qu'on aurait dû le faire. Dans les deux cas, le problème est fondamentalement identique et consiste à déterminer si l'agent, dans les circonstances, avait soit le devoir de ne pas agir comme il l'a fait, soit, au contraire, celui d'agir, et si, dans l'une et l'autre hypothèse, sa conduite a été conforme au modèle d'une personne raisonnablement prudente et diligente.[79]

                                                                                      (soulignements ajoutés)

La responsabilité envers les tiers en vertu de l’article 1461 C.c.Q.

[218]     Bien que les demandeurs n’en aient pas traité précisément lors des plaidoiries, il apparaît de la procédure introductive d’instance[80], qu’ils estiment que Mme L... aurait dû intervenir auprès de son mari puisqu’elle ne pouvait ignorer son état de dangerosité.

[219]     Rappelons que trois conditions sont nécessaires pour donner naissance à la responsabilité en vertu de l’article 1461 C.c.Q.:

(1)  L’existence d’une garde

(2)  L’incapacité de l’auteur du dommage

(3)  Le fait illicite de l’auteur du dommage[81]

[220]     En outre, le législateur impose un standard élevé à la responsabilité des gardiens de majeurs non doués de raison :

1-812 - Limites - […] Le demandeur doit, en effet, démontrer de leur part une conduite dénotant, soit une faute intentionnelle, soit une faute lourde. La faute lourde est par ailleurs définie à l’article 1474 C.c.Q. comme celle qui dénote chez son auteur une insouciance, une imprudence ou une négligence grossière.[82]

[221]     L’ouverture à ce recours est limitée aux personnes désignées à cet article. Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore traitent de la portée de la responsabilité envers les tiers, en ces termes :

1-109 - Responsabilité pour autrui - Sur le plan de la justice sociale, la difficulté qui surgit est que la victime risque de rester sans compensation pour le dommage qu'elle a subi, lorsque le responsable est privé de raison. Le législateur a donc prévu que d'autres personnes (en règle générale celle qui avait un certain pouvoir de surveillance ou de contrôle sur l'incapable) soient néanmoins également tenues de réparer le préjudice. C'est le cas d'abord du titulaire de l'autorité parentale aux conditions prévues à l'article 1459 C.c. C'est ensuite celui des personnes qui ont la garde, la surveillance ou la charge de l'éducation de l'enfant (art. 1460 C.c.). C'est enfin le cas du tuteur ou du curateur, mais, il convient de le souligner, uniquement en cas de faute lourde ou intentionnelle dans l'exercice de sa garde (art. 1461 C.c.). Cette responsabilité pour le simple fait de l'autre permet donc d'éviter les difficultés pratiques tenant aux poursuites judiciaires (risque d'insolvabilité, exécution du jugement) et de pallier l'injustice causée par une totale absence de compensation de la victime. Il reste cependant des hypothèses non couvertes par la loi, notamment celle du majeur privé de raison, mais qui n'est pas sous tutelle ou curatelle6[83]

[222]     L’auteur Vincent Karim souligne également le vide juridique concernant les faits illicites commis par un majeur non doué de raison qui n’est pas sous tutelle ou curatelle :

2496. Le législateur n’a cependant pas réglé la situation du majeur non doué de raison qui n’est pas sous tutelle ou curatelle et qui cause un préjudice à autrui. Doit-on interpréter cette lacune comme une volonté du législateur de faire supporter par la victime le préjudice subi? Une réponse négative s’impose, les tribunaux pouvant s’inspirer des principes généraux de la responsabilité extracontractuelle pour tenir responsable une personne douée de raison qui est concernée, d’une manière ou d’une autre, par les agissements ainsi que par la présence du majeur non doué de raison dans son milieu social. […]

2497. Faut-il rappeler que l’article 2 de la Charte des droits et libertés de la personne, qui impose un devoir général de porter secours à toute personne dont la vie est en péril, peut servir de base juridique à un recours en responsabilité extracontractuelle à l’endroit de la personne qui est en défaut de prendre les mesures appropriées, en pareilles circonstances, pour protéger l’enfant devenu majeur, mais qui demeure non doué de raison, de lui-même et de protéger son entourage de lui.

2498. La même responsabilité peut être retenue lorsque les enfants majeurs qui négligent de prendre les mesures appropriées afin de faire nommer un tuteur ou un curateur à leur parent dont la capacité mentale s’est affaiblis ou qui devient dépourvu de tout discernement.[84]

Discussion

[223]     D’entrée de jeu et à la lumière des extraits cités ci-haut, il faut conclure que l’article 1461 C.c.Q. n’offre pas de remède aux demandeurs.

[224]     En effet, à aucun moment avant la commission du crime, M. B... n’a fait l’objet d’un quelconque régime de protection ou n’était autrement sous la garde de son épouse.

[225]     Ceci étant, les demandeurs avancent que Mme L... aurait, tout de même, commis une faute selon l’art. 1457 C.c.Q. en omettant d’intervenir auprès de son mari et ainsi, éviter le drame.

[226]     Si l’on accepte la thèse de l’auteur Vincent Karim selon laquelle Mme L... avait une responsabilité pour les agissements de son mari en tant que personne douée de raison qui est concernée, d’une manière ou d’une autre, par les agissements ainsi que par la présence du majeur non doué de raison dans son milieu social [85], il faut tout de même démontrer sa faute.

[227]     L’obligation générale de se comporter en personne prudente et diligente est prévue par l’article 1457 C.c.Q. De ce fait, on doit évaluer si le défaut de Mme L... d’empêcher son mari de commettre le meurtre était une omission à ce point démarquée de la personne raisonnable que celle-ci peut être considérée de faute.

[228]     Les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore écrivent ceci à ce sujet:

(…) En effet, le devoir général de se comporter en personne prudente et diligente contenu à l'article 1457 C.c. en respectant les règles qui s'imposent à elle, est suffisant pour fonder une faute d'abstention, en l'absence d'une disposition légale ou règlementaire touchant l'activité particulière que devait avoir le débiteur. C'est notamment le cas pour le défaut de veiller à écarter ou à avertir d'un éventuel danger. Il convient donc, à cet égard, de se méfier de l'analogie avec la common law ou le droit pénal qui, pour sa part, prévoit plutôt une série de devoirs ou d'obligations spécifiques. Ainsi, le Code criminel ne règlemente pas l'obligation de porter secours à une personne en danger, alors que cette obligation est maintenant codifiée en droit civil. Nous pensons toutefois que, même en l'absence d'un tel texte, les tribunaux auraient pu retenir une responsabilité pour faute d'abstention par rapport au devoir général de ne pas causer préjudice à autrui[86].

(soulignements ajoutés)

[229]     Notons que, selon la Cour d’appel, la faute d’omission fondée sur le devoir général de l’article 1457 C.c.Q., requiert qu’un préjudice soit prévu ou prévisible :

The fault of omission is founded in Civil law on the notion of the violation of an obligation to act, either imposed by law or contract, or imposed by the standard of civil behaviour which is expected from a prudent man, the "bon père de famille", in circumstances where avoidable damage is neither unforeseen nor unforeseeable[87].

(soulignements ajoutés)

[230]     Reste donc à déterminer si, en l’espèce, Mme L... pouvait prévoir et empêcher les actes de son mari.

[231]     La réponse à cette question relève de la preuve[88].

[232]     Mme L... plaide que son mari et elle chérissaient beaucoup leur autonomie respective. Chacun vaquait à ses occupations sans demander de compte à l’autre.

[233]     Toutefois à la lumière de la preuve, il ne fait pas de doute que Mme L... était bien au fait de la crise qui existait entre son mari et les voisins, à laquelle elle paraît avoir été partie prenante ou, à tout le moins, un témoin privilégié.

[234]     Les nombreuses lettres d’avocat échangées, les procédures auxquelles elle était partie et les interventions policières au fil des ans sont autant d’éléments de preuve qui démontrent son niveau d’implication.

[235]     À cet égard, le nom de Mme L... apparaît comme personne désignée dans l’Ordonnance injonctive qui, rappelons-le, précise les gestes ou les comportements à proscrire par son mari.

[236]     Elle sait également que son mari a été trouvé coupable, en 2010, d’avoir proféré des menaces de mort contre ses voisins.

[237]     En somme, elle avait une connaissance de la crise profonde qui existait entre son conjoint et les voisins.

[238]     Il faut reconnaître, par ailleurs, que Mme L... n’est pas demeurée les bras croisés devant cette situation comme tentent de la dépeindre les demandeurs.

[239]     Voyant que son mari traversait une période difficile, elle lui a recommandé de consulter son médecin afin de voir s’il n’y avait pas quelque chose qui n’allait pas avec lui. En outre, sachant que ce dernier avait un problème de consommation d’alcool, elle l’a encouragé d’arrêter et de se faire suivre par des professionnels.

[240]     Mme L... semble avoir voulu se distancer de la situation conflictuelle.

[241]     Au courant de l’année 2010, au moment où sa sœur tombe malade, Mme L... va vivre avec elle à Montréal. Puis, même après le décès de celle-ci la même année, elle choisit de demeurer en ville durant la semaine et de ne revenir à la maison de Ville A que les weekends.

[242]     Vu ce qui précède, est-ce que son comportement vis-à-vis l’ensemble de la situation constitue une faute ayant causé un préjudice prévu ou prévisible?

[243]     Il faut répondre à cette question en se mettant dans les chaussures de la personne raisonnable placée devant les mêmes faits.

[244]     Il est important de noter que de nombreux intervenants n’ont pas non plus identifié le danger que représentait M. B.... Aucun n’a identifié les troubles mentaux de M. B... ou le degré de dangerosité que celui-ci présentait.

[245]     En outre, le jour du drame, on sait que M. B... et Mme L... se sont parlé au téléphone. Selon ce qui ressort de la preuve, les propos que tenait alors M. B... étaient tout à fait normaux. En effet, ce dernier avait offert à son épouse d’aller faire des travaux chez elle, mais celle-ci avait décliné l’offre.

[246]     Peut-on alors dire que Mme L... commet une faute d’omission en n’intervenant pas auprès de son mari pour ainsi prévenir l’imprévisible?

[247]     En l’espèce, malgré les sérieux préjudices subis par la famille M... à la suite de cette tragedie, le Tribunal ne voit pas dans le comportement de Mme L..., une faute de nature à engager sa responsabilité, à l’égard des faits entourant le crime perpétré le 13 janvier 2012.

5.    Est-ce que la responsabilité de Mme L... peut être retenue à l’égard du comportement harcelant de son mari ou des troubles anormaux de voisinage vis-à-vis la famille M...?

le droit applicable

[248]     Les demandeurs appuient cette partie de leur recours sur les articles 976 et 1457 du C.c.Q.

[249]     Les commentaires des sections précédentes sur la portée de ces articles s’appliquent à la présente question.

Discussion

· Le harcèlement

[250]     Soulignons que Mme L... a toujours été au courant de la situation litigieuse qui existait entre son mari et les voisins. Elle a signé la transaction à la base de l’Ordonnance injonctive.

[251]     Même si elle se tenait à distance lorsque son mari haranguait les voisins, elle ne peut sérieusement soutenir qu’elle ignorait ce qu’il faisait.

[252]     Elle a été témoin des comportements de son mari et n’a jamais rien fait durant toutes ces années pour l’arrêter.

[253]     Les demandeurs ont relaté qu’à des nombreuses reprises, Mme L... se tenait sur le balcon de sa maison lorsque son mari se précipitait vers eux pour les intimider. En aucun temps, toutefois, elle n’a tenté de l’arrêter.

[254]     Contrairement au geste fatal posé par son mari le 13 janvier 2012 que personne ne pouvait prévoir, le comportement passif de Mme L... à l’égard du harcèlement continue de son mari à l’endroit des voisins, démontre qu’elle entérinait le comportement fautif de celui-ci.

[255]     Pour le Tribunal, l’omission de Mme L... de poser des gestes pour que cesse le préjudice constitue une faute.

· Les troubles anormaux de voisinage

[256]     Les demandeurs considèrent que Mme L... est responsable des troubles anormaux de voisinage qu’ils ont subi du moment où ceux-ci ont débuté, soit à partir de 2011 jusqu’à ce que des travaux de réfection soient effectués, au courant du printemps 2012, pour rétablir la situation.

[257]     Rappelons qu’en vertu du régime établi par l’article 976 C.c.Q., il n’est pas requis de prouver une faute de la part du propriétaire causant les dommages.

[258]     En l’espèce, la preuve démontre de manière prépondérante que le couple M... était victime de troubles anormaux de voisinage causés par M. B... et ce, à la connaissance de Mme L....

[259]     En outre, l’omission d’agir de Mme L... pour faire cesser le préjudice causé à la propriété du couple M... constitue une faute.

[260]     Certes, ce manquement n’a peut-être pas provoqué les dommages initiaux sur le terrain des M..., mais les a, sans aucun doute, fait perdurer jusqu’à l’exécution de travaux au printemps 2012.

[261]     Que ce soit sur la base des troubles anormaux de voisinage ou de la faute civile, la responsabilité de Mme L... doit être retenue.

La prescription

[262]     Mme L... plaide toutefois que ce recours est prescrit.

[263]     Le raisonnement suivi dans l’analyse de cette même question à l’égard de M. B... s’applique. Ainsi, s’agissant d’un dommage continu, et considérant que le recours a été entrepris le 12 janvier 2015, le droit d’action n’est pas prescrit.

[264]     En outre, la responsabilité de Mme L... doit s’étendre jusqu’au moment où elle prend les mesures nécessaires pour que cesse le trouble de voisinage ou sa faute d’omission en vertu du régime de responsabilité civile.

6.    Mme L... a-t-elle porté atteinte illicite et intentionnelle aux droits des demandeurs protégés par la Charte?

le droit applicable

[265]     Les demandeurs appuient cette conclusion sur les articles 2, 6 et 49 de la Charte :

2.    Tout être humain dont la vie est en péril a droit au secours.

Toute personne doit porter secours à celui dont la vie est en péril, personnellement ou en obtenant du secours, en lui apportant l’aide physique nécessaire et immédiate, à moins d’un risque pour elle ou pour les tiers ou d’un autre motif raisonnable.

            (…)

6.   Toute personne a droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens, sauf dans la mesure prévue par la loi.

(…)

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnue par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

 

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

[266]     Me Alain Klotz précise les conditions nécessaires pour qu’une personne puisse avoir gain de cause en s’appuyant sur l’article 2 de la Charte:

La Charte crée une obligation de secours à la personne dont la vie est en péril. Dans ce cas, l'omission est un délit formel pourvu que la vie de la victime, et non son intégrité physique, ait été directement en péril! Ce n'est malheureusement qu'à cette condition que la victime aura un droit au secours. Il doit évidemment s'agir d'un danger grave, aux conséquences mortelles.

(…)

Le but n'est pas non plus de prévenir un danger. Pour que naisse l'obligation, il faut l'existence préalable d'une situation donnant ouverture à un péril de mort imminent pour la personne à secourir : un état d'urgence certain[89] .

[267]     La jurisprudence concernant le même article permet de faire ressortir les critères d’application de celui-ci:

-         Le danger doit être tel que la vie d’autrui est en péril[90] ;

-         Le danger doit avoir un caractère urgent ou immédiat[91] ;

-         La situation doit exister au moment où la personne est en mesure d’intervenir (le but n’est pas de prévenir un danger éventuel)[92] ;

-         L’intervention ne doit pas poser un danger pour la personne ou pour un tiers[93]  (même « mineur » selon une décision[94] ).

 

discussion

[268]     Les demandeurs soutiennent que Mme L... a commis deux types d’atteinte illicite. La première consiste à avoir fait défaut de porter assistance à une personne en danger et, la seconde, consiste à avoir porté atteinte au droit à la jouissance paisible du couple M... de leur terrain[95].

[269]     Les gestes qu’ils lui reprochent se résument ainsi :

-         elle a permis que des travaux se fassent sur sa propriété en violation des lois et des ordonnances, travaux qui causaient d’importants dommages au terrain des M... et affectaient grandement la jouissance de leurs biens,

-         elle a fait défaut de prendre les mesures appropriées pour que son mari cesse ses agissements fautifs à l’égard de la Famille M...,

-         elle a soutenu son mari dans ses démarches juridiques tant frivoles et abusives qu’infondées, et

-         elle a laissé délibérément violer les ordonnances de garder la paix à l’égard de ses voisins alors qu’elle avait connaissance des menaces de mort que son mari proférait contre M. M.... En plus, elle a laissé s’envenimer une situation dont elle était parfaitement consciente, jusqu’à ce que se produisent les évènements du 13 janvier 2012.

-         En outre, Mme L... a préféré se retirer plusieurs jours par semaine pour sa propre quiétude, laissant sciemment son mari agressif, dépressif, anxieux et alcoolique seul dans sa propriété, sachant qu’il continuerait de rencontrer régulièrement les personnes qu’il détestait et sur lesquels il faisait une obsession.

[270]     Bien entendu, dans la mesure où ces atteintes portent sur les mêmes faits que ceux pour lesquels le Tribunal a déjà conclu à la responsabilité de Mme L..., il ne peut y avoir double compensation. Toutefois, l’analyse de cette question demeure nécessaire pour déterminer s’il y a ouverture à des dommages punitifs.

L’obligation d’assistance à une personne en danger

[271]     Bien sûr, Mme L... ne pouvait ignorer que son mari avait un comportement inapproprié à l’égard de ses voisins. L’Ordonnance injonctive, les nombreuses interventions policières et le jugement ayant trouvé coupable M. B... d’avoir proféré des menaces de mort contre ses voisins, ne sont que quelques exemples de la situation qui prévalait.

[272]     Par contre, sans revenir sur tout ce qui s’est passé dans les années qui ont précédé le meurtre, rappelons que l’ensemble des gens gravitant autour de M. B... étaient d’avis qu’il ne passerait jamais à l’acte.

[273]     À la lumière de ce qui précède, il est difficile de conclure que le 13 janvier 2012 ou dans les jours précédents, Mme L... aurait dû prévoir le danger imminent. Elle n’était pas présente sur les lieux le 13 janvier 2012 et ne pouvait donc pas empêcher le drame, ni porter secours à M. M....

[274]     Ce serait d’imposer à Mme L... un fardeau déraisonnable que de conclure à l’existence d’une obligation de secours en de telles circonstances. Rien ne permettait de voir que la vie de quiconque n’était en danger ni qu’un tel risque n’était imminent.

Le droit à la jouissance paisible de sa propriété

[275]     Il faut tout d’abord, déterminer si une faute d’omission peut constituer une atteinte illicite.

[276]     Depuis l’arrêt Hôpital St-Ferdinand[96], on sait que :

« Un comportement sera qualifié de fautif si, ce faisant, son auteur transgresse une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances selon le droit commun ou, comme c’est le cas pour certains droits protégés, une norme dictée par la Charte elle-même.  Pour qu’une atteinte illicite soit qualifiée d’intentionnelle, il faut que le résultat du comportement fautif soit voulu.»[97]

[277]     À la lumière de ces enseignements, il faut donc voir si le comportement de Mme L... transgressait une norme de conduite jugée raisonnable dans les circonstances.

[278]     En l’espèce, le Tribunal a déjà déterminé qu’il s’agit d’une faute.

[279]     Ce faisant, vu les conséquences que ce comportement causait au droit des voisins à la libre jouissance de leur propriété, il y a lieu de conclure qu’il s’agit d’une atteinte illicite.

[280]     Toutefois, en ce qui concerne la demande pour des dommages punitifs contre Mme L..., le Tribunal ne peut y donner droit puisqu’on n’a pas fait la preuve que Mme L... voulait les conséquences de son comportement.

 

 

7.    Quels sont les dommages auxquels ont droit les demandeurs?

[281]     La Succession de M. M..., Mme M..., I... et S... M... requièrent les dommages compensatoires pour le harcèlement continu et les craintes à leur sûreté et à leur vie.

[282]     Les réclamations des demandeurs pour le harcèlement subi totalisent 110 000 $ à titre de dommages compensatoires, soit 20 000 $ pour la Succession, 50 000 $ pour Mme M... et 20 000 $ pour I... et S... M....

[283]     En outre, ils demandent 90 000 $ en dommages punitifs, soit 10 000 $ pour la succession, 50 000 $ pour Mme M... et 15 000 $ pour chacun des enfants.

[284]     Précisons que le droit d’action pour des dommages-intérêts se transmet aux héritiers[98].

[285]     L’évaluation des dommages causés par M. B... à M. M..., alors qu’il était vivant relève d’un exercice discrétionnaire.

· Le harcèlement

[286]     En l’espèce, la preuve permet clairement d’établir que le harcèlement constant de M. B... a provoqué des dommages continus à son voisin.

[287]     Toutefois, cette preuve n’établit pas de manière prépondérante les dommages causés à S... et I... M....

[288]     Les différents évènements relatés par les demandeurs et le climat de crainte instauré par M. B... permettent au Tribunal de fixer à 10 000 $ le montant auquel a droit la Succession. Ce montant correspond aux sérieux préjudices subis par M. M... le 12 janvier 2012. Certes, il ne s’agit que d’une journée, mais l’accumulation du stress et des troubles subis depuis de nombreuses années mérite une telle compensation.

[289]     Il y a également lieu d’octroyer un montant de 10 000 $ à Mme M.... Les préjudices qu’elle a subis sont de la même ampleur que ceux subis par son mari.

[290]     Il reste à décider si le comportement harcelant de M. B... donne droit à des dommages punitifs.

[291]     Ce sont les articles 49 alinéa 2 de la Charte et 1621 C.c.Q qui encadrent l’octroi de tels dommages.

[292]     En l’espèce, l’atteinte de M. B... était manifestement illicite et intentionnelle. Il souhaitait les conséquences de ses gestes.

[293]     La détermination du montant des dommages-intérêts punitifs doit tenir compte des moyens de l’auteur de l’atteinte illicite et vise à atteindre trois objectifs distincts : la dénonciation, la punition et la dissuasion[99].

[294]     Dans les circonstances de la présente affaire, considérant le fait que le couple M... était terrorisé par leur voisin, depuis de nombreuses années et que ceux-ci étaient des personnes vulnérables, le Tribunal estime qu’une somme de 10 000 $ pour la Succession de M. M... est justifiée. Et la même conclusion s’impose à l’égard de Mme M....

· Les dommages reliés à la jouissance paisible

[295]     Le Tribunal a déjà conclu que le comportement de M. B... et Mme L... est fautif eu égard aux droits de leurs voisins à la jouissance paisible des lieux.

[296]     Il n’est pas clair de la preuve à quel moment ont débuté ces atteintes, mais on sait que graduellement, au courant de l’année 2011, M. B... a posé des gestes qui ont fait en sorte que non seulement il contrevenait à l’Ordonnance injonctive, mais en plus, ceux-ci ont provoqué l’ennoiement progressif du terrain de ses voisins.

[297]     Le Tribunal estime que le préjudice causé a duré près de 6 mois et ainsi restreint la jouissance de lieux par M. et Mme M... à leur propriété.

[298]     Il  y a lieu de condamner M. B... et Mme L... en raison des troubles causés par eux, à payer un montant de 10 000 $ à la Succession de M. M... ainsi qu’à Mme M....

[299]     En outre, il y a également lieu de condamner M. B... à verser à la Succession de M. M... et à Mme M... 5 000 $ chacun, en dommages punitifs.

[300]     En terminant, il est nécessaire de traiter de la solidarité des défendeurs.

[301]     C’est l’article 1526 C.c.Q. qui trouve application :

1526. L’obligation de réparer le préjudice causé à autrui par la faute de deux personnes ou plus est solidaire, lorsque cette obligation est extracontractuelle.

[302]     Considérant cet article et ayant conclu que chacun des défendeurs était fautif, il y a lieu donc de prononcer la solidarité entre eux.

[303]     Rappelons par ailleurs qu’en ce qui concerne les dommages punitifs, ce type de conclusion ne permet pas la solidarité[100].

pour ces motifs, le tribunal :

[304]     ACCUEILLE              une partie de la demande introductive d’instance re-amendée.

[305]    CONDAMNE Ro... B... et L... L... à payer solidairement à la Succession de R... M... la somme de 20 000 $ en dommages-intérêts avec intérêts au taux légal en plus de l’indemnité additionnelle conformément à la loi, et ce, à compter de la demande introductive d’instance;

[306]    CONDAMNE Ro... B... et L... L... à payer solidairement à N... M... la somme de 20 000 $ en dommages-intérêts avec intérêts au taux légal en plus de l’indemnité additionnelle conformément à la loi, et ce, à compter de la demande introductive d’instance;

[307]    CONDAMNE Ro... B... à payer à la succession de R... M... la somme de 15 000 $ en dommages punitifs avec intérêts au taux légal en plus de l’indemnité additionnelle conformément à la loi, et ce, à compter de la demande introductive d’instance;

[308]    CONDAMNE Ro... B... à payer à N... M... la somme de 15 000 $ en dommages punitifs avec intérêts au taux légal en plus de l’indemnité additionnelle conformément à la loi, et ce, à compter de la demande introductive d’instance;

[309]    LE TOUT, avec frais de justice.

 

 

__________________________________

MARIE-CLAUDE LALANDE, J.C.S.

 

Me Christine Duchaine

Mme Gaëlle Obadia, stagiaire

sodavex inc.

avocats des demandeurs

 

Me Anne-Julie Asselin

Me Philippe Trudel

Trudel, Johnston & L’Espérance, s.e.n.c.r.l.

avocats de la défenderesse, L... L...

 

Me Stéphane L’Heureux

Avocat du défendeur, Ro... B...

 

Dates d’audience :

13, 14, 15, 18, 19 et 20 juin 2018

 



[1] Charte québécoise des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.

[2] Pièce P-5.

[3] Pièce P-10.

[4] Pièce P-9, en liasse.

[5] Pièce P-11.

[6] Pièce P-13.

[7] Pièce P-14.

[8] Pièce P-15.

[9] Pièce P-16.

[10] Pièce P-8.

[11] Pièce P-17.

[12] Pièce P-18.

[13] Pièce P-19.

[14] Pièce P-20.

[15] Pièce P-21.

[16] Pièce P-22.

[17] Pièce P-12.

[18] Pièce P-23.

[19] Pièce P-1.

[20] Pièce P-3.

[21] Pièce P-2.

[22] Pièce P-3.

[23] Pièce P-4.

[24] Pièce DB-4.

[25] Demande introductive d’instance réamendée, Annexe 2.

[26] Pièce P-15.

[27]  Vincent KARIM, Les obligations, 4e éd., vol. 1 « Articles 1371 à 1496 », Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, p. 1042 à 1047.

[28]   Id., p. 1049.

[29]  Jean-Louis BAUDOUIN et Patrice DESLAURIERS et Benoît MOORE, La responsabilité civile, 8e éd., vol.1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2014, par. 1-106, 1-108 et 1-115.

[30]   Pierre DESCHAMPS, « Les conditions générales de la responsabilité civile du fait personnel », dans Collection de droit 2017-2018, École du Barreau du Québec, vol. 5, Responsabilité, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2017, EYB2017CDD88 (La référence).

[31]   Pierre DESCHAMPS, préc., note 30.

[32]   J.-L. BAUDOUIN, P. DESLAURIERS et B. MOORE, préc., note 29, par. 1-75 et suiv.                                                                                                                   

[33]  Id., par. 1-80.

[34]  Ali c. Cie d’assurance Guardian du Canada,1999 CanLII 13177 (QCCA).

[35]  Id., par. 4.

[36]  Ali c. Cie d’assurance Guardian du Canada., préc., note 34, par. 28.

[37] Id., par. 42-43 et 45.

[38] Solomon c. Québec (Procureur général), 2008 QCCA 1832.

[39] Id., par. 22.

[40]   Solomon c. Québec (Procureur général), préc., note 38, par. 44.

[41]   Id., par. 47.

[42]   Id., par. 47.

[43]  Id., par. 54.

[44]  Pierre-Louis c. Québec (Ville de), 2014 QCCA 1554.

[45]  Id., par. 51.

[46] Rapport d’expertise du Dr Pierre Gagné, daté du 23 mars 2017, produit sous la pièce DB-1.

[47] Pièce DB-1, p. 4.

[48] Pièce P-36.

[49]  Pièce P-47.

[50]  Pièce P-3.

[51] Stéphane REYNOLDS et Monique DUPUIS, « La preuve à l’instruction », dans Collection de droit 2017-18, École du Barreau du Québec, vol. 2, Preuve et procédure, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2017, EYB2017CDD26, p. 24.

[52]  L.R.C. (1985), c. C-46.

[53] Jugement de l’Honorable André Vincent rendu oralement le 18 janvier 2013, p. 4.

[54] Id., p. 10 et 11.

[55] Pièce P-15, ORDONNANCE, p. 2, 3.

[56] Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette, [2008] 3 RCS 392.

[57] Id., par. 86.

[58] C.c.Q., art. 1457.

[59] C.c.Q., art. 976.

[60] Pièce P-12.

[61] Ciment du Saint-Laurent inc. c. Barrette., préc. note 56, par. 83.

[62] J.-L. BAUDOUIN, P. DESLAURIERS et B. MOORE, préc., note 29, par. 1-1320 à 1-1324

[63] Id., par.1-1324.

[64] C.c.Q., art. 2904.

[65] Pièce P-8, p. 7 à 12, Pièce P-38 à Pièce P-41 et Pièce P-43.

[66]  Charte des droits et libertés de la personne, préc., note 1, art. 49.

[67]  Béliveau St-Jacques c. Fédérations des employées et employés, [1996] 2 RCS 345, par. 120-121.

[68] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, [1996] 3 R.C.S. 211.

[69]   Id., par. 111 et suiv.

[70]   Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, préc., note 68, par. 116-118.

[71]   C.c.Q., art. 1457.

[72]   V. KARIM, préc., note 27, p. 1042.

[73]  De Montigny c. Brossard (Succession), 2010 CSC 51.

[74]  Id., par. 44.

[75]   De Montigny c. Brossard (Succession), préc., note 73, par. 40.

[76]  Béliveau St-Jacques c. Fédérations des employées et employés, préc. note 67.

[77]  De Montigny c. Brossard (Succession), préc., note 73, par. 40, 42, 43, 44 et 57.

[78]   Id., par. 59.

[79]  J.-L.BAUDOUIN, P. DESLAURIERS et B. MOORE, préc., note 29, par. 1-185.

[80]  Demande introductive d’instance ré-amendée, par.106.

[81]   C.c.Q., art. 1461.

[82]  J.-L.BAUDOUIN, P. DESLAURIERS et B. MOORE, préc., note 29, par. 1-812.

[83]  Id., par. 1-109.

[84]   V. KARIM, préc., note 27, p. 1049-50.

[85]   Id., p. 1049.

[86] J.-L.BAUDOUIN, P. DESLAURIERS et B. MOORE, préc., note 29, par. 1-186.

[87]   Bic Inc. c. Bélanger, [1989] R.J.Q. 1421 (C.A.) à la p. 15. Voir aussi plus récemment Site touristique Chute à l'ours de Normandin inc. c. Nguyen (Succession de), 2015 QCCA 924 au par. 45; Murphy c. Constantineau, 2015 QCCS 1093, par. 179, 201.

[88]   C.c.Q., art. 2803.

[89] Alain KLOTZ, « Le droit au secours dans la province du Québec », (1990-91) 21 R.D.U.S. 479, 486-7.

[90] Castilloux c. Société des casinos du Québec inc., 2015 QCCS 884 au par. 97 [Castilloux]; Maltais c. Brisson, [2004] R.R.A. 1022 (C.S.), par. 62, 173 [Maltais]; Papin c. Éthier, [1995] R.J.Q. 1795 (C.S.), p. 5 [Papin].

[91] Carignan c. Boudreau, [1987] R.R.A. 311 (C.A.), p. 4 [Carignan]; Castilloux c. Société des casinos du Québec inc., préc., note 93, par. 97 [Castilloux].

[92] Maltais c. Brisson,préc., note 93, par. 61.

[93] Girard c. Hydro-Québec, J.E. 84-392, p. 19.

[94] Papin c. Éthier, préc., note 93, p. 6.

[95] Pièce P-23.

[96] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand, préc., note 68.

[97] Id., par. 3

[98] C.c.Q., art. 1610.

[99]   Béliveau St-Jacques c. Fédérations des employées et employés, préc. note 67.

[100] Cinar Corporation c. Robinson, 2013 CSC 73, par. 120.

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