[1] L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 21 mars 2016 par l’honorable Jacques Blanchard de la Cour supérieure, district de Québec, lequel rejette sa requête en contrôle judiciaire visant à faire rayer une partie du rapport de l’intimée concernant l’éclosion de légionellose à Québec en 2012.
[2] Pour les motifs du juge Gagnon, auxquels souscrivent les juges Hilton et Pinsonnault, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel à la seule fin de rayer du rapport final de la coroner la phrase suivante :
Il est impossible qu’on s’en tienne à une « pensée magique » (« ce n’est pas nous, on ne change rien à nos façons de faire qui sont parfaites »).
[4] Sans les frais de justice.
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MOTIFS DU JUGE GAGNON |
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[5] L’appelante interjette appel d’un jugement de la Cour supérieure du district de Québec (l’honorable Jacques Blanchard), rendu le 21 mars 2016, qui rejette un pourvoi en contrôle judiciaire par lequel elle recherchait l’annulation partielle du rapport final de la coroner, Catherine Rudel-Tessier, ainsi que la radiation d’un extrait de celui-ci apparaissant sous le titre « La fausse assurance de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) ».
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[6] Entre le 2 août et le 6 octobre 2012, 14 des 182 personnes atteintes de la maladie du légionnaire sont décédées après avoir inhalé de fines gouttelettes d’eau contaminées par la légionelle (pulsovar A) qui étaient dispersées dans l’air de la basse-ville de Québec par les ventilateurs des tours aérorefroidissantes (T.A.R.) servant à climatiser certains immeubles.
[7] L’intimée, qui a été désignée pour tenir l’enquête destinée à établir les causes et circonstances de ces décès, a produit, au terme de six jours d’audition publique, un rapport concluant que les T.A.R. du complexe Jacques-Cartier, un immeuble commercial appartenant à l’appelante qui en assume également l’entretien, étaient la source de l’éclosion de la légionellose à l’origine de 13 des 14 décès. Cette conclusion n’est pas remise en question par l’appelante.
[8] C’est plutôt l’extrait suivant du rapport de l’intimée, que l’appelante qualifie de blâme à son endroit, qui, en l’espèce, pose problème. Cette dernière considère, en effet, que l’intimée (1) n’a pas de compétence pour la blâmer ainsi, (2) a enfreint l’équité procédurale en critiquant défavorablement sa conduite sans lui donner préalablement l’opportunité de répondre à ces reproches et (3) a tiré des conclusions de fait qui sont déraisonnables en ce qu’elles ne trouvent pas appui dans la preuve :
La fausse assurance de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ)
Quoique dans la majorité des bâtiments inspectés la présence de légionelle ait été découverte, l’enquête a bien démontré que les tours aérorefroidissantes du Complexe Jacques-Cartier, dont la CSQ est propriétaire, ont été la seule source de contamination. Parce que celle-ci ne s’est pas sentie interpellée par la situation et les mises en garde faites par la DRSP, il est possible que l’ampleur de l’éclosion en ait été affectée.
Persuadée que l’entretien de ses tours par des firmes spécialisées et la limpidité de leur eau garantissaient l’absence de bactéries et notamment de la I. pneumophila, l’administratrice du Complexe n’a, à aucun moment semble-t-il, remis en question ses procédures habituelles, et cela, malgré la situation exceptionnelle.
Alors qu’on demande aux gestionnaires, le 2 août, de procéder à un nettoyage immédiat, elle considère qu’une telle action peut attendre l’automne. Elle reconnaît durant son témoignage qu’elle n’a pas consulté le site Internet de la Régie (donné en référence dans la correspondance de la DRSP) ni discuté avec les techniciens chargés de l’entretien des tours. De la même façon, le 21 août, la directrice ne semble pas saisir les exigences de la DRSP quant à la désinfection. Par la suite, on considère que l’ordonnance du 31 août (signifiée par huissier) peut attendre le retour de vacances du technicien responsable de l’entretien des TAR. Même le devis de performance du 5 septembre semble avoir été jugé non prioritaire et celui du 20 septembre sera complété seulement le 21 décembre (il devait l’être au 1er octobre). Comment expliquer ces actions (ou non-actions) de la CSQ autrement que par une trop grande assurance de ses gestionnaires qui ont visiblement été incapables de revoir leurs façons de faire?
Il serait évidemment erroné de prétendre que la CSQ négligeait ses installations, au contraire, et c’est peut-être en raison justement de son programme d’entretien des TAR que ses gestionnaires ont considéré que la situation était maîtrisée. Il faut pourtant convenir que les mesures instaurées n’étaient pas suffisamment efficaces pour empêcher la prolifération de la I. pneumophila et sa dispersion dans l’air de la basse ville et, comme on l’a entendu à l’enquête, il faut tirer des événements de l’été 2012 « une leçon d’humilité ».
La CSQ a souligné que cette leçon devait être collective et a insisté sur le fait que les directives diffusées par la DRSP aux gestionnaires de TAR n’étaient pas suffisamment claires. Elle a également précisé que les inspecteurs mandatés ont traité avec l’agent de sécurité du Complexe Jacques-Cartier plutôt qu’avec les personnes en autorité. Mais celui-ci n’est-il pas en poste 24 heures sur 24 pour les situations d’urgence et n’aurait-il pas dû avoir des directives appropriées? Est-ce que d’autres gestionnaires de TAR ont aussi mal compris que la CSQ les demandes de la DRSP?
Si on peut toujours améliorer la teneur des messages, les rendre plus explicites (« mettre les points sur les i »), il me semble que, lorsque sévit une situation d’urgence et que l’on est propriétaire ou gestionnaire d’une installation pouvant être impliquée dans celle-ci, le bon sens exige une réaction « extraordinaire ». Il est impossible qu’on s’en tienne à une « pensée magique » (« ce n’est pas nous, on ne change rien à nos façons de faire qui sont parfaites »).
[9] Un regard objectif sur l’extrait litigieux révèle tout d’abord que l’intimée ne retient pas que l’appelante a négligé ses installations, mais qu’elle a plutôt erronément cru que son programme rigoureux de vérification et d’entretien des T.A.R. et la conformité de celui-ci aux exigences du fabricant excluaient toute probabilité que ses équipements soient à l’origine de la dispersion de la légionelle.
[10] Elle conclut de la preuve que c’est en raison de cette conviction sincère, mais erronée, entretenue par les affirmations rassurantes des spécialistes consultés, que l’appelante s’est sentie peu interpellée par les demandes et directives du directeur régional de la santé publique et qu’elle a répondu de façon peu efficace à une situation extraordinaire nécessitant des mesures énergiques et urgentes.
[11] Le commentaire que renferme la dernière phrase de l’extrait est certes plus cinglant en ce qu’il souligne que l’appelante était en cette période de crise animée par une « pensée magique » expliquant sa réaction léthargique.
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La norme de révision
[12] Pour l’appelante, considérées globalement ces conclusions constituent un jugement défavorable sur sa conduite qui laisse clairement entendre à un agir négligent de sa part qui, par la suite, a servi d’assise à une action collective intentée contre elle par les victimes de l’éclosion. La compétence de l’intimée se limitait, à son avis, à relater les circonstances entourant l’éclosion de la légionellose et les décès, mais ne l’autorisait pas à qualifier sa conduite de fautive.
[13] La compétence du coroner est définie par les articles 1 à 4 de la Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès[1] (« LRCCD ») qui prévoient :
1. Le coroner est un officier public qui a compétence à l’égard de tout décès survenu au Québec. Il a également compétence à l’égard de toute inhumation, incinération ou de tout autre mode de disposition au Québec du cadavre d’une personne décédée hors du Québec. 2. Le coroner a pour fonctions de rechercher au moyen d’une investigation et, le cas échéant, d’une enquête: 1° l’identité de la personne décédée; 2° la date et le lieu du décès; 3° les causes probables du décès, à savoir les maladies, les états morbides, les traumatismes ou les intoxications qui ont causé le décès ou y ont abouti ou contribué; 4° les circonstances du décès. 3. S’il y a lieu, le coroner peut également faire, à l’occasion d’une investigation ou d’une enquête, toute recommandation visant une meilleure protection de la vie humaine. 4. Le coroner ne peut à l’occasion d’une investigation ou d’une enquête se prononcer sur la responsabilité civile ou criminelle d’une personne. |
1. The coroner is a public officer having jurisdiction in respect of any death that has occurred in Québec. The coroner also has jurisdiction in respect of any burial, cremation or other mode of disposal in Québec of the body of a person who has died outside Québec. 2. The coroner’s function is to determine by means of an investigation or, as the case may be, an inquest, (1) the identity of the deceased person; (2) the date and place of death; (3) the probable causes of death, that is, the disease, pathological condition, trauma or intoxications having caused, led to or contributed to the death; (4) the circumstances of death. 3. If pertinent, the coroner may also, at an investigation or an inquest, make any recommendation directed towards better protection of human life. 4. In no case may a coroner conducting an investigation or an inquest make any finding of civil liability or criminal responsibility of a person. |
[14] L’assise juridique requise pour qualifier certains comportements, préciser leurs conséquences et identifier leurs auteurs exige essentiellement d’un coroner qu’il interprète les dispositions de la LRCCD pour déterminer les limites de sa compétence à cet égard.
[15] L’appelante prétend, pour sa part, que la coroner a, en l’espèce, franchi ces limites en la blâmant sévèrement et que la norme de révision applicable à un tel excès de compétence est celle de la décision correcte.
[16] Ma collègue Marie-France Bich souligne, à ce sujet, dans un arrêt récent :
[32] À mon avis, c’est plutôt la norme de la décision raisonnable qui devait s’appliquer à la décision de l’arbitre. En effet, quoique l’appelante formule son moyen préliminaire en termes de « compétence » de l’arbitre à se saisir de la mésentente, ce n’en est pas là l’essence. L’appelante fait ici, en effet, ce contre quoi la Cour suprême nous met en garde notamment dans les arrêts Albert (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association et Société Radio-Canada c. SODRAC 2003 Inc., c’est-à-dire transformer en question de compétence une question d’interprétation de la loi constitutive du tribunal. Dans le premier, le juge Rothstein écrit que :
[34] La consigne voulant que la catégorie des véritables questions de compétence appelle une interprétation restrictive revêt une importance particulière lorsque le tribunal administratif interprète sa loi constitutive. En un sens, tout acte du tribunal qui requiert l’interprétation de sa loi constitutive soulève la question du pouvoir ou de la compétence du tribunal d’accomplir cet acte. Or, depuis Dunsmuir, la Cour s’est écartée de cette définition de la compétence. En effet, au vu de la jurisprudence récente, le temps est peut-être venu de se demander si, aux fins du contrôle judiciaire, la catégorie des véritables questions de compétence existe et si elle est nécessaire pour arrêter la norme de contrôle applicable. Cependant, faute de plaidoirie sur ce point en l’espèce, je me contente d’affirmer que, sauf situation exceptionnelle — et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir —, il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire.
Dans le second, il réitère que :
[39] Le deuxième motif pour lequel la SRC conteste l’ordonnance provisoire porte sur la question de savoir si la Commission peut imposer une licence de synchronisation générale à un utilisateur contre son gré. La SRC affirme que cette question touche la compétence de la Commission de délivrer certains types de licences et fait valoir qu’elle devrait être contrôlée selon la norme de la décision correcte. S’il est vrai qu’il est possible de formuler toute question d’interprétation de la loi constitutive d’un tribunal administratif comme étant une question de savoir si celui-ci est compétent pour prendre une mesure en particulier, la Cour a rejeté cette définition de la compétence dans le contexte de la décision quant à la norme de contrôle applicable et souligné que la catégorie des « véritables questions de compétence », si tant est qu’elle existe, est restrictive : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [2011] 3 R.C.S. 654, par. 34. Comme dans cette affaire, les parties en l’espèce n’ont présenté aucun argument sur la question de savoir si la catégorie des véritables questions de compétence devrait encore être reconnue. À supposer que de telles questions existent, celle qui se pose en l’espèce ne relève pas des cas « exceptionnels » où se soulève une véritable question de compétence.[2]
[Renvois omis]
[17] Ces réflexions fort sages, je dois dire, auraient dû inspirer le juge à conclure, en l’espèce, que la norme de révision du raisonnement de l’intimée était celle de la décision raisonnable pour toutes les questions soulevées par l’appelante.
Le blâme et le préavis
[18] La recherche des causes et circonstances d’un décès, qui ne résulte pas d’une cause purement naturelle, implique inévitablement de pointer du doigt les comportements du défunt et/ou de tiers qui ont pu contribuer de façon plus ou moins importante à sa survenance.
[19] L’enquête publique présidée par un coroner sert alors non seulement à identifier les raisons pathologiques d’un décès, mais également à identifier les actes et les omissions (les circonstances) qui ont un lien substantiel avec le résultat fatal et à révéler de façon incidente l’identité de la personne qui a soit agi ou omis de poser un geste.
[20] À l’instar d’une commission d’enquête, le coroner qui procède à une enquête en vertu du chapitre IV de la LRCCD (articles 104 à 162.1) ne préside pas un procès civil ou criminel en vue d’apprécier la responsabilité de quiconque. Comme c’est le cas en l’espèce, il s’agit plutôt d’une enquête qui met l’accent sur une série d’événements desquels il tire des conclusions factuelles et émet son opinion quant aux causes et circonstances de leur aboutissement.
[21] Les conclusions de ces enquêtes ne sont pas exécutoires et ne lient pas les tribunaux appelés à examiner à d’autres fins les mêmes circonstances, notamment parce que les règles de preuve et de procédures qui les régissent sont différentes et moins contraignantes que celles qui prévalent devant les cours de justice et parce que la conséquence susceptible de découler d’une conclusion défavorable ne consiste pas en une sanction, bien qu’il puisse arriver qu’une réputation se trouve en conséquence quelque peu ternie[3].
[22] Il m’importe de rappeler à ce sujet les propos judicieux du juge Décary de la Cour d’appel fédérale que le juge Cory cite avec approbation dans l’affaire du sang contaminé[4] :
[…] une enquête publique sur une tragédie serait bien inutile si elle ne permettait pas d’en identifier les causes et les acteurs de crainte d’atteinte à la réputation et en raison du danger que certaines des conclusions de fait ne soient invoquées dans le cadre de poursuites civiles ou pénales. Il est presque inévitable qu’en cours de route ou dans un rapport final, une telle enquête ternisse des réputations et soulève des interrogations dans le public relativement à la responsabilité de certaines personnes. Je doute qu’il soit possible de satisfaire le besoin d’enquêtes publiques destinées à faire la lumière sur un incident donné, sans porter atteinte de quelque façon à la réputation des personnes impliquées.[5]
[23] Cela dit, la LRCCD interdit expressément au coroner de se prononcer sur la responsabilité civile ou criminelle d’une personne. Pour éviter que les conclusions soient perçues comme telles par le public, le juge Cory ajoute dans le même arrêt :
[…] De même, les commissaires devraient chercher à ne pas évaluer les conclusions de fait en des termes identiques à ceux qu’emploient les tribunaux pour conclure à la responsabilité civile. Ils devraient aussi s’efforcer d’éviter tout libellé si ambigu qu’il semble constituer une déclaration de responsabilité civile ou pénale […].[6]
[24] Ces mises en garde, formulées dans le cadre d’un débat relatif à la Loi sur les enquêtes[7] fédérale, sont tout aussi pertinentes pour circonscrire la portée de la prohibition prévue à l’article 4 de la LRCCD qui limite la compétence du coroner.
[25] Les termes utilisés par l’intimée dans l’extrait litigieux intitulé « La fausse assurance de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) » permettent de conclure que cette dernière s’est conformée aux mises en garde formulées pour prévenir que son propos puisse être interprété comme constituant une attribution de responsabilité à l’égard de l’appelante.
[26] Le juge souligne, à bon droit, à ce sujet que :
[40] Rien dans les pages 22 et 23 du rapport du coroner ne précise que la CSQ est légalement responsable de ce qui est arrivé ou qu’elle a omis de se comporter de façon raisonnablement prudente et diligente ou qu’elle a transgressé à un devoir envers autrui.
[27] Pour l’appelante, cet extrait du rapport final constitue néanmoins un blâme à son endroit que l’intimée n’est pas non plus autorisée à prononcer et qui excède nettement sa compétence. De façon subsidiaire, elle soutient que l’intimée devait, le cas échéant, la prévenir qu’elle s’apprêtait à porter un jugement défavorable à son endroit et lui offrir l’occasion de s’exprimer à ce sujet. Elle ajoute, à cet égard, que l’intimée s’était au surplus engagée à ne pas la blâmer, mais qu’elle s’est écartée nettement de cet engagement lors de la rédaction de son rapport final.
[28] Il est vrai qu’à l’occasion de son allocution d’ouverture du 30 août 2013, l’intimée s’était exprimée de la façon suivante à cet égard :
Mon mandat, il est toujours important de le rappeler, n’est pas de distribuer des blâmes ou des sanctions, il s’agit plutôt d’un mandat de protection de la vie humaine.
[29] La notion de « blâme » est totalement absente de la LRCCD ainsi que de la Loi sur les commissions d’enquête[8] québécoise, mais n’est pas pour autant étrangère aux lois québécoises. C’est le cas notamment de l’article 22(1)5) de la Loi sur la commission municipale[9] et de l’article 273 de la Loi sur les valeurs mobilières[10] qui prévoient que la Commission municipale et le Tribunal administratif des marchés financiers ne peuvent blâmer la conduite d’une personne sans lui avoir donné l’occasion d’être entendue sur le sujet du reproche.
[30] De la même façon, la Loi de police[11] comprenait autrefois une disposition équivalente qui imposait la même obligation à la Commission de police du Québec, mais que le législateur a éliminée dans le texte de la loi actuelle[12] qui consacre, en lieu et place, le droit du policier interpellé devant le Comité de déontologie policière de s’y faire entendre et d’y présenter une défense pleine et entière[13].
[31] L’argument de l’appelante tire fondamentalement sa source de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes[14] fédérale qui prévoit que la rédaction d’un rapport défavorable ne saurait intervenir sans que la personne incriminée ait reçu un préavis suffisant de la faute (« misconduct ») qui lui est imputée et qu’elle ait eu l’occasion de se faire entendre à cet égard.
[32] Or, cette disposition et le courant jurisprudentiel qui s’y rattache et auquel réfère l’appelante ont bien peu d’impact dans le cadre d’une enquête du coroner et par voie de conséquence sur le présent pourvoi.
[33] Force est en effet de constater que le législateur québécois a délibérément choisi d’exclure de la LRCCD toutes dispositions relatives à l’interdiction de blâmer et la nécessité du préavis qui y est associé qui ont, par ailleurs, été maintenues dans le cas de certains organismes quasi judiciaires chargés d’examiner et, le cas échéant, de sanctionner la conduite de certaines personnes.
[34] La recherche des causes et circonstances d’une tragédie nécessite, à mon avis, un examen approfondi des événements survenus de façon concomitante ainsi qu’un regard sur les gestes et la motivation des acteurs impliqués.
[35] Il n’est pas anormal que les opinions et conclusions de la personne qui effectue une telle déconstruction d’un drame puissent parfois avoir des allures de critiques. Il ne peut en être autrement lorsque l’objectif poursuivi est de prévenir que les erreurs humaines du passé ne se reproduisent et d’assurer dans l’avenir une meilleure protection de la vie. Pour y parvenir, encore faut-il identifier adéquatement ces erreurs et leurs sources. De tels constats s’inscrivent nettement à l’intérieur des limites de la compétence d’un coroner, mais ne sauraient au surplus être qualifiés de blâme.
[36] C’est essentiellement ce qu’a fait l’intimée en l’espèce. Il est, par ailleurs, inopportun d’exiger de la personne, chargée d’une enquête en vertu de la LRCCD, qui constate un comportement ou une omission ayant contribué à un décès, de fermer les yeux ou de regarder ailleurs ou encore de taire son constat sous prétexte qu’il peut être considéré comme étant l’identification d’une faute dont la révélation est susceptible de ternir la réputation de son auteur ou d’être le prélude d’une action civile contre ce dernier.
[37] Je rappelle qu’au moment où s’ouvre l’enquête de l’intimée, (1) l’identité des victimes, (2) les causes médicales de leurs décès et (3) la source vraisemblable de la propagation de la légionelle sont déjà connues des personnes intéressées dont l’appelante. Pour l’essentiel, la plupart des témoins appelés comparaissent pour expliquer leur comportement face à la crise qui sévit dans la région de Québec entre les mois de juillet et novembre 2012.
[38] La représentante de l’appelante a, comme elle pouvait d’ailleurs s’y attendre, été principalement questionnée au sujet des mesures prises pour s’assurer que le système de climatisation de son immeuble commercial ne soit pas la source de la contamination mortelle. Elle a eu l’opportunité, tant lors de son exposé préliminaire qu’au moment de l’interrogatoire qui a suivi, de préciser, expliquer et justifier toutes les actions prises. À la clôture de l’enquête, l’appelante a, en outre, présenté ses observations et son interprétation de la preuve produite, en plus de formuler ses recommandations pour prévenir la survenance de décès similaires.
[39] L’absence de préavis ou le défaut d’être entendu à nouveau ne constitue pas, en pareilles circonstances, un accroc aux règles de l’équité procédurale. L’appelante a, en effet, pu, dans le cadre de l’enquête de l’intimée, se faire entendre pleinement sur tous les sujets dont traite le rapport final. Je rappelle, à cet égard, les propos de Me Andrée Kronström qui souligne qu’il n’est pas d’usage, lors des enquêtes de coroner, d’émettre des préavis avant de commenter des pratiques discutables :
Même si le coroner ne doit pas blâmer quiconque ni faire des déclarations de responsabilités civiles ou criminelles, il arrive qu’il ait à commenter certaines pratiques qui peuvent être discutables. Plusieurs enquêtes publiques ont été ordonnées, par exemple en domaine médical où les gestes ou les décisions de professionnels de la santé ont été questionnés. Devrait-on dans de telles circonstances s’inspirer des règles de l’article 13 de la Loi sur les enquêtes qui exigent que la commission permette aux personnes susceptibles d’être jugées fautives d’être entendues? Je fais référence à l’obligation d’envoyer un préavis suffisant de la faute imputée afin de permettre à la personne de se faire entendre. Jamais dans le passé de tels avis n’ont été envoyés par les coroners. Cependant, il est d’usage de faire entendre ces témoins et de les questionner abondamment. Il est d’usage aussi d’entendre les personnes ou organismes qui seront éventuellement visés par les recommandations et de leur poser des questions sur le bien-fondé de telle ou telle recommandation. Ils peuvent être même invités à faire des commentaires à la toute fin de l’enquête à l’étape des observations finales. Ainsi, il est permis que cette période ne soit pas consacrée uniquement à entendre les personnes ayant obtenu le statut de personnes intéressées.[15]
[40] De plus, dans Commission municipale du Québec c. Gagné, la Cour souligne que, même dans le cas où la loi prévoit l’obligation de fournir un préavis relatif à un éventuel blâme et une occasion de s’expliquer, il n’est pas toujours nécessaire de réentendre la personne à qui le comportement est reproché :
Dans ce type d’enquête, en d’autres mots, ils ont déjà été entendus sur les faits qui leur sont reprochés et, en ce sens, ils n’ont pas à être nécessairement réentendus.[16]
[41] Je rappelle finalement que l’extrait litigieux occupe environ une page d’un rapport final qui en comprend 35. S’il est vrai que l’intimée qualifie la réponse de l’appelante aux impératifs de l’éclosion d’insuffisante, force est aussi de constater qu’il n’est aucunement question de l’appelante dans les conclusions finales de l’intimée et qu’aucune des recommandations que formule cette dernière ne la cible.
[42] J’estime qu’il y a lieu, en conséquence, de conclure, dans un premier temps, que le rapport ne constitue dans son ensemble pas un blâme à l’endroit de l’appelante et, dans un second temps, que l’intimée n’a pas, en l’espèce, contrevenu aux règles de l’équité procédurale en qualifiant, sans l’aviser préalablement ou sans l’entendre davantage, la tiédeur de sa réaction.
La raisonnabilité des opinions et conclusions de l’intimée
[43] Dans l’arrêt Dunsmuir[17], la Cour suprême nous rappelle que le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, de même qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier en fonction des faits et du droit.
[44] L’appelante soutient à ce sujet que la preuve (1) ne supporte pas, contrairement à ce qu’affirme le juge, les commentaires et conclusions formulés par l’intimée à son égard et (2) est inexistante quant aux normes applicables à l’entretien des T.A.R. requis pour empêcher l’éclosion de la légionelle.
[45] Il ne fait pas de doute que l’intimée est, lorsqu’appelée, comme en l’espèce, à déterminer les causes et circonstances d’un décès, autorisée à émettre son opinion et à formuler ses conclusions en fonction de la preuve administrée.
[46] Celles que révèle l’extrait intitulé « La fausse assurance de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) » émanent, en dépit de certaines erreurs factuelles somme toute mineures, essentiellement d’une interprétation raisonnable du témoignage de la directrice des services techniques de l’appelante qui a relaté les détails du déroulement des événements et des interventions effectuées par elle pour vérifier l’efficacité du protocole d’entretien des tours de refroidissement de son immeuble. Le juge ne s’est pas mépris lorsqu’il indique qu’il ne s’agit probablement pas de la seule interprétation qui puisse être faite de la preuve, mais il demeure que celle qu’exprime l’intimée constitue globalement une issue raisonnable en regard des faits et du droit.
[47] En ce qui concerne l’absence de preuve des normes applicables à l’entretien des T.A.R. et au défaut d’entendre un expert à cet égard, je rappelle ici que l’intimée s’est contentée de comparer la réaction de l’appelante à celle d’un gestionnaire d’immeuble raisonnablement prudent placé devant le même contexte où des gens meurent en raison de gouttelettes porteuses d’une bactérie mortelle dispersées dans l’air par les T.A.R. d’immeubles commerciaux. L’application d’un test objectif à la situation de l’espèce ne constitue pas, contrairement à ce qu’affirme l’appelante, une erreur révisable et le texte contesté constitue, à une exception près, une interprétation raisonnable de la preuve.
[48] J’estime en effet que la dernière phrase de l’extrait litigieux est de trop :
[…] Il est impossible qu’on s’en tienne à une « pensée magique » (« ce n’est pas nous on ne change rien à nos façons de faire qui sont parfaites »).
[49] Cette affirmation constitue en effet un commentaire que la preuve ne supporte aucunement et qui est, en l’espèce, tout à fait inopportun. Il convient de rappeler à cet égard que l’appelante n’a jamais prétendu que son protocole d’entretien était parfait ou sans faille, mais a plutôt soutenu que celui-ci était conforme aux exigences du fabricant des T.A.R. de même qu’aux recommandations des spécialistes consultés durant la période pertinente. Rien dans la preuve ne contredit ou ne remet même en question son point de vue sur cette question.
[50] Au surplus, cette remarque est contradictoire avec l’ensemble de l’extrait litigieux qui démontre, non pas que l’appelante n’a rien fait, mais plutôt que sa réaction n’a pas été suffisamment énergique et rapide compte tenu de l’urgence de la situation. Force est donc de constater qu’en raison de l’absence de rationalité entre la preuve présentée et l’opinion ainsi énoncée, celle-ci est, en l’espèce, déraisonnable.
[51] C’est pourquoi je propose d’intervenir uniquement pour éliminer cette phrase qui sert mal le texte et sa conclusion et d’accueillir en partie le pourvoi, sans les frais de justice, compte tenu de l’absence de contestation en appel.
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CLAUDE C. GAGNON, J.C.A. |
[1] RLRQ, c. R-0.2.
[2] Société des casinos du Québec c. Association des cadres de la Société des casinos du Québec, 2017 QCCA 877, paragr. 32-33.
[3] Beno c. Canada (Commissaire et président de la Commission d’enquête sur le déploiement des forces armées canadiennes en Somalie), [1997] 2 R.C.F. 527, paragr. 23.
[4] Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 R.C.S. 440, paragr. 52-56.
[5] Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire de l’enquête sur l’approvisionnement en sang), [1997] 2 R.C.F. 36, paragr. 35.
[6] Canada (Procureur général) c. Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), précité, note 4, paragr. 39.
[7] L.R.C. (1985) ch. I-11.
[8] RLRQ, c. C-37.
[9] RLRQ, c. C-35.
[10] RLRQ, c. V-1.1.
[11] L.R.Q., c. P-13.
[12] Loi sur la police, RLRQ, c. P-13.1.
[13] Id., art. 221.
[14] Précitée, note 7.
[15] Andrée Kronström, Le coroner maître de sa preuve et de sa procédure, dans l’Association du Barreau canadien, Actes de la formation juridique permanente 2009, Colloque sur les organismes d’enquête, Cowansville, Yvon Blais, 2009, 5e éd., p. 57-58.
[16] Commission municipale du Québec c. Gagné, [1998] R.J.Q. 2665, 1998 CanLII 12482, p. 5 (C.A.).
[17] Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.
AVIS :
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