Stamir Investments Inc. c. Kurstak | 2022 QCCA 337 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(500-17-098802-179) | |||||
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DATE : | Le 11 mars 2022 | ||||
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STAMIR INVESTMENTS INC. 9026-5430 QUÉBEC INC. | |||||
APPELANTES – mises en cause | |||||
c. | |||||
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CHRISTINE GORSKA KURSTAK | |||||
INTIMÉE – demanderesse | |||||
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STAMATIS ELEFTHERIOU OFFICIER DE LA PUBLICITÉ DES DROITS DE LA CIRCONSCRIPTION FONCIÈRE DE MONTRÉAL | |||||
MIS EN CAUSE – mis en cause | |||||
et | |||||
GERACIMOS NICOLAIDIS | |||||
MIS EN CAUSE – défendeur | |||||
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[1] Les appelantes se pourvoient à l’encontre d’un jugement déclarant la nullité d’une hypothèque et ordonnant sa radiation de même que celle d’un préavis d’exercice d’un droit hypothécaire concernant l’immeuble de l’intimée.
[2] Pour les motifs du juge Moore, auxquels souscrivent les juges Hogue et Fournier, LA COUR :
[3] REJETTE l’appel avec les frais de justice.
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| MARIE-JOSÉE HOGUE, J.C.A. | |
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| LUCIE FOURNIER, J.C.A. | |
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| BENOÎT MOORE, J.C.A. | |
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Me Carmine Mercadante | ||
MSBA AVOCATS | ||
Pour les appelantes | ||
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Me François Richard Me Manuel Videira | ||
VIDEIRA, RICHARD, AVOCATS | ||
Pour l’intimée | ||
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Me Mireille Brosseau | ||
COLAS MOREIRA KAZANDJIAN ZIKOVSKY | ||
Pour le mis en cause Stamatis Eleftheriou | ||
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Date d’audience : | 27 octobre 2021 | |
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MOTIFS DU JUGE MOORE |
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[4] Les appelantes se pourvoient à l’encontre d’un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable David R. Collier)[1], du 25 mars 2020, lequel déclare la nullité d’une hypothèque et en ordonne la radiation de même que celle d’un préavis d’exercice d’un droit hypothécaire visant l’immeuble de l’intimée.
I- CONTEXTE
[5] Ce dossier découle d’une fraude immobilière ayant mené à plusieurs condamnations criminelles.
[6] Le 2 mai 2017, le mis en cause, Geracimos Nicolaidis (« Nicolaidis »), acquiert un immeuble situé au [...] à Outremont. Il s’avère cependant que cette transaction est effectuée à l’insu de l’intimée, Christine Gorska Kurstak, véritable propriétaire de l’immeuble dont l’identité, ainsi que celle de son défunt mari, a été volée.
[7] Préalablement à la vente, le 21 avril 2017, Nicolaidis obtient un prêt de 600 000 $ des appelantes, Stamir Investments Inc. et 9026-5430 Québec Inc., lequel prêt est garanti par une hypothèque de premier rang publiée au Registre foncier le 24 avril 2017. Le mis en cause, Me Stamatis Eleftheriou (« Elftheriou »), est le notaire instrumentant de ces actes.
[8] L’intimée découvre la fraude dont elle a été victime par un mot laissé sur la porte de l’immeuble par l’arpenteur-géomètre venu prendre des relevés. Le 23 mai 2017, l’intimée intente des procédures judiciaires afin d’obtenir la nullité des actes de vente et d’hypothèque. Le 23 janvier 2018, un jugement est rendu annulant l’acte de vente et ordonnant sa radiation au Registre foncier. Celui-ci a maintenant acquis la force de chose jugée. Le présent litige porte donc sur la seule hypothèque.
[9] Le 5 juin 2018, les appelantes intentent à leur tour, dans un dossier distinct, une action contre les auteurs de la fraude de même qu’en responsabilité civile à l’encontre du notaire Elftheriou. Cette action est toujours pendante devant la Cour supérieure.
[10] En prévision de l’audition devant la Cour supérieure, les parties déposent une liste commune d’admissions. Pendant le délibéré, les appelantes signifient à l’intimée un préavis d’exercice d’un droit hypothécaire visant la vente sous contrôle de justice et le publient au Registre foncier. Elles s’engagent par ailleurs à ne pas l’exercer jusqu’au jugement final. En raison de ce préavis, l’intimée modifie ses procédures afin d’en demander la radiation.
[11] Toujours durant le délibéré, le juge de première instance communique avec les parties afin d’obtenir des précisions concernant les deux admissions suivantes :
Admission 1
De façon générale, il est admis que la vente de l'immeuble situé au 1334 St-Viateur à Montréal s'est effectuée à l'intérieur d'une fraude immobilière orchestrée par plusieurs individus, le tout s'étant effectué à l'insu de la demanderesse, seule véritable propriétaire de l'immeuble, son mari Édouard Kurstak étant décédé à la date de la vente frauduleuse malgré que les fraudeurs l'ait (sic) fait apparaître comme signataire à la vente frauduleuse.
De façon générale également, les fraudeurs ont usurpé l'identité de la demanderesse, se sont présentés chez le notaire à titre de vendeurs en s'identifiant comme étant Christine Gorska Kurstak et son mari Édouard Kurstak et fournissant de fausses identités au notaire instrumentant la vente (Pièce P-17). La présence du faux mari de Christine Gorska Kurstak (pourtant déjà décédé à la date de la vente frauduleuse – Pièce P-6) a été orchestrée par les fraudeurs.
Le défendeur aux présentes, Geracimos Nicolaidis, est l'acheteur apparaissant à l'acte de vente, Pièce P-5 et il n'a jamais répondu au présent dossier. Monsieur Nicolaidis, après avoir acheté l'immeuble de la fausse Christine Gorska Kurstak et du faux Monsieur Édouard Kurstak (intervenant à l'acte de vente), a consenti aux mises-en-cause Stamir Investments Inc. et 9026-5430 Québec Inc. une hypothèque de premier rang sur l'immeuble de la demanderesse, seule véritable propriétaire.
Admission 14
Pour les fins de la présente audition, la demanderesse n'a aucune preuve à soumettre relativement à la mauvaise foi des mises-en-cause Stamir Investments Inc. et 9026-5430 Québec Inc. et le notaire Me Stanlatis Eleftheriou. II est admis que l'hypothèque, Pièce P-4, était basée sur un acte de vente notarié qui avait toute l'apparence d'être valable puisqu'il a été publié au Registre foncier et qu'il a été attesté par un notaire, soit Me Stamatis Eleftheriou. Ledit acte de vente s’est avéré ultérieurement être un faux et partie intégrante à une fraude immobilière.
[Soulignement ajouté]
II- JUGEMENT ENTREPRIS
[12] Le juge de première instance conclut que l’article 1707 du Code civil du Québec, lequel vise à protéger le tiers de bonne foi (ici les appelantes) à l’encontre des effets de la nullité d’un acte, s’applique en l’espèce. C’est dire que l’hypothèque des appelantes, dans la mesure où elles sont de bonne foi, sera opposable à l’intimée, et ce, même si cette hypothèque a été constituée par une personne qui, dans les faits, n’en avait pas la capacité.
[13] Pour le juge, sous l’article 1707 du C.c.Q., c’est aux appelantes qu’il revient d’établir leur bonne foi, ce qui implique non seulement leur ignorance de la fraude ou du fait que le constituant n’était pas propriétaire du bien, mais également qu’elles se sont comportées de manière diligente.
[14] Appliquant ces principes aux faits de l’espèce, le juge conclut que les appelantes n’ont pas été diligentes et n’ont pas pris les mesures raisonnables afin de s’assurer de la validité des droits qu’elles acquéraient. Au soutien de cette conclusion, il relève les faits suivants.
[15] D’abord, le représentant des appelantes, Claudio Stabile (« Stabile »), s’est essentiellement fié sur le courtier hypothécaire, Nick Tzaferis, qu’il ne connaissait pas, si ce n’est que ce dernier avait été à l’école avec son fils. Il ne connaissait pas plus l’acheteur dont l’identité a changé quelques jours avant la conclusion de l’acte hypothécaire, et ce, sans explication raisonnable.
[16] Le processus de la vente soulève aussi des doutes pour le juge. Ainsi, l’offre d’achat était manifestement incomplète et les modalités de paiement du prix de vente, notamment l’existence d’un solde de 390 000 $ payable au vendeur sur une période de trois ans, concordaient mal avec les motifs allégués de l’acquisition de la propriété, soit un « flip » à court terme. Plus encore, le courtier hypothécaire insiste pour utiliser son propre notaire que les appelantes ne connaissent pas. Stabile, seul lors de la signature des documents hypothécaires, ne rencontre jamais l’acheteur Nicolaidis et le certificat de localisation exigé par la promesse d’achat n’est établi que postérieurement à la vente. Enfin, les appelantes, qui ont pourtant insisté pour le recevoir, transfèrent l’argent sans le certificat de l’assurance-titre –et pour cause– puisque celle-ci a été refusée.
[17] Pour ces raisons, le juge conclut que les appelantes ont fait preuve de négligence et que, dans ces circonstances, elles ne peuvent être qualifiées de « tiers de bonne foi » aux termes de l’article 1707 C.c.Q. Par conséquent, l’hypothèque est nulle.
[18] Le juge traite ensuite de la question des admissions (1) et (14) faites par les parties. Quant à la première, il conclut qu’elle est contraire à la réalité puisque, selon cette admission, les appelantes auraient obtenu le droit hypothécaire sur l’immeuble après l’acquisition de celui-ci par Nicolaidis, ce qui est faux. Le juge déclare donc ne pas être lié par cette admission.
[19] Le juge conclut ensuite à l’ambiguïté de l’admission (14) selon laquelle l’acte hypothécaire aurait été basé sur un acte de vente notarié en toute apparence valable. Selon le juge, puisque l’acte hypothécaire était antérieur à l’acte de vente, il est difficile d’interpréter ce que les parties ont voulu dire. Chose certaine, écrit-il : « […] the admission does not state that Mr Stabile relied upon Mr Nicolidis' apparent title in the land register when agreeing to a mortgage loan »[2].
III- ARGUMENTS DES PARTIES
[20] Les appelantes font d’abord valoir que le juge contrevient à l’article 2852 C.c.Q. en modifiant les admissions judiciaires convenues par les parties. Selon elles, ces admissions étant claires, sans ambiguïté et non équivoques, le juge devait tenir pour acquis que les parties, de part et d’autre, étaient victimes de la fraude. Les appelantes plaident ensuite que le juge conclut ultra petita en tranchant la question de leur bonne foi en l’absence de preuve au dossier. Enfin, elles soumettent que le juge erre en droit quant à l’application de l’article 1707 C.c.Q., puisque c’est à l’intimée qu’il revenait d’établir que les appelantes n’étaient pas de bonne foi. Or, non seulement ne l’a-t-elle pas fait, mais elle a, au contraire, admis la bonne foi des appelantes.
[21] De son côté, l’intimée plaide que le juge n’a pas modifié les admissions, mais ne s’est simplement pas senti lié par celles-ci dans la mesure où elles étaient contraires à la chronologie des faits. Elle plaide aussi n’avoir jamais admis la bonne foi des appelantes et que l’analyse par le juge du critère de la bonne foi objective est exempte d’erreur. Enfin, l’intimée réitère que, même si elle a eu gain de cause sous l’article 1707 C.c.Q., celui-ci n’aurait pas dû s’appliquer en l’espèce. La vente ayant été annulée, l’acheteur n’a jamais été propriétaire du bien et l’hypothèque doit être radiée en application des articles 2661 et 2681 C.c.Q. À la suite de l’invitation de la Cour, elle fait aussi valoir que l’article 2670 C.c.Q., lequel s’applique à l’espèce, aboutit au même résultat.
[22] Le mis en cause Eleftheriou fait essentiellement valoir les mêmes arguments que l’intimée.
IV- ANALYSE
[23] La question que soulève le présent pourvoi est bien circonscrite : Quel doit être le sort d’une hypothèque consentie par un constituant dont le « titre » a été acquis d’une personne ayant subtilisé l’identité du véritable propriétaire, ici l’intimée? Il s’agit donc de déterminer qui, du véritable propriétaire qui voit son bien grevé d’une hypothèque à son insu ou du créancier hypothécaire, lequel a pu se fier, de bonne foi, au travail du notaire instrumentant, doit supporter le coût de cette fraude. Or, bien que la question puisse paraître simple, elle est relativement inexplorée et la réponse n’est pas sans effet sur certains types de financement hypothécaire.
[24] Il y a essentiellement deux voies envisageables à la résolution d’une telle problématique. La première est, comme l’a fait le juge de première instance, de considérer que l’hypothèque a pris naissance et soumettre sa survie aux règles de la restitution des prestations et, plus spécifiquement, à l’article 1707 C.c.Q. Dans une telle hypothèse, la perte découlant de la fraude reposera tantôt sur le propriétaire, tantôt sur le créancier hypothécaire selon la bonne foi ou non de ce dernier. La seconde est de constater que l’hypothèque, ayant été consentie sur un bien dont le constituant n’a jamais été propriétaire, est sans effet, n’a jamais pu grever l’immeuble et doit, par conséquent, être radiée.
[25] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis qu’en l’espèce, la seconde voie doit être privilégiée. Voici pourquoi.
[26] D’abord, j’écarte l’argument de l’intimée selon lequel il s’agirait ici d’une application de la théorie de l’accessoire et de l’article 2661 C.c.Q.; la vente étant nulle, l’hypothèque l’est tout autant. Même s’il est vrai que l’hypothèque est constituée dans le cadre de la vente de l’immeuble, elle n’est pas pour autant l’accessoire de cette dernière, mais bien celui du prêt consenti par les appelantes à Nicolaidis[3].
[27] C’est plutôt sur les principes encadrant l’hypothèque du bien d’autrui que doit se trouver la solution.
[28] L’article 2681 C.c.Q. prévoit que l’hypothèque conventionnelle ne peut être consentie que par celui ayant la capacité d’aliéner les biens qu’il y soumet. Ce principe existait déjà sous l’ancien Code civil[4] et c’est sur la base de celui-ci que l’hypothèque du bien d’autrui était frappée de nullité[5], sous réserve de la bonification du titre du constituant selon l’ancien article 2043 C.c.B.C.[6].
[29] Lors de l’adoption du Code civil du Québec, la doctrine reconnaît que l’article 2670 C.c.Q. modifie le droit applicable en permettant explicitement l’hypothèque de la chose d’autrui ou du bien futur et en retardant son effet « […] au moment où le constituant devient titulaire du droit hypothéqué »[7]. C’est dire que, comme le souligne Louis Payette et comme l’a repris notre Cour dans l’arrêt Anglo Pacific[8], l’hypothèque du droit d’autrui n’est pas nulle, car « […] si elle l’était, on s’expliquerait mal comment elle commence à grever le bien du jour où le constituant l’acquiert ou, encore, comment elle prend rang sur le bien meuble affecté dès son inscription même si celle-ci est antérieure à cette acquisition (art. 2954 C.c.Q.) »[9]. À l’exception du cas où le constituant devient par la suite propriétaire, l’hypothèque du bien d’autrui ne peut donc jamais prendre effet et ne grève pas le bien, même si elle est publiée[10].
[30] L’article 2670 C.c.Q. constitue ainsi un tempérament de l’article 2681 C.c.Q. –et non une exception– rendu nécessaire par les impératifs pratiques du marché immobilier, afin d’éviter les inscriptions adverses et assurer au créancier le rang qui lui a été consenti avant que la somme prêtée ne soit libérée selon les conditions du prêt.
[31] Or, c’est bien ce cas de figure qui se présente en l’espèce, puisque l’hypothèque a été publiée avant même la « vente » de l’immeuble. Sur ce point, le juge ne commet pas d’erreur en concluant ainsi malgré l’admission des parties. Le juge a plutôt retenu la preuve documentaire et les dates de publication des actes de vente et d'hypothèque qui ressortaient de pièces produites de consentement par les parties et du Registre foncier.
[32] Selon la règle établie par l’article 2670 C.c.Q., il convient donc de déterminer si, et quand, Nicolaidis est devenu propriétaire de l’immeuble.
[33] Conformément à la tradition civiliste, le transfert du droit de propriété s’accomplit dès la formation du contrat de vente, c’est-à-dire dès l’échange des consentements[11]. Lorsqu’elle porte sur un bien immeuble, l’inscription de la vente au Registre foncier n’a pour seul effet que de rendre opposable aux tiers le titre transféré[12]. Ce n’est donc pas l’inscription du titre qui aurait rendu Nicolaidis propriétaire, mais le contrat de vente lui-même. Or, y a-t-il eu contrat?
[34] Sous l’angle des règles de la vente du bien d’autrui et de l’article 1713 C.c.Q., il est a priori possible de faire valoir qu’il y a bien eu un contrat et que celui-ci « peut être frappé de nullité ». L’hypothèque aurait dès lors pris effet selon l’article 2670 C.c.Q. et il y aurait lieu de procéder à la restitution des prestations et, comme le fait le juge de première instance, à l’application de l’article 1707 C.c.Q., lequel vise à protéger le tiers de bonne foi.
[35] Cet article est une application de la théorie de l’apparence et vise à assurer une certaine stabilité du droit en protégeant la confiance légitime issue d’une situation donnée. Bien qu’un contrat de vente annulé soit rétroactivement anéanti selon l’article 1422 C.c.Q., et qu’il soit réputé n’avoir jamais existé, le droit ne peut écarter que la vente a eu lieu et qu’elle a pu produire des effets. Pour cette raison, le droit protège ceux qui se sont fiés aux apparences. Parmi les autres illustrations de cette théorie, on compte la protection du débiteur ayant payé un créancier apparent[13] ou le régime de simulation, lequel permet au tiers de bonne foi de se prévaloir, à son choix, de la réalité ou de la « fausse » apparence[14]. C’est sur le fondement de la simulation que s’explique d’ailleurs l’arrêt Saint-Georges[15] qu’invoquent les appelantes.
[36] La Cour suprême a toutefois rappelé, dans l’arrêt Ostiguy, que la théorie de l’apparence, et la protection du tiers de bonne foi qui en découle, n’est pas un principe général du droit et qu’il n’existe que dans les limites fixées par le législateur[16]. La protection du tiers de bonne foi varie donc selon les circonstances. C’est précisément le cas pour la vente du bien d’autrui où le législateur prévoit que le véritable propriétaire peut, selon certaines modalités, revendiquer le bien à l’acheteur, même si celui-ci est de bonne foi[17].
[37] Certains auteurs expliquent cette distinction d’approche avec l’article 1707 C.c.Q. possiblement par le fait que, dans le cas de la vente du bien d’autrui, l’absence du droit du vendeur ne découle pas de l’anéantissement du contrat[18]. Le professeur Pascal Fréchette exprime ainsi cette idée[19] :
Il nous semble toutefois que la distinction entre restitution et vente du bien d’autrui s’explique autrement que par la rétroactivité dont nous avons déjà relativisé l’importance. La restitution implique le flux et le reflux d’une prestation à laquelle peut être rattaché le transfert d’un droit de propriété. Dans le cas d’un bien, le droit a été transmis au restituant. Il y a une période intermédiaire pendant laquelle le restituant détenait le droit lié au bien jusqu’à ce que l’événement générateur de restitution se produise (annulation, résolution, etc.). La restitution doit simplement renverser les effets du transfert. Dans la vente du bien d’autrui, il n’y a jamais eu de transfert de droit, le vendeur ne détenait pas le droit de propriété au départ. Il n’y a aucune période intermédiaire où le tiers pouvait véritablement prétendre être propriétaire. Protéger le tiers dans ce contexte reviendrait à nier le droit de propriété préalable. Dans le cas de l’article 1707 C.c.Q., le droit de propriété du créancier de la restitution n’est pas en soi nié. Le législateur choisit de faire prévaloir le titre du tiers qui, lui, était à tout le moins apparent dans la période intermédiaire.
[38] Dans ce contexte, la question peut se poser de savoir si l’article 1707 C.c.Q. s’applique à l’hypothèque constituée par l’acheteur du bien d’autrui, eu égard au régime particulier de l’article 1714 C.c.Q. Il n’est toutefois pas nécessaire de trancher cette question puisque les choses se présentent différemment en l’espèce et qu’il n’y a eu ici aucun contrat de vente. Par conséquent, l’article 1707 C.c.Q. ne peut s’appliquer tant parce que les règles de restitution ne sont pas mobilisées que parce que l’hypothèque n’a jamais elle-même eu d’effet. Voyons pourquoi.
[39] D’abord, si la vente du bien d’autrui est susceptible d’être annulée, ce qui implique qu’elle ait existé, c’est parce que le vendeur, propriétaire apparent du bien, consent à la vente. Ce n’est que postérieurement qu’on révèle, parfois au vendeur lui-même, qu’il n’était pas véritablement le propriétaire au moment du contrat.
[40] Il en va différemment dans un cas de fraude comme ici où c’est la véritable propriétaire de l’immeuble qui, en apparence, consent à la vente. Le problème c’est qu’elle n’y a jamais réellement consenti puisqu’elle a été victime d’un vol d’identité. Contrairement à la vente du bien d’autrui stricto sensu, il n’y a donc jamais eu de consentement de celle qui, formellement, intervient au contrat en sa qualité de propriétaire. Or, en l’absence de tout consentement, le contrat ne peut pas avoir été formé et est inexistant selon les enseignements de la Cour suprême dans l’affaire Octane[20]. C’est aussi l’opinion de la professeure Michelle Cumyn qui, dans son ouvrage de référence sur la nullité du contrat, écrivait à propos du vol d’identité[21] :
Une autre hypothèse où une personne invoque, à l’encontre d’une autre personne, un contrat auquel cette dernière n’a jamais donné son accord, est celle du vol d’identité. Ce serait le cas d’une personne qui emprunte frauduleusement l’identité d’une autre pour obtenir un prêt auprès d’une banque. Il va sans dire qu’aucun contrat ne lie la banque et la personne dont l’identité a été empruntée, même si c’est avec cette dernière que la banque croyait faire affaire.
[41] Ce faisant, Nicolaidis n’est jamais devenu propriétaire de l’immeuble puisque le transfert de propriété, aux termes de l’article 1453 C.c.Q., n’a jamais pu avoir lieu. L’inscription de la vente frauduleuse n’y change rien, puisque celle-ci a pour seul objet de rendre opposable le titre aux tiers et, éventuellement, de départager un conflit entre deux acquéreurs successifs[22] et non de constituer un droit réel nouveau. Dans Ostiguy, la Cour suprême rappelle que le législateur avait bien voulu accorder une valeur absolue au Registre foncier lors de la réforme de 1994 pour les immeubles immatriculés. Toutefois, devant les difficultés inhérentes à une telle réforme, il a finalement reculé et l’inscription d’un droit au Registre foncier ne crée toujours aujourd’hui qu’une présomption simple de l’existence de ce droit[23].
[42] Ensuite, si l’intimée, véritable propriétaire de l’immeuble, est incontestablement une victime de la fraude –le présent arrêt en est la preuve–, elle ne l’est qu’indirectement en ce que celle-ci ne visait pas réellement l’acquisition de l’immeuble, mais bien l’appropriation des sommes prêtées par les appelantes. En effet, jamais n’y a-t-il eu et jamais n’aurait-il pu y avoir transfert de l’immeuble. En ce sens, comme le soulève d’ailleurs, à juste titre, le mis en cause Eleftheriou, il n’y avait rien à restituer et le seul effet concret du jugement en annulation de la vente est la radiation de l’hypothèque au Registre foncier[24]. Aucune conclusion ne vise la restitution des prestations tout simplement parce qu’il n’y avait rien à restituer. Il y a là un motif supplémentaire à la non-application de l’article 1707 C.c.Q. en l’espèce[25]. En réalité, la demande de l’intimée visait simplement la radiation d’une inscription au Registre foncier faite sans droit sur la base d’un acte qui était un faux.
[43] Bref, le contrat n’a jamais été formé, le titre n’a jamais quitté le patrimoine de l’intimée et l’hypothèque a été inscrite sans droit. L’intimée pouvait donc en demander la radiation selon l’article 3063 C.c.Q.[26].
[44] L’on ne doit pas comprendre de ce qui précède que l’article 1707 C.c.Q.[27] ne s’applique pas au profit d’un créancier hypothécaire de bonne foi dans un contexte où le titre du constituant est par la suite annulé[28]. Dans son ouvrage, Louis Payette fait bien la distinction entre, d’une part, l’hypothèque du bien d’autrui et, d’autre part, l’hypothèque d’un bien dont le constituant détient un titre imparfait, conditionnel ou susceptible de nullité. Dans le premier cas, comme dans le présent dossier, l’hypothèque n’est pas nulle, mais ne prend effet que lorsque le constituant en devient propriétaire[29]. Si l’auteur Payette réfère à certaines exceptions législatives, où l’absence de titre ne prive pas l’hypothèque d’efficacité[30], il ne cite pas l’article 1707 C.c.Q., lequel, selon lui, ne s’applique qu’au second cas.
[45] Je note pour terminer que l’application de l’article 2670 C.c.Q. et la conclusion selon laquelle l’hypothèque en l’espèce n’a jamais grevé le bien constituent, tout à la fois, une solution conforme à la raison, à l’équité et à une saine répartition des risques économiques.
[46] D’abord, donner effet à l’hypothèque en l’espèce, au seul motif qu’un acte a matériellement été formé, serait faire porter bien loin la fiction juridique selon laquelle un contrat, et le transfert de la propriété en découlant, ont eu lieu.
[47] Ensuite, dans un scénario de fraude immobilière, comme ici, l’un ou l’autre du véritable propriétaire ou du créancier hypothécaire doit supporter la perte sous réserve de ses recours à l’encontre des fraudeurs ou, si les circonstances le justifient, du notaire instrumentant. Or, il paraît raisonnable de faire supporter ce risque par le créancier hypothécaire, lequel, contrairement au propriétaire, est non seulement à la base de celui-ci, mais, surtout, est celui qui peut, à l’aide de procédures de vérification et de mécanismes de sécurité robustes, juguler, voire éradiquer le risque de fraude, ce qu’il fait d’ailleurs généralement. Dans les cas où ces mécanismes ne suffisent pas, il lui revient d’en supporter les conséquences.
[48] En raison de ces conclusions, il n’est donc pas nécessaire de traiter autrement des moyens concernant le sort réservé par le juge aux admissions des parties et à l’évaluation de la bonne foi des appelantes.
V- CONCLUSIONS
[49] Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel, avec les frais de justice.
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BENOÎT MOORE, J.C.A. |
[1] Kurstak c. Nicolaidis, 2020 QCCS 1036 [jugement entrepris].
[2] Jugement entrepris, paragr. 46.
[3] Coppin c. Ouellette, 2012 QCCA 1739. En première instance, l’intimée se fondait sur cet arrêt pour justifier sa position. Or, dans cette affaire, c’est le prêt qui était affecté de nullité. Dans un tel contexte, la théorie de l’accessoire et l’article 2661 C.c.Q. suffisaient donc pour justifier la nullité de l’hypothèque.
[4] Code civil du Bas Canada, article 2037.
[5] St-Pierre c. Noonan, [1972] C.A. 343.
[6] Voir : Louis Payette, Les sûretés réelles dans le Code civil du Québec, 5e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, no 482, p. 235.
[7] Denise Pratte, Priorités et hypothèques, 5e éd., Sherbrooke, Éditions Revue de droit, Université de Sherbrooke, 2021, no 119, p. 88-89. Voir aussi : L. Payette, supra, note 6, no 482; Marc Boudreault, Les sûretés, 4e éd., Montréal, Chambre des notaires du Québec, 2014, no 187, p. 97; Édith Lambert, Les sûretés: gage commun des créanciers, priorités et hypothèques (dispositions générales) (Art. 2644 à 2680 C.c.Q.), volume 1, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2009, no 2670-555, p. 395. En jurisprudence, voir Guérard c. Caisse populaire Desjardins de Victoriaville, 2006 QCCS 5141; Maschinenfabrik Rieter, a.g. c. Canadian Fidelity Mills Ltd., 2005 QCCA 1033.
[8] Anglo Pacific Group, p.l.c. c. Ernst & Young inc., 2013 QCCA 1323, paragr. 71 et s.
[11] Code civil du Québec, article 1453. Voir : Pierre-Gabriel Jobin et Michelle Cumyn, La vente, 4e éd., Montréal, Éditions Yvon Blais, 2017, no 90, p. 124.
[12] Code civil du Québec, article 1455.
[13] Code civil du Québec, article 1559.
[14] Code civil du Québec, article 1451.
[15] Trust prêt et revenu c. Saint-Georges, 1996 CanLII 6154 (QC CA).
[16] Ostiguy c. Allie, 2017 CSC 22, paragr. 59; Desjardins c. Hébert, 2020 QCCA 792, paragr. 29 et 30.
[17] Code civil du Québec, article 1714.
[18] Daniel Jutras, «Que personne ne bouge! La protection de la confiance légitime en droit civil québécois», dans Anne-Sophie Hulin, Robert Leckey et Lionel Smith (dir.), Les apparences en droit civil, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, p. 193, à la page 204.
[19] Pascal Fréchette, La restitution des prestations, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2018, p. 361.
[20] Montréal (Ville) c. Octane Stratégie inc., 2019 CSC 57, paragr. 58-62. La Cour suprême confirme ainsi la résurgence de la théorie de l’inexistence du contrat que constatait déjà en 1995 le professeur Serge Gaudet, maintenant juge à la Cour supérieure : «Inexistence, nullité et annulabilité du contrat: essai de synthèse», (1994-95) 40 R.D. McGill 291.
[21] Michelle Cumyn, La validité du contrat suivant le droit strict ou l'équité: étude historique et comparée des nullités contractuelles, Montréal, Éditions Yvon Blais, 2002, p. 152.
[22] Code civil du Québec, article 2946.
[23] Code civil du Québec, article 2944.
[24] Le jugement annule le contrat plutôt que de constater son inexistence. Il ne faut pas voir là autre chose que l’application du droit, tel qu’il était compris antérieurement à l’arrêt Octane.
[25] Cette différence distingue le présent dossier de l’arrêt Octane où, malgré le fait que la Cour suprême reconnaisse que le contrat n’avait jamais existé et, qu’en conséquence, l’article 1422 C.c.Q. ne s’y appliquait pas (paragr. 58), la Cour avait quand même ordonné la restitution des prestations sur le fondement de la réception de l’indu et de l’article 1491 C.c.Q.
[27] Sous réserve de ce que j’ai dit sur l’article 1714 C.c.Q.
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