Décision

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2075 Lincoln inc. c. Sadelain

2025 QCTAL 4285

 

 

TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT

Bureau dE Montréal

 

No dossier :

800291 31 20240607 G

No demande :

4354587

 

 

Date :

05 février 2025

Devant la juge administrative :

Claudine Novello

 

2075 Lincoln Inc.

 

Locateur - Partie demanderesse

c.

Carole Sadelain

 

Locataire - Partie défenderesse

 

D É C I S I O N

 

 

  1.          Par un recours introduit le 7 juin 2024, le locateur demande au tribunal d’ordonner à la locataire de désencombrer son logement de toute accumulation d’objets. À défaut de résilier le bail et ordonner l’expulsion de la locataire du logement plus l’exécution provisoire de la décision malgré l’appel et les frais.
  2.          Plus particulièrement, le locateur motive sa demande comme suit :

« La locataire contrevient à son obligation en vertu de l’article 1855 C.c.Q d’utiliser les lieux loués avec prudence et diligence, et ce, en raison de l’encombrement résultant d’une accumulation excessive d’objets et de déchets dans le logement, constituant une menace sérieuse pour la santé et sécurité des occupants du logement et de l’immeuble. L’encombrement dans le logement rend difficile les déplacements à l’intérieur, constituant un danger pour la locataire en cas de sinistre. L’encombrement et l’insalubrité du logement vient également à l’encontre de l’article 25 du règlement sur la salubrité et l’entretien des logements de la ville de Montréal, et ce, en raison de la quantité importante de déchets s’y trouvant. »

  1.          Les faits mis en cause démontrent que les parties sont liées par un bail reconduit du 1er juillet 2024 au 30 juin 2025 au loyer mensuel de 1 009 $. La locataire habite son logement depuis près de 28 ans.
  2.          Il s’agit d’un immeuble de 16 logements, acquis par le locateur le 17 mai 2023.
  3.          Vers le 19 février 2024, lors d’une inspection effectuée par le Service de sécurité incendie de Montréal, il a été constaté que le logement de la locataire était désordonné et anormalement encombré.
  4.          Les photographies prises ce jour-là, reflètent la situation observée. Particulièrement, deux pièces, soit une alcôve et une chambre étaient utilisées essentiellement comme débarras. Il y avait des amoncellements d’objets de tous acabits, empilés dans un grand désordre. Quant aux autres pièces, il y a aussi beaucoup de choses, mais dont le nombre et la disposition semble relever du style de vie de la locataire.
  5.          Lors de cette inspection, le Service de sécurité incendie de Montréal, n’a pas fait état d’un problème d’insalubrité ou d’encombrement du logement de la locataire, ni requis quelque intervention à celui-ci.

  1.          Le 23 mai 2024, le locateur fait tenir à la locataire une mise en demeure l’enjoignant de désencombrer son logement. Plus spécifiquement, il mentionne ce qui suit :

« Notre Cliente a reçu de nombreux signalements de la part des autres occupants de l'immeuble se plaignant de l'accumulation excessive d'objets et de déchets dans votre Logement. Cette situation constitue non seulement une violation des termes de votre Bail, mais elle représente également un risque pour votre sécurité, ainsi que pour celle des autres résidents de l'immeuble.

Nous vous rappelons que, conformément à votre Bail et à la Loi, il vous incombe de maintenir votre Logement en bon état d'usage et de propreté, ainsi que de respecter les normes de sécurité en vigueur.

Ainsi, votre comportement contrevient indéniablement à l'article 1860 du Code civil du Québec qui prévoit qu'un locataire a l'obligation d'agir de manière à ne pas troubler la jouissance paisible des autres locataires.

Nous tenons également à souligner qu'il est impératif que des mesures soient prises rapidement pour remédier à cette situation. Outre les préoccupations en termes de sécurité et de salubrité, l'accumulation excessive dans votre Logement a un impact flagrant sur l'assurance de notre Cliente, laquelle elle ne peut perdre en raison de la valeur importante de l'immeuble. Notre Cliente vous tient donc personnellement responsable de tout risque assurable qui pourrait survenir de par votre refus de respecter ce qui précède. »

  1.          Le 1er juin 2024, la locataire répond comme suit :

« Suite a une conversation avec un avocat, il n’est pas raisonnable de donner 72 heures pour une mise en demeure non-urgente, et il y a normalement un minimum de 10 jours accordés. De plus, l'état de mon logement ne pose aucun danger à l’immeuble, ou aux autres locataires, et l’idée qu’il y ait eu des plaintes parvenant de mes voisins n’est pas croyable étant donné que ces locataraires ne sont jamais rentrés chez moi. Les plinthes de chauffage ne sont pas obstruées, ni la sortie de secours, il a aucune vermine, et aucun problème en 27 ans au 2075 Lincoln.

Comme je l'avais expliqué lors de l’une de mes conversations avec Kenza à la fin mars, j’ai effectivement accumulé des objets en raison de blessures consécutives: ces objets (et linge, documents, etc), je lui ai dit que dans quelques mois, je planifiais les trier et en amener une grande partie à un centre de récupération, donner le reste etc. Je ne souhaite pas mettre à la poubelle ce qui peut être réutilisé et recyclé, c’est très important pour moi, et je compte organiser un transport pour un voyage à un éco-dépot. J’ai d’ailleurs déjà acheté des boîtes en cartons, du tape, des sacs pour cette grande tâche. Je suis bien d’accord avec et comprend tout-à-fait que les propriétaires veuillent maintenir les lieux à un certain standing, et qu’ils soient sécuritaires (d’ailleurs, à ce sujet, comme je crois qu'il n’y a pas de concierge qui vit sur les lieux et se rende compte de certains détails, je puis vous dire que pendant presque 2 semaines, il y a eu des grosses boîtes de carton ikea qui traînaient dans le couloir, et que les jours de grosse pluie, le couloir du sous-sol qui longe les lockers est inondé).

Je n'arrive pas à imaginer qui a pu faire de plaintes: peut-être, au moment que j’entre ou sort de chez moi, quelqu’un a regardé à l’intérieur ?

Néanmoins, je dégage et ré-organise tout ce que je peux dans l’immédiat, mais ce n’est pas une tâche qui pour moi peut s'accomplir dans quelques jours. A titre préventif, je dois surveiller le stress à mes épaules, je peux facilement les re-blesser et donc j’avais toujours l’intention de le faire avec de raide ou sur une plus longue période de temps. De plus, une difficulté additionnelle, c'est qu'il a beaucoup d’escaliers et de distance jusqu’aux poubelles et aux bacs de recyclage, alors cela prend aussi plus de temps et d’efforts. Pour des photos: comme vous venez, vous pouvez vérifier l’état des lieux lundi. »

  1.      Le 15 juin 2024, suite à une visite des lieux par le locateur, bien que les photographies suggèrent une légère amélioration, les deux pièces, l’alcôve et une chambre demeurent encombrées et désordonnées
  2.      Lors de l’audience tenue le 30 septembre 2024, la locataire démontre avoir désencombré les deux pièces utilisées comme débarras et que celles-ci ont retrouvées leur usage. De manière générale, la locataire s’est également départie d’objets dans les autres pièces.
  3.      La locataire admet avoir beaucoup de choses et entend continuer à les épurer. Toutefois, bien qu’elle se qualifie de bordelique, le logement est propre et elle ne garde aucun déchet biologique.
  4.      Le locateur pour sa part assoit sa preuve sur le témoignage de sa mandataire et les photographies prises lors de ses visites du logement.

  1.      Outre que d’exprimer des craintes, il ne fait aucune preuve des plaintes des autres résidents, dont il fait état dans sa mise en demeure, pas plus que d’insalubrité réelle des lieux ou encore de problèmes d’assurabilité de l’immeuble.
  2.      Ainsi se résume l’essentiel de la preuve.
  3.      Le Tribunal rappelle qu’en vertu des articles 2803 et suivants du Code civil du Québec, qu'il appartient à celui qui veut faire valoir un droit de prouver les faits qui soutiennent sa prétention, et ce, de façon prépondérante. La preuve qui rend l'existence d'un fait plus probable que son inexistence est suffisante. La force probante du témoignage est laissée à l'appréciation du Tribunal.
  4.      Ainsi, il doit démontrer que le fait litigieux est non seulement possible, mais probable. Par ailleurs, la preuve offerte ne doit pas nécessairement conduire à une certitude absolue. Il suffit que le fait litigieux soit, par la preuve, probable.
  5.      En matière de logement impropre à l'habitation, les articles de loi pertinents en semblable matière sont les articles 1855, 1863, 1911 et 1912 du Code civil du Québec (C.c.Q.).
  6.      L’article 1855 du Code civil du Québec prévoit qu'un locataire est tenu, pendant la durée du bail, d'user du bien avec prudence et diligence. Le locataire doit donc maintenir son logement en bon état de propreté et habitabilité.
  7.      Également, selon l'article 1912 C.c.Q., tout manquement d'un locataire relatif à la sécurité ou à la salubrité d'un logement donne lieu aux mêmes recours qu'un manquement à une obligation prévue au bail.
  8.      La sanction à ces obligations est prévue à l’article 1863 C.c.Q. qui se lit comme suit :

« 1863. L'inexécution d'une obligation par l'une des parties confère à l'autre le droit de demander, outre des dommages-intérêts, l'exécution en nature, dans les cas qui le permettent. Si l'inexécution lui cause à elle-même ou, s'agissant d'un bail immobilier, aux autres occupants, un préjudice sérieux, elle peut demander la résiliation du bail. [...] »

  1.      Les auteures Thérèse Rousseau Houle et Martine de Billy élaborent les critères permettant de déterminer le caractère impropre d'un logement :

« Quant à la preuve de la menace sérieuse à la santé et à la sécurité, cette preuve doit démontrer un certain caractère objectif.

Certaines décisions ont établi que le critère d'inhabitabilité devait être déterminé selon un critère objectif. On doit se demander s'il est possible pour une personne ordinaire de vivre dans les conditions décrites et non si la personne qui se plaint peut vivre dans de telles conditions. »([1])

  1.      À cet égard, le juge administratif, Me Gérald Bernard, juge administratif ([2]), conclut :

« Le tribunal doit dès à présent indiquer que l'état d'in habitabilité ou d'insalubrité du logement n'est pas fonction de critères subjectifs, de crainte appréhendée ou de possibilité théorique. Un logement impropre à l'habitation doit être déclaré tel à la lumière de critères objectifs qui permettent de déceler clairement des signes ou facteurs réels et évidents de danger, de nocivité et de toxicité ou que le logement est l'objet d'une éventualité ou d'un évènement pouvant causer des dommages au logement ou des blessures aux personnes qui y habitent. Il faut plus qu'une simple appréhension et plus qu'une simple crainte subjective. »

  1.      Après analyse de la preuve, le tribunal estime que le locateur n’a pas démontré par une preuve prépondérante que le logement est impropre à l’habitation ou encore que son usage par la locataire perturbe la jouissance des lieux ou la sécurité des lieux des autres résidents. Le locateur n’a pas non plus démontré que le comportement de la locataire met en péril la conservation des lieux.
  2.      La preuve a démontré que la locataire a dégagé les pièces les plus encombrées et préoccupantes du logement, leur rendant leur vocation première. Elle a aussi assuré au tribunal sa volonté de poursuivre son tri d’objets, tel que déjà exprimé à sa lettre du 1er juin 2024.
  3.      Le tribunal n’a pas à juger du style de vie, des choix et des goûts de la locataire. Aussi les appréhensions et craintes suggestives du locateur ne sont pas suffisantes pour justifier la résiliation du bail.


POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

  1.      REJETTE la demande.

 

 

 

 

 

 

 

 

Claudine Novello

 

Présence(s) :

la mandataire du locateur

Me M. Ali Sbai, avocat du locateur

la locataire

Me Manuel Johnson, avocat de la locataire

Dates des audiences :

30 septembre 2024 et 19 novembre 2024

 

 

 


 


[1] Rousseau-Houle Thérèse et De Billy Martine, Le bail de logement : Analyse de la jurisprudence, Wilson & Lafleur Ltée, 1989, Montréal, p.120.

[2] Jocelyne Gagnon c. André Couture, R.L. Rimouski, 06-040922-010G, le 07 juin 2006.

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