Décision

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Gabarit de jugement pour la cour d'appel

Carrier c. R.

2015 QCCA 1183

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

N° :

200-10-002935-133

(100-01-014053-090) (100-01-014054-098)

 

DATE :

 20 juillet 2015

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

BENOÎT MORIN, J.C.A.

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

 

TOBBY CARRIER

APPELANT - accusé

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

INTIMÉE - poursuivante

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelant se pourvoit contre trois verdicts de culpabilité prononcés le 22 février 2013 par un jury présidé par l’honorable François Huot de la Cour supérieure, district de Rimouski, qui l’a déclaré coupable de meurtre au deuxième degré (art. 231(7) C.cr.) et deux accusations de tentatives de meurtre (art. 239(1)b) C.cr.).

[2]           Pour les motifs du juge Bouchard, auxquels souscrivent les juges Morin et Morissette, LA COUR :

[3]           ACCUEILLE le pourvoi;

[4]           CASSE les verdicts de culpabilité prononcés contre l’appelant le 22 février 2013;


 

[5]           ORDONNE un nouveau procès sur les mêmes chefs d’accusation.

 

 

 

 

BENOÎT MORIN, J.C.A.

 

 

 

 

 

YVES-MARIE MORISSETTE, J.C.A.

 

 

 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 

Me Véronique Robert

Roy & Robert

Pour l’appelant

 

Me Guy Loisel

Procureur aux poursuites criminelles et pénales

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

17 novembre 2014


 

 

MOTIFS DU JUGE BOUCHARD

 

 

[6]           Accusé du meurtre au premier degré[1] de son frère Ismaël Carrier ainsi que de tentatives de meurtre[2] aux dépens de ses parents Nelson Carrier et Chantal Michaud, l’appelant a été déclaré coupable par un jury de meurtre au deuxième degré et des deux accusations de tentatives de meurtre. Il se pourvoit contre ces verdicts et plaide principalement que le juge du procès a erré en droit en ne soumettant pas au jury la défense de troubles mentaux et la défense d’automatisme avec troubles mentaux[3]. L’appelant invoque également d’autres moyens liés à l’administration de la preuve et au contenu des directives du juge au jury.

Les faits

[7]           Benjamin d’une famille de trois garçons, l’appelant avait à peine 19 ans lors des événements tragiques qui se sont déroulés au domicile familial le 31 mars 2009 et au cours desquels il a poignardé son frère, son père et sa mère. Comment une telle chose a-t-elle pu se produire?

[8]           La preuve révèle que l’appelant a commencé à avoir des idées suicidaires au début de l’adolescence. Morose, triste et irritable, l’appelant témoigne avoir beaucoup souffert du climat de violence qui régnait à la maison et du dénigrement dont il a fait l’objet à cette époque. La religion, selon ses dires, prenait également beaucoup de place, ses parents lui interdisant d’avoir une petite amie afin d’éviter qu’il ait des relations sexuelles avant le mariage.

[9]           Aussi, est-ce à cette époque que l’appelant trouve refuge dans les jeux vidéo. Il découvre très rapidement dans cette activité un exutoire à sa « vie douloureuse, plate et sans intérêt ». La psychiatre Marie-Frédérique Allard, qui a témoigné en défense et produit un rapport, écrit à ce sujet ce qui suit :

Monsieur Carrier a commencé très tôt à s’intéresser aux jeux vidéo et à l’informatique […]. Monsieur a expliqué que ses personnages avaient presque tous eu une enfance malheureuse et qu’il y avait « beaucoup de sang, beaucoup de détresse. C’était des personnages sans cœur qui fait du mal aux autres. Son plan est toujours de faire mal ». Monsieur affirme qu’il ne s’identifiait « pas tant que ça » à ses personnages, mais il vivait des émotions à travers eux surtout quand le personnage assouvissait sa vengeance. « Je ressentais des émotions fortes. Comme si ma propre source de colère que je ressentais à travers eux pouvait se venger ». Monsieur ajoutait même qu’il créait « des personnages narcissiques » qui étaient centrés sur eux-mêmes et se foutaient des autres. Monsieur Carrier racontait qu’à la maison il n’avait jamais pu exprimer sa colère et que sa souffrance et sa « haine refoulée » passaient par ses personnages. Donc, monsieur Carrier a commencé à jouer à ce genre de jeu vidéo vers l’âge de 13 ans et cela s’est poursuivi jusqu’à son arrestation. Il a cessé à une reprise pendant deux mois, mais il y est retourné : « parce que je pouvais pas m’en passer… ». Monsieur mentionne qu’il aimait aussi jouer à d’autres types de jeux : « pour une fois que je devenais une personne héroïque, grande, forte, appréciée, mais quand je cessais de jouer je retournais dans mon vrai monde, une vie aussi pitoyable ». Monsieur précisait que les jeux vidéo dont, les jeux de rôles, étaient son seul moyen d’évasion : « les idées noires venaient souvent quand j’arrêtais de jouer à des jeux vidéo ». Il essayait de se convaincre qu’il n’était pas dépendant de ce type de jeux, mais il a réalisé le contraire depuis qu’il est détenu.

[10]        L’appelant vit aussi des échecs au niveau scolaire. Il échoue son secondaire IV et doit reprendre sa scolarité à l’école des adultes. Vers l’âge de 17 ans, il s’enrôle dans l’armée et reste deux mois à la base militaire de Valcartier. Il croit que la vie d’un soldat lui procurera les mêmes sentiments palpitants que lorsqu’il joue à des jeux vidéo. La réalité est tout autre. Il quitte l’armée et retourne chez ses parents. Il considère cette expérience comme un autre échec.

[11]        À la suggestion de son père, l’appelant s’inscrit alors à un cours de soudage-montage. Il décide par la même occasion de changer son attitude envers les autres, de « jouer la comédie » et d’être plus souriant. Il dit avoir adopté ce comportement parce qu’il croit que les nombreux rejets qu’il a vécus sont liés à son attitude pessimiste et déprimante. C’est aussi à cette époque que l’appelant commence à consommer de la marijuana, ce qui, avec le temps, le rend encore plus dépressif.

* * * * *

[12]        Le dimanche 29 mars 2009, les parents de l’appelant organisent un souper en famille pour souligner son anniversaire qui est le lendemain. Celui-ci mange rapidement et se réfugie dans sa chambre. Son frère Ismaël le rejoint et ils passent la soirée à jouer à des jeux vidéo qu’ils avaient loués plus tôt dans la journée. L’appelant témoigne que cette soirée a été agréable.

[13]        Le 30 mars 2009, la journée se déroule normalement. En soirée, l’appelant se rend chez son ami Mike Pelletier. Ils jouent aux jeux vidéo jusqu’à 6 h, le lendemain matin. Lorsqu’il rentre chez lui, le matin du 31 mars 2009, l’appelant se dit « ça y est, c’est aujourd’hui que ça se passe, que je vais me suicider… je suis écoeuré de la vie ». Il se rend quand même à l’école et fait son examen. Il retourne ensuite chez lui pour dîner.

[14]        Une dispute survient sur l’heure du midi entre l’appelant et Ismaël au sujet d’un jeu vidéo loué qui a été rapporté en retard. L’appelant est très en colère et frappe le mur avec la paume de sa main. Il témoigne que ce n’est pas habituel chez lui de réagir de cette façon, ce que confirme sa mère qui mentionne avoir été très surprise par son comportement.

[15]        Vers 13 h, au lieu de retourner à l’école, l’appelant se rend chez son ami Guillaume Durette. Il passe tout l’après-midi avec lui et ils consomment de la marijuana. Selon les dires de l’appelant, Guillaume Durette remarque qu’il ne se sent pas bien. L’appelant lui dit alors que c’est effectivement le cas, mais qu’il se sentira bientôt beaucoup mieux. L’appelant explique lors de son témoignage que lorsqu’il tient ces propos, il faisait référence au fait qu’il allait s’enlever la vie et enfin arrêter de souffrir.

[16]        Il rentre chez lui vers 17 h. Il est épuisé et se couche immédiatement. Il dort jusque vers 21 h. Il descend ensuite à la cuisine boire un verre de jus. Sa mère, qui est inquiète, lui demande s’il se sent bien. L’appelant lui répond qu’il a la bouche pâteuse. Pendant ce temps, son père prépare ses bagages au salon puisque sa conjointe et lui partent en vacances au Mexique le lendemain matin.

[17]        L’appelant retourne à sa chambre et allume son ordinateur. Il se connecte sur MSN et discute avec Marie-Michelle Lévesque, la copine de Guillaume Durette. Très rapidement, la conversation s’oriente sur la mort. Cette dernière témoigne que l’appelant lui a dit : « si c’était juste de moi, ça me dérangerait pas de mourir ». Peu de temps après, il lui dit qu’il a un objet dans les mains et qu’il va s’en servir plus tard. Marie-Michelle Lévesque pose des questions sur cet objet et l’appelant lui répond qu’il ne peut pas lui donner plus d’informations, qu’il ne veut pas que la nouvelle se répande trop vite. L’appelant ajoute qu’il va se servir de l’objet entre 22 h 45 et 23 h 15 et qu’il a hâte. Marie-Michelle Lévesque met ensuite fin à la conversation.

[18]        Vers 22 h, l’appelant demande à sa mère à quel endroit se trouve Ismaël. Elle lui répond qu’il dort dans sa chambre au sous-sol. Étant donné leur départ le lendemain matin, elle lui demande s’il veut qu’ils se fassent leurs salutations tout de suite ou le lendemain. L’appelant lui répond le lendemain.

[19]        À cet instant, l’appelant prend conscience du fait qu’il repousse encore le moment où il va se suicider. Au procès, il dit : « j’étais tellement décidé de me suicider que je ne pouvais pas accepter cette idée-là, que je me dégonflais ». Il doit passer à l’acte. Il repousse le clavier de son ordinateur et sent que « son cœur pompe à cent mille à l’heure ». Il ressent « une pression très forte ». Il explique que c’est à ce moment précis qu’il a perdu le contrôle de son corps. Lorsqu’il raconte la suite des événements, il n’utilise d’ailleurs plus le pronom « je » pour parler de lui, mais plutôt l’expression « mon corps ».

[20]        L’appelant se dirige alors vers la salle de bain où se trouve sa mère, Chantal Michaud, qui se démaquille et se prépare pour la nuit. Il lui dit sur un ton anodin qu’il trouve que ses cheveux « font des couettes en arrière de sa tête » et que cela le dérange. Il revient ensuite la voir à deux reprises. Lors de la troisième visite, Chantal Michaud pense : « Faque à ce moment-là, j’me sus pas posé de question, j’ai dit okay, c’est ça là, ça va sortir, y s’apprête à me dire ce que peut-être j’voudrais pas entendre ». Elle voit l’appelant dans le miroir, avec le capuchon de son chandail sur la tête. Elle croise son regard et mentionne : « je ne reconnaissais pas mon fils là. Pis de par l’image, c’que j’essayais, j’essayais de capter son regard, mais le regard était vide. Y’avait pas de, c’est comme si y’avait eu un masque ».

[21]         L’appelant ferme la porte de la salle de bain, se place derrière Chantal Michaud, met sa main sur sa bouche et glisse un couteau le long de son cou. Lorsqu’elle voit le couteau, Chantal Michaud croit qu’il s’agit d’une blague. Elle témoigne : « j’me disais, Tobby, ta blague est vraiment bien faite, mais fais pus ça parce que c’est pas l’fun ».

[22]        L’appelant tranche la gorge de sa mère. Il décrit son état à ce moment : « moi-même, à l’intérieur de moi, j’étais en état de panique totale, j’avais beau essayé de crier dans ma tête ou quoi que ce soit pour reprendre le contrôle de moi-même, il y avait rien qui se produisait ». Il témoigne que « son corps s’est mis, à ce moment-là, à la poignarder à maintes reprises ».

[23]        En entendant les cris de sa conjointe, Nelson Carrier arrive derrière la porte de la salle de bain et crie : « Qu’est-ce qui se passe? ». N’obtenant aucune réponse, il ouvre la porte. L’appelant se dégage et attaque immédiatement son père. Celui-ci témoigne avoir reçu des coups de couteau dès qu’il a ouvert la porte. Il crie et court vers la chambre des maîtres. L’appelant le suit et le frappe à nouveau. Nelson Carrier tente de le maîtriser en lui tenant les poignets. L’appelant mentionne avoir senti à ce moment l’odeur nauséabonde du sang qui coulait. Nelson Carrier, pris de panique, lui crie : « Qu’est-ce que t’as pris? ». L’appelant mentionne, lors de son témoignage, que son corps a répondu : « J’ai rien pris ».

[24]        L’appelant entend alors Chantal Michaud courir dans les escaliers. Notant ce fait, il pense : « Il fut quand même bon de constater que ma mère n’était pas morte, puisqu’elle était tombée à terre lorsque mon corps l’avait lâchée, elle était même capable encore de courir donc c’était une bonne chose ».

[25]        À un certain moment, Nelson Carrier réussit à le maîtriser, mais l’appelant lui mord le bras. Nelson Carrier le lâche et recule. Il demande alors à l’appelant : « Pourquoi tu nous fais ça? », ce à quoi celui-ci répond : « Pour m’avoir mis au monde ». À ce moment, Nelson Carrier crie à Chantal Michaud d’aller chercher Ismaël. Il espère que ce dernier pourra l’aider à maîtriser l’appelant.

[26]        Nelson Carrier réussit ensuite à s’échapper. Il descend au rez-de-chaussée, suivi par l’appelant. À cet instant, Ismaël se trouve déjà devant la porte de la salle de bain du rez-de-chaussée. Il tente de déverrouiller la porte. Il ne comprend pas pourquoi sa mère s’est enfermée à l’intérieur. Il lui demande : « Maman, qu’est-ce qui se passe? ».

[27]        Chantal Michaud affirme s’être enfermée dans la salle de bain pour contacter le 9-1-1. Alors qu’elle se trouve dans cette pièce, elle entend Ismaël crier. Elle témoigne que ce cri « n’était pas normal ». C’est que l’appelant vient de lui porter un coup fatal.

[28]        Après qu’il eut poignardé Ismaël, l’appelant voit son frère mettre ses mains sur la plaie, le regarder avec effroi et crier. Il témoigne : « Lorsque j’ai entendu mon frère crier avec son regard, à ce moment précis là j’ai ressenti un frisson parcourir tout le long de mon corps, et c’est là que j’ai vraiment senti que j’avais repris le contrôle de mon corps puisque là j’ai levé les bras ». Nelson Carrier en profite pour lui saisir les poignets et le pousse dans le portique avant de la maison. Il verrouille la porte. Lors de ce dernier épisode, l’appelant n’offre plus aucune résistance.

[29]        Nelson Carrier se rend ensuite près d’Ismaël et constate qu’il ne peut plus rien pour lui. Il s’effondre devant la porte d’entrée. Il demande à Chantal Michaud, qui est sortie de la salle de bain, si elle a contacté les secours. Elle confirme que oui et ils attendent, prostrés, l’arrivée de ceux-ci.

* * * * *

[30]        L’appelant reste cinq minutes figé devant la porte et se dit : « C’est maintenant le temps que j’aie ce que je mérite d’avoir ». Il entend par cette expression qu’il est temps de mourir. Il quitte la résidence de ses parents.

[31]        Il se rend tout d’abord en courant chez son ami Guillaume Durette. Il sonne. Celui-ci lui ouvre la porte. Il est effrayé par la vision de l’appelant, couvert de sang, tenant un couteau. Ce dernier le rassure et affirme qu’il ne lui veut aucun mal. Il se rend dans la salle de bain, se nettoie les mains et essuie le couteau. Les deux amis quittent ensuite le logement de Guillaume Durette et marchent sans but précis.

[32]        L’appelant témoigne qu’il est à ce moment dans un état mental disjoncté et irrationnel. Il raconte les événements de la soirée. Il veut montrer à Guillaume Durette « qu’il a des couilles », qu’il a agi volontairement.

[33]        L’appelant fait ensuite part à son ami de son désir de se suicider. Il pense alors à sauter en bas d’un édifice, soit le Pavillon de la Cité. En chemin, il se débarrasse du couteau en le lançant au loin. Arrivés à destination, ils montent sur le toit. Guillaume Durette lui dit qu’il ne veut pas assister à son suicide. Il quitte les lieux et laisse l’appelant seul. Ce dernier réalise que le toit n’est pas assez haut et qu’il pourrait ne pas succomber à sa chute. Il décide donc de se rendre chez son ami Mike Pelletier qui, selon lui, pourrait avoir des médicaments pour l’aider à s’enlever la vie.

[34]        L’appelant arrive au logement de Mike Pelletier vers 00 h 30. Celui-ci lui demande ce qui lui est arrivé. Il répond qu’il « a tenté de tuer ses parents ». Il raconte ensuite les événements de la soirée en commençant son récit avec le fait qu’il est allé chercher un couteau. Il décrit comment s’est produite l’agression de sa mère dans la salle de bain. Pour ce faire, il se rend dans celle de son ami et mime la scène. Il continue en décrivant l’altercation avec son père. Il termine en faisant état du coup de couteau qu’il a donné à Ismaël. Il dit : « Mon frère est tombé sur le côté. Mon frère, il s’est mis à crier comme une fille ». Mike Pelletier témoigne que l’appelant rit du cri d’Ismaël et « qu’il était déçu d’une chose, c’est d’avoir manqué son coup ».

[35]        Mike Pelletier demande finalement à l’appelant de s’en aller. Celui-ci contacte alors un autre ami, Rémi De Champlain, et il quitte. Une fois chez ce dernier, même histoire. Il lui demande ce qui est arrivé. L’appelant répond comme aux autres qu’il « a tenté d’assassiner sa famille ». Il lui confie, en parlant de ses parents, qu’il « s’en veut de les avoir manqués ». Il lui dit ensuite qu’il veut mourir. Ils discutent pendant environ une heure. Rémi De Champlain, voyant les policiers à l’extérieur, propose à l’appelant de se rendre.

[36]        Accompagné de Rémi De Champlain, l’appelant décide d’obtempérer et de se rendre à nouveau au domicile de Mike Pelletier, sachant maintenant que les policiers s’y trouvent. L’appelant cogne à la porte. La policière en fonction lui ordonne de se coucher par terre. Elle entend un commentaire qu’elle qualifie d’arrogant : « Bon, je suis dangereux astheure ».

[37]        Les policiers procèdent ensuite à l’arrestation de l’appelant. Ce dernier demande à l’un des policiers l’identité de la personne qu’il a tuée : « Vous m’arrêtez pour meurtre, j’ai tué qui?». C’est à ce moment qu’il apprend avoir tué son frère Ismaël.

[38]        L’appelant est finalement amené au poste de police de Rimouski où il se soumet à un interrogatoire vidéo des plus incriminants lors duquel il reprend le récit des événements s’étant déroulés la veille.

La preuve psychiatrique

[39]        Deux psychiatres ont témoigné, soit la Dre Marie-Frédérique Allard, pour la défense, qui s’est entretenue à trois reprises avec l’appelant pour un total d’environ huit heures, un peu plus d’un an après les événements, et le Dr Sylvain Faucher, psychiatre pour le ministère public, lequel a rencontré l’appelant pendant environ trois heures au mois de novembre 2011.

La Dre Allard

[40]        La Dre Allard a diagnostiqué chez l’appelant une dépression majeure combinée à une dysthymie, soit une humeur dépressive présente depuis plusieurs années. Son diagnostic se fonde sur cinq symptômes : une humeur triste, une perte d’intérêt, des idées suicidaires, de l’autodévalorisation et un manque de concentration. Elle considère de plus qu’il présente plusieurs traits d’une personnalité limite ou borderline, soit une des personnalités du groupe B du DSM, le guide qui sert à classifier les troubles mentaux. Elle ajoute que les personnes qui ont des traits de personnalité limite sont plus fragiles.

[41]        Selon elle, les personnes souffrant de dépression majeure ainsi que celles qui présentent une personnalité limite sont plus enclines à vivre des épisodes dissociatifs. C’est ce qui lui permet d’affirmer qu’au moment des gestes délictueux, l’appelant a présenté un épisode dissociatif. Elle explique l’élément déclencheur de cet épisode comme suit. Au moment où l’appelant se trouve dans sa chambre, le soir du 31 mars 2009, il ne va pas bien. Il a une mauvaise estime de lui, il a des idées suicidaires. À ce moment, il se dit : « Je peux plus vivre comme ça, mais je vais encore me dégonfler ». La Dre Allard explique que la colère de l’appelant est dirigée contre lui, puisqu’il s’en veut de ne pas être capable de se suicider. Selon elle, toute la souffrance causée par cet état a pu entraîner une dissociation.

[42]        La Dre Allard présente les éléments factuels qui lui permettent d’affirmer que l’appelant a bel et bien vécu un épisode de dissociation lorsqu’il a posé les gestes délictuels :

-        l’appelant témoigne qu’il a perdu le contrôle de son corps au moment où il repousse le clavier de son ordinateur;

-        lorsque l’appelant arrive dans la salle de bain, Chantal Michaud mentionne que son regard n’est pas comme d’habitude, qu’il se passe quelque chose d’anormal;

-        la façon dont l’appelant rapporte les événements, en parlant de « son corps » qui agit tout seul;

-        le frisson décrit par l’appelant après qu’il eut frappé Ismaël et son absence d’opposition et de résistance à partir de ce moment.

[43]        La Dre Allard témoigne aussi que les symptômes dissociatifs sont plus fréquents lors de crimes perpétrés contre des membres de la famille.

[44]        Concernant le comportement de l’appelant après les événements qui agit de manière fanfaronne pour montrer aux autres qu’il « a des couilles », la Dre Allard explique que ce dernier est encore sous le choc, qu’il n’est pas pleinement revenu à lui. Elle croit qu’il veut montrer qu’il a réussi son coup, alors il fait le contraire de ce qu’il ressent véritablement.

Le Dr Faucher

[45]        Le Dr Faucher a des réserves au sujet du diagnostic de dépression majeure posé par la Dre Allard. Il note tout d’abord que les médecins et psychiatres qui ont vu l’appelant après les événements n’ont pas retenu ce diagnostic. Il considère plutôt que l’appelant souffre de dysphorie, soit un mal à l’âme qui entraîne des hauts et des bas selon ce qui arrive dans la vie du sujet. Il note ensuite que l’appelant présente les traits d’une personnalité narcissique plutôt que ceux d’une personnalité limite. Il base ses conclusions sur la projection que l’appelant fait de lui-même lorsqu’il crée des personnages de jeux vidéo. Ces avatars sont caractérisés par une recherche de pouvoir, d’admiration et de contrôle, traits de caractère que l’on retrouve chez les personnes narcissiques.

[46]        Également, pour le Dr Faucher, le fait que l’appelant n’a jamais eu d’épisode dissociatif avant et après les gestes délictueux diminue d’autant la probabilité qu’il ait réellement vécu un épisode dissociatif le 31 mars 2009. Selon lui, plusieurs éléments factuels contredisent même que l’appelant a vécu un épisode dissociatif. Tout d’abord, les gestes d’une personne en état de dissociation étant irrationnels et désorganisés, le témoignage de l’appelant démontre que ses gestes ne sont pas de cette nature. Ainsi, lorsqu’il frappe Nelson Carrier à la tête, il se rend compte que ces coups ne sont pas efficaces. Il dit : « mon corps a décidé de frapper à un autre endroit ». Or, le fait que l’appelant ajuste ses comportements lors de l’agression ne concorde pas avec un épisode dissociatif.

[47]        Lors de l’agression, l’appelant, de plus, fait des déductions. Par exemple, il dit avoir vu beaucoup de sang dans les escaliers et en avoir conclu que Nelson Carrier saigne abondamment. Il faut être capable de réfléchir pour faire une telle déduction, ce qui n’est pas le cas d’une personne qui vit un épisode dissociatif. Lorsqu’il entend Chantal Michaud courir dans les escaliers, il en déduit qu’elle n’est pas morte. Or, il ne devrait pas être capable de réfléchir de la sorte.

[48]        De plus, alors qu’une personne en état de dissociation ne peut converser, certains extraits du témoignage de l’appelant et de ses parents montrent qu’ils ont eu des échanges pendant l’agression. Alors que l’appelant et Chantal Michaud se trouvent dans la salle de bain, ils discutent de ses cheveux. Ensuite, lorsque Nelson Carrier lui demande s’il a pris de la drogue et pourquoi il agit ainsi, l’appelant répond à ses questions[4]. Pour tenir une telle conversation, une personne doit être consciente de son environnement, le percevoir. Or, une dissociation implique une coupure entre la personne et son environnement.

[49]        Finalement, le Dr Faucher souligne que l’appelant donne une multitude de détails sur les événements, par exemple l’odeur nauséabonde du sang, ce qui ne concorde pas avec un épisode dissociatif. Il note aussi que lorsqu’il raconte les événements à ses amis, il ne fait jamais allusion à la dissociation ou au fait que son corps agissait contre sa volonté.


La théorie de cause des parties en première instance

[50]        Selon le ministère public, l’appelant rêvait de tuer sa famille, qu’il détestait, depuis le début de son adolescence. Or, le 31 mars 2009, il a tout simplement mis son plan à exécution en allant chercher tout d’abord un couteau à la cuisine puis, le moment venu, en attaquant sournoisement sa mère par l’arrière. Fait important à noter, selon la poursuite, l’appelant communique par Internet avec Marie-Michelle Lévesque quelques instants avant de passer à l’acte et lui laisse entendre qu’il a un objet dans les mains et qu’il est sur le point de s’en servir[5].

[51]        Toujours selon la poursuite, l’appelant ne souffre pas de maladie mentale au sens du Code criminel. Aussi, cette dernière soutient-elle s’être déchargée de son fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que l’appelant a tenté de tuer ses parents et a, avec préméditation et de propos délibéré, tué son frère.

[52]        Pour la défense, l’appelant vit, le 31 mars 2009, l’aboutissement de plusieurs années de dépression. Plus tôt dans la journée, il a pris la décision de se suicider. Réalisant en soirée qu’il n’y parviendra pas par manque de courage, la pression monte en lui au point de lui faire perdre le contrôle de son corps. Il vit alors un épisode de dissociation pendant lequel il s’en prend aux membres de sa famille, épisode qui se termine lorsqu’il entend le cri de son frère qu’il vient de poignarder à mort. À partir de ce moment, il n’offre plus aucune résistance et quitte les lieux pour chercher un moyen de mettre fin à ses jours.

[53]        De l’avis de son avocat, l’appelant n’est pas responsable du décès de son frère et de l’attaque subie par ses parents car il n’avait pas la capacité nécessaire pour former l’intention de tuer les membres de sa famille. Il demande en conséquence de le trouver coupable d’homicide involontaire coupable[6] de son frère et d’agression armée[7] contre ses parents. Cette demande fait suite à l’échange qui survient entre l’avocat de l’appelant et le juge au moment de la conférence prédirectives :

LA COUR :

… et je vous demande quelles sont les… quelle est l’heure ou quelles sont les défenses que vous aimeriez voir ouvertes pour… dans le cadre de mes directives. Alors, je vous écoute.

[…]

Me MATHIEU POISSANT

Procureur de la défense :

Là, je vous parlais de l’arrêt… je parle plutôt de l’arrêt More [sic] de la Cour suprême de mil neuf cent soixante-trois (1963).

LA COUR :

Oui, alors c’est… ce que je dois comprendre donc c’est que vous me demandez d’utiliser la preuve actuelle non pas comme une défense d’aliénation mentale ou une défense d’automatisme pour entraîner un verdict de non-responsabilité pour troubles mentaux ou encore un verdict d’acquittement, mais plutôt une défense dont l’objet consisterait, par le biais du doute raisonnable, à nier soit l’intention spécifique ou encore la préméditation et le propos délibéré.

Me MATHIEU POISSANT

Procureur de la défense :

Exactement.

LA COUR :

Donc, il n’y aurait pas de renversement de fardeau de preuve. Vous ne recherchez pas un verdict d’acquittement pur et simple, vous ne recherchez pas un verdict de non-responsabilité pour troubles mentaux. Ce que vous recherchez, en définitive, c’est, dans le meilleur des cas, un homicide involontaire coupable s’il y a un doute raisonnable originant de la preuve quant à l’intention spécifique pour une infraction de meurtre et, dans un deuxième temps, à défaut, si le doute raisonnable n’existe pas sur l’intention spécifique, un doute raisonnable à tout le moins pour ramener l’accusation à un meurtre au deuxième degré?

Me MATHIEU POISSANT

Procureur de la défense :

Exactement.

LA COUR :

C’est bien ça?

Me MATHIEU POISSANT

Procureur de la défense :

Exactement.

LA COUR :

Cette même défense servirait également à ramener sur les deuxième et troisième chefs d’accusation l’accusation initiale de tentative de meurtre à l’infraction moindre et incluse de voies de fait armées, d’agression armée.

Me MATHIEU POISSANT

Procureur de la défense :

Oui ou voies de fait graves, là, c’est ce que je me demandais.

[54]        Cet échange entre l’avocat de la défense et le juge nous amène au premier moyen d’appel de l’appelant.

Analyse

[55]        L’appelant reproche au juge du procès d’avoir erré en droit en ne soumettant pas au jury la défense de troubles mentaux et la défense d’automatisme avec troubles mentaux. Il soutient qu’un malentendu s’est produit avec le juge au moment de la conférence prédirectives, qu’il n’a jamais renoncé expressément à soumettre ces deux moyens de défense au jury.

[56]        À mon avis, l’extrait des notes sténographiques cité précédemment permet de dissiper tout doute à cet égard. L’appelant, par l’entremise de l’avocat qui le représentait en première instance[8], a bel et bien renoncé à présenter une défense de troubles mentaux ainsi qu’une défense d’automatisme avec troubles mentaux. Qui plus est, lors des directives, le juge a lu la théorie de cause de l’appelant rédigée par son avocat et ce dernier n’a rien trouvé à redire :

Me RODRIGUE BEAUCHESNE

Procureur de la défense :

Je n’ai pas de commentaires, ni de points d’interrogation, je vous remercie pour la qualité de vos représentations.

[57]        Cela dit, la renonciation par l’accusé de présenter un moyen de défense, contrairement à ce que l’on pourrait croire de prime abord, ne lie pas le juge du procès. Ce dernier a en effet l’obligation de soumettre au jury tout moyen de défense vraisemblable[9] et, s’il le faut, de même passer outre à l’opposition exprimée par l’avocat de l’accusé[10]. Seul le moyen de défense susceptible de miner celui plaidé par l’accusé ne pourrait pas être présenté au jury au nom du droit fondamental de ce dernier de conduire sa défense comme il l’entend[11].

[58]        Ce n’est pas le cas en l’espèce. L’appelant ayant déjà choisi de faire état de sa condition mentale lors des événements survenus le 31 mars 2009 afin de nier l’intention spécifique requise pour qu’il soit trouvé coupable des trois chefs d’accusation portés contre lui, je ne vois pas en quoi cette condition ne pourrait pas également servir à rechercher un verdict de non-responsabilité pour troubles mentaux.

[59]        Quoi qu'il en soit, le juge, conformément à l’état du droit sur cette question et malgré « que la défense renonce expressément à soulever les défenses d’automatisme et de troubles mentaux dans la présente affaire », a rendu un court jugement lors de la conférence prédirectives aux fins d’évaluer si ces défenses devaient être soumises au jury. Appliquant l’approche globale mise de l’avant par le juge Bastarache, pour la majorité, dans l’arrêt Stone[12], il a conclu « qu’il n’existait aucune preuve suffisante de trouble mental chez l’accusé qui justifierait un tribunal de soumettre au jury une défense basée sur l’article 16 du Code criminel ».

[60]        À mon avis et soit dit avec égards pour le juge du procès, c’est ici que le bât blesse. En soupesant la preuve comme il l’a fait, le juge a suivi une démarche qui ne me paraît plus être celle qui doit être adoptée dans un cas où, comme en l’espèce, il s’agit de déterminer si le moyen de défense d’automatisme avec troubles mentaux est vraisemblable et doit être soumis au jury. Il ressort en effet de l’arrêt Fontaine[13], qui a pour toile de fond ce moyen de défense, que l’arrêt Stone doit être entièrement revu. Les motifs du juge Fish ne sauraient être plus clairs[14] :

   Enfin, je vais examiner l’arrêt Stone, précité, sur lequel s’appuie le ministère public. Je tiens tout d’abord à répéter ce que j’ai dit au début des présents motifs : l’arrêt Stone doit entièrement être interprété à la lumière de l’arrêt Cinous.

   […]

   Depuis l’arrêt Cinous, le juge de première instance ne peut plus s’inspirer des facteurs minutieusement élaborés par le juge Bastarache dans l’arrêt Stone pour décider, en droit, si une partie s’est acquittée de la charge de présentation qui lui incombe. Cependant, ces facteurs peuvent baliser et orienter la démarche du juge des faits.

[61]        De quoi s’agit-il plus exactement?

[62]        Dans l’arrêt Cinous[15], la question en litige était celle de savoir si le moyen fondé sur la légitime défense aurait dû être soumis au jury. Malgré que ce moyen de défense ne soit pas celui plaidé dans l’arrêt Fontaine, le juge Fish rappelle qu’un seul critère de la vraisemblance s’applique à tous les moyens de défense[16]. Il cite ensuite avec approbation les motifs conjoints de la juge en chef McLachlin et du juge Bastarache dans l’arrêt Cinous aux fins d’illustrer la démarche que doit suivre le juge chargé de statuer sur la vraisemblance d’un moyen de défense quel qu’il soit[17] :

L’application du critère de la vraisemblance ne consiste qu’à déterminer si un moyen de défense éventuel devrait « entrer en jeu », c’est-à-dire être soumis à l’appréciation du jury. […]

En ce qui concerne la question préliminaire, le juge du procès n’a pas à statuer sur le bien-fondé du moyen de défense invoqué. Il appartient au jury de le faire. Voir les arrêts Finta, précité, et R. c. Ewanchuk, [1999] 1 R.C.S. 330. Le juge du procès s’abstient de se prononcer sur la crédibilité des témoins, d’apprécier la valeur probante de la preuve, de tirer des conclusions de fait ou de faire des inférences de fait précises. Voir les arrêts R. c. Bulmer, [1987] 1 R.C.S. 782, et Park, précité. Le critère de la vraisemblance ne vise pas non plus à déterminer s’il est probable, improbable, quelque peu probable ou fort probable que le moyen de défense invoqué sera retenu en fin de compte. Le juge du procès doit se demander si, au regard de la preuve, il existe une véritable question qui doit être tranchée par le jury, et non pas comment le jury doit trancher la question en fin de compte. [Soulignement dans l’original; italiques ajoutés.]

[63]        Et de conclure le juge Fish[18] :

   Lorsque l’automatisme avec troubles mentaux est invoqué en défense, le fait pour l’accusé d’alléguer le caractère involontaire de l’acte, si cette allégation est appuyée par l’opinion logiquement probante d’un expert compétent, constituera normalement ― un fondement probant suffisant pour soumettre le moyen de défense au jury. Par l’expression « logiquement probante », j’entends simplement pertinente ― c’est-à-dire une preuve qui, si elle est acceptée par le jury, tendrait à appuyer la défense d’automatisme avec troubles mentaux. Les directives données au jury sur le droit applicable préciseront qu’il incombe encore à l’accusé d’établir la défense selon le degré de probabilité exigé.

[64]        Appliqués au cas à l’étude, ces propos de la Cour suprême m’amènent à faire les commentaires suivants.

[65]        L’appelant témoigne qu’il a perdu le contrôle de son corps après avoir repoussé le clavier de son ordinateur. Il a alors senti son cœur battre à tout rompre et s’est dirigé vers la salle de bain, là où sa mère se trouvait. Lorsqu’il raconte la suite des événements, il mentionne être conscient de ce qu’il fait, mais que son corps agit contre sa volonté. Ce n’est que lorsqu’il entend son frère crier, après qu’il l’eut poignardé à mort, qu’il reprend le contrôle de son corps. Il n’oppose alors plus aucune résistance, ce qui permet finalement à son père de le maîtriser.

[66]        Selon la Dr Allard, l’appelant a vécu un épisode de dissociation causé par un traumatisme interne, soit le désespoir engendré par le fait d’être incapable de se suicider. Ceci a fait en sorte « qu’il ne pouvait apprécier la nature et la qualité de ses actes [encore qu’] il avait […] la capacité de savoir qu’ils étaient mauvais. »

[67]        Pour paraphraser le juge Fish dans l’arrêt Fontaine, je constate donc que la preuve en l’espèce ne se résume pas à une simple allégation d’un moyen de défense. L’appelant donne une description détaillée de l’état psychique dans lequel il se trouvait, état que la Dr Allard, à titre d’expert, confirme et qualifie d’épisode de dissociation, lequel tend à donner du poids au fait que l’appelant n’a pas agi volontairement. À mon avis, cette preuve suffit pour conclure que l’appelant s’est acquitté de sa charge de présentation relativement à sa défense d’automatisme avec troubles mentaux[19]. Il appartenait au jury, à partir des directives que lui aurait données le juge du procès, d’évaluer le sérieux ou la solidité de cette défense à la lumière des autres éléments factuels mis en preuve, comme le témoignage du Dr Faucher qui nie, motifs à l’appui, que l’appelant a vécu un épisode de dissociation ou encore le témoignage des amis de l’appelant à qui ce dernier a avoué son crime. C’est là une composante essentielle du droit constitutionnel garanti à tout inculpé accusé d’une infraction punissable d’une peine d’emprisonnement de cinq ans ou plus de bénéficier d’un procès avec jury[20].

[68]        Comme j’en viens à la conclusion que le juge du procès a commis une erreur de droit en ne soumettant pas au jury la défense d’automatisme avec troubles mentaux, se pose la question de savoir si la disposition réparatrice du sous-alinéa 686(1)b)(iii) du Code criminel peut trouver application. L’arrêt R. c. Robinson[21] rendu par la Cour suprême en 1996 nous invite à répondre par la négative à cette question. Il ressort en effet des motifs du juge en chef Lamer, pour la majorité, qu’il n’y a pas lieu d’utiliser la disposition réparatrice lorsque l’accusé a été privé d’un moyen de défense vraisemblable[22] :

Le ministère public appelant nous a pressés d’appliquer la disposition réparatrice du sous-al. 686(1)b)(iii) du Code pour corriger les erreurs que comportait l’exposé du juge du procès au jury. Cependant, je suis d’avis que, dans un cas comme la présente affaire, il n’y a pas lieu d’appliquer le sous-al. 686(1(b)(iii), étant donné qu’on a refusé à l’accusé un moyen de défense que le droit lui reconnaissait. J’en arrive à cette conclusion pour des motifs d’équité et de logique. En l’espèce, la défense d’intoxication était vraisemblable en ce sens qu’il y avait des éléments de preuve à partir desquels un jury ayant reçu des directives appropriées aurait pu raisonnablement rendre un verdict de culpabilité d’homicide involontaire. En raison des directives données par le juge du procès, l’intimé n’a pu obtenir qu’un jury composé de ses pairs détermine qu’il n’avait pas, en raison de son état d’intoxication, l’intention spécifique de tuer la victime. Il n’appartient pas à notre Cour, dans ce type d’affaire, de réévaluer la preuve et d’examiner des questions de crédibilité afin de déterminer si un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées aurait rendu le même verdict que celui qui a été rendu.

[69]        Notre cour, dans l’arrêt Dyckow[23], a rappelé récemment ce principe dans les termes suivants :

[9]        Selon l’intimée, ces erreurs sont toutefois sans conséquence puisque la légitime défense est rejetée en raison de l’absence d’appréhension raisonnable d’une attaque et de l’utilisation disproportionnée de la force. Ainsi, la disposition dite réparatrice, soit l’alinéa 686(1)b)(iii) C.cr., trouverait application.

[10]      L’argument n’est pas convaincant. L’appel doit être accueilli. Il est bien établi que la disposition réparatrice ne peut s’appliquer que lorsqu’il n’existe aucune « possibilité raisonnable que le verdict [ou la déclaration de culpabilité] eût été différent en l’absence de l’erreur ». Il est faux de prétendre que les erreurs sont sans conséquence puisqu’elles touchent le cœur du litige. Notamment, les erreurs de la juge se rapportent directement à l’évaluation des conditions d’ouverture de la légitime défense. La juge a donc erronément écarté cette défense pour deux raisons qui ne trouvent pas appui dans la preuve. Lorsque l’erreur prive l’accusé d’un moyen de défense, on peut plus difficilement invoquer la disposition réparatrice.

                                                                                                [citations omises]

[70]        Je suis donc d’avis que la disposition réparatrice ne peut pas s’appliquer en l’espèce. La défense d’automatisme avec troubles mentaux n’ayant pas été soumise au jury à la suite d’une erreur de droit, il n’appartient pas à la Cour d’appel de réévaluer la preuve afin de déterminer si un jury raisonnable ayant reçu des directives appropriées aurait rendu le même verdict[24].

[71]        J’ai mentionné au début des présents motifs que l’appelant a invoqué d’autres moyens d’appel liés à l’administration de la preuve et au contenu des directives du juge au jury. Comme je propose d’accueillir le pourvoi sur la base du premier motif d’appel invoqué par l’appelant, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de me pencher sur le bien-fondé de ces autres motifs.


 

[72]        En conclusion, je propose d’accueillir le pourvoi et d’ordonner un nouveau procès sur les mêmes chefs d’accusation.


 

 

 

JEAN BOUCHARD, J.C.A.

 



[1]     Art. 231(2) C.cr.

[2]     Art. 239(1)b) C.cr.

[3]     Art. 16 C.cr.

[4]     Supra, paragr. [23] et [25].

[5]     Supra, paragr. [17].

[6]     Art. 234 C.cr.

[7]     Art. 267 C.cr.

[8]     À noter que l’appelant a changé d’avocat en appel.

[9]     Voir notamment : R. c. Gauthier, [2013] 2 R.C.S. 403, 2013 CSC 32, paragr. 23 à 25.

[10]    R. c. Wobbs, 2008 ONCA 567, paragr. 30 à 41; R. c. Gomez, 2007 ONCA 696, paragr. 3; R. c. Lomage, 2 O.R. (3d) 621 (Ont. C.A.) j. Krever; R. c. Simpson, 16 O.R. (2d) 129, paragr. 70; Pierre Rainville, « Droit pénal étranger et comparé (Canada) », (2014) 1 Revue pénitentiaire et de droit pénal, 193, 207.

[11]    Pierre Rainville, ibid.

[12]    R. c. Stone, [1999] 2 R.C.S. 290, 2 R.C.S. 290, paragr. 204-218.

[13]    R. c. Fontaine, [2004], 1 R.C.S. 702, 2004 CSC 27.

[14]    R. c. Fontaine, ibid., paragr. 80 et 88.

[15]    R. c. Cinous, [2002] 2 R.C.S. 3, 2002 CSC 29.

[16]    R. c. Fontaine, supra, note 13, paragr. 66.

[17]    Ibid., paragr. 68.

[18]    Ibid., paragr. 89.

[19]    R. c. Fontaine, supra, note 13, paragr. 94 à 98.

[20]    Charte canadienne des droits et libertés, art. 11 f). Voir également R. c. Fontaine, supra, note 13, paragr. 59.

[21]    R. c. Robinson, [1996] 1 R.C.S. 683.

[22]    Ibid., paragr. 71.

[23]    Dyckow c. R., 2014 QCCA 1812, paragr. 9 et 10.

[24]    R. c. Robinson, supra, note 21, paragr. 71.

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