Décision

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C A N A D A

R. c. Audet

2017 QCCM 73

 

 

COUR MUNICIPALE DE LA VILLE DE MONTRÉAL

                           

 

 

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE MONTRÉAL

 

 

No :         113-146-047

 

DATE :   Le 13 avril 2017

 

 

 

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE L’HONORABLE GILLES R. PELLETIER, j.c.m.

 

 

 

 

 

LA REINE

 

c.

 

DOMINIC AUDET

 

                Défendeur

 

 

 

 

J U G E M E N T

 

 

 

 

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement,

Et les mots pour le dire (…) viennent abondamment! »;

 

Vers libre, depuis L’Art Poétique - Chant I, [Nicolas Boileau (1636-1711)]

 

 


TABLE DES MATIÈRES

(les numéros renvoient aux paragraphes)

 

1.         LA DÉNONCIATION [1]

 

2.         LES FAITS   [2]

 

3.         LES QUESTIONS EN LITIGE EU ÉGARD AUX ACCUSATIONS PORTÉES [21]

 

3.1 le chef de capacité affaiblie [22]

 

                      3.1.1 la position des parties [23]

                      3.1.2 l’état du droit [25]

                      3.1.3 la discussion [38]

 

                3.2 le chef d’alcoolémie illégale [56]

 

4.         LES AUTRES QUESTIONS EN LITIGE [59]

 

                                                      4.1 le droit à l’avocat [63]

 

                      4.1.1 les faits à l’appui de la requête [66]

                      4.1.2 l’état du droit sur la question [76]

                      4.1.3 l’application à l’espèce [82]

                      4.1.4 la renonciation [103]

                      4.1.5 le remède [119]

 

                4.2 le droit à un procès dans un délai raisonnable [154]

 

                      4.2.1 l’analyse du délai [157]

                      4.2.2 un délai déraisonnable présumé [194]

                      4.2.3 l’application de la mesure transitoire exceptionnelle [198]

                            4.2.3.1 l’évolution de la durée du délai raisonnable [199]

                               4.2.3.2 les raisons du délai [205]

                               4.2.3.3 le préjudice [263]

                               4.2.3.4 les questions sous-jacentes [286]

                               4.2.3.5 l’application à l’espèce [304]

                                              

5.         LE DISPOSITIF [316]


1.         LA DÉNONCIATION

[1]           Dans une dénonciation datée du 13 décembre 2013, le signataire affirme avoir des motifs raisonnables de croire que le défendeur a conduit un véhicule à moteur alors que sa capacité de conduire était affaiblie par l’effet de l’alcool et alors que son alcoolémie dépassait le maximum permis. Ces faits se seraient produits le 25 octobre 2013. Il s’agit des infractions décrites aux articles 253a) et 253b) du Code criminel.

 

2.         LES FAITS

[2]           Nous sommes le 25 octobre 2013. Il est environ 6 h 10. Deux véhicules circulent en direction nord sur la rue Saint-Denis, à Montréal. C. T., un citoyen automobiliste, suit un autre véhicule automobile. À l’intersection de la rue Roy Est, sur le Plateau Mont-Royal, les deux véhicules s’immobilisent face au feu rouge.

[3]           Deux cycles de changement des feux de circulation plus tard, le véhicule de tête reste toujours immobile. C. T. se rend à la portière du conducteur et frappe contre la glace de cette portière. Le conducteur se réveille. C. T. lui demande si ça va et s’il a bu. Le défendeur, c’est lui, lui répond : « Un peu. » C. T. lui prodigue quelques conseils. Le défendeur redémarre. Quelques intersections plus au nord, soit à l’angle St-Joseph Est, le défendeur s’arrête encore sur le feu rouge et s’endort à nouveau pendant plusieurs cycles de changement de feux de circulation. C. T. décide cette fois de signaler le 9-1-1. Dans l’attente de l’arrivée de secours, par mesure de sécurité, il place son véhicule derrière celui du défendeur, dans la travée du centre, et active les clignotants d’urgence de son véhicule.

[4]           L’agent P. R. agit à ce moment en solo, comme policier patrouilleur pour le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Il reçoit l’appel du répartiteur à 6 h 30 et arrive sur les lieux à 6 h 40. Il rencontre d’abord C. T. qui l’informe de la situation, puis se rend à la portière du véhicule du défendeur. Ce dernier dort toujours. Le policier ouvre la portière du conducteur et ferme le moteur. Le défendeur se réveille. L’agent perçoit une odeur d’alcool en provenance de l’intérieur de l’habitacle. Le policier lui demande à deux reprises de lui remettre les clés, puis, à quatre reprises, de se détacher et de sortir du véhicule. Le défendeur s’exécute ensuite.

[5]           P. R. lui demande ensuite de l’accompagner sur le trottoir situé sur le côté est de la rue Saint-Denis. Le défendeur s’exécute en marchant lentement et avec la tête inclinée sur la gauche. L’agent de la paix qui bénéficie de 18 ans d’expérience comme policier estime avoir des motifs suffisants de croire que le défendeur a conduit un véhicule routier alors que sa capacité de le faire est affaiblie par l’effet de l’alcool. Il le met en état d’arrestation à 6 h 41, soit environ une minute après son premier contact avec lui, puis le menotte et le place sur la banquette arrière de son véhicule après lui avoir ordonné de se soumettre à un prélèvement d’haleine aux fins de déterminer son alcoolémie. Le défendeur s’y endort. Comme il ne peut transporter seul le défendeur vers un centre opérationnel, il demande de l’assistance. Dans l’attente de l’arrivée de celle-ci, il rencontre à nouveau C. T. dont il obtient les coordonnées, entre autres informations.

[6]           Deux policiers du SPVM qui terminent le quart de nuit arrivent 17 minutes plus tard. Dans l’attente d’une autre équipe qui pourra plus commodément effectuer le transport vers un centre opérationnel, P. R. lit la carte propice au défendeur. Ce deuxième duo arrive à 7 h 04 pour effectuer le transport. Quant aux policiers de la première équipe, ils s’occuperont du remorquage du véhicule du défendeur.

[7]           P. R. se rend lui aussi au même centre opérationnel nord où il assistera aux prélèvements d’haleine du défendeur. Lorsque ce dernier est présent dans la salle où se trouve l’alcootest, P. R. perçoit une odeur d’alcool dans le local. L’analyse des échantillons prélevés à 7 h 52 et 8 h 12 révèlera une alcoolémie de 136 et 135 mg%. Le Tribunal y reviendra puisque le défendeur soumet en défense que cette preuve devrait être exclue, ce pourquoi le Tribunal a permis le dépôt du certificat du technicien qualifié, sous réserve du sort à être réservé à cette requête.

[8]           P. R. note également que le défendeur s’est endormi pendant la période d’attente entre les deux tests, comme il l’avait fait, à bord du véhicule de police après la lecture de la carte.

[9]           En contre-interrogatoire, le même policier précise que le défendeur s’est réveillé tranquillement, qu’il n’a pas été difficile de le réveiller, que le défendeur ne lui a pas semblé confus et qu’il a été en mesure de lui donner correctement son numéro de téléphone.

[10]        La poursuite fait également entendre le sergent-détective C. M. du SPVM. Le jour des événements, celle-ci est policière depuis 14 ans pour le Service. Elle et son collègue S.R. s’occupent d’amener le défendeur à bord de leur véhicule de patrouille vers le centre opérationnel.

[11]        Le défendeur est calme, coopératif et silencieux, mais somnolent. Elle note qu’une forte odeur d’alcool se dégage du véhicule de police depuis que le défendeur y a pris place. Le transport vers le centre opérationnel s’effectue de 7 h 10 à 7 h 20. Arrivés à leur destination, un fourgon cellulaire occupe déjà le garage par lequel ils auront accès à l’intérieur de l’immeuble. Elle doit attendre jusqu’à 7 h 34 avant d’y pénétrer. Une fois à l’intérieur, elle se dirige avec son collègue et le défendeur au comptoir d’écrou où son collègue procède à l’inventaire des articles en possession du défendeur. Cet inventaire ne révèle aucune particularité.

[12]        Au terme de la procédure d’écrou, c’est elle qui informe le défendeur qu’il a le droit de communiquer avec un avocat s’il le désire. Le défendeur l’informe que tel est le cas et qu’il désire parler à Maude, une avocate qui travaille pour lui. Il reprend possession de son téléphone cellulaire à cette fin et fournit à la policière C. M. le numéro de téléphone de celle-ci, numéro qui se trouve dans ses contacts personnels.

[13]        Pour C. M., le numéro de téléphone lui apparaît être un numéro de téléphone personnel ; aucun patronyme n’est accolé au prénom. Elle compose le numéro sans noter l’heure de l’appel; elle affirme cependant qu’il est entre 7 h 34 et 7 h 47. Elle accède alors à une boîte vocale. Le message du répondeur n’indique pas qu’il s’agit de la boîte vocale d’une avocate. Dans les circonstances, C. M. décide de ne pas laisser de message.

[14]        À 7 h 47, elle place un deuxième appel, cette fois-ci à l’avocat de garde, puis informe le défendeur de l’impasse où elle se trouve et lui demande s’il désire plutôt parler avec l’avocat de garde. Le défendeur lui dit « OK ». La communication, confidentielle, aura lieu de 7 h 47 à 7 h 49.

[15]        Par la suite, C. M. dirige le défendeur vers la salle d’alcootest où l’agent P. R., maintenant arrivé, prend la relève.

[16]        En contre-interrogatoire, C. M. affirme qu’elle n’a pas noté la durée de la procédure d’écrou, mais que celle-ci prend habituellement une dizaine de minutes. Après avoir consulté, lors de son témoignage, la liste des effets personnels du défendeur dont l’inventaire a dû être préparé, elle reconnaît qu’il est possible que l’exercice ait duré plus de 10 minutes.

[17]        Il y a au centre opérationnel un bottin des avocats. Le patronyme de ces derniers est classé par ordre alphabétique. Elle ignore qui tient à jour cette liste et alimente la base de données; elle croit que c’est le SPVM. Elle n’a pas effectué de recherche sur le site du Barreau du Québec. Comme elle ne disposait pas du patronyme de l’avocate que le défendeur désirait joindre, la recherche n’a pas été très longue, tout au plus une ou deux minutes.

[18]        Le défendeur ne témoigne pas en défense. Il témoigne cependant dans le cadre d’une requête où il soulève que son droit de consulter l’avocat de son choix a été violé. Il témoigne également dans le cadre d’une requête en arrêt des procédures où il soulève que son droit à un procès dans un délai raisonnable a également été violé.

[19]        Le Tribunal reviendra sur le témoignage du défendeur lorsqu’il procèdera à l’analyse de chacune de ces requêtes.

[20]        Pour l’instant, le Tribunal préfère aborder la valeur probante de la preuve, sous réserve du sort qui pourra être réservé aux deux requêtes du défendeur. Tel qu’expliqué en salle d’audience aux plaideurs, cela évitera, dans toute la mesure du possible, que le défendeur ait à subir un nouveau procès, sur l’un ou l’autre des chefs d’accusation auxquels il fait face, dans l’éventualité où un appel réussirait, sur l’un ou l’autre de ces chefs.

 

 

 

3.         LES QUESTIONS EN LITIGE EU ÉGARD AUX ACCUSATIONS PORTÉES

[21]        Sous réserve donc du sort de ces requêtes, la poursuite a-t-elle établi hors de tout doute raisonnable que la capacité de conduire du défendeur était affaiblie par l’effet de l’alcool (1er chef) et que son alcoolémie excédait le maximum permis (2e chef).

3.1. Le chef de capacité affaiblie

[22]        Le Tribunal abordera ici successivement (1) la position des parties sur la question, (2) l’état du droit et (3) procèdera à l’analyse de la preuve.

             3.1.1. La position des parties

[23]        La défense soumet que la preuve ne permet pas de conclure à la culpabilité du défendeur sous ce chef. La poursuite ne partage pas l’avis de la défense. Elle soumet que le défendeur doit être reconnu coupable et plaide accessoirement que même si la preuve de l’alcoolémie du défendeur était exclue pour le deuxième chef d’accusation, elle pourrait encore se prévaloir du résultat de l’analyse sous le premier chef.

[24]        De plus, son procureur rappelle habilement les facteurs que le Tribunal a retenus pour rejeter une première requête du défendeur où ce dernier soulevait l’insuffisance des motifs qui ont permis au constable P. R. d’acquérir des motifs raisonnables de croire que le défendeur avait conduit son véhicule alors que sa capacité de le faire était affaiblie par l’effet de l’alcool.

             3.1.2. L’état du droit

[25]        C’est à la poursuite qu’incombe le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable non seulement que la capacité de conduire du défendeur est affaiblie à un quelconque degré, mais aussi que cet affaiblissement est causé par la consommation d’alcool (Stellato (R. c. Stellato, [1994] 2 R.C.S. 478 ; 31 C.R. (4th) 60 ; 90 C.C.C. (3d) 160); Andrews (R c. Andrews, [1996] 20 M.V.R. (3d) 140); Aubé (R. c. Aubé, (1993), 85 C.C.C. (3d) 158 2 M.V.R. (3d) 127 (CAQ)).

[26]        Cependant, depuis ce qu’écrivait la Cour suprême dans Boucher (R. c. Boucher, [2005] 3 R.C.S. 499; 2005 CSC 72; 33 C.R. (6th) 32; 202 C.C.C. (3d) 34), il faut dissocier les symptômes de l’alcoolémie. La juge Deschamps y écrit :

« [34] (…) toutes les personnes qui consomment de l’alcool ne réagissent pas de la même façon. Le degré de tolérance à l’alcool ne relève pas de la connaissance d’office, particulièrement lorsqu’il ne s’agit pas de niveaux extrêmes. »

[27]        La Cour suprême mettait ainsi et alors un terme à la tendance qu’avaient les tribunaux inférieurs à déterminer de la vraisemblance d’un scénario de consommation à la lumière du résultat de l’alcootest, à l’époque, maintenant lointaine, où la défense « des deux bières » aussi appelée défense Carter était disponible en défense.

[28]        C’est désormais une erreur de droit, sauf dans les cas de haute alcoolémie, de faire une corrélation quelconque entre l’alcoolémie et les symptômes et, partant, de la question de savoir si la capacité de conduire est affaiblie par cette alcoolémie.

[29]        Ainsi, depuis Boucher, une personne pourra avoir une alcoolémie supérieure au maximum permis mais ne présenter que peu ou pas de symptômes, par exemple, parce qu’elle aura développé une tolérance à l’alcool, alors qu’une autre dont l’alcoolémie sera inférieure au maximum permis pourra tout de même présenter d’importants symptômes et démontrer manifestement, par son comportement, que sa capacité de conduire est affaiblie par l’effet de cet alcool. Ce sera fréquemment le cas, lorsqu’ils consomment de l’alcool, des conducteurs assujettis aux dispositions de l’article 202.2 du Code de la sécurité routière, ces personnes auxquelles on réfère fréquemment comme étant celles assujetties à la tolérance zéro. Dans leur cas, le législateur, soucieux de la sécurité routière, présume de leur dangerosité, et les statistiques lui donnent malheureusement raison.

[30]        Par ailleurs, le Tribunal qui a à évaluer la valeur probante d’une preuve circonstancielle ne doit pas, cela est connu, morceler la preuve (R. c. Leblanc, 2007 QCCA 1401). Bien que cette dernière décision, dont l’affaire émanait à l’origine de notre cour, traite plutôt des motifs raisonnables et probables de croire à la commission d’une infraction criminelle par le policier qui procède à l’arrestation, le principe demeure le même. Dans le cadre d’une preuve circonstancielle, on ne doit pas analyser chaque symptôme mis en preuve isolément, on doit plutôt considérer l’effet cumulatif de tous les symptômes.

[31]        Il reste tout de même que, considérer tous les symptômes mis en preuve requiert de la part du juge décideur qu’il soupèse l’ensemble de la preuve, pas uniquement les symptômes qui favorisent la thèse de l’une ou de l’autre partie.

[32]        Si, dans la détermination de la question à résoudre sur le premier chef, le Tribunal se limitait à considérer uniquement les facteurs soulevés par la poursuite, le Tribunal ferait très exactement ce qu’il ne doit pas faire, c’est-à-dire morceler la preuve.

[33]        Dans Moreno-Baches (R. c. Moreno-Baches, 2007 ONCA 258) la Cour d’appel ontarienne écrit :

« [4] (…) we agree with the summary conviction appeal judge that in finding the respondent guilty, the trial judge erred in failing to even mention, let alone to reconcile, the evidence relied upon by the respondent in support of his position that his ability to drive was not impaired by alcohol. »

[34]        Et si la Cour d’appel ontarienne intervient tout de même, c’est plutôt pour ordonner un nouveau procès, estimant qu’il n’appartenait pas à la juge de la Cour supérieure siégeant en appel de procéder, comme elle l’avait fait, à l’évaluation des éléments favorables à la théorie de la défense (comme le fait que les principaux symptômes du défendeur étaient disparus neuf minutes après avoir été réveillé, endormi au volant de son véhicule) (voir Moreno-Baches and The Queen, 2005 CanLII 43296). C’est là le rôle du juge des faits, rappelle la Cour d’appel.

[35]        Mais, avant de considérer la preuve dans son ensemble, encore faut-il déterminer, le cas échéant, quels symptômes ont été prouvés, ou de manière plus générale, qu’est-ce qui a été mis en preuve, et quelle valeur probante attribuer à cette preuve. Cet exercice ne peut assurément pas être complété sans s’arrêter d’abord à chacun des éléments à soupeser qui, ensuite et seulement ensuite, pourront être considérés de façon globale.

[36]        Un piège à éviter est celui de chercher des explications par des conjectures que la preuve ne révèle pas (Leblanc). L’autre piège à éviter, tout aussi dangereux que le premier, consiste à ne considérer que les éléments favorables à une des deux parties, sans considérer tous les éléments globalement (Moreno-Baches).

[37]        Dans notre affaire, quels sont donc les symptômes ou les éléments mis en preuve, quelle valeur probante accorder à ces éléments, et quelle incidence chaque élément aura-t-il par la suite pour la considération globale de toute la preuve visant à déterminer si, hors de tout doute raisonnable, le défendeur a conduit alors que sa capacité de le faire était affaiblie par l’alcool ?

             3.1.3. La discussion

[38]        D’entrée de jeu, il importe ici de reconnaître que, hors de tout doute raisonnable, en ce matin du 25 octobre 2013, le défendeur n’est pas en état de conduire un véhicule routier, comme il le fait, rue St-Denis. Un conducteur qui, à quelques intersections de distance, s’endort coup sur coup au volant, profondément et longuement à chaque occasion, au point de ne pas s’apercevoir à chacune de ces occasions du changement des feux de circulation, ne dispose assurément pas de la vigilance minimale requise pour être en mesure de conduire un véhicule routier de façon sécuritaire. Le Tribunal a du reste clairement affiché ses couleurs à ce sujet, en salle d’audience, lors des plaidoiries des procureurs.

[39]        La seule question qui reste à trancher est donc celle de déterminer si, hors de tout doute raisonnable, l’alcool est en cause, dans l’affaiblissement des facultés du défendeur.

[40]        Que révèle la preuve à cet égard?

[41]        La consommation d’alcool. Le défendeur a consommé de l’alcool. Au témoin civil qui lui pose explicitement la question à savoir s’il a pris de l’alcool, le défendeur répond « un peu ». Son admission explique pourquoi une odeur d’alcool subsiste à l’intérieur de son véhicule et à l’intérieur des véhicules de police où il séjournera brièvement, de même qu’à l’intérieur de la salle d’alcootest, tel qu’en ont témoigné les policiers P. R. et C. M. Bien que la valeur probante de ce facteur soit évidente, comme le défendeur n’a pas témoigné, et qu’aucun témoin expert n’a été entendu, on ignore ici la quantité d’alcool consommé et, sauf conjectures interdites, on ignore également les effets de l’alcool chez le défendeur. Ce facteur a une importance déterminante quant à la présence d’alcool dans l’organisme du défendeur, mais faible sur le plan symptomatologique.

[42]        L’alcoolémie. La poursuite soumet ici que, quelle que soit l’issue de la requête en exclusion soumise par la défense eu égard au non-respect de son droit à l’avocat, elle peut néanmoins produire le certificat de l’analyste en ce qui concerne le premier chef. Avec égard, le Tribunal n’est pas de cet avis. Si la preuve est exclue, comme la poursuite a choisi de procéder avec deux chefs d’accusation dans le même dossier, la preuve doit être exclue eu égard à chacun des chefs. Il en serait autrement si, plutôt que d’exclure le résultat des analyses, la poursuite ne pouvait se prévaloir des présomptions légales en raison du non-respect de l’une ou l’autre des conditions législatives prévues à l’article 258(1)c)ii) C.cr. Mais tel n’est pas le cas.

[43]        La distinction est tout de même ici de faible importance d’une part, parce que la preuve révèle que le défendeur a consommé de l’alcool, et d’autre part, parce que le résultat des analyses ne prouve pas, en soi, l’affaiblissement de la capacité de conduire. En l’absence d’une preuve apportée par un expert - ou de l’aveu généralement improbable d’un défendeur - le Tribunal ne peut, sans commettre une erreur de droit, prendre connaissance d’office d’un lien entre ces deux éléments. Le Tribunal s’inspire ici de l’affaire Laprise (R. c. Laprise, 113 C.C.C. (3d) 87, 26 M.V.R. (3d) 240 (CAQ)).

[44]        Le Tribunal se permettra ici de citer de courts extraits de la décision majoritaire de la Cour suprême dans l’affaire Boucher mentionnée plus haut.

[45]        La juge Deschamps y écrit :

 

« 33    (…) En effet, l’absence de preuve des symptômes habituels de facultés affaiblies comme la démarche chancelante et la bouche pâteuse ne fournit pas d’information sur le taux réel d’alcoolémie.  Des niveaux extrêmes d’alcoolémie sont habituellement accompagnés de tels symptômes, mais, à l’opposé, des niveaux infimes sont généralement compatibles avec l’absence de symptômes.  L’absence de symptômes ne constitue donc pas, en soi, un fait significatif si le tribunal ne connaît pas le niveau de la tolérance de l’accusé à l’alcool.

 

34       Sur cet aspect, l’expert entendu dans la présente affaire n’éclaire pas la Cour sur la tolérance de M. Boucher à l’alcool.  Il s’appuie sur des moyennes statistiques.  Par définition, s’il s’agit de moyennes, c’est que toutes les personnes qui consomment de l’alcool ne réagissent pas de la même façon.  Le degré de tolérance à l’alcool ne relève pas de la connaissance d’office, particulièrement lorsqu’il ne s’agit pas de niveaux extrêmes.  La divergence de vues de deux juges de la Cour d’appel sur ce point est assurément indicative du besoin de recourir aux modes habituels de preuve pour cet élément (…). »

 

[46]        Si, pour reprendre les propos de la juge Deschamps, « la preuve des symptômes habituels de facultés affaiblies comme la démarche chancelante et la bouche pâteuse ne fournit pas d’information sur le taux réel d’alcoolémie », la réciproque de ce raisonnement doit également être vraie. Ce qui est vrai d’un côté du prétoire ne peut pas devenir faux de l’autre. Donc, le taux réel d’alcoolémie, sauf à des niveaux extrêmes, ne peut servir à constituer une preuve de facultés affaiblies.

[47]        La somnolence. Le défendeur est somnolent au point où il n’est pas en état de conduire un véhicule routier. Cette caractéristique perdure d’ailleurs tout au long de l’intervention policière, et ce, jusqu’à la salle d’alcootest. Ce facteur a une valeur probante significative, voire déterminante quant à la capacité de conduire, bien qu’évidemment insuffisante à elle seule pour faire le lien requis, de cause à effet, avec l’alcool.

[48]        La compréhension langagière. Bien que l’agent P. R. ait dû demander à deux reprises au défendeur de lui remettre les clés du véhicule et à quatre reprises de se détacher et de sortir du véhicule - des facteurs que le Tribunal a considéré dans l’acquisition par l’agent des motifs raisonnables de croire à la commission d’une infraction criminelle - une fois le défendeur réveillé, aucune autre manifestation analogue ne se reproduit tout au long de l’intervention policière. Rien n’indique que le défendeur n’ait par la suite pas bien compris les consignes qu’on lui donnait. Sa bonne compréhension subséquente de même que sa coopération permettent au Tribunal d’inférer que le problème initial résultait vraisemblablement de l’état de sommeil profond dont il venait alors d’être extirpé. Ce facteur favorise la défense.

[49]        L’expression verbale. Alors que, dans les affaires semblables, les policiers notent fréquemment que le détenu a la bouche pâteuse, que son élocution est défaillante, qu’il est difficile de comprendre les mots qu’il prononce, qu’il a de la difficulté à articuler, aucune semblable constatation n’est présente ici. L’absence de ce symptôme favorise aussi le défendeur.

[50]        La vision. De même, alors que dans les causes de cette nature, il est fréquent, pour ne pas dire constant que les yeux du prévenu sont rouges et que son regard est vitreux, ici, dans notre cas, les policiers n’ont pas noté de tels symptômes. Plus tard, au centre opérationnel, lorsque le défendeur dit vouloir communiquer avec son avocate, rien n’indique non plus qu’il ait eu une quelconque difficulté à retracer ce contact dans son téléphone cellulaire. Rien n’indique non plus que le défendeur ait eu une quelconque difficulté à identifier et remettre aux policiers les documents usuels tels son permis de conduire. L’absence de ce symptôme, si habituellement fréquent, favorise également la défense.

[51]        L’équilibre. On se souvient que, au départ, lorsque l’agent P. R. demande au défendeur de se diriger vers le trottoir situé du côté sud de la rue Saint-Denis, le policier remarque que lorsqu’il marche, le défendeur s’exécute lentement, et que sa tête penche sur la gauche. Que se passe-t-il par la suite? Rien de particulier. Rien d’autre dans les observations faites par les agents P. R. et C. M. ne permet au Tribunal de croire que le défendeur éprouve quelque problème d’équilibre que ce soit. Ce symptôme, également fréquent et souvent déterminant dans les causes de cette nature, est ici absent. La disparition rapide de ce que P. R. a initialement perçu et le retour à la normale sur le plan de l’équilibre et de la démarche subséquente du défendeur favorisent également la défense.

[52]        Du reste, au centre opérationnel, bien que la somnolence et l’odeur d’alcool subsistent, aucun autre des symptômes habituellement associés aux affaires de capacité affaiblie par l’alcool ne se manifeste.

[53]        En bref. Il faut bien sûr se mettre en garde de verser dans les mythes, dans les préjugés, dans les conjectures. Mais tant de facteurs autres que l’alcool peuvent causer la somnolence qu’il serait ici présomptueux, selon le Tribunal, vu l’absence des autres symptômes habituels, d’attribuer hors de tout doute raisonnable à l’alcool le fait que la capacité de conduire du défendeur soit affaiblie. Qu’il suffise ici de mentionner l’insomnie, la maladie, dont la narcolepsie, la médication et le décalage horaire consécutif à un long voyage.

[54]        L’alcool ne peut bien sûr pas être écarté péremptoirement de cette courte liste, non exhaustive. Mais cela ne suffit pas, non plus, pour se convaincre hors de tout doute raisonnable que la somnolence qui rend le défendeur inapte à conduire un véhicule de façon sécuritaire résulte de la consommation d’alcool. Une simple possibilité, ou même une probabilité, aussi forte puisse-t-elle être, est insuffisante en droit.

[55]        C’est pourquoi, sur le premier chef d’accusation, le défendeur aura droit au bénéfice du doute.

3.2. Le chef d’alcoolémie illégale

[56]        La défense a déjà informé le Tribunal que, hormis les objections, moyens et arguments déjà soulevés lors de l’audition des témoins, ou préalablement, dans le cadre des deux requêtes mentionnées précédemment, requêtes dont le sort restera à déterminer ultérieurement, elle n’entendait pas soumettre d’autres moyens à l’encontre des chefs d’accusation auxquels le défendeur fait face. Tel que mentionné plus haut, dans le but d’éviter le plus possible aux parties la tenue d’un nouveau procès, le Tribunal est d’avis qu’il y a lieu de se prononcer également sur la valeur probante de la preuve dont le Tribunal a autorisé la production, sous réserve du sort des autres moyens de défense présentés.

[57]         À cet égard, sous réserve bien sûr du droit d’appel du défendeur des décisions intérimaires du Tribunal qui a rejeté ses moyens préliminaires sur la suffisance des motifs de procéder à son arrestation et sur la question du dès que matériellement possible, la preuve soumise permet à la poursuite de bénéficier des présomptions législatives d’exactitude et d’identité prévues à l’article 258(1) du Code criminel.

[58]        Sous réserve donc du sort qui sera réservé à l’une ou l’autre de ses requêtes, le défendeur devra donc être déclaré coupable du deuxième chef d’accusation.

4.         LES AUTRES QUESTIONS EN LITIGE

[59]        Tel que mentionné plus haut, le défendeur demande que soit exclu de la preuve le résultat de l’analyse des échantillons de son haleine. Il demande au Tribunal de reconnaître que son droit constitutionnel de consulter un avocat n’a pas été respecté. Sa requête à cet effet, supportée de sa déclaration solennelle, porte la date du 28 avril 2015; elle est donc bien antérieure à l’audition des premiers témoins.

[60]        Par une autre requête, en date celle-ci du 27 février 2017 et faite présentable le 3 mars 2017, il soumet de plus que son droit constitutionnel d’être jugé dans un délai raisonnable a également été enfreint, ce pourquoi il demande au Tribunal d’ordonner l’arrêt des procédures sur les chefs d’accusation dont il fait l’objet.

[61]        Qu’en est-il?

[62]        Procédons de manière chronologique, en abordant d’abord la question du droit à l’avocat.

4.1. Le droit à l’avocat

[63]        Par sa requête en 65 paragraphes répartis sur 16 pages, le défendeur soumet en fait que, bien qu’il ait pu communiquer avec l’avocate de garde, Me Dahlia Gaiptman (par.23), celle-ci n’était pas l’avocate de son choix, soit Me Maude Bouchard, et que le choix de Me Gaiptman n’était pas le sien, mais plutôt celui de l’agente C. M., un choix qu’il s’est senti contraint d’accepter (par. 25). Il n’a donc jamais été en mesure de recevoir l’assistance de l’avocate de son choix.

[64]        La poursuite soumet que rien dans l’attitude du défendeur n’a pu faire croire à l’agente C. M. que ce dernier n’acceptait pas de parler à Me Gaiptman, ni qu’il n’était pas satisfait de l’entretien qu’il a eu avec cette dernière. Subsidiairement, la poursuite soumet que, quel que soit l’avocat auquel il aurait pu parler, ce dernier ne pouvait que lui dire de souffler dans l’alcootest, qu’il était obligé de le faire. La violation, si violation il y avait, ce qu’elle nie, serait donc sans conséquence et de nature purement technique.

[65]        Des faits particuliers ont été mis en preuve à cet égard, de part et d’autre, par exemple par la déclaration sous serment à l’appui de la requête du défendeur, de même que par son témoignage en salle d’audience, le 3 mars 2017. Quels sont-ils?

             4.1.1. Les faits à l’appui de la requête

[66]        La poursuite qui a eu le bénéfice de prendre connaissance de la requête du défendeur a déjà couvert le sujet par le témoignage de l’agente C. M. lors de l’audience du 27 mai 2016. Le Tribunal réfère ici aux paragraphes 12 à 14 du présent jugement où se trouve la partie pertinente de l’exposé des faits de l’affaire pour la poursuite.

[67]        Quant à la défense, le témoignage du défendeur s’inscrit en deux temps. Tout d’abord, par sa déclaration datée du 28 avril 2015, il déclare solennellement que les faits mentionnés à sa requête sont vrais au meilleur de sa connaissance. Ensuite, il complète ce premier témoignage par celui qu’il livre, en salle d’audience, le 3 mars 2017, tel que mentionné plus haut. Il en découle ce qui suit :

[68]        Après l’arrivée au centre opérationnel - lieu que le défendeur appelle « le poste » - il doit vider ses poches, remettre ses effets personnels et enlever son manteau. L’agente C. M. l’informe alors qu’il a le droit, s’il le désire, de s’entretenir avec l’avocat de son choix. Le défendeur demande immédiatement de parler avec son avocate, Maude. Comme il doit en fournir le numéro, il demande à reprendre son téléphone portable puisque le nom et son numéro de téléphone y apparaissent. Il remet son cellulaire à la policière alors que le contact est affiché à l’écran.

[69]        Une minute plus tard, l’agente de la paix lui dit être incapable de la contacter et qu’on se trouve ainsi dans une impasse. À cette époque, Maude Bouchard est, depuis trois ou quatre ans, la seule avocate de l’entreprise dont le défendeur est l’un des trois actionnaires. C. M. lui demande s’il connaît un autre avocat. Considérant que Maude est son avocate de confiance, qu’il doit répondre sur-le-champ, qu’il se trouve devant trois  policiers et qu’il se sent intimidé, il répond qu’il n’en connaît pas d’autres.

[70]        Il se sent également piégé - il utilise l’expression « set up » -, d’autant plus qu’on l’a bien prévenu en lui disant « ou tu souffles, ou tu souffles pas, ou tu parles à un avocat qui te dira que tu dois souffler tout-de-suite » lui laissant entendre que le choix numéro deux  aboutirait sur une accusation de refus. Dans son témoignage, le défendeur utilise plutôt le terme entrave. Pour lui, la table est mise, il n’a pas vraiment le choix. Il désire toujours parler à Maude (Me Bouchard) et se demande pourquoi ne pas attendre un peu. Il a demandé à deux reprises de parler à Maude, mais n’a pas été capable d’insister davantage dans la position désavantageuse dans laquelle il se trouvait.

[71]        Il connaît le patronyme de Maude depuis longtemps, bien que seul son prénom figure dans ses contacts personnels. Il ne se rappelle pas que la policière lui ait demandé le nom de famille de Maude ni avoir dit à C. M. ne pas connaître son nom de famille. Il connaissait bien et se souvenait du nom de famille de Maude, aujourd’hui, comme à l’époque.

[72]        Il n’a pas été témoin des démarches de C. M. pour tenter de joindre Maude. Celles-ci, selon lui, n’ont pas duré plus d’une à deux minutes.

[73]        S’il a accepté de parler « à l’aide juridique » - c’est son expression -, c’est qu’il n’avait pas d’autre choix, sauf, s’il refusait, celui d’accepter d’être accusé d’entrave à la justice, et ce, alors que le défendeur affirme, plus avant dans son témoignage, croire à la justice.

[74]        Son témoignage en interrogatoire principal terminé, la poursuite ne le contre-interrogera pas.

[75]        Quant à la déclaration solennelle à l’appui de sa requête écrite, elle couvre plus spécifiquement les paragraphes 20 à 26 de sa requête. Au paragraphe 20 de celle-ci, il dit avoir spécifiquement demandé aux agents C. M. et P. R., son collègue, de communiquer avec une avocate qu’il connaît, du nom de Maude Bouchard, une personne dont les coordonnées téléphoniques se trouvaient dans les contacts personnels de son téléphone cellulaire.

 

4.1.2. L’état du droit sur la question

[76]        Il appartient à la personne qui allègue qu’un de ses droits constitutionnels a été enfreint de supporter le fardeau d’en faire la preuve, comme il lui incombe de prouver selon la balance des probabilités qu’il a droit à la réparation demandée (R. c. Cobham, [1994] 3 R.C.S. 360; R. c. Kutynec, [1992] 12 C.R. (4th) 152, 70 C.C.C. (3d) 289 (C.A. Ont.)).

[77]       Lorsque l’on constate une atteinte à un droit constitutionnel, l’application du remède prévu à l’article 24(2) de la Charte canadienne des droits et libertés, soit l’exclusion de la preuve obtenue à la suite de cette violation, requiert des exigences plus grandes que lorsque l’on requiert une réparation autre au sens de l’article 24(1) de la même loi constitutionnelle (R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951, 32 C.R. (4th) 34, 92 C.C.C. (3d) 218). Le tribunal n’ordonnera le remède que constitue l’exclusion de la preuve ainsi obtenue que s’il est convaincu que son utilisation déconsidérera l’administration de la justice, après pondération des considérations proposées par la Cour suprême dans la quadrilogie de 2009 (Grant c. La Reine, [2009] 2 R.C.S. 353; R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494; R. c. Suberu, [2009] 2 R.C.S. 460 et R. c. Shepherd, [2009] 2 R.C.S. 527). Entrent alors en jeu les principes d’équité procédurale, de gravité de la violation et de preuve obtenue en mobilisant le défendeur contre lui-même.

[78]       Le but du remède que procure cet article n’est pas d’offrir une réparation à l’égard d’une conduite inacceptable des policiers ni de sanctionner une telle conduite. Le remède vise à empêcher que l’utilisation d’une preuve obtenue à la suite d’une violation d’un droit constitutionnel ne déconsidère l’administration de la justice. Le remède vise donc à préserver la fragile confiance que le citoyen de notre pays accorde à son système de justice (R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 10 C.R. (6th) 205). Si le rejet de la preuve ainsi obtenue mène plutôt à une perte de confiance du citoyen dans le système de justice de son pays, l’objectif visé par la disposition est trahi.

[79]       La personne détenue qui désire se prévaloir de son droit de consulter un avocat doit cependant être diligente dans l’exercice de son droit (R. c. Prosper, [1994] 3 R.C.S. 236). L’exercice de ce droit ne permet pas à la personne détenue de faire entrave au travail des policiers (R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368). À défaut de diligence, une violation du droit à l’avocat ne résultera pas en une exclusion automatique de la preuve obtenue à la suite de cette violation (R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435). Tout est affaire de contexte, de circonstances. Cette dernière décision, faut-il souligner, a été rendue plus de 20 ans avant la quadrilogie de 2009 à laquelle le Tribunal faisait référence plus haut.

[80]       Par ailleurs, le droit à l’assistance d’un avocat a préséance sur la possibilité pour la poursuite de se prévaloir éventuellement, dans le cadre d’un procès, des présomptions légales prévues à l’article 258(1) C.cr. (Prosper, ibid.)

[81]       Ce qui constitue une diligence raisonnable est une question de faits. Ce ne sera normalement qu’après l’écoulement d’un délai raisonnable que les policiers pourront exiger que le détenu communique avec quelqu’un d’autre que l’avocat initialement choisi (R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3).

4.1.3    L’application à l’espèce

·                    Détermination de faits

[82]       De très subtiles nuances différencient le témoignage du défendeur de celui de l’agente C. M., principalement sur le nom de famille de l’avocate que le défendeur désire initialement consulter. Alors que la policière témoigne à l’effet que ce dernier n’était pas en mesure de fournir ce patronyme, le défendeur dit plutôt avoir informé la policière qu’il voulait parler avec son avocate, Me Maude Bouchard (par. 20 de sa requête).

[83]       Il est cependant exact que le patronyme de celle-ci ne figure pas dans sa liste de contacts personnels, telle qu’elle apparaît dans son téléphone cellulaire. Le témoignage du défendeur corrobore à cet égard celui de la policière.

[84]       Comment trancher cette question?

[85]       Il faut ici se souvenir que la policière n’a pas noté l’heure où elle tente de joindre la prénommée Maude. Selon la policière cependant, la procédure d’écrou qui prend habituellement une dizaine de minutes et qui a débuté ici par l’accès du véhicule de patrouille dans le garage du centre opérationnel se serait déroulée à compter de 7 h 34. Compte tenu du nombre d’articles en possession du défendeur, il est probable, toujours selon le témoignage de la policière, que cette procédure ait été plus longue. Cette procédure se serait donc complétée après 7 h 44. C’est après celle-ci que le défendeur informe C. M. du fait qu’il a une avocate qui travaille pour lui, et que c’est avec celle-ci qu’il désire s’entretenir.

[86]       Le temps pour lui de récupérer son téléphone, de retracer le nom de son avocate dans la liste de ses contacts personnels, de remettre l’appareil à l’agente C. M., de laisser celle-ci appeler le numéro, de laisser la sonnerie faire son œuvre, puis d’écouter le message invitant le correspondant à laisser ses coordonnées, toutes ces considérations laissent bien peu de temps à C. M. pour chercher à en savoir davantage, surtout lorsqu’on considère que c’est elle qui place l’appel et que, dès 7 h 47, le défendeur s’entretiendra avec l’avocate choisie par la policière.

[87]       Considérant tous ces facteurs, et bien que le témoignage du défendeur ne réfute pas expressément l’affirmation de la policière qui dit avoir demandé au défendeur de lui préciser le nom de famille de son avocate, le Tribunal préfère ici le témoignage du défendeur sur la question. Bien qu’il ne soit pas impossible que le défendeur ne connaisse pas le patronyme de son avocate, cela reste tout de même fort improbable. Il ne s’agit pas ici, comme cela se produit fréquemment en salle d’audience, d’un défendeur qui ne connaît son avocat que par son prénom. Il s’agit d’une avocate qui, depuis 3 ou 4 ans, travaille à temps plein pour l’entreprise du défendeur, une avocate dont le nom figure évidemment sur la liste de paie de l’entreprise. En outre, le peu de temps écoulé entre la fin de la procédure d’écrou - et le Tribunal doit ici naviguer à l’estime vu le témoignage imprécis de C. M. sur le sujet - et la communication avec Me Gaiptman ne laisse tout simplement pas suffisamment de temps pour prêter foi au témoignage de C. M. sur la question, pas plus que sur les démarches qu’elle dit avoir entreprises pour trouver un autre numéro de téléphone où joindre l’avocate choisie par le défendeur. Mais cela n’a pas nécessairement l’importance qu’on pourrait croire à prime abord.

[88]       En effet, comme le nom du contact du défendeur figure dans ses contacts personnels, ce qui est du reste bien compréhensible, à la suite du témoignage du défendeur, qu’aucun patronyme n’est associé au nom de Maude et que, pour reprendre le témoignage de C. M., il lui semble s’agir d’un numéro de téléphone personnel, celle-ci doute manifestement de l’information que vient de lui transmettre le défendeur à l’effet que cette personne est une avocate.

[89]       Et le message neutre qu’elle entend ensuite ne la rassure pas davantage. Ce message n’indique d’aucune façon qu’on vient de joindre le bureau d’une avocate.

[90]       Cela n’est guère étonnant, selon le Tribunal, quand on sait que cette personne travaille de façon exclusive pour l’entreprise du défendeur. Cette personne ne reçoit donc pas d’appel de clients autres que ceux œuvrant dans l’entreprise, sa seule cliente professionnelle. Le numéro de téléphone que compose C. M. correspond probablement soit au numéro personnel de son domicile soit encore, alternative moins probable que la première, au numéro de téléphone de son poste de travail.

[91]       Ainsi, que le Tribunal retienne la version plus probable du défendeur ou celui de l’agente de la paix reste sans importance déterminante, dans la mesure où la policière ne croit pas que cette personne soit une avocate. Manifestement, c’est du reste ce qu’elle veut contrôler en plaçant elle-même l’appel. Elle relate dans son témoignage que, parfois, des détenus donnent une fausse information sur la personne à qui ils désirent parler.

·                    Le choix de l’avocat ou l’avocate de son choix

[92]       Pourquoi ne pas avoir tout de même laissé un message, comme l’invitait le répondeur ou la boîte vocale qui en tenait lieu? Pour le Tribunal, la réponse est simple, c’est que la policière n’a pas cru le défendeur lorsque ce dernier lui a dit que cette personne qui travaillait pour lui était son avocate.

[93]       Vu l’heure matinale, il était tout à fait plausible que la personne appelée soit temporairement incapable de prendre l’appel, occupée à des exercices ou à un jogging matinal, à faire ses ablutions ou à quelque autre activité l’empêchant momentanément de prendre l’appel.

[94]       On ne peut exclure non plus que l’appel ait été logé par C. M. depuis un combiné exclusivement réservé à faire des appels et que, partant, le numéro ou l’identité de l’appelant s’affiche, sur le combiné de l’appelé comme étant confidentiel. Et combien de personnes utilisent maintenant leur afficheur ou leur répondeur pour filtrer les appels importuns? La policière ne pouvait non plus ignorer cette nouvelle réalité. Et comme c’est elle qui avait décidé d’agir en quelque sorte comme intermédiaire du défendeur, elle se devait d’être à cet égard proactive, en vue, non pas de garantir, mais du moins de faciliter l’exercice du choix initial du défendeur.

[95]       Dans son témoignage, C. M. dit ne pas avoir laissé de message parce que rien n’indiquait que la personne appelée était une avocate. Elle ajoute ne pas avoir voulu faire du tort à la réputation du défendeur avec de l’information délicate et compromettante. S’il est compréhensible qu’elle ait décidé de ne pas dire à un répondeur anonyme « Nous venons d’arrêter M. Untel pour conduite avec la capacité affaiblie par l’alcool, il désire vous parler en tant qu’avocate. Veuillez nous rappeler immédiatement au numéro de téléphone 123-456-7890. », elle pouvait au moins improviser, être proactive et laisser un message neutre qui aurait pu ressembler à « Je suis l’agente C. M. du SPVM. Nous venons d’arrêter un individu qui nous dit que vous êtes une avocate qui travaillez pour lui ou pour sa compagnie. Il désire vous parler. Veuillez me rappeler immédiatement au numéro de téléphone 123-456-7890. ». Par la suite, C. M. aurait pu informer le défendeur de la situation et attendre au moins quelques minutes pour un retour d’appel. Il n’y avait aucune urgence pour agir de façon précipitée, ni pour immédiatement informer le défendeur qu’il y avait une impasse, ni pour lui proposer tout de suite de parler à un avocat de garde ou de l’aide juridique.

[96]       Or, non seulement ne laisse-t-elle pas de message demandant d’être rappelée, elle n’informe pas non plus adéquatement le défendeur de ce qui se passe avant de lui proposer de parler à l’avocat de garde. Elle se contente plutôt de dire brièvement au défendeur « qu’on est dans une impasse, que son avocate ne peut être jointe ».

[97]       Il convient ici de reconnaître qu’il est très rare qu’un individu ait un avocat à temps plein à son service, ce qui au départ a pu rendre suspecte l’affirmation du défendeur. Dans ce cas, il appartenait à C. M. de poursuivre la communication avec le défendeur pour s’assurer de l’exactitude de l’information reçue.

[98]       Quant au défendeur, il explique et exprime bien dans son témoignage comment il s’est senti dans un état de dépendance et de fragilité vis-à-vis des agents de la paix, en particulier devant le comptoir d’écrou où on lui a fait comprendre qu’il devait coopérer à défaut de quoi on l’accuserait d’entrave; c’est le terme qu’il utilise eu égard aux conséquences d’un refus dont on l’a assurément informé à ce moment. La nécessaire relation de confiance qui s’établit alors commande implicitement que le choix de l’avocat consulté appartienne non pas aux policiers, mais à la personne qui désire s’en prévaloir (R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3).

[99]       Cela est d’autant plus vrai qu’il semble que, au Québec, du moins, le protocole qui prévaut relativement à l’exercice du droit à l’avocat semble se distinguer de façon importante de ce qui se passe dans les autres provinces. La lecture des décisions qui portent sur le sujet indique que, ailleurs au Canada, on donne à la personne détenue un appareil téléphonique et une liste d’avocats, comme dans Prosper et dans l’affaire Willier (Willier c. La Reine, [2010] 2 R.C.S. 429) que cite la poursuite. Là-bas, c’est la personne détenue qui choisit un avocat, s’il n’en connaît pas, et c’est elle qui place l’appel.

[100]    Ici au Québec, le protocole, s’il s’agit bien d’un protocole, est différent. Ce sont les policiers qui agissent comme téléphonistes, comme dans l’affaire Thérien (R. c. Thérien, 2009 QCCS 671, par. [45]), soucieux en cela de s’assurer de l’identité de l’interlocuteur joint avant de permettre à la personne détenue de lui parler.

[101]    S’il n’y a rien d’inapproprié avec cette démarche plus restrictive ici au Québec qu’ailleurs, au Canada, cette façon de faire place néanmoins sur les épaules des agents de la paix qui agissent de la sorte une obligation d’information eu égard au résultat de l’appel placé au nom de, et en lieu et place de la personne détenue.

[102]    Cela nous amène à analyser la question de la validité de la renonciation par le défendeur de parler à l’avocat de son choix.

4.1.4    La renonciation

[103]    Bien sûr, lorsque la personne détenue répond par l’affirmative à l’offre faite de parler à un autre avocat que celui initialement choisi, que la personne détenue parle effectivement à cet avocat que lui proposent les policiers et qu’elle ne manifeste d’aucune façon son insatisfaction à la suite de cet appel, les policiers sont alors fondés de croire, du moins à première vue, que le détenu a pu effectivement exercer son droit à l’avocat.

[104]    C’est de la sorte qu’il faut interpréter l’obligation de « diligence raisonnable » dont traite la Cour supérieure dans cette décision que cite la poursuite (R. c. Thérien, 2009 QCCS 671). Il sied cependant de noter que, dans cette dernière affaire, le défendeur qui ne connaissait pas d’avocat en a lui-même choisi un au hasard sur une liste qui lui est présentée (par. [45]) et que c’est avec la personne qu’il a choisie qu’il s’entretient ensuite sans se plaindre ni protester d’aucune manière.

[105]    Cependant, lorsque le Tribunal doit évaluer la validité préalable de la renonciation de la personne détenue de parler à l’avocat de son choix, d’autres critères entrent en jeu, dont ceux rattachés à la validité de semblable renonciation.

[106]    Dans les cas de renonciation, la norme est stricte (R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173); celle-ci doit être claire et permettre de dissiper toute ambiguïté quant à cette renonciation.

[107]    Il est vrai que, dans l’affaire à l’étude, la renonciation est explicite. En effet, le défendeur répond « OK » à l’offre faite par C. M. de parler à quelqu’un d’autre qu’à son avocate.

[108]    Toutefois, pour que cette renonciation soit valide, il demeure que celle-ci doit résulter d’un choix libre et éclairé. Cette renonciation peut-elle être considérée comme résultant d’un choix libre et éclairé du défendeur de parler à quelqu’un d’autre qu’à l’avocate en qui il a confiance? Pour ce faire, le défendeur devait être avisé précisément de ce qui, selon les dires de C. M. constituait une impasse. Pour le Tribunal, C. M. se devait de dire expressément au défendeur que le message qu’elle venait d’écouter n’indiquait en rien que le numéro joint était le numéro de téléphone d’une avocate, surtout, qu’elle n’avait pas laissé de message, ce qui rendait absolument impossible tout retour d’appel et qu’elle doutait en outre de la qualité d’avocate de la personne à qui le défendeur désirait parler.

[109]    Le défendeur aurait pu alors soit confirmer à C. M. que Maude était bel et bien une avocate, lui demander de la rappeler et de lui laisser un message, ou encore trouver un autre numéro de téléphone pour la joindre, au travail par exemple, lui laisser là aussi, le cas échéant, un message, puis attendre un retour d’appel, comme dans tant de décisions qui en traitent.

[110]    Alors, mais alors seulement, à la suite de l’écoulement d’une période de temps raisonnable, le défendeur aurait pu être contraint d’exercer un second choix, ou de parler à l’avocat de garde. Il aurait au moins pu alors bénéficier de l’information précise qu’il n’a jamais obtenue et de quelques minutes supplémentaires de réflexion pour exercer un choix éclairé, ou encore réfléchir à une alternative autre que celle proposée par C. M. Le fait de simplement lui dire qu’il y a impasse et que Maude ne peut être jointe, sans plus, tout en lui offrant immédiatement de parler avec l’avocat de garde ne lui a manifestement pas donné le temps de prendre une décision libre et éclairée à ce sujet, surtout dans le contexte de l’information déjà transmise au défendeur quant aux conséquences d’un refus.

[111]    En fait, ce n’est pas le défendeur qui était dans une impasse, c’est la policière qui, soucieuse de contrôler l’appel et incrédule du fait que le défendeur lui ait affirmé que cette personne travaillait pour lui, se trouvait dans une impasse. En ne jugeant pas opportun d’informer le défendeur de façon précise de ses doutes à cet égard et de la problématique à laquelle elle faisait face, le Tribunal est d’avis que, dans les circonstances de la présente affaire, la policière a manqué à son devoir d’information.

[112]    De plus, trop peu de temps s’est écoulé entre la fin de la procédure d’écrou, malheureusement non précisée par le témoignage de C. M. et la communication avec Me Gaiptman. Le Tribunal conclut qu’il y a eu précipitation dans la façon de faire de la part de C. M. Le devoir d’information dont traite le juge Lamer dans Prosper (aux pages 274 et 275) doit être modulé en fonction des circonstances de chaque espèce.

[113]    À la décharge de la policière, il sied d’ajouter qu’il est peu commun qu’une personne ait un avocat à temps plein à son service. Toutefois, comme le défendeur était calme, coopératif, qu’il ne posait aucun problème et qu’il n’y avait aucune urgence d’agir, pourquoi ne pas avoir discuté avec ce dernier des doutes que la policière entretenait eu égard à la qualification professionnelle de l’avocate avec laquelle le défendeur désirait s’entretenir? Et tenter d’obtenir plus d’information de la part de celui-ci à ce sujet?

[114]    Comme c’est à la poursuite qu’il appartient de prouver la renonciation au droit à l’avocat (R. c. Maloney, (1996) 34 C.R.R. (2d) 162 (C.A. N.-É.), il ne saurait en être différemment, selon le Tribunal, lorsqu’il s’agit de renoncer au choix de cet avocat. Et tout doute, toute équivoque, toute ambiguïté quant à savoir ce qu’un accusé aurait fait si son droit n’avait pas été violé doit jouer en faveur de celui-ci (R. c. Brunczlik, (2000) O.J. No 116; (2000) C.R.D. 36.50.40-04 (CAO)). Dans cette dernière affaire, la Cour d’appel ontarienne a jugé irrecevable une déclaration faite par l’accusé avant qu’il n’ait pu s’entretenir avec un avocat, et ce, même s’il semblait clair que l’accusé avait l’intention de raconter son histoire à la police.

[115]    Dans la présente affaire, comment soutenir que le défendeur a renoncé à parler avec l’avocate de son choix et que cette renonciation est valide si elle résulte, cette renonciation, d’une information déficiente, voire absente (Bartle), à plus forte raison lorsqu’on sait que l’acceptation de parler à l’avocat d’office ne constitue pas une renonciation au droit de parler à son avocat (R. c. Donovan, (2001) 83 C.R.R. (2d) 172 (C.S. Ont.))?

[116]    S’il est vrai que la personne arrêtée ne jouit pas d’un droit absolu à l’avocat de son choix et qu’elle doit agir promptement pour en consulter un autre au besoin, comme le rappelait le regretté Michel Proulx dans Dozois (R. c. Dozois, 1996 CanLII 5986 (QCCA)), encore faut-il qu’une réelle tentative soit faite de contacter le premier choix, surtout lorsque les policiers décident d’agir eux-mêmes pour ce faire, en lieu et place de la personne détenue.

[117]    Ainsi, dans cette affaire Émond que cite la poursuite (Emond c. La Reine 2012 QCCA 2090), la trame factuelle est complètement différente de la nôtre. Avant d’offrir à l’accusée de parler avec l’avocat de service de l’aide juridique, le policier avait appelé et laissé des messages à deux numéros de téléphone distincts, puis attendu un retour d’appel avant de proposer l’alternative de l’aide juridique. Dans notre affaire, la policière n’a pas laissé de message et le trop court laps de temps qui s’écoule, sujet à ce que mentionné plus haut, convainc le Tribunal que la policière a agi avec une hâte injustifiée. Comme l’écrivait la Cour suprême dans Askov, « la notion de renonciation implique un choix entre différentes possibilités » (R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S., 1199 à la p.1246).

[118]    En conclusion, le Tribunal, sur cette question, est d’avis pour ces motifs que le défendeur n’a pas valablement renoncé à son droit de parler avec l’avocate de son choix. En conséquence, son droit constitutionnel a été violé.

4.1.5    Le remède

[119]     Si autrefois, jusqu’en 2009 du moins, l’exclusion presque automatique de la preuve subséquemment obtenue semblait le remède approprié, sans égard aux circonstances, tel n’est plus le cas depuis ces quatre décisions de la Cour suprême auxquelles le Tribunal référait plus haut, au paragraphe [77] de la présente décision. Du reste, la « règle d’exclusion » n’était pas aussi automatique qu’il le semble, comme on a pu le voir dans l’affaire Tremblay susmentionnée, une décision de notre Cour suprême tout de même rendue en 1987.

[120]     En effet, la grille d’analyse qui prévalait alors, à la suite des arrêts Collins (R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265) et Stillman (R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607), favorisait plus fréquemment l’exclusion de la preuve. Les critères d’équité du procès et de preuve obtenue en mobilisant le défendeur contre lui-même déterminaient fréquemment cet aboutissement.

[121]     Toutefois, l’état du droit diffère maintenant. Il convient maintenant de déterminer le remède à adopter en considérant les facteurs suivants :

·                     la gravité de la conduite attentatoire de l’État;

·                     l’incidence de la violation sur les droits du défendeur garantis par la Charte;

·                     l’intérêt sociétal qu’une affaire de nature criminelle soit jugée sur le fond du litige.

 

[122]     Comme l’écrit si bien la juge Deschamps dans Grant :

« [227]      La question à laquelle le juge doit répondre est de savoir si la considération dont jouit l’administration de la justice sera mieux assurée par l’admission de la preuve ou par son exclusion.  Dans certains cas, l’incidence sur les droits protégés par la Constitution constituera un facteur prépondérant, car certaines circonstances de la violation feront que l’effet à long terme de l’inclusion déconsidérera l’administration de la justice.  Mais la réciproque est également vraie. Ainsi, dans d’autres cas, c’est l’intérêt du public à la tenue du procès qui devrait l’emporter. (…) Sauf erreur de principe, la décision revient au juge des faits. »

[123]     La gravité de la conduite attentatoire de l’État. Quant à la gravité de la conduite attentatoire de l’État, le Tribunal est ici d’avis que celle-ci est importante.

[124]     Considérer cette violation comme sans importance, ou encore, anodine, reviendrait à dire que les policiers pourront dorénavant exiger de tout conducteur qu’il fournisse un échantillon d’haleine dans un alcootest sans que cette personne qui connaît un avocat et qui désire entrer en contact avec lui pendant sa détention ne puisse le faire.

[125]     Considérer cette violation comme sans gravité reviendra, à long terme, comme l’équivalent de l’absence de droit de consulter l’avocat de son choix. C’est, à mots couverts, ce à quoi la poursuite invite le Tribunal à conclure : après tout, le défendeur n’a-t-il pas tout de même pu parler à un avocat? Où est donc le problème? Avec égard, le Tribunal ne peut partager cette vision.

[126]     La mise sur pied des services d’avocats de l’aide juridique et du système d’avocats de garde vise à permettre que les droits constitutionnels de la personne détenue, ceux que lui garantit la constitution de son pays de pouvoir avoir recours sans délai aux services d’un avocat, soient autre chose qu’une promesse en l’air. Ces services visent à permettre à celui qui ne connaît pas d’avocat ou qui n’a pas les moyens de s’en offrir un, de pouvoir néanmoins parler à un avocat. Ces services n’ont pas été mis sur pied pour la commodité des autorités policières ni pour leur permettre de court-circuiter selon leur appréciation particulière des faits, le choix de la personne détenue de parler avec un avocat en particulier lorsque, comme dans le cas du défendeur, cette personne en connaît un.

[127]     Qu’en est-il du deuxième critère proposé dans la grille d’analyse?

[128]     L’incidence de la violation. Nous vivons, il est toujours utile de le souligner, dans un régime gouverné par la règle de droit. Dans un tel régime, l’application de cette règle fait en sorte que chacun bénéficie d’une protection en cas d’arrestation, de détention, celle de pouvoir recourir sans délai à l’assistance d’un avocat. Cette protection, dont chacun bénéficie, lui est accordée par la loi fondamentale de son pays, une loi intégrée à la constitution.

[129]     Par contre, comme le plaide la poursuite, il est exact de souligner le caractère peu intrusif de la fouille dont le défendeur a été l’objet.

[130]     Reste que les circonstances dans lesquelles la violation survient ne peuvent être ignorées, ni être qualifiées d’anodines. C’est parce que la policière qui a décidé de contrôler l’appel à l’avocate du défendeur n’a pas donné l’heure juste à ce dernier que celui-ci a « renoncé » à son droit de parler avec l’avocate de son choix. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’importance de la relation de confiance qui s’établit entre le client et son avocat lorsque le client connaît l’avocat qui lui parle, lorsque la voix qu’il entend lui est une voix familière. La situation est certes différente lorsqu’il entend une voix inconnue, celle de la personne qui lui est suggérée par ces mêmes policiers qui ont procédé à son arrestation, peu auparavant.

[131]     On comprend mieux ce que le défendeur exprime lorsqu’il dit s’être senti piégé, comme dans un « set up », pour reprendre son expression.

[132]     Il n’est pas inutile de rappeler ici que tous les droits énoncés à la Charte sont garantis par son article premier.

[133]     Que vaut une garantie, si on la mine par des exceptions aussi nombreuses que variées, ou si la recherche de la vérité doit devenir une fin pour laquelle tous les moyens doivent être permis, au détriment de notre loi fondamentale? Dans le domaine privé, par exemple, que faut-il penser de ces garanties que l’on accorde à grand battage publicitaire, mais qui, à chaque fois où elles sont invoquées par leur bénéficiaire, se voient opposées une fin de non-recevoir par le garant?

[134]     Bref, le Tribunal estime que la violation du droit du défendeur de consulter l’avocat de son choix, dans cette affaire, est suffisamment importante pour requérir sa protection.

[135]     L’intérêt sociétal. Ce critère favorise généralement l’inclusion de la preuve. Dans Grant, la juge en chef et la juge Charron - à l’opinion desquelles se rallient les juges Lebel, Fish et Abella - écrivent :

« [111]      Bien qu’il faille toujours tenir compte des faits particuliers de chaque cause, on peut dire que, en règle générale, les éléments de preuve seront écartés en dépit de leur pertinence et de leur fiabilité lorsque l’atteinte à l’intégrité corporelle est délibérée et a des effets importants sur la vie privée, l’intégrité corporelle et la dignité de l’accusé.  À l’inverse, lorsque la violation est moins inacceptable et l’atteinte moins sévère, les éléments de preuve corporelle fiables pourront être admis. Ce sera souvent le cas, par exemple, des échantillons d’haleine, qui s’obtiennent par des procédés relativement non intrusifs. »

(Soulignement ajouté)

[136]     Cela est compréhensible. La société a généralement intérêt à ce que les procès connaissent leur aboutissement régulier. Leur avortement, pour des raisons d’ordre technique, risque de compromettre la confiance que le citoyen accorde au système de justice de son pays.

[137]     La poursuite nous rappelle ce qu’écrivait notre Cour d’appel dans Anderson (Anderson c. La Reine, 2013 QCCA 2160); notre Cour d’appel y réfère à ce que la Cour suprême avait déjà écrit, bien avant 2009 :

« [16] …un procès équitable est « celui qui répond à l’intérêt qu’a le public à connaître la vérité, tout en préservant l’équité fondamentale en matière de procédure pour l’accusé » (R. c. Harrer, [1995] 3 R.C.S. 562 au paragr. [45]). »

[138]     Toujours dans Anderson, en 2013, notre Cour d’appel dit également :

[17] Après avoir rappelé que l’objet de 24(2) de la Charte est de préserver la considération dont jouit l’administration de la justice, à toutes les étapes (…), et d’assurer le maintien des droits garantis par la Charte et de la primauté du droit, la Cour suprême réitère que c’est le maintien, à long terme, de l’intégrité du système de justice et de la confiance à son égard qui doit être visé (R. c. Grant 2009, paragr. [59] à [66]).

 

[139]     Ainsi, ni l’application de ce critère de non-exclusion automatique de la preuve, ni la tangente que son interprétation jurisprudentielle a pu parfois présenter depuis l’arrêt Grant ne sont des facteurs dirimants au remède recherché par le défendeur.

 

[140]     En fait, l’intérêt de la société est mixte comme le rappelle si justement notre Cour d’appel dans Anderson. La société a certes intérêt à ce que la justice suive son cours et à ce que les procès se déroulent et se dénouent de façon normale. Toutefois, la société a également intérêt à ce que les personnes traduites en justice ou arrêtées par les forces de l’ordre soient traitées dans le respect de leurs droits constitutionnels.

 

[141]     En outre, les commentaires faits à ce sujet par la Cour supérieure dans R. c. Tremblay (2016 QCCS 770) au sujet de la décision rendue dans Anderson sont fort instructifs. On y lit :

 

[87] La détermination de savoir si une preuve obtenue en violation des droits fondamentaux est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice est éminemment contextuelle et doit être évaluée « eu égard aux circonstances », comme le précise le paragraphe 24(2) de la Charte.

[88] Chaque cas est donc un cas d’espèce.

(…)

[90] Bien qu’elle soit relativement peu envahissante, la prise d’échantillons d’haleine de conducteurs sur les voies publiques constitue « l’utilisation du corps d’une personne, sans son consentement, en vue d’obtenir des renseignements à son sujet », ce qui constitue une atteinte non négligeable des attentes raisonnables de vie privée.

 

[142]     Lorsqu’une déclaration de culpabilité résulte d’une preuve obtenue en mobilisant l’accusé contre lui-même, contre ses intérêts, à la suite d’une violation de la Charte, on ne peut parler de violation technique sans importance (Stevens c. La Reine 2016 QCCA 1707).

 

[143]     Les plus désinvoltes pourraient bien sûr dire que le défendeur n’avait qu’à marcher droit, qu’à respecter les lois et à ne pas conduire un véhicule avec une alcoolémie au-delà de la limite permise. Bien sûr. Le syllogisme de ce raisonnement n’en demeure pas moins pour autant évident. Selon cette théorie, les droits garantis par la Charte ne le seraient qu’au bénéfice des gens qui ne commettent pas d’infraction ou qui sont arrêtés à la suite d’une erreur. S’ils marchent droit, les premiers n’ont pas besoin de ces garanties ; quant à ceux de la deuxième catégorie, on s’apercevra bien tôt ou tard de l’erreur et les plaintes à leur endroit finiront bien par être retirées.

[144]     La difficulté, avec ce raisonnement, c’est que le parlement fédéral, lorsqu’il a rédigé le texte de la Charte, a garanti à chacun, sans distinction, entre autres aux articles 2, 7, 8, 9, 10 et 11 les droits qui y sont prévus.

[145]     Dans un contexte apparemment bien différent, mais peut-être pas si distinct que cela, l’histoire juridique des décisions rendues depuis Morin (R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771) nous apprend par ailleurs que, lorsqu’un droit constitutionnel est violé et qu’aucun remède n’est apporté pour mettre un terme à cette violation, celle-ci est susceptible de dégénérer au fil du temps, de donner naissance à une tolérance, voire à une culture de complaisance qui dénature, voire annihile le droit même que la constitution est censé protéger au départ. C’est ce que tous les juges de la Cour suprême, le jugement est unanime sur ce point, c’est sur le remède que se situe la dissidence, viennent durement de nous rappeler dans Jordan (R. c. Jordan, 2016 CSC 27, [2016] 1 R.C.S. 631).

[146]     Mettant en balance ces trois facteurs, les faits particuliers de notre affaire, dont la décision de la policière de ne pas donner suite au désir clairement manifesté par le défendeur d’avoir recours à l’avocate de son choix, incitent le Tribunal à conclure que, à long terme, le maintien de la confiance du public dans son système de justice, sera ici davantage favorisé en accordant la priorité au respect de la constitution, la loi fondamentale de notre pays.

[147]     Si le Tribunal décidait plutôt de ne pas exclure la preuve, la condamnation consécutive du défendeur, à long terme, risquera plutôt d’aboutir à brève échéance sur une culture de la complaisance lorsque le droit à l’avocat de son choix ne sera pas respecté. Le message qui sera alors perçu par le public et par les autorités policières sera que les tribunaux n’entendent pas insister sur la garantie constitutionnelle de l’article 10b) de la Charte.

[148]     L’inclusion de la preuve obtenue à la suite de cette violation contribuerait rapidement à faire perdre au citoyen la perception qui l’habite de la distance nécessaire qui sépare et qui doit continuer à séparer le policier qui l’arrête, du magistrat qui le juge.

[149]     Cette même confiance sera ici magnifiée lorsque le citoyen saura que, pour qu’il puisse être déclaré coupable de conduite avec une alcoolémie illégale, les agents de la paix qui procèdent à son arrestation ont des obligations essentielles à respecter, surtout lorsqu’ils décident, pour des motifs au départ compréhensibles, de servir de filtre ou de facilitateur d’appel entre le défendeur et l’avocat que ce dernier désire consulter.

[150]     Il saura également que, si les agents de la paix ne s’acquittent pas de ces obligations, ce même système de justice les protègera efficacement.

[151]     La requête du défendeur doit réussir, et la preuve obtenue à la suite de la violation du droit du défendeur de consulter l’avocat de son choix doit ainsi être exclue.

[152]     En l’absence du certificat du technicien qualifié qui est exclu de la preuve, il y a absence de preuve de l’alcoolémie du défendeur. L’acquittement doit suivre.

[153]     Qu’en est-il maintenant du deuxième moyen constitutionnel soulevé?

 

4.2. Le droit à un procès dans un délai raisonnable

 

 « (…) Nous sa­vons que, dans la plupart des demandes fondées sur l’al. 11b), on a rarement à gratter longtemps pour voir apparaître la question des ressources. » (Jordan, par. [117])

 

[154]     Par une requête de type Jordan en date du 27 février 2017 et faite présentable devant le Tribunal le 3 mars 2017, le défendeur soulève que son droit à un procès dans un délai raisonnable, droit garanti par l’article 11b) de la Charte a également été violé. Il demande, en réparation, que le Tribunal ordonne l’arrêt des procédures à son égard.

[155]     La dénonciation qui reproche au défendeur les chefs d’accusation pour lesquels il subit depuis son procès est signée le 13 décembre 2013. Depuis cette date à la date du présent jugement, 40 mois se sont écoulés.

[156]     Comme ce délai excède à la fois le délai de huit à dix mois proposé par la Cour suprême dans Morin (R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, à la p. 799) et, par voie de conséquence le nouveau délai de 18 mois fixé dans Jordan (R. c. Jordan, [2016] 1 R.C.S. 631, par. [5]) il est manifestement suffisant pour justifier son analyse.

            4.2.1. L’analyse du délai

[157]     Les procureurs ne s’entendent pas entre elles, ni sur les délais imputables à la défense, ni sur la qualification qu’il faut accorder aux différentes remises, principalement, mais non exclusivement celles survenues depuis le 9 juin 2015, première date fixée pour la tenue du procès. Cette mésentente n’est guère surprenante; les juges non plus ne s’entendent pas entre eux sur le sujet.

[158]     C’est d’ailleurs en raison de ce constat que les juges majoritaires dans Jordan ont été d’avis qu’il ne suffisait pas d’adopter le cadre d’analyse révisé de Morin, tel que proposé par le juge Cromwell, dans l’opinion qu’il rédige au nom des quatre juges minoritaires, aux par. [213] à [216] de Jordan. La majorité est plutôt d’avis qu’il en faut davantage pour mettre un terme à la tolérance (paragr. [4]) des délais excessifs.

[159]     Alors que le droit se doit d’être prévisible, que la garantie constitutionnelle de 11b) doit signifier quelque chose, la situation a évolué de telle façon depuis Morin qu’elle a fait dire aux juges de la majorité, dans l’opinion rédigée sous la plume du juge Moldaver, au sujet du droit de tout inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable, et plus particulièrement du cadre d’analyse proposé dans Morin :

[32]     (…) son application est extrême­ment imprévisible. On l’a interprété de façon à lui donner une souplesse infinie, d’où la difficulté de décider s’il y a eu ou non violation. L’absence d’une norme uniforme a transformé le recours à l’al. 11b) en une sorte de coup de dé et a entraîné la multipli­cation de demandes longues et souvent complexes fondées sur cette disposition, grevant ainsi encore davantage le système.

[160]     Ceci dit, bien qu’on parle constamment de Jordan comme d’un jugement qui a profondément divisé la Cour, ce n’est pourtant que sur le remède à apporter qu’il y a eu dissidence.

[161]     En effet, le Tribunal estime utile de rappeler ici, en ce qui a trait à la durée du procès, soit 49 mois et demi (Jordan, paragr. [119]), durée au terme de laquelle Jordan fut déclaré coupable, que le jugement de la Cour suprême est un jugement unanime.

[162]     En effet, tous les juges de la Cour suprême sont d’avis que ce délai est déraisonnable, et tous les juges s’entendent pour ordonner l’arrêt des procédures. Le fait que, à la fois le juge d’instance et les trois juges siégeant en appel, aient tous considéré que ce même délai n’était pas déraisonnable, ce fait illustre, et de manière explicite, ce que les juges de la majorité expriment lorsque dans l’opinion qu’il rédige pour eux, le juge Moldaver écrit :

 

« [38] Bref, le cadre d’analyse applicable aux de­mandes fondées sur l’al. 11b) est trop imprévisible, trop difficile à saisir et trop complexe sur le plan théorique. Il est devenu lui-même un fardeau pour des tribunaux de première instance déjà surchargés.

 

[39] Ces problèmes sur le plan théorique ont concouru à l’existence de problèmes pratiques.

 

[40] Comme nous l’avons vu, une culture de com­plaisance vis-à-vis les délais a fait son apparition au sein du système de justice criminelle. »

 

[163]     Revenant maintenant à la mésentente entre les parties eu égard à la qualification des délais, le désaccord entre des procureurs pourtant d’expérience démontre bien la complexité du cadre d’analyse proposé dans Morin.

[164]     Les procureurs s’entendent néanmoins sur plusieurs prémisses utiles à l’analyse à laquelle le Tribunal doit se livrer :

[165]     Premièrement, le plafond de 18 mois de Jordan est dépassé, bien que de peu, selon les calculs de la poursuite, 19,73 mois selon le tableau présenté au Tribunal, mais davantage selon le défendeur;

[166]     Deuxièmement, l’affaire à traiter n’est pas complexe;

[167]     Troisièmement, il n’y a pas de circonstances exceptionnelles raisonnablement imprévues ou inévitables auxquelles on ne pouvait remédier;

[168]     Quatrièmement, il s’agit d’une affaire pour laquelle le Tribunal doit décider de l’application de la mesure transitoire exceptionnelle prévue pour les dossiers en cours d’instance le 8 juillet 2016, date où la Cour suprême rend son jugement dans Jordan.

[169]     Les parties ne s’entendent évidemment pas sur l’application de cette mesure transitoire exceptionnelle. La poursuite soumet qu’elle s’est raisonnablement conformé à l’état du droit existant, la défense contestant cet allégué.

[170]     Pour les motifs qui sont élaborés plus avant, le Tribunal n’entend pas procéder au microcalcul auquel les procureures se sont livrées. Il y a néanmoins lieu de reproduire ici, sous forme de tableau, le sommaire du résultat de ces calculs que le Tribunal s’est permis d’arrondir au mois le plus près, d’où les distorsions que les plus perspicaces ne manqueront pas de noter à raison de 30 jours par mois.

 

 

             Selon Morin

                Selon Jordan

Qualification du délai

 Selon la

 poursuite

 Selon la

 défense

 Selon la

 poursuite

 Selon la

 défense

Délai inhérent

13 mois

10 mois

13 mois

 (non précisé)

Délai institutionnel

7 mois

15 mois

7 mois

15 mois

Délai défense

19 ½ mois

7 mois

19 ½ mois

(non précisé)

Délai poursuite

0

7 ½ mois

0

(non précisé)

 

[171]     Malgré ce qu’indiquent les cases où apparaît la mention « non précisé » le défendeur, tant par sa requête du 27 février 2017 que par son « Tableau de computation des délais » transmis le 28 février en traite abondamment.

[172]     Avant de revenir sur la qualification de certains délais, le Tribunal se permettra une courte digression, au risque de paraître triomphaliste, voire fat.

[173]     Le 7 octobre 2014, alors qu’il écoutait les arguments des plaideurs dans le cadre d’une requête en arrêt de procédures pour délais déraisonnables présentée par quelque 30 défendeurs poursuivis en matière statutaire à titre de manifestants à la suite de l’une des nombreuses manifestations survenues au printemps 2012, pendant la période que les médias de l’époque ont qualifié de printemps érable, les procureurs du ministère public en étaient à disséquer les délais antérieurs, les qualifiant tantôt de délai inhérent, tantôt de délai institutionnel, tantôt de délai neutre, essayant le plus possible, cela est de bonne guerre, de justifier ou de réduire la plus grande partie du délai de plus de deux ans écoulé depuis l’émission des constats d’infraction pour lesquels les requérants subissaient leur procès.

[174]     Le Tribunal a alors informé les plaideurs que cette analyse lui semblait trop complexe, que, quant à lui, il ne devrait y avoir que deux sortes de délai, soit ceux attribuables au défendeur et les autres. Bien que la décision rendue ne l’exprime pas de façon aussi explicite (voir Montréal (Ville de) c. Beauregard. 2014 QCCM 259), il était déjà, à cette époque, devenu fort périlleux de se hasarder à qualifier un délai dont l’étiquette, soumise à l’évaluation, en appel, de la décision correcte, pouvait aisément être révisée par nos tribunaux d’appel.

[175]     À la suite de Jordan, il appert maintenant que cette déclaration qui, en octobre 2014, pouvait aisément être qualifié d’hérésie juridique à l’époque peut aujourd’hui, avec le bénéfice que procure le recul du temps et la décision Jordan, être qualifiée plutôt de prophétie. La parenthèse est close.

[176]     Faut-il maintenant procéder à l’analyse microscopique des délais comme s’y sont livrés les plaideurs? Cet exercice est-il même utile?

[177]     Dans Jordan, le juge Moldaver écrit :

 

« [37] Enfin, le cadre d’analyse établi dans Morin est indûment complexe. On peut considérer, à juste titre, que le calcul pointilleux qu’il exige empoi­sonne la vie de tous les juges de première instance. Même si dans R. c. Godin, 2009 CSC 26, [2009] 2 R.C.S. 3, le juge Cromwell a prévenu les tribunaux qu’ils doivent prendre garde en portant attention aux détails de ne pas perdre de vue l’ensemble de la si­tuation (par. 18), c’est exactement ce qu’ont souvent fait les tribunaux et les parties. Chaque jour de l’ins­tance, du dépôt des accusations jusqu’au procès, est débattu, comptabilisé et expliqué tant bien que mal. Ce micro calcul est inefficace, repose sur des « es­timations empiriques » de la part des juges et a été utilisé d’une manière qui permet de tolérer des dé­lais de plus en plus longs. »

 

[178]     Cette analyse microscopique risque de faire rapidement perdre de vue l’ensemble de la situation. À regarder de trop près chacun des arbres qui l’entourent, le promeneur finira par perdre de vue qu’il est dans la forêt.

[179]     À la décharge de tous ceux et celles qui, depuis maintenant 25 ans, soit depuis Morin, se sont livrés à cet exercice, il convient de souligner, ex post facto, que Morin se prêtait plutôt mal, au départ, à la question de l’établissement d’une ligne directrice tant les faits sur lesquels cette ligne directrice ont été établis sont peu communs.

[180]     Pourquoi?

[181]     Parce que le jour même de sa comparution, le 28 février 1988, 6 semaines après son arrestation, celle-ci, par l’entremise de l’avocat dont elle avait retenu les services, a immédiatement demandé que son procès soit fixé à la date la plus rapprochée qui soit, ce qui fut fait, et la date a alors été fixée 13 mois plus tard (Morin, p. 805). Cette façon de faire, non pas unique, mais qui ne se présente que très rarement dans les faits, se prêtait plutôt mal au départ à la définition des catégories de délais inhérents, systémiques, neutres, institutionnels ou autres qui en ont pourtant découlé.

[182]     Jordan aura au moins eu le bénéfice de mettre un terme à cette complexe question de la définition des délais, une question qui relevait trop fréquemment de notions byzantines souvent apparentées à la casuistique, voire à l’argutie.

[183]     Dans Jordan, le juge Moldaver écrit encore :

 

« [91]  Le fait de déterminer si le temps qu’a pris une affaire à être jugée a excédé de manière mani­feste ce qui était raisonnablement nécessaire n’est pas une question de calculs précis. Le juge de première instance ne devrait pas disséquer chaque jour ou chaque mois pour déterminer si chaque étape était raisonnablement nécessaire — comme le veut la pratique courante depuis l’arrêt Morin. Il devrait plu­tôt prendre du recul par rapport aux menus détails et examiner l’affaire dans son ensemble. Cela dit, cette détermination est une question de fait qui relève en­tièrement de l’expertise du juge de première instance. »

 

[184]     Fort de ces balises et de l’interprétation récente qu’en faisait la Cour supérieure (le juge Éric Downs) dans Palma (Palma c. La Reine, 2016 QCCS 6543) le Tribunal s’estime justifié de ne pas se livrer à l’exercice traditionnel de l’analyse microscopique des délais. Dans Palma, la Cour supérieure écrit :

 

« [32] Cependant, pour décider de la présente affaire, le Tribunal ne croit pas opportun de narrer chacune des dates au long ni de procéder à l'analyse chirurgicale du nombre de jours en indiquant ce qui s’est produit à chacune des vacations devant le Tribunal et entre chacune de ces périodes. Le Tribunal entend procéder à l’évaluation globale des délais. »

 

[185]     Et plus loin, le savant magistrat ajoute :

 

« [59] Les parties ont qualifié les délais selon l’ancienne grille de l’arrêt Morin. Le Tribunal estime fastidieux cet exercice alors même que la majorité dans Jordan s’est distancée de cette grille d’analyse. »

 

[186]     Pour ces raisons, le Tribunal procédera donc plutôt à une analyse globale des délais. À cette fin, il convient de les répartir en deux périodes distinctes, soit :

·                     du 13 décembre 2013 au 29 janvier 2015;

·                     depuis le 29 janvier 2015 jusqu’à ce jour.

[187]     Pour la première de ces périodes, le Tribunal accepte intégralement le calcul de la poursuite qui attribue principalement au défendeur la responsabilité de cette période, à l’exclusion des périodes de :

 

·                     36 jours antérieurs à sa comparution 

·                     99 jours séparant le 1er du 2e pro forma, pour un total de 135 jours, ou 4 ½ mois de délai inhérent, un délai qui ne peut donc plus être soustrait.

[188]     Quant à la période écoulée depuis le 29 janvier 2015, soit depuis 26 ½ mois, i.e. depuis le jour où le défendeur s’est dit prêt à subir son procès, et où il a demandé que soit fixée une date pour la tenue de son procès, le Tribunal voit mal, sous réserve du paragraphe suivant, ce que le défendeur pouvait faire de plus que d’attendre son tour, d’attendre qu’un juge soit disponible pour entendre le procès, pour écouter les représentations qu’il avait à faire sur chacune de ses requêtes, des procédures qu’il a fait signifier en temps opportun aux procureurs de la poursuite, en avril 2015, et pour rendre jugement sur ses requêtes.

[189]     Ce délai supplémentaire de 26 ½ mois doit cependant maintenant être réduit du temps écoulé entre le 15 novembre 2016 et le 3 mars 2017, soit 3 ½ mois, puisqu’à la date du 15 novembre 2016 une salle d’audience était disponible pour la poursuite du procès, et que le Tribunal et la poursuite étaient également disponibles. Alors que le régime antérieur était plus souple, comme le rappelle le juge Cromwell aux paragraphes [21] et [23] de Godin, et comme on peut le lire dans l’extrait suivant de ses motifs :

 

« [23]  (…) L’établissement d’un calendrier pour le déroulement d’une instance requiert une disponibilité et une coopération raisonnables; il n’exige pas, pour l’application de l’al. 11b), que les avocats de la défense demeurent disponibles en tout temps. »

 

[190]     La règle à cet égard diffère maintenant quelque peu. Elle apparaît maintenant explicite dans les motifs suivants du juge Moldaver, de même, un peu plus loin, qu’au paragr. [123] de la décision rendue dans Jordan :

 

« [64]  Autre exemple, la défense cause directement le délai si le tribunal et le ministère public sont prêts à procéder, mais pas elle. Le retard découlant de ce manque de disponibilité sera imputé à la défense. Toutefois, les périodes durant lesquelles le tribu­nal et le ministère public ne sont pas disponibles ne constituent pas un délai imputable à la défense même si l’avocat de la défense n’est pas dispo­nible lui non plus. »

 

[191]     On doit donc ici parler d’un délai total de 27 ½ mois (23 + 4,5) qui n’est d’aucune façon imputable à la défense. Le Tribunal reviendra plus loin, dans la section traitant des raisons du délai, sur les motifs pour lesquels il ne retient pas le tableau de la poursuite qui impute une partie plus significative de ces délais à la défense.

 

[192]     Ce calcul global est important dans la détermination ultérieure de l’application de la mesure transitoire exceptionnelle, et ce, même si la poursuite reconnaît explicitement que le plafond de 18 mois est dépassé. En effet, le délai par lequel ce même plafond est dépassé est un des facteurs à considérer par les tribunaux dans l’application de la mesure transitoire exceptionnelle.

[193]     Jordan précise en effet :

 

« [99] (…) Cela dit, dans les causes où le décalage entre le délai écoulé et le délai raisonnable est ténu, toute mesure qu’aurait prise la défense durant ce temps l’aidera à démontrer que le délai excède de manière manifeste ce qui était raisonnablement nécessaire. Dans ce cas de figure, le juge du procès doit tout de même tenir compte de l’action ou de l’inaction de l’accusé qui peut être incompatible avec le désir que le procès soit tenu en temps opportun. »

 

            4.2.2. Un délai déraisonnable présumé

[194]     Comme le Tribunal le soulignait plus haut, au paragraphe [161], et tel que les parties le reconnaissent explicitement, tout en retenant un délai différent pour chacune, le délai de 18 mois qui fait naître la présomption de délai déraisonnable est maintenant dépassé.

[195]     Jordan prévoit en effet ceci :

 

« [47] Si le délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès (moins les délais imputables à la défense) dépasse le pla­fond, il est présumé déraisonnable. Pour réfuter cette présomption, le ministère public doit établir la pré­sence de circonstances exceptionnelles. S’il ne peut le faire, le délai est déraisonnable (…). »

 

[196]     Les principes de Morin, à tout le moins dans leur facture initiale de 1992, n’étaient pas, au départ, à ce point différents. Le juge Moldaver les résume succinctement comme suit :

 

« 60 L’application du cadre d’analyse établi en l’espèce, tout comme celle du cadre établi dans Morin, commence par le calcul du délai total entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Une fois ce délai établi, il faut en soustraire le délai imputable à la défense. En ef­fet, cette dernière ne doit pas être autorisée à profi­ter de sa propre conduite à l’origine du délai. Pour reprendre les propos du juge Sopinka dans Morin, « [l]’alinéa 11b) a pour but d’accélérer les procès et de réduire les préjudices et non pas d’éviter qu’une personne subisse son procès sur le fond » (p. 802). »

 

[197]     Comme les parties s’entendent également, tel que préalablement mentionné, pour reconnaître que l’affaire à traiter ne recèle ni complexité particulière, ni circonstances raisonnablement imprévues ou inévitables auxquelles on ne pouvait remédier, le délai est donc déraisonnable. Ne reste de la sorte à traiter que de la question de savoir si la mesure transitoire exceptionnelle doit ici recevoir application.

4.2.3. L’application de la mesure transitoire exceptionnelle

[198]     Le Tribunal abordera ici successivement (1) l’évolution de la durée, en chiffres absolus, de la notion de délai raisonnable depuis Morin et son évolution qualitative ou circonstancielle depuis la Charte, (2) les raisons du délai, (3) la question du préjudice spécifique à notre affaire, (4) les questions sous-jacentes à l’application de cette mesure selon Jordan et (5) l’application de la mesure transitoire exceptionnelle dans le présent cas.

4.2.3.1. L’évolution de la durée du délai raisonnable

[199]     Reprenant tout d’abord ce que le juge Lamer avait écrit dans une affaire antérieure, le juge Sopinka écrit, dans Morin, à la page 795 :

« Comme l’a dit le juge Lamer (maintenant Juge en chef) dans l’arrêt Mills (p. 935), affirmation approuvée dans l’arrêt Askov (à la p. 1225) :

Dans un monde idéal, le procès d’un prévenu serait tenu sans délai et il n’y aurait aucune difficulté à obtenir suffisamment de fonds, de personnel et de moyens pour les fins de l’administration de la justice criminelle. Mais comme nous ne vivons pas dans un tel monde, il faut bien faire la part des ressources institutionnelles limitées. »

[200]     La chronologie qui résulte de la lecture combinée des arrêts Morin et Jordan révèle ce qui suit :

·                     Dans Askov (R. c. Askov, [1990] 2 S.C.R. 1199), selon ce qu’en retient le juge Sopinka dans Morin (page 796) un délai d’environ deux ans après l’envoi à procès est apparu nettement déraisonnable à la Cour suprême qui, s’autorisant de ce qu’elle avait écrit un an plus tôt dans Smith, retient plutôt qu’un délai de six à huit mois entre l’envoi à procès et le procès lui-même pourrait être à la limite supérieure du raisonnable;

·                     La Cour suprême réitère cependant ce qu’elle avait écrit dans Askov, à savoir que la période de transition subséquente à l’adoption de la Charte ne pouvait se prolonger indéfiniment et que cette période avait pris fin avec Askov (Morin, p.798, 1er par.)

·                     En 1991, dans Bennett, décision dont le Tribunal citera un passage plus loin, la juge Arbour, à l’époque à la Cour d’appel de l’Ontario écrit : « Si un délai de 8 mois ½ à 9 mois pour qu’une affaire soit entendue en cour provinciale n’est pas un modèle de brièveté, (cela) n’est pas en dehors de ce qui est raisonnable. » (Morin, à la p.798, avant-dernier paragr.).

·                     Enfin, alors que Morin « propose » un délai de huit à dix mois devant la Cour provinciale (à la p. 799) suivi, le cas échéant, d’un délai additionnel de six à huit mois lorsque l’affaire doit être renvoyée à procès, comme elle l’avait proposé dans Askov, la Cour suprême refuse tout de même d’ordonner l’arrêt des procédures demandé par dame Morin, bien que 14 ½ mois se soient écoulés depuis l’inculpation, vu les circonstances particulières énoncées aux pages 807 (in fine) et 808. La voie demeure ainsi ouverte; et plusieurs s’en accommoderont.

·                     Cette balise, ce délai suggéré de huit à dix mois dans Morin devient, dans Jordan, un délai imposé, un délai de « quasi-prescription » de dix-huit mois. Ce nouveau délai représente ainsi tout de même plus du double que le délai inférieur suggéré dans Morin. Le ministère public aura cependant le loisir de renverser la présomption découlant du dépassement de ce délai qui donne naissance à la prescription.

 

[201]     Consciente que, ce faisant, la Cour suprême fait peser un lourd fardeau, particulièrement dans les juridictions qui se sont accommodées de la culture de la complaisance à laquelle elle désire maintenant mettre un terme, elle ajoute, par la plume du juge Moldaver que le nouveau plafond n’est pas un idéal à atteindre, ni un objectif ambitieux (Jordan paragr. [56]) mais un plafond supérieur à ne pas dépasser, laissant explicitement comprendre qu’il sera aisé de faire mieux. Voici comment s’exprime la majorité :

 

« [56] Une remarque supplémentaire quant à ce plafond : il ne s’agit pas d’un objectif ambitieux. C’est plutôt le point à partir duquel le délai est pré­sumé déraisonnable. Le public peut donc s’attendre à ce que la plupart des affaires puissent être réglées avant que le plafond ne soit atteint, et qu’elles le soient. Voilà pourquoi, comme nous l’expliquerons, il incombe désormais au ministère public de justi­fier les délais qui dépassent le plafond. C’est aussi pour cette raison que l’inculpé pourra, dans les cas manifestes, démontrer qu’il y a eu atteinte à son droit d’être jugé dans un délai raisonnable, et ce, même avant l’atteinte du plafond. »

 

 

[202]     Et le juge Moldaver d’ajouter :

 

« [57] (…) Il s’agit de longs délais pour que justice soit rendue. Cependant, ces plafonds re­flètent les réalités auxquelles nous devons faire face; nous aurons peut-être un jour à revoir ces chiffres et les considérations qui les sous-tendent. »

 

[203]     Il sied également de se rappeler que la question plus globale du droit de tout inculpé à voir son procès être tenu, c’est-à-dire non seulement débuté, mais complété (Jordan, paragr. [60] dans un délai raisonnable a déjà subi de longues périodes d’accommodement.

[204]     L’historique plus complet de l’application du droit garanti par 11b), dans ses grands traits, se dessine comme suit :

·                     Avril 1982 : adoption par le parlement du Royaume-Uni, dans le cadre du rapatriement de la constitution canadienne de la Loi constitutionnelle de 1982 (1982, ch. 11 (R.-U. dans L.R.C. AppII, no 44) qui intègre dans son Annexe B la Charte canadienne des droits et libertés («la Charte »);

·                     D’avril 1982 à octobre 1990, la Cour suprême invite à l’efficacité, mais accepte que le ministère public ait besoin d’un certain délai, d’une « période de transition », d’un accommodement raisonnable pour lesquels le droit garanti à 11b) est sinon suspendu, du moins tempéré (Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863 ; Rahey c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 588). L’historique qu’en fait le juge Lamer dans Mills est bien exprimé par le juge Cory dans Askov, aux pages 1211 à 1214. Plus tard, dans Conway (R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659), la majorité, sous la plume de la juge L’Heureux-Dubé utilisera l’expression de démarche souple et fonctionnelle;

·                     Le 18 octobre 1990, dans Askov, une décision unanime de la Cour suprême dans laquelle 4 juges, bien qu’ils souscrivent à l’opinion du juge Cory ont cru bon d’y ajouter des motifs complémentaires, on retrouve les passages suivants dans les motifs du juge Cory :

« Le droit garanti par l’al. 11b) a une importance si fondamentale pour les individus qu’on ne peut invoquer le manque de ressources institutionnelles pour justifier le maintien de délais déraisonnables à tenir des procès.  (…) la pénurie d’installations institutionnelles ne peut pas servir à vider de tout sens la garantie fournie par l’al. 11b). (…)(pp. 1224 et 1225)

Il ne faut pas oublier qu’il incombe au ministère public de faire passer l’accusé en justice. C’est au ministère public qu’il incombe de fournir les installations et le personnel nécessaires pour faire juger les inculpés dans des délais raisonnables (p. 1225)

Lorsque surviennent des délais anormalement longs, ce sont les responsables du manque d’installations qui doivent porter le blâme du public à l’endroit des arrêts de procédure, conséquences inévitables de délais déraisonnables. (pp. 1225 et 1226) »

Enfin, la conclusion du juge Cory permet de comprendre que la Cour suprême ne se doutait pas de ce qu’allait être la suite des choses. Le juge Cory y écrit :

« (…) Heureusement (…) la plupart des régions du pays fonctionnent dans des délais raisonnables et acceptables de sorte que cette réparation sera accordée peu souvent. (p.1247) »

·                     Dans les suites de la décision rendue dans Askov, des milliers d’arrêts de procédure sont décrétés, en bloc, sans considération autre que le manque de ressources et le délai écoulé;

·                     Le 26 mars 1992, l’arrêt Morin est déposé. La Cour suprême y propose un nouveau délai, plus court que celui de deux ans retenus dans Askov, tout en précisant qu’il ne s’agit pas d’un délai de prescription, et que ce n’était pas le but du délai retenu dans Askov (p. 796 avant-dernier paragr.) Le juge Sopinka y écrit tout de même :

« Bien qu’une période de transition ait pu convenir immédiatement après l’adoption de la Charte, ce n’est désormais plus le cas. C’est ce que notre Cour a jugé dans l’arrêt Askov. (p.798, 1er par.)»

·                      Du 26 mars 1992 au 8 juillet 2016, le délai proposé de 8 à 10 mois, pour l’affaire qui nous concerne ici s’érode progressivement et le système en vient, au cours de ces 24 années « à tolérer des délais excessifs » (Jordan, par. [4]).

·                     Le 8 juillet 2016, la Cour suprême estime devoir mettre un terme à la culture de complaisance dont le système s’est accommodé. Soucieuse d’éviter la fermeture en bloc de dossiers, comme cela était survenu dans la suite d’Askov, elle instaure la possibilité d’avoir recours à une mesure transitoire exceptionnelle pour les dossiers dans lesquels les parties se seront raisonnablement conformées à l’état du droit préexistant, mais refuse d’appliquer cette mesure au dossier Jordan.

                   4.2.3.2. Les raisons du délai

[205]     Bien que le Tribunal ne l’ait pas exprimé plus haut, une partie substantielle du délai initial, soit celui antérieur au mois de janvier 2015 est attribuable au défendeur. Les procureurs le soulignent d’ailleurs dans leur tableau respectif. Ainsi, le 16 janvier 2014, au jour fixé pour sa comparution, le défendeur est absent. Son nom ne réapparaîtra sur les rôles de notre cour que 4 ½ mois plus tard, le 28 mai 2014, à la suite d’une mise au rôle demandée par son procureur. Ce délai doit bien sûr lui être attribuable, bien que le Tribunal n’ait pas jugé utile d’écouter sur les enregistrements auxquels il a accès, les raisons données pour qu’il puisse être relevé du mandat visé décerné le jour où il a fait défaut.

[206]     Mais depuis le 29 janvier 2015, jusqu’à ce jour, comment se fait-il que le procès du défendeur ne se soit pas complété? Déduction faite de la période où son avocate n’était pas disponible, à l’automne 2016, comment expliquer qu’un délai résiduel de 27 ½ mois ait été requis pour compléter le procès du défendeur?

[207]     Soyons tout de même clair. Les tribunaux ne sont pas dupes. Peu de défendeurs veulent que leur procès soit tenu rapidement. Tel que souligné plus avant, la demande de dame Morin qu’une date rapprochée de procès soit fixée, demande faite le jour même de sa comparution, est rarissime.

[208]     Ainsi, dans Morin, aux pages 801 et 802, le juge Sopinka écrit et relate ce savoureux passage qui exprime bien ce qui se passe fréquemment :

« (…) Il n’est pas nécessaire que l’accusé fasse valoir son droit d’être jugé dans un délai raisonnable, mais on a déjà affirmé avec conviction que, dans beaucoup de cas, l’accusé n’est pas intéressé à être jugé rapidement et le délai joue en sa faveur. Cette opinion est résumée par le juge Doherty (maintenant à la Cour d’appel) dans une communication présentée à l’occasion de la conférence nationale sur la justice criminelle en juillet 1989, qui a été mentionnée et approuvée par le juge Dubin dans l’arrêt Bennett (à la p. 52) et que de nombreux observateurs ont déjà souligné :

[TRADUCTION] L’accusé souhaite rarement faire valoir les droits que l’al. 11b) lui garantit. Il espère plutôt que le ministère public violera ses droits de sorte qu’il n’aura pas à subir de procès sur le fond. Cette opinion peut paraître cynique, mais l’expérience la confirme. »

[209]     Donc, tout en conservant présente à l’esprit cette réalité à laquelle le juge Sopinka fait référence dans Morin, le Tribunal voit mal ce que le défendeur, qui était prêt à la tenue de son procès depuis la fin janvier 2015, pouvait faire de plus pour en hâter la conclusion.

 

[210]     Fort habilement, la procureure de la poursuite soumet que le défendeur aurait pu demander la tenue d’une conférence préparatoire. Mais cette nouvelle ressource à la mise sur pied de laquelle le Tribunal a personnellement contribué au printemps 2009 n’est pas une panacée, en plus d’être plutôt destinée à des dossiers plus complexes que celui-ci, ou à des dossiers dans lesquels un plus grand nombre de témoins est annoncé, avec, bien que cela ne soit pas essentiel, fréquemment des témoins experts.

 

[211]     Et la défense est tenue d’agir raisonnablement, pas à la perfection, comme le reconnaît la Cour suprême dans le passage suivant de Jordan :

 

« [85]  (…) Cela dit, le juge du procès ne doit pas profiter de l’occasion, avec l’avantage du recul, pour remettre en question chacune des décisions de la défense. Cette dernière est tenue d’agir raisonnablement, non pas à la per­fection. »

 

[212]     Il sied ici d’ajouter que, dès la première date où l’affaire aurait pu à tout le moins débuter, le défendeur, dans le but d’accélérer la tenue de son procès, a admis le témoignage du témoin civil C. T., renonçant ainsi à son droit de contre-interroger ce témoin. Cette décision pouvait pourtant gravement compromettre sa défense, à tout le moins quant au premier chef, sinon aussi quant au second. Que devait-il faire de plus pour que son procès soit accéléré? Fallait-il s’attendre en plus à ce qu’il plaide coupable?

[213]     Le 9 juin 2015. Le procès aurait pu débuter ce jour-là, quitte à se poursuivre plus tard. C’est ce que les deux procureures ont demandé au juge. L’agente de police C. M. était absente ce jour-là, mais les requêtes déjà annoncées et les moyens accessoires soulevés rendaient hautement improbable, à moins d’être bousculée, que la poursuite complète sa preuve le même jour. Il est certes plus facile au Tribunal de faire cette détermination ex post facto, c’est-à-dire après la tenue du procès.

[214]     Comme le juge du 9 juin ne voulait pas débuter l’audition des témoins de la poursuite, pour la continuer plus tard, les procureurs lui ont demandé d’accepter à tout le moins de se saisir du dossier pour qu’à la prochaine date, l’audition puisse débuter dès le début de la séance, à 9 h 30. Cette alternative ne pouvait être écartée, considérant qu’il s’agissait déjà à ce moment d’un dossier datant de 2013, ce que le juge du 9 juin a pris la peine de noter selon la narration des discussions apparaissant au tableau de computation des délais préparé par la défense. Il a néanmoins refusé de se saisir de cette cause et a reporté le dossier sur un rôle régulier, au 10 novembre 2015.

[215]     Considérant l’heure ou plutôt les heures où surviennent les différents développements survenus ce jour-là, il apparaît évident au Tribunal que même si C. M. avait été présente, et même présente dès le début de la séance à 9 h 30, le procès ne se serait pas terminé ce jour-là. Et les procureurs n’ont ici rien à se reprocher quant à ce qui s’est passé ce jour-là.

[216]     Cependant, puisqu’il faut bien imputer ce délai qui ne saurait être qualifié de neutre - la Charte doit bien continuer à s’appliquer, même quand un juge refuse, quelles que soient les raisons, de se saisir d’un dossier - que le procès-verbal indique qu’il y a eu encombrement du rôle et que la policière C. M., un témoin de la poursuite était absente, le Tribunal est d’avis que la remise doit être imputée soit au système, soit à la poursuite, ce qui revient au même.

[217]      Le 10 novembre 2015. Bien que le procès du défendeur n’ait pas débuté ce jour-là, le Tribunal a accepté de se saisir du dossier, ce qui aurait pu être fait cinq mois plus tôt. Malgré le fait que le Tribunal ait fait part à la défense que le délai allait devoir être imputé au défendeur qui devait être à l’aéroport à 16 h, et donc quitter l’enceinte de la Cour municipale à 15 h, il serait injuste qu’il en soit ainsi, pour deux raisons :

·                     D’une part, la consultation par le Tribunal du rôle d’audience de ce jour-là fait voir que, tel que prévu par les procureurs en juin 2015, le dossier du défendeur, bien que prioritaire en fonction de l’âge du dossier, est également en compétition avec sept autres dossiers. Parmi ceux-là, un dossier appelé postérieurement à celui du défendeur qui, par son patronyme figurait en première place - les rôles étant établis par ordre alphabétique - allait devoir recevoir la priorité. À l’appel de cette cause (dossier CMM no 115-303-406), l’avocate de cet autre défendeur informe le Tribunal qu’elle désire faire entendre quatre témoins en défense, dont un homme âgé de 87 ans. Me Isabel Schurman (c’est elle qui représente l’autre défendeur) laisse clairement entendre au Tribunal que si le dossier ne procède pas ce jour-là, la défense de son client risque d’être sérieusement compromise. Le Tribunal décide alors de donner priorité à cet autre dossier après s’être assuré de l’impossibilité qu’il puisse être transféré dans une autre salle. En outre, vu l’heure tardive à laquelle débute l’audition des témoins, une mauvaise habitude qui est malheureusement devenue « la norme » et le nombre de témoins appelés de part et d’autre, cette autre affaire ne se terminera pas non plus ce jour-là, mais plutôt le 9 mai 2016, date la plus rapprochée obtenue en tenant compte des disponibilités du Tribunal et d’une salle d’audience libre.

·                     D’autre part, le procès aurait pu se poursuivre, s’il avait débuté, sans la présence du défendeur en fin d’après-midi. Quant aux témoins de la poursuite, l’agent C. M., la même policière qui était absente le 9 juin 2015 est encore absente. Elle ne se présentera à la cour qu’à 11 h 10 selon le tableau récapitulatif préparé par la défense.

[218]    Dans ces circonstances, considérant que, bien que l’affaire n’ait pas débuté, que le défendeur et son procureur étaient tous les deux présents à la cour et prêts à procéder dès l’appel du rôle, à 9 h 30, il serait injuste de faire supporter au défendeur le délai consécutif. Il s’agit d’un autre délai systémique, accessoirement attribuable au retard, encore une fois d’un des témoins de la poursuite, mais surtout à la priorité que le Tribunal a dû accorder à une autre affaire pour des raisons humanitaires.

[219]    Le Tribunal a d’ailleurs été à même d’expliquer la situation particulière aux procureurs lors des représentations finales, le 3 mars dernier.

[220]    Quoi qu’il en soit, le 10 novembre 2015, le dossier du défendeur a été fixé devant le Tribunal, sur un rôle spécial fermé, pour la journée du 27 mai 2016, seize mois déjà après la date initiale, en janvier 2015 où tout le monde était prêt à procéder.

[221]    Le 27 mai 2016. Le 27 mai 2016 débute l’audition des témoins de la poursuite. Celle-ci débute avec près d’une heure de retard. Un des témoins de la poursuite, on ignore lequel des deux, est absent à 9 h 30. Comme le procureur désire rencontrer préalablement ses deux témoins, ce qui semble-t-il ne pouvait se faire plus tôt, l’audience en sera retardée d’autant. Le témoin retardataire ne se présentera que plus tard.

[222]    Après le rejet d’une requête de la défense soulevant la question du dès que matériellement possible, les procureurs plaident ensuite en après-midi sur la question de la suffisance des motifs qu’avait le policier P. R. de procéder à l’arrestation du défendeur et de lui ordonner de fournir un échantillon de son haleine. Le Tribunal n’est pas prêt à prendre position sur-le-champ sur cette deuxième requête; il désire consulter les autorités soumises par les procureurs, ce pour quoi la décision est reportée, en fonction du temps requis pour délibérer sur la question et des assignations du Tribunal.

[223]    Le dossier est alors reporté pour décision au 15 septembre 2016. La requête du défendeur est alors rejetée et son arrestation est jugée conforme à la loi. Comme son procès doit alors se poursuivre, et que la défense n’est pas disponible à la première date disponible, le 15 novembre 2016, la prochaine date disponible est réservée. Le procès se poursuivra donc le 3 mars 2017.

[224]    Avec le recul du temps, il est aisé de dire qu’il aurait été préférable, en mai 2016, que le Tribunal réserve immédiatement une prochaine date; mais, de toute évidence, cela est de peu de conséquence puisque celle-ci, d’expérience, ne se serait vraisemblablement située que quelque part en novembre 2016. Or, rendu en septembre 2016, le fait que la procureure du défendeur n’était pas elle-même disponible à la date proposée en novembre 2016 fait disparaître ici tout délai supplémentaire qui aurait pu en résulter. Le délai subséquent à la date proposée de novembre 2016 où l’avocate du défendeur n’était pas disponible « couvre » l’impair, si impair il y a eu. Le délai additionnel écoulé entre novembre 2016, jusqu’à la date du 3 mars 2017 est désormais, depuis Jordan, imputable au défendeur.

[225]     Le 3 mars 2017. Le procès du défendeur se poursuit. Ce dernier témoignera en avant-midi sur sa requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables, puis en après-midi sur sa requête relative au déni de son droit à l’avocat de son choix.

[226]     Le Tribunal se permet ici une brève remarque. Le 3 mars dernier, le rôle ne prévoyait qu’une assignation d’une durée de trois heures pour compléter l’audition de la requête sous 10b). La requête sous 11b) n’était pas initialement prévue et les assignations du Tribunal amenaient le Tribunal dans une autre salle pour l’après-midi.

[227]     C’est grâce à la générosité d’une nouvelle collègue, l’honorable Guylaine Lavigne, qui avait elle-même complété en avant-midi de ce jour-là son rôle de la journée et qui a généreusement accepté de se charger du rôle du Tribunal pour l’après-midi, que le Tribunal a pu compléter l’audition de cette affaire-ci. Au cas contraire, le Tribunal aurait été contraint de reporter encore une fois, possiblement à environ six mois, sinon davantage, la fin de l’audition des témoins et de l’argumentation des procureurs.

[228]     Bien qu’on ne puisse manifestement pas adresser quelque reproche que ce soit à la procureur qui représente le ministère public qui a en tout temps fait preuve du plus grand professionnalisme et qui a admirablement su composer avec les moyens mis à sa disposition, deux questions demeurent.

[229]     Premièrement, comment se fait-il qu’à trois reprises distinctes, un des témoins de la poursuite soit arrivé avec un retard important (à 2 reprises) ou ne s’est pas présenté (le 9 juin 2015)? Serait-ce que ces témoins ont appris de leur expérience passée que, quelle que soit l’heure à laquelle ils arrivent, les procès criminels devant notre cour ne débutent JAMAIS avant 11 h, 12 h, voire 14 h 30, par exemple à la suite d’un transfert dans une autre salle? Si tel est le cas, comme le Tribunal le soupçonne, il y a un changement de culture sur lequel les parties doivent travailler. Et cela est urgent AVANT que l’effet Jordan n’ait acquis sa pleine mesure à l’endroit des dossiers ouverts depuis le début juillet 2016.

[230]     Deuxièmement, comment justifier, lorsque le Tribunal doit continuer à une autre date l’audition d’une affaire qu’il débute ou dont il se saisit, que les dates disponibles soient si lointaines?

[231]     Il ne saurait ici être question du travail des juges en autorité, ceux-là même qui distribuent les causes et qui déterminent les juges qui y seront assignés. Les juges gestionnaires de la Cour ne peuvent agir qu’en fonction des ressources dont ils disposent. Ils font manifestement leur possible et sans doute, à l’instar du Tribunal, bien davantage.

[232]     La problématique de ces délais lointains, pour ne pas dire carrément déraisonnables, ne date pas d’hier. Dans l’affaire Beauregard susmentionnée, une décision rendue le 23 octobre 2014, le Tribunal qui devait évaluer ou tenter d’évaluer le plus précisément possible le délai résiduel prévisible jusqu’à la fin anticipée du procès (voir à ce sujet ce qu’écrit le juge Moldaver au paragraphe [60] de Jordan), le Tribunal donc écrivait ceci :

« [24]  D’expérience, le Tribunal sait que, lorsqu’une affaire débute et ne peut se terminer le même jour, un délai de l’ordre de 6 mois est actuellement de mise pour que l’on puisse poursuivre l’enquête, ou les plaidoiries. Le Tribunal préside actuellement une bonne douzaine de dossiers de ce type, en plus d’autres dossiers dont il s’est saisi et qui sont également fixés à des dates futures sur son rôle régulier.

[25]     Ce délai de 4 à 6 mois est un délai systémique qui résulte d’une insuffisance dans les locaux disponibles où pourrait plus rapidement être complétée l’audition des causes continuées.

[26]     Ainsi, et pour valoir à titre d’exemples seulement, une affaire débutée par le Tribunal le 8 septembre 2014 (dossier 112-142-831) a été continuée au 27 février 2015, et une autre que le Tribunal avait commencée, mais qu’il n’a pas pu compléter le 19 septembre dernier (dossier 113-052-062) se poursuivra le 13 mars 2015. »

[233]     Plus récemment, le Tribunal qui s’est saisi de deux autres dossiers entendus à la mi-mars a vu ces affaires (dossiers Nos 114-092-810 et 115-074-072) devoir être continuées respectivement aux 27 et 29 novembre 2017, soit les premières dates disponibles. Le délai qui était de six mois, en 2014, est maintenant de 8 ½ mois.

[234]     La prochaine question qui se pose est, bien sûr, de savoir si ces ressources sont suffisantes.

[235]     Pour le Tribunal, il est permis d’en douter.

[236]     Il suffira ici de donner quelques exemples.

[237]     Alors qu’à la Cour du Québec, seize nouveaux postes ont été créés et viennent d’être comblés ces jours derniers pour répondre aux besoins, chez nous, au printemps 2015 et depuis cette époque, le poste d’un juge qui prenait sa retraite n’a pas été comblé. Des demandes pour que le poste laissé ouvert par le départ du juge ont assurément été faites à l’administration. Des salles d’audience sont disponibles, en plus, en point de service du moins où des juges pourraient siéger, ne serait-ce que pour y entendre les procès continués. Pour l’instant, rien n’indique qu’on donnera suite aux besoins spécifiques et criants de notre Cour. L’administration publique s’inscrit de la sorte à contre-sens des besoins de la Cour et des réactions de la ministre de la Justice.

[238]     Comme si cela ne suffisait déjà pas, des postes qui sont devenus vacants, trois à la fin de 2015 et deux autres en juin 2016 ont tardé de manière déraisonnable à être comblés. Pourtant, à l’exception d’un des postes de l’automne 2015, la date du départ de tous les autres était connue depuis plusieurs mois, voire depuis plusieurs années.

[239]     Comble de malheur, deux collègues ont dû s’absenter sur de longues périodes pour des raisons d’ordre médical.

[240]     Comment dans un tel contexte parvenir à gérer l’ingérable lorsque près de 25 % des effectifs manque à l’appel ?

[241]     Ce manque d’effectif a requis des juges puînés un effort considérable, une surcharge de travail dont la plupart ne se sont pas encore remis. Tous ont dû mettre l’épaule à la roue, prendre les bouchées doubles et accepter de siéger pendant certains de leurs jours de délibéré. Cela, bien sûr retarde d’autant la préparation des jugements qu’ils ont à rendre et pour lesquels ces jours de délibéré sont essentiels à la tâche. Leurs devoirs déontologiques ont également été mis à rude épreuve, entre autres eu égard à leur obligation de maintenir leur compétence professionnelle.

[242]     Bien qu’on ait pu, en ayant recours à des juges provisoires, diminuer cette surcharge de travail, la coutume qui veut que ces juges, rémunérés à la séance soient préférablement affectés à l’audition de poursuite sur constats d’infraction - question qu’ils ne soient pas, eux aussi, pris dans l’inextricable engrenage des causes continuées - a eu un effet pervers. Les juges puînés se sont retrouvés à devoir siéger davantage en matière criminelle, et donc, par le fait même, à avoir davantage de causes continuées sur leur agenda respectif.

[243]     Aux fins de l’exemple qui suit, il faut savoir qu’il y a deux catégories de causes continuées. Les causes de la première catégorie sont celles où le juge estime que l’affaire ne prendra pas plus de quelques minutes. Il place ces causes « sur son rôle », à une date où il sait déjà qu’il est assigné. Il peut s’agir, par exemple d’une affaire où le défendeur s’implique dans l’un ou l’autre des nombreux programmes sociaux que connaît notre Cour et qui contribuent à faire sa renommée (PAJ-SM, PAJ-MA, PAJ-TO, EVE, Point-final etc.). Il peut s’agir d’une affaire qu’il fixe devant lui « pour la forme », pour être en mesure de mieux gérer la suite à donner au dossier, que le juge se saisisse ou non du dossier (par ex. la date de retour au travail d’un témoin absent pour maladie, à la suite d’une demande de remise acceptée). Il peut s’agir, à la suite d’un verdict de culpabilité, ou à l’acceptation d’un plaidoyer, d’une affaire pour laquelle le juge a toutes les raisons de croire que les représentations des procureurs sur la peine seront brèves, à défaut d’être communes. Il peut s’agir d’une affaire de suivi de thérapie et il peut s’agir de bien d’autres choses.

[244]     Quant aux affaires de la deuxième catégorie, celles-là requerront du temps d’audience spécifique. Le rôle, pour ces affaires devra être fermé puisque le juge, à la date où les affaires de cette catégorie seront continuées, devra y consacrer la totalité de son temps d’audience.

[245]     Ainsi, alors qu’au début du mois de septembre 2015, le Tribunal avait moins de dix dossiers continués de la seconde catégorie, il en a maintenant plus de vingt, et ce nombre est en croissance quasi permanente. Cela est préoccupant.

[246]     Cela sera encore plus préoccupant lorsque l’effet Jordan deviendra entier. Les juges seront alors face à un inextricable dilemme. Comment pourront-ils, sur le plan déontologique, accepter de commencer à entendre un dossier déjà vieux de douze mois par hypothèse s’ils savent, en le débutant, qu’ils ne pourront le compléter le jour même, ni le poursuivre et rendre jugement dans les six mois?

[247]     Voilà des questions inquiétantes qui, pour l’instant sont sans réponse, mais qui laissent planer au-dessus de notre institution de sombres nuages, d’autant plus sombres ces nuages que les questions qui les suscitent ne semblent pas recevoir, pour l’instant du moins, la considération qu’elles méritent. Or, le temps urge.

[248]      Le Tribunal croit utile de répéter ici la citation de Jordan apparaissant en exergue du présent chapitre :

 

«  (…) Nous sa­vons que, dans la plupart des demandes fondées sur l’al. 11b), on a rarement à gratter longtemps pour voir apparaître la question des ressources. »

(Jordan, par. [117])

 

[249]     L’actualité récente nous renseigne que nous ne sommes pas seuls à devoir changer de culture. Dans un tout autre contexte, nous apprenons que le commandant du SPVM désire également faire de même. Selon ce dernier, un délai de cinq à dix ans est semble-t-il requis pour ce faire. Notre institution ne bénéficiera pas d’un tel sursis.

[250]     Si certaines décisions antérieures ont pu à grande injection de délais qualifiés de neutre, étirer jusqu’à plus fin le délai raisonnable de 11b), la culture de la complaisance à l’égard des délais est maintenant chose du passé.

[251]     Le délai institutionnel n’a pas moins d’importance et il n’en avait pas moins non plus sous Morin, que celui attribuable au ministère public. C’est une erreur de les distinguer à cet égard. Appelée à considérer l’opportunité d’avoir recours à la mesure transitoire exceptionnelle dont elle venait à peine de proposer la création quelques paragraphes plus avant, la Cour suprême écrit dans Jordan :

 

« [132] Le juge du procès a commis une erreur en concluant que, en l’espèce, le délai était raisonnable suivant le cadre établi dans Morin. Citant l’arrêt de la Cour d’appel R. c. Ghavami, 2010 BCCA 126, 253 C.C.C. (3d) 74, par. 52, il a conclu à tort que le délai institutionnel a moins d’importance que celui dont est responsable le ministère public. Les par­ties s’entendent pour dire qu’il s’agissait là d’une erreur. »

 

[252]     Ainsi, selon le Tribunal, la principale raison du délai est l’insuffisance des ressources, une insuffisance qui s’est particulièrement aggravée depuis le printemps 2015 et le retard mis par l’administration publique à réagir et à pallier les lacunes dans les ressources essentielles.

[253]     De meilleures pratiques, comme celle de débuter les procès beaucoup plus tôt en avant-midi, de s’assurer avant l’appel du rôle de la présence de tous les témoins, de rencontrer ces témoins dans une plage horaire différente de celle du temps attribué pour l’audition des procès, et bien d’autres encore seraient également susceptibles de générer un nombre beaucoup moindre de causes continuées.

[254]     Nous avons jusqu’ici considéré les éléments qui, pour le Tribunal du moins, constituent les principales raisons du délai. Cependant, la série de raisons du délai jusqu’ici analysées par le Tribunal n’est pas exhaustive. D’autres raisons existent. Parmi ces dernières, qu’il suffise de mentionner des assignations inégales parmi les juges de notre Cour, de même que des assignations également inégales en terme de salles d’audience où les juges de notre Cour sont assignés. La conséquence directe prévisible est celle de générer une charge de travail inégale, en terme de nombre et de nature de dossiers continués. Une charge de travail plus lourde sera immanquablement à l’origine de délai additionnel de traitement de ces affaires continuées. Il n’est pas utile ici d’élaborer davantage sur le sujet, sinon que pour dire que le défendeur n’a à assumer aucune conséquence des délais additionnels inhérents à ces pratiques. Le délai additionnel doit donc être également imputé au ministère public.

[255]     Un autre facteur qui contribue au délai provient des amendements apportés en juillet 2008 aux dispositions législatives applicables à l’alcool au volant. En adoptant le chapitre 6 des lois de 2006, mieux connu sous le vocable « C-2 », du numéro du projet de Loi qui a précédé ces amendements, le parlement fédéral a grandement simplifié pour la poursuite la preuve de l’alcoolémie d’un accusé. La plus grande fiabilité accordée par le législateur aux résultats des alcootests a rendu impossible la défense Carter, également désignée comme la « défense des deux bières ».

[256]     Si certains ont cru que cela allait réduire le nombre d’affaires contestées de cette nature, ils se sont gourés. Peut-être le nombre de contestations, en termes de chiffres absolus a-t-il fléchi, le Tribunal l’ignore et ne dispose pas de statistiques à cet égard. Mais les dossiers de cette nature, sans être devenus plus complexes pour autant, sont devenus beaucoup plus longs à traiter.

[257]     Dans Rioux (R. c. Rioux, 2015 QCCS 1669), la Cour supérieure en traite plus particulièrement aux paragraphes [37] et [38] de sa décision, référant de plus à une autre affaire qui émane également à l’origine de notre Cour. Mais les facteurs que la Cour supérieure y énumère ne sont pas exhaustifs, en ce qui a trait aux conséquences de C-2. La présente affaire le démontre bien, puisque, contrairement à l’affaire Rioux, aucune question relative à la constitutionnalité de C-2 ni à la communication de la preuve n’y a été soulevée. Antérieurement au mois de juillet 2008, la présente affaire aurait possiblement pu être décidée uniquement en fonction d’une preuve contraire dont le Tribunal aurait eu à évaluer la valeur. Plutôt qu’une affaire de cette nature, la présente affaire a connu les développements suivants :

·               Objection à ce que la poursuite puisse se prévaloir de la présomption législative au motif que les échantillons d’haleine du défendeur n’avaient pas été prélevés dès que matériellement possible - objection rejetée par le Tribunal le 27 mai 2016;

·               Requête en exclusion de la preuve en raison d’une arrestation sans motifs raisonnables - rejetée par le Tribunal le 15 septembre 2016;

·               Requête en exclusion de la preuve au motif de la violation du droit à l’avocat - entendue par le Tribunal le 3 mars 2017 et accueillie ce jour et

·               Requête en arrêt des procédures pour violation du droit à un procès dans un délai raisonnable.

[258]     On comprendra ainsi aisément que l’audition des affaires de cette nature était sensiblement plus rapide, plus expéditive avant C-2. Des moyens qui, autrefois, existaient sans doute, mais étaient rarement soulevés, le sont maintenant. Les avocats, comme tous les humains du reste et comme la vie sur terre, en général, ont appris à s’adapter aux nouvelles réalités avec lesquelles ils doivent composer. Le législateur a certainement prévu la chose. Qu’il ait prévu ou non les conséquences de cette capacité d’adaptation et les conséquences prévisibles de la chose sur la durée, maintenant plus longue des procès, ce n’est certes pas à l’accusé d’en faire les frais.

[259]     En conclusion, le Tribunal est d’avis que le délai de 27 ½ mois mentionné au paragraphe [184] doit en conséquence être considéré comme un délai systémique résultant de ressources insuffisantes.

[260]     Enfin, le Tribunal ne croit pas qu’il y ait lieu de retrancher de ce délai la durée de 1 ½ mois requise pour le délibéré, et ce, bien que les procureurs n’aient pas été appelés à se prononcer sur la question. Cette période a été rendue nécessaire pour la préparation du présent jugement. Le présent jugement couvre d’ailleurs, est-il utile de le rappeler, bien d’autres sujets que la question du délai.

[261]     Avec les plus grands égards, le Tribunal ne peut souscrire ici à l’opinion d’un collègue de la Cour du Québec, telle qu’exprimée dans Barbeau (R. c. Barbeau, 2017 QCCQ 1725 - décision du 13 mars 2017), opinion selon laquelle la durée du délibéré devrait être retranchée du délai. Si la Charte s’applique partout, même dans les hôpitaux (Taylor), elle s’applique également en tout temps, y compris l’été, durant les vacances judiciaires, les soirs, les fins de semaine et pendant le délibéré du juge. Le Tribunal ne voit rien dans Jordan qui lui permette de distinguer. Le délai débute avec le dépôt des accusations et se termine avec le verdict, en cas d’acquittement, ou le prononcé de la sentence en cas de déclaration de culpabilité. Les seules périodes à en soustraire sont, dorénavant, celles attribuables aux gestes de l’accusé, ou auxquelles il a clairement renoncé.

[262]     Le Tribunal n’est certes pas insensible à l’obligation, pour un juge de devoir motiver ses jugements (R. c. Sheppard, 2002 CSC 26 ; [2002] 1 R.C.S. 869). C’est un devoir déontologique, mais aussi une obligation légale et constitutionnelle. Non seulement le juge sait-il cela, mais les procureurs également le savent. Et comme le ministère public le sait également, c’est à lui qu’incombe la responsabilité de prévoir, lorsqu’il traduit un accusé en justice, que le juge devant lequel le procès se tient aura la possibilité de satisfaire à ses obligations à l’intérieur des délais fixés dans Jordan. Ainsi, s’il tarde à s’assurer que le procès soit terminé à l’intérieur du délai, s’il ne fournit pas les ressources nécessaires, s’il accepte que les délais s’étirent, il devra supporter le fait que le juge saisi d’une requête en arrêt des procédures, requête présentable, à titre d’exemple, 17 ½ mois après le dépôt des accusations (dans un contexte où aucun délai n’est imputable au défendeur), que le juge, donc, ne puisse s’acquitter de sa tâche dans les deux semaines résiduaires. C’est au ministère public d’assumer les conséquences de l’insuffisance de ressources, pas à l’accusé (Askov). Il n’y a à cet égard, rien de neuf dans Jordan.

                   4.2.3.3. Le préjudice

[263]     Après quelques vingt ans de valse-hésitation, la question du préjudice, réel ou présumé, semble réglée avec Jordan. Dorénavant, et les juges dans Jordan sont unanimes sur la question, le préjudice n’est plus un facteur d’analyse, mais un élément contribuant à l’établissement du plafond. Le juge Moldaver est explicite :

 

« [110]  Le traitement du préjudice est le domaine de la jurisprudence relative à l’al. 11b) qui a créé le plus de dissension depuis deux décennies. Trai­ter le préjudice comme un élément contribuant à l’établissement du plafond, plutôt que comme un facteur d’analyse, reflète également mieux, comme nous l’avons dit, le fait que les délais prolongés causent un préjudice non seulement aux accusés, mais également aux victimes, aux témoins et au système de justice dans son ensemble. »

 

[264]     La nécessité de considérer l’intérêt du public à connaître la vérité doit maintenant être comprise et entendue comme signifiant l’intérêt du public à connaître la vérité à l’intérieur du nouveau délai imparti.

 

[265]     Même les juges qui diffèrent d’opinion sur le remède à apporter partagent les vues de la majorité sur le sujet. Le juge Cromwell y écrit :

 

« [200] Le rôle que joue le préjudice dans l’ana­lyse du délai déraisonnable est devenu inutilement compliqué. La jurisprudence a établi une distinc­tion entre le préjudice présumé et le préjudice réel­lement subi par l’accusé et, dans certains cas, il semble qu’il soit devenu presque impossible d’ob­tenir gain de cause lorsqu’on présente une demande fondée sur un délai déraisonnable si l’on ne peut faire la preuve d’un type ou l’autre de préjudice. »

 

[266]     Il demeure utile ici de se rappeler, même si la jurisprudence antérieure sur la question du préjudice, à la suite de Jordan, est moins d’actualité, ce qu’écrivait le juge Dalphond dans Camiran (R. c. Camiran 2013 QCCA 452), lorsqu’il écrivait :

 

« [15](…) L'exercice judiciaire en est un, somme toute, d'appréciation du caractère raisonnable de la situation en tenant compte, notamment, du préjudice pour l'accusé, de la situation particulière qui peut prévaloir temporairement dans une région, de la complexité du dossier et du temps de procès requis. Plus le préjudice est grand, plus la période acceptable de délai institutionnel sera courte. » (soulignement ajouté)

 

[267]     Sur la question du préjudice spécifique, dont la détermination sera pertinente dans le cadre de l’application de la mesure transitoire exceptionnelle, le défendeur a témoigné dans le cadre de sa requête en arrêt des procédures. Voici ce que révèle son témoignage.

 

[268]     Le défendeur est l’une des trois âmes dirigeantes d’une entreprise créée en 2001 et qui œuvre dans le domaine de la création d’ambiances dans le monde du spectacle en général, incluant celui des expositions muséales de tout acabit. Il détient le tiers des actions de cette entreprise privée.

[269]     L’entreprise dont le siège social est à Montréal opère des bureaux satellites à Los Angeles, à Paris, à Londres et à New York. Un autre bureau ouvrira à Tokyo au début du mois prochain. L’entreprise emploie maintenant quatre avocats sur une base permanente et elle fait également affaire avec la firme BCF, entre autres pour les questions des visas de travail à l’étranger.

[270]     Sans enfants, le défendeur est plus libre que ses partenaires pour s’occuper des affaires internationales de l’entreprise. En fait, il est la plupart du temps à l’étranger, i.e. quelque neuf mois par année. Il ne séjourne en moyenne au Québec qu’environ une semaine par mois.

[271]     Le présent dossier, considéré par les autorités frontalières comme une cause pendante, lui cause beaucoup de difficultés.

[272]     Comme il doit détenir un visa pour travailler aux USA, les complications locales pour son obtention ont requis qu’il se rende à trois reprises à Toronto, en 2015, pour y rencontrer les personnes aptes à lui obtenir un visa d’une durée de cinq ans qui lui évite les complications rattachées à l’obtention d’un visa annuel, comme c’était le cas auparavant.

[273]     De plus, pour satisfaire aux clauses de sa convention d’actionnaires et permettre à ses associés de disposer des fonds nécessaires au rachat de ses actions en cas de décès, il doit maintenir une assurance-vie d’un montant approprié. La cause pendante qui nous occupe ici lui a fait perdre la possibilité de demeurer assuré auprès de son assureur précédent ; il a dû changer d’assureur. En outre, alors que la prime annuelle de ses associés est demeurée stable ces dernières années, la sienne est passée, chez le nouvel assureur, de 5 000 $ à 15 000 $.

[274]     Enfin, à chaque fois où il doit se rendre à l’étranger, soit de trois à quatre fois par mois, à cause de cette même affaire pendante qui nous occupe ici, l’interrogatoire bref auquel il devait autrefois se soumettre auprès des agents frontaliers, un peu comme tout le monde, est maintenant un interrogatoire systématiquement musclé qui peut durer maintenant suffisamment de temps pour lui faire rater son vol. Même si l’entreprise aérienne avec laquelle il traite lui fournira alors un autre billet sur le prochain vol, cela se traduit tout de même en nombreuses tracasseries, entres autres pour faire déplacer l’heure des rencontres prévues à son horaire.

[275]     Des trois associés, c’est lui qui voyage le plus.

[276]     Il dit s’être présenté à la cour à cinq reprises sur les 39 derniers mois. Au moment où il témoigne, le 3 mars 2017, il aurait dû se trouver à Tokyo.

[277]     Bien que le défendeur bénéficie probablement des ressources nécessaires pour faire face à certaines de ces difficultés, il demeure que, pour le Tribunal, ce préjudice est considérable, principalement en ce qui a trait à l’assurance-vie et aux difficultés à la frontière. Pour le visa de travail, le Tribunal comprend que, depuis 2015 et jusqu’à 2020, la question est résolue. Le délai écoulé depuis 2015 n’a plus d’impact. Le défendeur n’a plus de démarches à faire depuis qu’il détient ce visa, bon pour une durée de cinq ans. Il n’aura pas de telles démarches à faire pour l’année courante, du moins pour son travail aux États-Unis. Restent tout de même les autres activités internationales de l’entreprise dans les autres pays, activités pour lesquelles le défendeur n’a pas osé encore demander de visa, vu les difficultés passées avec notre voisin du sud.

[278]     Le défendeur, par pudeur ou pour d’autres raisons, n’a pas signifié au Tribunal que le paiement de ces surprimes d’assurance lui causait de difficultés financières particulières. Le Tribunal en induit que le défendeur dispose des ressources nécessaires pour pallier ces inconvénients. Cela ne signifie pas, pour autant, que le défendeur n’a rien d’autre à faire de mieux de ses économies ou de ses gains de travail, que de consacrer de telles sommes à garnir les coffres d’un assureur privé.

[279]     En ce qui concerne l’assurance, à chaque année, le défendeur paie en surprime l’équivalent de dix fois l’amende minimale à laquelle il serait exposé en cas de déclaration de culpabilité! Cela n’est pas rien.

[280]     Selon la date d’exigibilité de sa prime d’assurance-vie, c’est entre dix et vingt mille dollars que le défendeur aurait pu épargner si son procès s’était tenu en 2015, ou, au pire, en 2016.

[281]     Bien que le défendeur soit resté discret sur le sujet, nul doute que les remises de juin et novembre 2015 pour encombrement du rôle lui ont également coûté des sommes importantes, quand on voit le sérieux avec lequel son avocate a préparé chacun des arguments présentés ultérieurement au Tribunal. Et que dire de la perte de son temps personnel? La durée de la vie humaine est-elle si longue que deux journées perdues dans une vie n’ont aucune valeur?

[282]     La poursuite soumet, quant au travail à l’étranger, qu’un autre de ses associés aurait pu s’en charger. Le Tribunal n’est pas de cet avis. Une combinaison gagnante résulte des forces de chacun et les membres vedettes d’une équipe ne sont pas interchangeables au gré du vent ni du temps. Aussi brillant soit-il, Carey Price ne ferait pas nécessairement un aussi bon joueur d’avant qu’il n’est un excellent gardien de but. En outre, c’est parce qu’il est disponible, n’ayant pas d’enfants qu’il se charge de ces tâches internationales. S’il demeurait ici, pourrait-il se charger des tâches particulières de ses associés qui, eux aussi, disposent de talents spécifiques, des qualités qui ne sont sans doute pas interchangeables non plus.

[283]     Le fait que la procureure qui représente maintenant le ministère public ait pu avec brio, il sied de le dire, remplacer au pied levé son prédécesseur au dossier, sa jeunesse, son dynamisme, sa versatilité contribuent assurément à lui faire faussement croire que, dans le domaine où œuvre le défendeur, les têtes dirigeantes sont aisément interchangeables.

[284]     Bref, sur la question du préjudice résultant des procédures et aggravé par le délai qu’a mis cette affaire à connaître son dénouement, le Tribunal est d’avis que ce préjudice est justifié, prouvé, qu’il est important et qu’il requiert qu’il y soit mis fin le plus rapidement possible.

[285]     En fait, il se serait agi, selon le Tribunal d’un de ces rares cas auxquels le juge Cromwell réfère, à la fin de la citation suivante de Jordan :

« [206]  Enfin, le fait que l’accusé n’ait pas réelle­ment subi de préjudice ne peut rendre raisonnable un délai qui, autrement, serait déraisonnable. Il n’est pas nécessaire qu’un tel préjudice soit mis en preuve pour que le tribunal conclue à une vio­lation de l’al. 11b), et son absence ne peut pas être invoquée pour excuser un délai autrement dérai­sonnable. Toutefois, même si le délai excédentaire n’est pas plus long que le délai objectivement jugé raisonnablement nécessaire pour juger une affaire comme celle dont la cour est saisie, l’accusé peut prouver qu’il a réellement subi un préjudice et ainsi établir le caractère déraisonnable du délai (dans les circonstances particulières de sa cause), même si celui-ci, autrement, pourrait être objectivement jugé raisonnable. » (soulignement ajouté)

 

 

                   4.2.3.4. Les questions sous-jacentes

[286]     La procureure du ministère public soumet que, n’eût été de l’arrêt Jordan, le défendeur n’aurait pas demandé l’arrêt des procédures. Malgré le dernier passage relevé de l’arrêt Jordan et l’évaluation qu’en fait le Tribunal, elle a probablement raison. Le motif est aisé à comprendre.

[287]     À force d’injections massives de délais neutres, ainsi qualifiés quant à leur effet sur le délai, mais nommés sous différents vocables, les plaideurs en sont venus à comprendre que le droit garanti par 11b) était devenu une utopie. Lorsque le juge Moldaver écrit que, depuis l’arrêt Morin, le système s’est égaré (paragr. [29]) et que l’application du cadre d’analyse proposé dans Morin était hautement imprévisible procurant une souplesse infinie (par. [32]), il est amène.

[288]     Ici même, des arrêts de procédure accordés par des collègues, mais dont les décisions ont été renversées subséquemment, ont largement contribué à faire croire à notre communauté juridique que le droit constitutionnel prévu à 11b) n’était plus qu’un droit théorique, un droit qui, quelles que soient les circonstances ou le préjudice, subi ou présumé, devait céder le pas à l’intérêt public de voir un procès suivre son cours normal, même si ce cours normal se déroulait « au ralenti ».

[289]     Alors que, dans cette décision unanime de la Cour suprême portant sur le droit à l’avocat, la juge Abella rappelait dans Taylor (R. c. Taylor, 2014 CSC 50, [2014] 2 R.C.S. 495, au paragr. [34]), que les personnes qui se trouvent dans un hôpital ont également droit à la protection de la Charte, la protection de cette même Charte était devenue inopérante pendant que s’écoulaient les délais neutres, les délais inhérents, les vacances judiciaires, l’été, etc. C’était un peu comme si la mémoire ne s’estompait pas non plus pendant ces délais neutres, ou que l’intérêt du public à connaître la vérité pendant ces périodes hermétiques était également mis entre parenthèses.

[290]     Dans de telles circonstances, il fallait être drôlement culotté ou encore faire preuve d’un optimisme onirique pour oser présenter une requête en arrêt des procédures sous 11b).

[291]     Voilà qui explique probablement la quasi disparition, ces dernières années, de semblables requêtes des rôles d’audience de notre Cour.

[292]     Maintenant, avant de décider de l’application de la mesure transitoire exceptionnelle, et cela est sans doute le cas dans tous les dossiers de la sorte, le Tribunal doit être sensible et éviter deux pièges, aussi invitants l’un que l’autre, sinon aussi évidents.

[293]     Le premier piège est assez bien circonscrit et décrit par la Cour suprême dans Jordan. Il faut éviter à tout prix de répéter les conséquences qui ont suivi Askov et qui ont mené à l’abandon systématique et sans considération de tous les dossiers qui ne respectaient pas la ligne directrice suggérée. Comme l’écrit le juge Moldaver au paragraphe [97] de Jordan, la justice ne peut pas se permettre une répétition des conséquences d’Askov ; des arrêts de procédures ne peuvent et ne doivent pas être accordés en bloc. Il faut y aller au cas par cas.

[294]     Comme le dit si bien l’expression vernaculaire : « Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain! »

[295]     Le deuxième piège à éviter est tout aussi pernicieux que le premier, c’est celui de laisser se perpétuer la culture de la complaisance dénoncée par la Cour suprême en la réintroduisant dans le système sous l’appellation de « mesure transitoire exceptionnelle ».

[296]     S’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, on doit prendre garde non plus de ne pas continuer à l’y laisser mijoter.

[297]     La culture de la complaisance que la Cour suprême a réussi à bouter hors la muraille de la Charte dans Jordan, comme dans Vassell  (R. c. Vassell, 2016 CSC 26), comme dans Williamson (R. c. Williamson, 2016 CSC 28) ne doit pas être réintroduite dans son château fort par la porte dérobée de la poterne.

[298]     Si les mots qu’utilise la Cour suprême ont un sens, il faut donner au mot « exceptionnelle » accolé à l’expression « mesure transitoire » son sens commun.

[299]     Une chose exceptionnelle est une chose rare, occasionnelle, inhabituelle, peu commune.

[300]     Et, pour les tribunaux d’instance, il est rafraîchissant de lire ce qu’écrit le juge Moldaver dans Jordan quand il ajoute :

 

« [98]  (…) Nous nous fions au bon sens des juges de première instance pour juger du caractère raisonnable du délai dans les circonstances de chaque cas. »

 

[301]     C’est la raison pour laquelle chaque requête doit être décidée en fonction des circonstances particulières de chaque cas. Il ne doit pas y avoir de règle générale, donc pas d’amnistie générale, ni de tolérance indue par application de la mesure transitoire exceptionnelle.

[302]     L’esprit humain, dit-on, est comme le parapluie ; il fonctionne mieux lorsqu’il est ouvert.

[303]     La décision à prendre lorsqu’il s’agira de permettre ou de refuser l’application de la mesure transitoire exceptionnelle demandera assurément d’avoir l’esprit ouvert, mais sans être dupe pour autant, comme le signalait le Tribunal plus avant. Elle requerra du juge décideur clairvoyance, ouverture d’esprit, sagesse et sens commun.

             4.2.3.5. L’application à l’espèce

[304]     Le délai de 27 ½ mois retenu par le Tribunal au paragraphe [184] ci-dessus excède de beaucoup le délai de dix-huit mois de Jordan et excède par voie de conséquence le délai de huit à dix mois proposé par Morin, sous réserve bien sûr de ne pas diluer par une importante requalification de délais « neutres », effectuée a posteriori, certains des délais jusqu’ici écoulés.

[305]     La question du préjudice important subi par le défendeur ne peut être ignorée non plus, bien que d’aucuns auraient pu soutenir, avant Jordan, que le préjudice ne découle pas du délai, mais plutôt des procédures, alors que le préjudice découle habituellement, comme c’est le cas ici, du délai que mettent les procédures à se terminer, et que ce préjudice découlant bien sûr des procédures est aggravé par le délai que mettent ces procédures à se terminer.

[306]     Sur ce point, le Tribunal dont l’imagination est habituellement fertile pour trouver des exemples, peine à imaginer un préjudice quelconque dont pourrait se plaindre un inculpé qui ne serait pas accusé de quoi que ce soit. Il est évident que le préjudice découle d’abord des procédures, puis, ensuite, du délai que celles-ci mettent à connaître leur dénouement final.

[307]     Dans Jordan, la Cour suprême a refusé d’appliquer la mesure transitoire exceptionnelle pour un délai qui excédait de quatorze mois le délai de trente mois applicable.

[308]     Dans Vassell, la Cour suprême a refusé d’appliquer la même mesure à un défendeur qui avait attendu trois ans pour la tenue de son procès qui avait été reporté à deux reprises, comme dans l’affaire à l’étude.

[309]     Dans Williamson, bien que la Cour suprême reconnaisse qu’il s’agit d’un cas limite, trop long d’à peine trois à quatre mois, la Cour a également refusé d’appliquer la mesure exceptionnelle. Une affaire simple ne doit pas prendre près de trois ans avant d’être décidée et la balance penche pour le droit du défendeur à un procès tenu dans un délai raisonnable, plutôt que pour l’intérêt de la société de voir la personne, pourtant accusée d’infractions de nature sexuelle, être jugée sur le fond.

[310]     Dans Khoury, (The Queen v. Khoury, 2016 QCCS 5009), décision en date du 6 octobre 2016, une autre affaire d’alcool au volant, la Cour supérieure confirme le bien-fondé d’une décision de notre Cour ordonnant un arrêt de procédures pour délais déraisonnables. La décision de notre Cour porte la date du 21 octobre 2015; elle est donc bien antérieure à Jordan. Dans cette affaire où le procès du défendeur avait dû être reporté à trois reprises en raison de l’encombrement du rôle, la Cour supérieure (le juge Brunton) écrit :

 

« [33] In R v Vassell, 2016 SCC 26, and anew in Jordan, the Supreme Court invites s.11(b) motion judges to take a step back and to not lose sight of the forest for the trees. It recognizes that the Morin/Askov analytical grid caused the parties and judges to scrupulously examine every day of the procedural history of a case in order to assign responsibility.

 

[34] Taking a step back in this case, one could generously accord 10 months of inherent delay to communicate the evidence and 4 to 6 months of institutional delay to conclude the trial pre-Jordan. This total was surpassed by almost a year in the present case.

 

[35] For these reasons, this Court holds that the exceptional transitional exception does not apply in this case. »

 

[311]     Considérant qu’aucun problème relatif à la communication de la preuve n’est survenu dans notre dossier, le délai de quatre à six mois proposé par le juge Brunton dans Khoury est, dans notre affaire, dépassé de près de deux ans.

[312]     Quelques semaines après la décision de Khoury, soit le 21 octobre 2016, notre Cour d’appel, dans une décision unanime rendue sous la plume de la juge en chef, écrit, dans Huard (R. c. Huard, 2016 QCCA 1701) :

 

« [29] Finally, the trial judge’s conclusions with respect to the unreasonable nature of the delay merits deference: a court of appeal should not intervene unless the conclusion is itself unreasonable or rests upon a palpable and overriding error with respect to factual underpinnings of this determination.

[30] In light of the clearly exaggerated delays in this case, the exception invoked above is of no assistance to the Crown.

[31] With respect to the second category of “transitional exceptional circumstances” mentioned above, I note that this case is not sufficiently complex to justify its application. »

 

[313]     À l’instar de l’affaire précédente, notre Cour d’appel était également saisie de l’appel  d’une décision rendue avant Jordan. En fait, l’audition de l’appel au fond avait eu lieu quelques jours seulement avant la date de la décision rendue dans Jordan, comme on peut le noter à la lecture du jugement de la Cour d’appel.

[314]     En contrepartie de la déférence que nos tribunaux d’appel manifestent aux décisions des juges d’instance, le Tribunal est d’avis qu’il sied également d’accorder aux propos de la juge en chef, dans Huard, et à ceux de la Cour supérieure, dans Khoury, la déférence que doivent les juges d’instance envers les décisions des tribunaux supérieurs.

[315]     Pour toutes ces considérations, dans la présente affaire, outre l’intérêt de la société à voir une affaire de cette espèce connaître un aboutissement normal, i.e. maintenant, à l’issue d’un procès tenu dans un délai raisonnable, le Tribunal n’estime pas approprié d’appliquer la mesure transitoire exceptionnelle demandée par le ministère public, la poursuite n’ayant pas rencontré son fardeau eu égard à l’application de cette mesure.


 

5.         LE DISPOSITIF

[316]     POUR CES MOTIFS, le Tribunal :

[317]     ACCUEILLE la requête en arrêt des procédures pour délais déraisonnables;

[318]     PRONONCE l’arrêt des procédures eu égard aux deux chefs d’accusation portés contre le défendeur, et,

[319]     SUBSIDIAIREMENT,

[320]     ACQUITTE le défendeur du premier chef d’accusation porté contre lui,

[321]     ACCUEILLE la requête en exclusion de la preuve pour violation du droit à l’avocat,

[322]     DÉCLARE que les droits fondamentaux du défendeur prévus à l’article 10b) de la Charte canadienne des droits et libertés ont été violés,

[323]     En conséquence de laquelle violation,

[324]     EXCLUT de la preuve le résultat des analyses des échantillons d’haleine du défendeur,

[325]     Et, en conséquence de laquelle exclusion :

[326]     ACQUITTE le défendeur du deuxième chef d’accusation porté contre lui.

 

 

                                                                                 Gilles R. Pelletier, j.c.m

 

Me Juliette Gauthier-Soucy

pour la poursuite

 

 

Me Anne-Marie Langlais

pour le défendeur

 

Dates d’audition : les 10 novembre 2015, 27 mai et 15 septembre 2016 et le 3 mars 2017


LÉGISLATION CITÉE

 

Code criminel, LRC 1985, c. C-46, art. 253 a), 253 b) et 258(1)c)ii)

 

Code de la sécurité routière, RLRQ c. C-24.2, art. 202.2

 

Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, R.-U., c. 11 (Charte canadienne des droits et libertés), art. 2, 7, 8, 9, 10,10b), 11, 11b), 24(1) et 24(2)

 

Loi sur la lutte contre les crimes violents, 2008 LC c. 6, art. 24 (Projet de Loi C-2) 

 

JURISPRUDENCE CITÉE

 

Anderson c. La Reine, 2013 QCCA 2160

Emond c. La Reine 2012 QCCA 2090

Grant c. La Reine, [2009] 2 R.C.S. 353

Mills c. La Reine, [1986] 1 R.C.S. 863

Montréal (Ville de) c. Beauregard, 2014 QCCM 259

Moreno-Baches and The Queen, 2005 CanLII 43296 (CSO)

Palma c. La Reine, 2016 QCCS 6543

R c. Andrews, [1996] 20 M.V.R. (3d) 140

R. c. Askov, [1990] 2 R.C.S. 1199

R. c. Aubé, (1993), 85 C.C.C. (3d) 158 2 M.V.R. (3d) 127 (CAQ)

R. c. Barbeau, 2017 QCCQ 1725

R. c. Bartle, [1994] 3 R.C.S. 173

R. c. Brunczlik, (2000) O.J. No 116; (2000) C.R.D. 36.50.40-04 (CAO)

R. c. Buhay, [2003] 1 R.C.S. 631, 10 C.R. (6th) 205

R. c. Boucher, [2005] 3 R.C.S. 499; 2005 CSC 72; 33 C.R. (6th) 32; 202 C.C.C. (3d) 34

R. c. Camiran 2013 QCCA 452

R. c. Cobham, [1994] 3 R.C.S. 360

R. c. Conway, [1989] 1 R.C.S. 1659

R. c. Donovan, (2001) 83 C.R.R. (2d) 172 (CSO)

R. c. Dozois, 1996 CanLII 5986 (QCCA)

R. c. Harrison, [2009] 2 R.C.S. 494

R. c. Huard, 2016 QCCA 1701

R. c. Jordan, 2016 CSC 27; [2016] 1 R.C.S. 631

R. c. Kutynec, [1992] 12 C.R. (4th) 152, 70 C.C.C. (3d) 289 (CAO)

R. c. Laprise, 113 C.C.C. (3d) 87, 26 M.V.R. (3d) 240 (CAQ)

R. c. Leblanc, 2007 QCCA 1401

R. c. Maloney, (1996) 34 C.R.R. (2d) 162 (C.A. N.-É.)

R. c. Moreno-Baches, 2007 ONCA 258

R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771

R. c. Prosper, [1994] 3 R.C.S. 236

R. c. Rioux, 2015 QCCS 1669

R. c. Ross, [1989] 1 R.C.S. 3

R. c. Shepherd [2009] 2 R.C.S. 527

R. c. Sheppard, 2002 CSC 26 ; [2002] 1 R.C.S. 869

R. c. Smith, [1989] 2 R.C.S. 368

R. c. Stellato, [1994] 2 R.C.S. 478 ; 31 C.R. (4th) 60 ; 90 C.C.C. (3d) 160

R. c. Stillman, [1997] 1 R.C.S. 607

R. c. Suberu, [2009] 2 R.C.S. 460

R. c. Taylor, 2014 CSC 50; [2014] 2 R.C.S. 495

R. c. Thérien, 2009 QCCS 671

R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951; 32 C.R. (4th) 34; 92 C.C.C. (3d) 218

R. c. Tremblay, [1987] 2 R.C.S. 435

R. c. Tremblay, 2016 QCCS 770

R. c. Vassell, 2016 CSC 26

R. c. Williamson, 2016 CSC 28

Rahey c. La Reine, [1987] 1 R.C.S. 588

Stevens c. La Reine, 2016 QCCA 1707

The Queen v. Khoury, 2016 QCCS 5009

Willier c. La Reine, [2010] 2 R.C.S. 429

 

 

AUTORITÉS DU DÉFENDEUR (en plus de celles retenues et citées par le Tribunal)

 

Sur le droit à l’avocat :

 

R. c. Beattie, 2009 ONCJ 456

R. c. Berger, 2012 ABCA 189

R. c. Boudreau-Fontaine, 2010 QCCA 1108 (CanLII)

R. c. Collins, [1987] 1 R.C.S. 265

R. c. Dubois, 54 C.C.C. (3d) 166

R. c. Eccles, 2008 ONCJ 541

R. c. Elshaw, [1991] 3 R.C.S. 24

R. c. Gauvreau, 22014 QCCQ 1253

R. c. Kumarasamy, [2002] O.J. No 303

R. c. Longtin, 2010 QCCQ 1708

R. c. McCorriston, 2009 MBQB 7

R. c. O’Donnell, 2016 QCCQ 12087

R. c. Pagé, 2016 QCCQ 12088

R. c. Formales, 2011 BCCP 257

R. c. Richfield, 2003 CanLII 52164 (ONCA)

 

Sur le délai :

 

Charlebois c. La Reine, 2016 QCCS 3905

R. c. Beausoleil, 2016 QCCQ 8914

R. c. Godin, 2009 CSC 29

 

 

 

AUTORITÉS DE LA POURSUITE (en plus de celles retenues et citées par le Tribunal)

 

Sur le droit à l’avocat :

 

Sinclair c. La Reine, [2010] 2 R.C.S. 310

McCrimmon c. La Reine, [2010] 2 R.C.S. 402

 

Sur le délai :

 

Allen c. La Reine, [1997] 3 R.C.S. 700

Béliveau et al. C. La Reine, 2016 QCCA 1549

Corriveau c. La Reine, 2016 QCCS 5799

Gaudreault c. La Reine, 2017 QCCM 5

Lagacé c. La Reine, 2005 CanLII 11907 (QCCS)

R. c. Giguère, 2017 QCCQ 461

R. c. Kalanj, [1989] 1 R.C.S. 1594

R. c. Lagacé, [2005] J.Q. no 4123 (QCCS)

R. c. MacDougall, [1998] 3 R.C.S. 45

R. c. Momy, 2016 QCCQ 9178

R. c. Pham, CMM # 113-069-173 (QCCM)

R. c. Tremblay, 2017 QCCQ 757

Roy et Marcotte c. La Reine, 2016 QCCS 6542

AVIS :
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