Labrecque c. R. | 2024 QCCA 104 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(750-01-049529-165) | |||||
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DATE : | 29 janvier 2024 | ||||
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MAXIME LABRECQUE | |||||
REQUÉRANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC | |||||
MIS EN CAUSE – mis en cause | |||||
et | |||||
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA | |||||
MIS EN CAUSE | |||||
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[1] Le requérant se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure rendu le 22 septembre 2021 (l’honorable Michel Pennou), qui le condamne à l’emprisonnement à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle avant d’avoir purgé au moins vingt‑cinq ans de la peine, après avoir rejeté sa demande de déclarer cette peine inconstitutionnelle.
[2] Pour les motifs du juge Doyon auxquels souscrivent les juges Healy et Beaupré,
LA COUR :
[3] ACCUEILLE la requête amendée en autorisation d’appel de la peine;
[4] REJETTE l’appel.
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| FRANÇOIS DOYON, J.C.A. | |
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| PATRICK HEALY, J.C.A. | |
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| MICHEL BEAUPRÉ, J.C.A. | |
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Me Maude Pagé-Arpin | ||
LATOUR DORVAL AVOCATS | ||
Pour le requérant | ||
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Me Claudie Gilbert | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimé | ||
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Me Alexandre Duval | ||
BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC) | ||
Pour le mis en cause | ||
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Date d’audience : | 22 septembre 2023 | |
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MOTIFS DU JUGE DOYON |
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MISE EN GARDE : Le juge de première instance a rendu une ordonnance interdisant la publication et la diffusion de toute information pouvant permettre d’identifier la victime.
[5] Le 19 octobre 2019, le requérant a été reconnu coupable par un jury de meurtre au premier degré. Comme l’acte d’accusation ne mentionnait que l’article 235 C.cr., sans préciser le mode de perpétration pouvant conduire à un tel verdict, le juge de première instance a instruit le jury à propos des deux thèses qui pouvaient permettre, en l’espèce, de déclarer l’appelant coupable, soit : le meurtre commis avec préméditation et de propos délibéré (paragr. 231(2) C.cr.) et le meurtre perpétré en commettant l’infraction de harcèlement criminel (paragr. 231(6) et art. 264 C.cr.).
[6] Le jury n’a évidemment pas expliqué la voie qu’il a suivie pour déclarer le requérant coupable. De toute façon, l’unanimité du verdict ne doit porter que sur la notion de meurtre au premier degré et non sur son mode de perpétration : Fredette c. R.,
[7] Pour un meurtre au premier degré, selon l’alinéa 745a) C.cr., quel que soit le chemin emprunté, la peine doit être l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Or, les avocats du requérant (qui ne le représentent pas en appel) ont demandé au juge de première instance de déclarer inconstitutionnel cet alinéa 745a) lorsqu’il est en relation avec le paragr. 231(6) C.cr. parce qu’il entraînerait une peine cruelle et inusitée, contrairement au droit protégé par l’article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés. En somme, la contestation ne portait que sur le meurtre accompagné de harcèlement criminel, celui commis avec préméditation et de propos délibéré n’étant pas visé par la demande. Nous verrons plus loin l’importance de cette nuance.
[8] Les avocats invoquaient principalement deux arguments : d’une part, l’impossibilité pour le juge de moduler la période minimale avant l’admissibilité à la libération conditionnelle entre 10 et 25 ans (comme le permettrait une déclaration de culpabilité à une accusation de meurtre au deuxième degré), ce qui exclut le pouvoir discrétionnaire du juge en matière de peine; d’autre part, l’abolition, en 2011, de la disposition permettant, après une détention de 15 ans, la révision judiciaire de la période minimale de plus de 15 ans imposés lors de la sentence (une procédure aussi appelée « clause de la dernière chance »).
[9] D’entrée de jeu, le juge de première instance met la table :
[2] Labrecque demande au Tribunal de déclarer inopérante la disposition fixant la peine obligatoirement imposée en cas de condamnation pour meurtre au premier degré, toutes formes confondues. Cette peine serait cruelle et inusitée, et donc contraire à l’art. 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, lorsqu’elle punit un meurtre commis à l’occasion d’un harcèlement criminel (art. 231(6) C.cr.), ce qui serait le cas en l’espèce.
[3] Après étude du dossier et audition des parties, le Tribunal estime qu’il n’est pas opportun qu’il tranche la question constitutionnelle soumise: le meurtre en l’espèce, en plus d’être concomitant au harcèlement criminel de sa victime, a été commis avec préméditation et de propos délibéré, soit une forme de meurtre au premier degré dont la constitutionnalité de la peine prévue par la loi n’est pas contestée.
[…]
[6] Dans le cadre de sa requête en déclaration d’inopérabilité, Labrecque ne soutient pas que l’emprisonnement à perpétuité, sans possible libération conditionnelle avant vingt-cinq ans, soit une peine cruelle et inusitée dans le cas d’un meurtre prémédité. Elle le serait toutefois pour un meurtre commis à l’occasion d’un harcèlement criminel.
[…]
[10] Le Tribunal est d’avis que la preuve soumise au procès établit hors de tout doute que le crime à sanctionner est tant un meurtre prémédité qu’un meurtre commis à l’occasion d’un harcèlement criminel. Dans les circonstances, il devient inopportun que le Tribunal tranche la question constitutionnelle soumise.
[11] Un tribunal devait s’abstenir de se prononcer sur des points de droit lorsqu'il n’est pas nécessaire de le faire pour disposer d’un litige, particulièrement quand il s'agit de questions constitutionnelles, comme c’est le cas en l’espèce. Voir Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), 1995 CanLII 86 (CSC),
[10] En somme, selon le juge, comme la contestation ne portait que sur la peine infligée pour un meurtre accompagné de harcèlement criminel et que le meurtre en cause avait été perpétré à la fois avec préméditation et de propos délibéré (dont la constitutionnalité n’était pas contestée) et à l’occasion d’un harcèlement criminel, la question soulevée n’avait pas à être traitée. Autrement dit, cette question était essentiellement théorique, ce qui explique la décision du juge de première instance de ne pas avoir voulu s’y pencher.
[11] Voici comment le juge tire la conclusion que le meurtre est ici prémédité et commis de propos délibéré :
[16] À la suite du verdict de culpabilité rendu par un jury, les faits prouvés sont tous les faits, exprès ou implicites, essentiels à ce verdict, de même que tout autre fait révélé lors du procès que le Tribunal accepte comme étant prouvé (art. 724(2) C.cr.; voir aussi R. c. Ferguson,
[17] De la preuve présentée au procès, le Tribunal tire les conclusions suivantes.
[18] Labrecque tue I… L… environ trois semaines après qu’ils se soient séparés.
[19] Il se rend de nuit, en semaine, au logement qu’habite L… et que le couple occupait avant leur séparation. Il sait que leurs enfants ne s’y trouvent pas, puisque cette nuit-là, ils sont sous sa garde et couchent chez sa mère.
[20] Pour pénétrer dans le logement, il projette un marteau au travers de sa porte vitrée. Il s’empare d’un couteau de cuisine puis frappe à une trentaine de reprises L…, alors qu’elle se trouve dans sa chambre à coucher. Il tente ensuite de s’enlever la vie en s’éviscérant.
[21] Quelques heures avant de poser ces gestes, Labrecque a rencontré deux amis, David Gagnon et Éric Paradis. À Gagnon, il déclare alors « je vais la battre », « je vais la passer », « je vais rentrer par une fenêtre pour lui faire peur ». Quand il quitte Gagnon, il lui dit qu’il rentre chez lui, mais aussi qu’il ira rôder du côté de chez L…. À Paradis, qu’il va voir ensuite, il déclare « une fille comme ça ne peut pas rester impunie ». Quand ils se séparent, Labrecque déclare qu’il ira faire un tour chez L….
[22] Quelques jours avant de passer à l’acte, Labrecque rédige un testament, ainsi qu’une lettre d’adieu à sa mère et ses enfants, dans laquelle il reproche à L… de lui avoir brisé le coeur, d’avoir brisé sa famille, et la traite de personne méchante.
[23] La séparation est acrimonieuse. Tout au long de celle-ci, par ses insultes, ses propos menaçants, ses comportements harcelants, Labrecque exprime l’hostilité, l’animosité et la rancoeur qu’il ressent vis-à-vis son ex-conjointe.
[24] Lors de son témoignage au procès, Labrecque affirme qu’en se rendant chez L… la nuit du meurtre, il avait pour seul plan de se suicider à l’intérieur du logement de L…, qu’il voulait ainsi lui montrer qu’elle l’avait détruit. Le Tribunal n’en croit rien. Ce plan ne cadre pas avec les déclarations faites par Labrecque à peine quelques heures plus tôt, avec son discours agressif et revanchard à l’endroit de son ex-conjointe. Le Tribunal retient de l’ensemble de la preuve présentée que Labrecque voulait mettre fin à ses jours la nuit du 13 septembre 2016, mais pas sans avoir, au préalable, tuer son ex-conjointe. Tel était le plan contemplé et médité par Labrecque. Tel est le plan qu’il a mis à exécution cette nuit-là. Dans les circonstances, le meurtre commis par Labrecque est bel et bien un meurtre au premier degré, parce que commis avec préméditation et de propos délibéré.
[12] Par ailleurs, même s’il devait se prononcer sur l’inconstitutionnalité, il estime que la question a déjà été tranchée dans Meunier c. R.,
[41] De plus, le Tribunal note que les circonstances propres à la présente affaire, ou à la situation de Labrecque, ne permettent pas non plus de mettre de côté les conclusions de l’arrêt Meunier (voir Nur, par. 71). Nonobstant que ce crime soit prémédité et commis de propos délibéré, il représente le point culminant d’une série de gestes de harcèlement, posés par un père de famille qui n’accepte pas que sa conjointe veuille mettre fin à la vie commune et qu’elle s’intéresse à un autre que lui. Le crime commis correspond au cas de figure emblématique justifiant qu’un tel meurtre emporte une peine plus grave, non seulement en raison de la concomitance de la commission de l’infraction de harcèlement — un comportement criminalisé parce que souvent précurseur d’actes de violence envers les femmes, notamment dans un contexte conjugal (voir Morris MANNING and Peter SANKOFF, Manning, Mewett & Sankoff - CRIMINAL LAW, 5th Ed., § 20.124 (QL); voir aussi Ratelle-Marchand c. R.,
[13] Comme il se doit, l’avocate du requérant reprend les questions soumises au juge de première instance et plaide le dossier comme il a été présenté à ce dernier.
[14] La requête pour être autorisé à interjeter appel du jugement de première instance nous a été déférée et j’estime que l’appel mérite d’être autorisé. Je proposerai donc que la Cour accueille cette requête. C’est la raison pour laquelle, à compter de maintenant, je parlerai de l’appelant.
[15] Oui.
[16] La thèse de l’appelant peut être confondante. Comme ses arguments ne portent que sur le meurtre accompagné de harcèlement criminel et comme le jury ne motive pas son verdict, nul ne connaissait les fondements du verdict et le juge était donc dans l’obligation de déterminer lui-même ce qu’il en était. En effet, s’il y avait préméditation et propos délibéré, la demande de déclarer la disposition incompatible avec la Charte devenait sans objet. Il écrit :
[14] Un jury n’a pas à motiver son verdict. Celui rendu en l’espèce ne permet pas au Tribunal de savoir avec certitude quelles sont les circonstances relatives à la perpétration de l’infraction sur lesquelles il prend appui.
[17] Comme on l’a vu, il a conclu que la preuve établit « hors de tout doute que le crime à sanctionner est tant un meurtre prémédité qu’un meurtre commis à l’occasion d’un harcèlement criminel ».
[18] Devant sonder la preuve pour tirer cette conclusion sur les circonstances du meurtre, le juge de première instance s’est inspiré de R. c. Ferguson,
[19] Comme l’écrit le juge, il va de soi que tout fait aggravant en ce qui a trait à la détermination de la peine doit être prouvé hors de tout doute raisonnable : paragr. 724(2) C.cr. et Ferguson, paragr. 17 et 18. Le juge avait donc raison de s’interroger à savoir si la preuve établissait hors de tout doute raisonnable que le meurtre était prémédité, même s’il pouvait tout autant être un meurtre commis à l’occasion d’un harcèlement criminel.
[20] Dans Ferguson, on trouve la mention que le législateur a tout intérêt « de savoir avec certitude si la disposition législative en cause est constitutionnelle […] » [je souligne] (paragr. 73). Ce passage a peut-être inspiré le juge lorsqu’il a écrit que le verdict prononcé en l’espèce « ne permet pas au Tribunal de savoir avec certitude quelles sont les circonstances relatives à la perpétration de l’infraction sur lesquelles il prend appui » [je souligne] (paragr. 14).
[21] Cette phrase, prise isolément, pourrait laisser entendre que le juge a pu tenter de reconstituer les bases du verdict. Ce serait cependant une erreur puisque l’on « ne doit pas tenter de suivre le raisonnement du jury » (Ferguson, paragr. 18). L’ensemble du jugement démontre cependant qu’il n’a pas commis cette erreur et qu’il a plutôt examiné la preuve afin d’être convaincu que celle-ci établissait que le meurtre avait été perpétré avec préméditation et de propos délibéré. Il a su correctement adapter son raisonnement à celui de Ferguson, même si le cadre juridique était différent.
[22] On peut lire ceci dans Ferguson :
[18] Deuxièmement, lorsque la base factuelle du verdict rendu par le jury est ambiguë, le juge qui détermine la peine ne doit pas tenter de suivre le raisonnement du jury, mais il doit plutôt tirer ses propres conclusions concernant les faits pertinents : Brown; R. c. Fiqia (1994), 1994 ABCA 402 (CanLII), 162 A.R. 117 (C.A.). Ce faisant, il peut, « à l’égard des autres faits pertinents qui ont été révélés lors du procès [. . .] les accepter comme prouvés » (al. 724(2)b)). Pour s’appuyer sur un fait aggravant ou une condamnation antérieure, le juge qui détermine la peine doit être convaincu hors de tout doute raisonnable de l’existence de ce fait ou de cette condamnation; pour se fonder sur tout autre fait pertinent, il doit être convaincu de l’existence de ce fait par une preuve prépondérante : al. 724(3)d) et e); voir aussi R. c. Gardiner, 1982 CanLII 30 (CSC),
[23] En d’autres mots, si le verdict est ambigu à l’égard des faits retenus ou des inférences qu’on peut en faire, le juge doit tirer ses propres conclusions pour déterminer si ces faits importent aux fins de la détermination de la peine. S’il s’appuie sur des faits aggravants, il doit évidemment être convaincu hors de tout doute raisonnable de leur existence, d’autant que l’article 231 C.cr. est une disposition qui porte sur la détermination de la peine : R. c. Paré,
[24] Bien sûr, Ferguson a été prononcé dans un contexte différent, mais, pour me répéter, le juge pouvait sûrement s’en inspirer. Ainsi, dans l’arrêt Ferguson, le verdict d’acquittement d’une accusation de meurtre et de culpabilité à une accusation réduite d’homicide involontaire coupable ne permettait pas d’analyser adéquatement la conduite du délinquant dans le cadre de la détermination de la peine. On connaît la grande variété de circonstances qui peuvent donner lieu à une accusation d’homicide involontaire coupable et il arrive parfois que l’on soit incapable de savoir si certaines circonstances ont été démontrées en se fondant uniquement sur le verdict. C’est ce qui s’est produit dans cet arrêt.
[25] Dans cette affaire, certains faits ont donc été retenus par le juge en s’assurant à la fois de respecter le verdict et de déterminer la peine adéquate. C’était un cadre différent de celui du présent dossier, mais un contexte qui se prête néanmoins à une adaptation des principes qui y sont décrits.
[26] Bref, à mon avis, le juge s’est, à bon droit, inspiré de Ferguson pour conclure que les faits qu’il a retenus démontraient hors de tout doute raisonnable que le meurtre avait été commis de manière préméditée et de propos délibéré, même si, par ailleurs, le harcèlement criminel pouvait avoir été démontré.
[27] De son côté, l’appelant propose une autre interprétation de la preuve. Il écrit, dans son argumentation écrite, que « rien ne permettait d’écarter la possibilité que la totalité ou qu’une partie du jury ait reconnu l’appelant coupable […] par la concomitance avec le crime de harcèlement criminel ». Il est encore plus précis dans son plan d’argumentation : « Il existe une possibilité raisonnable qu’au moins l’un des membres du jury ait reconnu l’appelant coupable de meurtre au premier degré par imputation en raison de la commission concomitante d’un harcèlement criminel. »
[28] Ce faisant, et avec égards, il tombe dans le piège évoqué dans Ferguson, c’est-à-dire de tenter erronément de reconstituer le raisonnement du jury :
[22] Premièrement, le juge du procès a commis une erreur en tentant de reconstituer le raisonnement du jury. Le droit n’autorise pas le juge du procès à procéder à cet exercice, et ce, pour une bonne raison. Les jurés peuvent arriver à un verdict unanime en s’appuyant sur des raisons différentes et sur des thèses différentes concernant l’affaire : R. c. Thatcher, 1987 CanLII 53 (CSC),
[29] Contrairement à ce que soutient l’appelant, le juge ne doit pas se demander s’il est vraisemblable ou s’il y a une possibilité raisonnable que l’un des jurés ait pu reconnaître l’accusé coupable sur la base d’un meurtre accompagné de harcèlement criminel. Le juge doit plutôt examiner la preuve pour établir ses propres constatations et conclusions de fait (évidemment compatibles avec le verdict) et non examiner la preuve pour tenter de comprendre comment les jurés sont parvenus à ce verdict.
[30] Cette distinction importe puisque les conclusions de fait du juge méritent déférence en appel et ne peuvent être infirmées qu’en présence d’une erreur manifeste et déterminante : R. c. Gagnon,
[31] Par conséquent, même si l’argument de l’appelant est séduisant, en ce que certains jurés peuvent avoir conclu au meurtre au premier degré en raison de la concomitance d’une infraction de harcèlement criminel, il reste que ce n’est pas la question. D’une part, ce qui importe, ce n’est pas la voie suivie par un ou des jurés, mais bien les conclusions factuelles du juge; d’autre part, en l’absence d’une erreur de fait révisable à cet égard, une cour d’appel ne peut intervenir sur ces conclusions de fait.
[32] En outre, l’appelant plaide que « […] certains éléments de preuve soulèvent un doute raisonnable sur la préméditation […] », notamment son intention uniquement de se suicider chez la victime, sans s’attaquer à elle. Pourtant, comme on le lit au paragraphe 24 du jugement cité plus haut, même s’il croit que l’appelant voulait se suicider, le juge ne croit pas qu’il voulait le faire sans s’en prendre d’abord à la victime et rejette son témoignage à cet égard :
[24] Le Tribunal n’en croit rien. […] Le Tribunal retient de l’ensemble de la preuve présentée que Labrecque voulait mettre fin à ses jours la nuit du 13 septembre 2016, mais pas sans avoir, au préalable, tuer son ex-conjointe. […]
[33] Il s’agit d’une inférence qui ne fait voir aucune erreur manifeste et déterminante.
[34] Pour l’appelant, la preuve de préméditation est faible. Pourtant les faits retenus par le juge, dont les menaces proférées quelques heures avant le meurtre (« je vais la battre; je vais la passer; une fille comme ça ne peut pas rester impunie »), de même que l’hostilité, la rancœur et l’animosité que l’appelant ressentait envers la victime depuis leur récente séparation parce qu’elle ne se pliait pas à ses demandes, démontrent que la preuve de la préméditation est forte. À ces constats, le juge aurait pu ajouter les éléments de preuve suivants : il a aussi menacé la victime dans les termes suivants : « viens en face de moi, tu vas voir ce que je suis capable de te faire »; de plus, quelques jours avant le meurtre, apprenant que la victime manifestait un intérêt pour un autre homme, il rédige un testament dans lequel il confie la garde de ses enfants à sa sœur, advenant son décès, alors qu’il avait toujours été entendu que la garde reviendrait à la victime si elle lui survivait.
[35] Je rappelle qu’en l’espèce, vu les particularités de la demande, l’exercice ne consistait pas à se demander si la preuve de meurtre avec préméditation et de propos délibéré excluait la possibilité que le meurtre soit aussi un meurtre au premier degré en raison du harcèlement criminel. Il fallait se demander si le premier était établi hors de tout doute raisonnable, même si le second pouvait aussi l’être.
[36] En somme, si le juge concluait que la preuve démontrait l’existence d’un meurtre prémédité et commis de propos délibéré, l’exercice était terminé puisque l’argument de l’inconstitutionnalité ne pouvait réussir, même si la preuve pouvait aussi établir l’existence d’un meurtre accompagné de harcèlement criminel.
[37] L’appelant soutient aussi que le juge devait néanmoins trancher la question. Il cite à ce sujet Griffith c. R.,
[38] Dans Griffith, la question était celle-ci :
[28] La question au cœur de cet appel se résume essentiellement comme ceci : une cour supérieure peut-elle faire l’économie de se prononcer sur la constitutionnalité d’une peine minimale si la peine appropriée pour le délinquant est équivalente ou supérieure au minimum prévu?
[39] C’est ce qui a mené à la conclusion suivante :
[56] Cet exercice mène, selon moi, à la conclusion qu’un juge de la Cour supérieure doit trancher une question portant sur la constitutionnalité d’une peine minimale obligatoire puisque c’est la loi qui est en litige. Il s’agit de l’orientation judiciaire fondamentale développée au Canada par la Cour suprême. Pour cette raison, la retenue judiciaire devient nécessairement d’application très rare, incluant les violations des peines minimales à l’article 12 de la Charte. Cela pourrait n’être envisagé que dans de rares cas où, par exemple, il est devenu inutile de se prononcer sur la constitutionnalité de la loi.
[40] Ce n’est pas le cas ici, puisque la demande porte sur une disposition qui ne constitue pas le fondement exclusif du verdict et donc de la peine à infliger. Le juge ne pouvait accueillir la demande d’inconstitutionnalité si le verdict était basé sur la préméditation, même s’il pouvait aussi être basé sur le harcèlement criminel. Or, c’est ce que le dossier démontrait selon les conclusions du juge qui, je le répète, ne font voir aucune erreur manifeste et déterminante.
[41] En conclusion, je suis d’avis que le juge pouvait refuser de trancher la demande au motif qu’il ne pouvait le faire sur la base de l’argument qui lui était présenté. Somme toute, la question était purement théorique, ce qui explique la décision du juge : Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray),
[42] Malgré cette conclusion, j’estime nécessaire de dire quelques mots à propos de l’arrêt Meunier qui, selon le juge de première instance, réglait de toute façon la question. Comme le juge a ainsi tout de même tranché la demande quoiqu’elle fût théorique, je crois préférable, avec toutes les réserves qui s’imposent, d’ajouter ce qui suit, d’autant que les parties ont plaidé ce point.
[43] Malgré toute l’utilité de cet arrêt, il ne me semble pas permettre, à lui seul, de trancher le débat.
[44] Dans cette affaire, la Cour conclut :
[101] En somme, tenant compte de la jurisprudence de la Cour suprême ci-dessus analysée, l'article 231(6) C.cr. n'enfreint pas le droit d'un accusé à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne (l'article 7 de la Charte) et n'impose pas une peine cruelle et inusitée (l'article 12 de la Charte) en tenant compte des circonstances de vulnérabilité et la domination illégale de la victime par l'accusé et le haut degré de sa culpabilité morale. Par conséquent, Mme Meunier n'est pas détenue ou emprisonnée arbitrairement (l'article 9 de la Charte).
[45] À première vue, ce paragraphe paraît sceller le sort de la présente demande. En revanche, la question posée n’était pas la même et les arguments étaient différents.
[46] D’abord, l’appelante arguait que « […] l'article 231(6) C.cr. était vague ou imprécis et que les dispositions sur le harcèlement étaient arbitraires, imprécises ou de portées illimitées » (paragr. 74) en ce qu’elles engloberaient « […] un trop vaste éventail de comportements prohibés » (paragr. 95). Cette question, qui s’attarde à la constitutionnalité de la disposition créant le crime, n’est évidemment pas en cause ici.
[47] Ensuite, l’appelante soutenait que l'inadmissibilité à la libération conditionnelle avant 25 ans était disproportionnée par rapport à la culpabilité morale du délinquant, en raison notamment d’un jugement de première instance et d’un appel subséquent qui, selon elle, faisaient disparaître la nécessité de la preuve de l’intention de faire craindre à la victime pour sa sécurité (un élément essentiel du harcèlement criminel). La Cour rejetait cet argument dans les termes suivants : « […] l'exigence de prouver, hors de tout doute raisonnable, une intention spécifique à l'article 231(6) C.cr. n'a pas été écartée par cette Cour […] » (paragr. 97). Cette question n’est pas davantage en litige ici.
[48] Enfin, pour ce qui est plus spécifiquement de l’article 12 de la Charte, la Cour s’est en grande partie fondée sur l’arrêt R. c. Luxton,
[49] Pour répondre aux arguments de l’appelant sur cette question, le juge indique que la disparition de la « clause de la dernière chance » n’a pas de réelle incidence sur les effets de la peine, de sorte que la protection de l’article 12 de la Charte n’est pas restreinte :
[35] […], il nous semble que le droit de présenter une demande de réduction de la période d’inadmissibilité à la libération conditionnelle — demande ne se soldant pas nécessairement par une telle réduction de cette période d’inadmissibilité ou l’obtention subséquente d’une libération conditionnelle, n’est pas une considération déterminante ou même pertinente aux fins de disposer d’une violation alléguée de l’art. 12 de la Charte. Cette procédure n’a pas d’incidence sur l’effet réel de la peine imposée. Sa non-disponibilité n’en a donc pas, elle non plus.
[Je souligne]
[50] Pourtant, me semble-t-il, la procédure en question, après l’abrogation de la « clause de la dernière chance », pourrait peut-être constituer une peine, selon R. c. Boudreault,
[41] […] une mesure constitue une peine si (1) elle est une conséquence d’une déclaration de culpabilité qui fait partie des sanctions dont est passible un accusé pour une infraction donnée et (2) soit elle est conforme à l’objectif et aux principes de la détermination de la peine, (3) soit elle a une grande incidence sur le droit du contrevenant à la liberté ou à la sécurité. [Renvoi omis]
[51] En revanche toutefois, l’arrêt Meunier demeure pertinent au présent dossier parce qu’il atténue grandement la valeur de l’argument suivant de l’appelant :
Toutefois, nous estimons que la turpitude morale d’un individu ayant planifié un meurtre est supérieure à celle d’un individu qui commet un meurtre non planifié, bien que commis dans le contexte d’un crime de domination. En effet, il est reconnu en jurisprudence que la préméditation « comporte un élément de culpabilité morale supplémentaire » : « [l]'histoire montre que les pays civilisés ont toujours considéré intolérable l'idée qu'un être humain puisse de sang-froid préméditer la mort d'un autre être humain », ce qui en fait le crime violent le « plus répugnant » et « le plus répréhensible ».
[Renvois omis]
[52] Or, dans Meunier, la Cour écrit qu’il faut tenir compte « […] des circonstances de vulnérabilité et la domination illégale de la victime par l'accusé et le haut degré de sa culpabilité morale. […] », en raison de la concomitance du harcèlement criminel.
[53] S’il va de soi que la préméditation d’un meurtre, comme de tout crime, le rend plus « répugnant », cela ne signifie pas que le harcèlement criminel, un crime de domination accompagnant un meurtre, ne rend pas ce meurtre tout aussi « répugnant ». L’argument selon lequel la turpitude morale en cas de harcèlement est inférieure aux cas de préméditation ne me paraît donc pas être soutenu, que ce soit par la preuve ou par la jurisprudence, alors que celui selon lequel il y a un haut niveau de culpabilité morale lorsque le meurtre est commis à l’occasion d’un harcèlement est soutenu par l’arrêt Meunier.
[54] Quoi qu’il en soit, comme la demande telle que formulée ne pouvait réussir, je suggère que la Cour rejette l’appel.
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FRANÇOIS DOYON, J.C.A. |
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