Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania c. A |
2020 QCCA 1701 |
||||
COUR D’APPEL |
|||||
|
|||||
CANADA |
|||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
|||||
GREFFE DE
|
|||||
N° : |
500-09-028239-192 et 500-09-028240-190 |
||||
(500-06-000886-172) |
|||||
|
|||||
DATE : |
11 décembre 2020 |
||||
|
|||||
|
|||||
|
|||||
|
|||||
No 500-09-028239-192 |
|||||
WATCH TOWER BIBLE AND TRACT SOCIETY OF PENNSYLVANIA |
|||||
APPELANTE - défenderesse |
|||||
c. |
|||||
|
|||||
A |
|||||
INTIMÉE - demanderesse |
|||||
et |
|||||
WATCH TOWER BIBLE AND TRACT SOCIETY OF CANADA |
|||||
MISE EN CAUSE - défenderesse |
|||||
|
|||||
|
|||||
No 500-09-028240-190 |
|||||
WATCH TOWER BIBLE AND TRACT SOCIETY OF CANADA |
|||||
APPELANTE - défenderesse |
|||||
c. |
|||||
|
|||||
A |
|||||
INTIMÉE - demanderesse |
|||||
et |
|||||
WATCH TOWER BIBLE AND TRACT SOCIETY OF PENNSYLVANIA |
|||||
MISE EN CAUSE - défenderesse |
|||||
|
|||||
|
|||||
|
|||||
|
|||||
[1] Ces deux dossiers d’appel visent un même jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Chantal Corriveau) rendu le 27 février 2019 et rectifié le 11 mars 2019[1], qui rejette en premier lieu la demande en exception déclinatoire formulée par l’appelante Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania (« WTPA ») et qui accorde la demande d’autorisation d’une action collective contre cette dernière et contre l’autre appelante Watch Bible and Tract Society of Canada (« WTC »), en plus d’attribuer le statut de représentante à l’intimée pour le groupe ci-après décrit[2] :
« Toutes les personnes qui sont ou ont été des Témoins de Jéhovah et qui allèguent avoir été agressées sexuellement au Québec, alors qu’elles étaient mineures, par une personne occupant le rôle d’Ancien (le “Sous-groupe d’agression sexuelle par les Anciens”) ».
« Toutes les personnes qui sont ou ont été des Témoins de Jéhovah et qui allèguent avoir été agressées sexuellement au Québec, alors qu’elles étaient mineures, par un Témoin de Jéhovah (le “Sous-groupe d’agression sexuelle par un témoin de Jéhovah”) ».
[2] Pour les motifs de la juge Fournier auxquels souscrivent les juges Morissette et Bélanger, LA COUR :
[3] REJETTE les appels;
[4] Avec les frais de justice.
|
MOTIFS DE LA JUGE FOURNIER |
|
|
[5] Le jugement contre lequel les appelantes se pourvoient rejette la demande en exception déclinatoire de l’appelante Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania (« WTPA »), accueille la demande d’autorisation d’une action collective contre cette dernière et contre l’autre appelante Watch Tower Bible and Tract Society of Canada (« WTC ») et attribue le statut de représentante à l’intimée pour les groupes ci-après décrits[3] :
« Toutes les personnes qui sont ou ont été des Témoins de Jéhovah et qui allèguent avoir été agressées sexuellement au Québec, alors qu’elles étaient mineures, par une personne occupant le rôle d’Ancien (le “Sous-groupe d’agression sexuelle par les Anciens”) ».
« Toutes les personnes qui sont ou ont été des Témoins de Jéhovah et qui allèguent avoir été agressées sexuellement au Québec, alors qu’elles étaient mineures, par un Témoin de Jéhovah (le “Sous-groupe d’agression sexuelle par un témoin de Jéhovah”) ».
[Soulignements dans l’original]
[6] La juge de première instance décrit le litige de la façon suivante[4] :
[2] La demanderesse, issue d’une famille membre des Témoins de Jéhovah, a été victime d’agressions sexuelles de la part de son frère alors qu’elle était mineure. Elle reproche aux défenderesses leur défaut de réconfort, protection et apaisement.
[3] À la suite des agressions sexuelles dont la demanderesse a été victime, alors qu’elle était mineure, cette dernière s’est adressée à sa famille, à un Témoin de Jéhovah et à un Ancien, soit un des dirigeants spirituels de l’organisation. Ces derniers l’ont découragé de dénoncer aux autorités policières son agresseur, car elle aurait ainsi risqué de ternir l’image de dieu Jéhovah.
[4] La demanderesse veut poursuivre les défenderesses pour leurs manquements quant à sa protection et à la dissuasion de rapporter aux autorités policières les agressions sexuelles vu la culture du silence qui anime la communauté des Témoins de Jéhovah. Elle poursuit les défenderesses afin qu’elle et les milliers de personnes ayant vécu la même situation soient indemnisées pour les dommages moraux et pécuniaires subis. De plus, elle recherche une condamnation pour dommages punitifs.
[5] La demanderesse souhaite également poursuivre les défenderesses au nom de toutes les victimes d’agressions sexuelles, cette fois, commises par un Ancien sur des membres de l’organisation.
[7] La juge rejette la demande en exception déclinatoire de WTPA, étant d’avis que le lien de rattachement de cette société américaine avec l’intimée réside dans le rôle de WTPA dans le développement, la communication et la diffusion des enseignements destinés aux Témoins de Jéhovah.
[8] Quant à la demande d’autorisation de l’action collective, la juge est d’avis que le recours de l’intimée n’est pas prescrit au terme de l’analyse à laquelle elle doit se livrer à ce stade et que les critères de l’article 575 C.p.c.[5] sont remplis.
[9] En appel, WTPA soulève une seule question, soit celle de l’erreur de la juge de conclure à la compétence de la Cour supérieure en vertu du paragraphe 3148(3) C.c.Q.[6]. Pour le reste, WTPA plaide que le jugement devrait être infirmé quant à l’autorisation de l’action collective, laquelle ne remplirait pas les conditions de l’article 575 C.p.c.; pour ce faire, elle se range aux arguments plaidés par WTC.
[10] WTPA soutient qu’en l’absence d’un quelconque lien de rattachement au Québec, l’action collective devait être rejetée à son égard en ce que la faute invoquée ne serait pas commise au Québec et qu’aucun dommage subi au Québec ne serait tributaire de cette faute, contrairement aux exigences du paragraphe 3148(3) C.c.Q. L’article 3148 édicte :
3148. Dans les actions personnelles à caractère patrimonial, les autorités québécoises sont compétentes dans les cas suivants:
1° Le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec;
2° Le défendeur est une personne morale qui n’est pas domiciliée au Québec mais y a un établissement et la contestation est relative à son activité au Québec;
3° Une faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s’y est produit ou l’une des obligations découlant d’un contrat devait y être exécutée;
4° Les parties, par convention, leur ont soumis les litiges nés ou à naître entre elles à l’occasion d’un rapport de droit déterminé;
5° Le défendeur a reconnu leur compétence.
Cependant, les autorités québécoises ne sont pas compétentes lorsque les parties ont choisi, par convention, de soumettre les litiges nés ou à naître entre elles, à propos d’un rapport juridique déterminé, à une autorité étrangère ou à un arbitre, à moins que le défendeur n’ait reconnu la compétence des autorités québécoises. |
3148. In personal actions of a patrimonial nature, Québec authorities have jurisdiction in the following cases:
(1) the defendant has his domicile or his residence in Québec;
(2) the defendant is a legal person, is not domiciled in Québec but has an establishment in Québec, and the dispute relates to its activities in Québec;
(3) a fault was committed in Québec, injury was suffered in Québec, an injurious act or omission occurred in Québec or one of the obligations arising from a contract was to be performed in Québec;
(4) the parties have by agreement submitted to them the present or future disputes between themselves arising out of a specific legal relationship;
(5) the defendant has submitted to their jurisdiction.
However, Québec authorities have no jurisdiction where the parties have chosen by agreement to submit the present or future disputes between themselves relating to a specific legal relationship to a foreign authority or to an arbitrator, unless the defendant submits to the jurisdiction of the Québec authorities. |
[Soulignements ajoutés]
[11] À mon avis, l’appel de WTPA relatif à l’exception déclinatoire ne fait pas voir d’erreur de la juge qui justifierait l’intervention de la Cour pour les motifs suivants.
[12] La Cour suprême a déjà décidé que même un préjudice indirect constitue un facteur de rattachement pour établir la compétence du tribunal québécois[7] :
36 L’appelante STS se fonde sur la jurisprudence européenne pour affirmer que seul le préjudice direct, et non le préjudice indirect, peut être utilisé pour rattacher l’action au ressort. À mon avis, rien dans le libellé du par. 3148(3) ne donne à penser qu’on ait voulu établir une telle restriction. Je ne souscris donc pas à l’argument des appelantes, selon lequel le préjudice est trop indirect ou trop symbolique en l’espèce pour satisfaire aux conditions d’établissement de la compétence. Comme nous l’avons exposé précédemment, une telle conclusion commanderait une appréciation prématurée de la preuve.
[13] De plus, ce lien serait suffisant indépendamment du situs de la faute ou du fait dommageable, comme le mentionne la Cour suprême[8] :
[45] Le préjudice subi au Québec constitue un facteur indépendant prévu au par. 3148(3) : il n’est pas nécessaire que le préjudice soit lié à l’endroit où le fait dommageable a été subi ou la faute commise, contrairement par exemple à l’art. 3168. Chacun des quatre facteurs mentionnés au par. 3148(3) créerait un lien suffisant avec la province pour fonder la compétence (voir Royal Bank of Canada c. Capital Factors Inc., [2004] Q.J. No. 11841 (QL) (C.A.), par. 2; Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, [2002] 4 R.C.S. 205, par. 56). S’agissant du type de préjudice visé par le par. 3148(3), il n’existe aucune raison de principe justifiant d’exclure le préjudice purement économique de l’application de la disposition. Le libellé clair du par. 3148(3) n’empêche pas le préjudice économique de servir de facteur de rattachement, et le droit civil québécois n’interdit pas non plus l’indemnisation de la perte purement économique (voir C. Emanuelli, Droit international privé québécois (3e éd. 2011), p. 116-118). Il ressort clairement de la jurisprudence québécoise que le préjudice économique peut servir de facteur de rattachement en vertu du par. 3148(3) (voir, p. ex., Sterling Combustion inc. c. Roco Industrie inc., 2005 QCCA 662 (CanLII); Option Consommateurs c. British Airways PLC, 2010 QCCS 140 (CanLII)).
[14] Par ailleurs, la question de la compétence doit être considérée dans le contexte de la demande d’autorisation où l’intimée n’a qu’un fardeau de démonstration et en tenant compte que cette même question pourra être soulevée à nouveau au fond[9] :
[42] Suivant une jurisprudence bien établie des tribunaux québécois, toute contestation de la compétence des tribunaux du Québec peut être soulevée et examinée à juste titre dès le début d’une instance en autorisation d’un recours collectif. Le jugement rendu à cette étape déterminera, sur le fondement des allégations, s’il appert que le tribunal est dûment saisi de la question (voir Thompson c. Masson, [1993] R.J.Q. 69 (C.A.)). Toutefois, cela ne signifie pas qu’un jugement rejetant la contestation de la compétence à l’étape de l’autorisation mettra fin au débat sur la compétence territoriale des tribunaux québécois. En effet, cette question pourrait être soulevée de nouveau plus tard, car le jugement rendu à cette étape ne constitue qu’une décision interlocutoire (art. 1010 C.p.c.). Le tribunal peut subséquemment réexaminer la question à la lumière de l’ensemble de la preuve, et décliner compétence lors du procès au fond (Thompson, p. 73).
[43] En raison des faits allégués, nous concluons que les tribunaux québécois ont compétence sur cette question aux termes de l’art. 3148 C.c.Q. Cet article définit l’étendue de la compétence des tribunaux québécois sous le régime du droit international privé, en établissant certains facteurs de rattachement relatifs à cette compétence. Plus précisément, le par. 3148(3) confère compétence aux autorités québécoises dans les actions personnelles à caractère patrimonial lorsqu’« [u]ne faute a été commise au Québec, un préjudice y a été subi, un fait dommageable s’y est produit ou l’une des obligations découlant d’un contrat devait y être exécutée ».
[…]
[56] En résumé, nous estimons que Mme Cloutier, une résidente du Québec, a subi un préjudice économique au Québec en raison de la conclusion d’un contrat dans cette province. Certes les principes de courtoisie, d’ordre et d’équité qui sous-tendent le droit international privé exigent que la compétence du forum soit correctement attribuée. Toutefois, suivant le droit québécois, la preuve de l’un ou l’autre des quatre facteurs énumérés au par. 3148(3) C.c.Q. permet d’établir un lien suffisant avec la province (voir Spar Aerospace, par. 55-56). En conséquence, les tribunaux québécois ont compétence aux termes du par. 3148(3) pour décider si le recours collectif en l’espèce devrait être autorisé sur le fondement de l’art. 1003 C.p.c.
[15] Ainsi, l’allégation d’un préjudice subi par l’intimée au Québec résultant des fautes de WTPA est suffisante pour établir la compétence de la Cour supérieure. WTPA ne conteste pas le préjudice subi par l’intimée au Québec pour les fins de l’exception déclinatoire mais, selon elle, celle-ci devait, pour établir le rattachement prévu au paragraphe 3148(3) C.c.Q., faire la démonstration d’un lien réel et substantiel entre ce préjudice et la faute reprochée, c’est-à-dire le lien causal.
[16] Cet argument ne peut être retenu, car il ajoute aux conditions prévues au paragraphe 3148(3) C.c.Q. et relève davantage de l’analyse du syllogisme juridique dans le cadre de la demande d’autorisation et notamment du critère prévu au paragraphe 575(2) C.p.c., que les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées. Ce moyen sera abordé dans l’analyse des critères d’autorisation.
[17] Ainsi, la juge ne commet pas d’erreur en rejetant l’exception déclinatoire et en concluant que le préjudice dont l’intimée impute la faute à WTPA est subi au Québec.
[18] Je propose de rejeter l’appel de WTPA en ce qui concerne l’exception déclinatoire.
[19] Avant d’aborder les moyens invoqués par WTC à l’encontre de l’autorisation de l’action collective de l’intimée[10], les principes généraux qui s’y appliquent méritent d’être rappelés.
[20] L’action collective est un véhicule procédural permettant à une personne d’agir pour le compte de tous les membres d’un groupe sans que le demandeur ait à obtenir de mandat direct des membres du groupe envisagé. Elle est soumise à l’autorisation du tribunal qui procède à un exercice de filtrage en fonction des quatre conditions de l’article 575 C.p.c., de façon à écarter les causes frivoles, les demandes insoutenables ou manifestement mal fondées et celles ne présentant aucune chance de succès. Ces conditions sont cumulatives et, si elles sont remplies, le juge d’autorisation doit accueillir la demande d’autorisation. Dans son analyse, le juge doit aussi tenir compte des objectifs de l’action collective, c’est-à-dire la facilitation de l’accès à la justice, la modification d’une conduite préjudiciable et l’économie des ressources judiciaires[11].
[21] La norme d’intervention applicable à l’appel d’un jugement relatif à l’autorisation d’une action collective est élevée et impose la déférence, puisque le juge autorisateur exerce un pouvoir discrétionnaire dans son analyse des critères de l’article 575 C.p.c. Dans L’Oratoire St-Joseph du Mont-Royal c. J.J., la Cour suprême le rappelle[12] :
[10] Lorsqu’elle siège en appel d’une décision portant sur une demande sollicitant l’autorisation d’exercer une action collective, la Cour d’appel « ne détient qu’un pouvoir limité d’intervention »; ainsi, « elle doit faire preuve de déférence envers la décision du juge d’autorisation » : Vivendi, par. 34. Il est en effet bien établi que l’appréciation du respect des conditions d’autorisation implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire : Harmegnies, par. 20-24. En conséquence, la Cour d’appel « n’interviendra [. . .] que si le juge d’autorisation a commis une erreur de droit ou si son appréciation des critères énoncés à l’art. [575] C.p.c. est manifestement non fondée » : Vivendi, par. 34. En outre, « en présence d’une erreur de droit ou d’une appréciation manifestement non fondée de la part du juge d’autorisation à l’égard d’un critère prévu à l’art. [575] C.p.c., la Cour d’appel peut uniquement substituer son appréciation pour ce critère et non pour les autres » : Vivendi, par. 35; voir aussi Sofio c. Organisme canadien de réglementation du commerce des valeurs mobilières (OCRCVM), 2015 QCCA 1820, par. 17; Sibiga c. Fido Solutions inc., 2016 QCCA 1299, par. 32-35; Charles c. Boiron Canada inc., 2016 QCCA 1716, par. 37; Belmamoun c. Brossard (Ville), 2017 QCCA 102, 68 M.P.L.R. (5th) 46, par. 70.
[11] Toutefois, s’il est vrai que le pouvoir d’intervention de la Cour d’appel à l’égard d’une décision portant sur une demande d’autorisation d’exercer une action collective est limité, il convient de souligner que le rôle du juge de l’autorisation l’est tout autant :
[traduction] Bien que le champ d’intervention en appel soit effectivement limité, le rôle du juge de l’autorisation l’est tout autant. En termes clairs, particulièrement depuis sa décision dans l’affaire Infineon, la Cour suprême a maintes fois réitéré que la fonction du juge à l’étape de l’autorisation consiste uniquement à écarter les demandes insoutenables. La Cour [suprême] a affirmé que la loi n’impose pas un fardeau onéreux à la personne qui demande l’autorisation : « [le demandeur] doit uniquement démontrer l’existence d’une “apparence sérieuse de droit”, d’une “cause défendable” », ont écrit les juges LeBel et Wagner dans l’arrêt Vivendi, précisant que le juge de l’autorisation « ne doit pas se pencher sur le fond du litige, étape qui s’ouvre seulement après l’octroi de la requête en autorisation ».
[22] L’article 575 C.p.c. énonce les quatre questions que doit analyser le juge autorisateur :
575. Le tribunal autorise l’exercice de l’action collective et attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que:
1° les demandes des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes;
2° les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées;
3° la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des règles sur le mandat d’ester en justice pour le compte d’autrui ou sur la jonction d’instance;
4° le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres. |
575. The court authorizes the class action and appoints the class member it designates as representative plaintiff if it is of the opinion that
(1) the claims of the members of the class raise identical, similar or related issues of law or fact;
(2) the facts alleged appear to justify the conclusions sought;
(3) the composition of the class makes it difficult or impracticable to apply the rules for mandates to take part in judicial proceedings on behalf of others or for consolidation of proceedings; and
(4) the class member appointed as representative plaintiff is in a position to properly represent the class members. |
[23] WTC soutient que la juge a erré dans son analyse de ces quatre conditions et soulève les questions suivantes :
Ø l’intimée a-t-elle une cause défendable au sens du paragraphe 575(2) C.p.c.?
Ø l’action collective soulève-t-elle des questions communes et est-elle le véhicule procédural approprié selon les paragraphes 575(1) et (3) C.p.c.?
Ø l’intimée est-elle une représentante adéquate selon les critères du paragraphe 575(4) C.p.c.?
[24] WTC fait valoir que l’intimée n’a pas démontré de cause défendable et que les faits allégués ne peuvent justifier les conclusions recherchées pour deux motifs : d’abord, le recours de l’intimée est prescrit et, deuxièmement, les allégations susceptibles de démontrer une faute extracontractuelle de WTC sont insuffisantes.
[25] La juge tranche l’argument de la prescription de la façon suivante[13] :
[47] WTC reconnait que l’article 2926.1 du Code civil du Québec établit une prescription de 30 ans pour toute réclamation liée à un préjudice en matière d’agressions sexuelles, en voici le texte :
2926.1. L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Ce délai est toutefois de 30 ans si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint.
En cas de décès de la victime ou de l’auteur de l’acte, le délai applicable, s’il n’est pas déjà écoulé, est ramené à trois ans et il court à compter du décès.
[48] WTC reconnait également qu’au stade de l’autorisation de l’action collective, ce ne sont que les situations flagrantes qui commandent un rejet de la demande à cette étape. Le Tribunal doit faire preuve de la plus grande prudence et éviter de retenir un moyen de défense à l’encontre d’une demande en autorisation au moyen de prescription.
[49] Ceci dit, WTC estime que nous sommes dans une telle situation exceptionnelle. Elle plaide que le recours de Mme A se fonde sur une faute résultant de l’absence de dénonciation d’une agression déjà subie.
[50] Pour cette défenderesse, il faut distinguer la situation de Mme A d’une réclamation pour préjudices résultant d’une agression sexuelle. Selon WTC, le défaut de protection allégué par Mme A est survenu après la dernière agression et constitue un élément distinct. C’est à partir de cet événement postérieur que l’on doit débuter la computation du délai de prescription.
[51] Selon le Tribunal, la réclamation de la demanderesse résulte d’une agression sexuelle. C’est dans le contexte de cette agression sexuelle que la demanderesse reproche aux défenderesses son préjudice soit le défaut de protection et de soutien dont ils ont fait preuve.
[52] L’agression sexuelle dont la demanderesse a été victime est centrale aux reproches formulés par cette dernière aux défenderesses. La demanderesse allègue une faute dans leur devoir de réconfort, de protection et d’apaisement. Tous ces éléments sont liés de façon intrinsèque aux agressions sexuelles dont elle a été victime.
[53] La rédaction de l’article 2926.1 C.c.Q. n’inclut pas de définition quant à la faute qui est reprochée sauf pour établir une prescription de 30 ans dans le cas où le préjudice découle d’une agression sexuelle. C’est le préjudice subit (sic) qui sert à établir le délai de prescription. La faute quant à elle n’est pas limitée à l’auteur de l’agression sexuelle.
[54] Le devoir de protection a déjà permis de poursuivre une personne en autorité dans des cas similaires. Par exemple, on autorisera la poursuite contre le père d’une victime qui n’a pas protégé son fils alors que ce dernier a été victime d’une agression sexuelle de la part d’un oncle et de ses cousins.
[55] La protection que réclame Mme A peut être comprise comme précédant les agressions sexuelles et au terme de ces dernières. Le Tribunal reconnait qu’il n’y a aucun allégué par ailleurs, qui permet d’avancer qu’une fois que Mme A a dénoncé auprès d’un Ancien et d’un Témoin de Jéhovah, les agressions sexuelles dont elle a été victime qu’elle aurait été victime d’agressions sexuelles supplémentaires. Malgré cela, elle invoque le défaut de protection qu’elle a pu ressentir dès lors qu’elle s’est sentie, comme elle le réclame, non soutenue par la communauté des Témoins de Jéhovah.
[56] En conséquence, on ne peut, à ce stade-ci, rejeter au motif de prescription la demande de Mme A comme souhaiterait la défenderesse WTC. Il n’est pas possible de conclure que l’absence de protection à la suite de la dernière agression sexuelle constituerait un acte distinct et séparé de l’agression sexuelle devant être analysé de façon autonome. Tel que mentionné, l’article 2926.1 C.c.Q. ne permet pas de faire une telle distinction.
[Renvois omis]
[26] Le 12 juin 2020, après l’audition de l’appel, l’article 2926.1 C.c.Q., qui prévoyait une prescription de 30 ans, a été modifié et se lit dorénavant ainsi[14] :
2926.1. L’action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle se prescrit par 10 ans à compter du jour où la victime a connaissance que son préjudice est attribuable à cet acte. Cette action est cependant imprescriptible si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint.
Toutefois, l’action contre l’héritier, le légataire particulier ou le successible de l’auteur de l’acte, ou contre le liquidateur de la succession de celui-ci, doit être intentée dans les trois ans du décès de l’auteur de l’acte, sous peine de déchéance, sauf si le défendeur est poursuivi pour sa propre faute ou à titre de commettant. De même, l’action exercée en raison du préjudice subi par la victime doit être intentée dans les trois ans du décès de celle-ci, sous peine de déchéance. |
2926.1. An action for damages for bodily injury resulting from an act which could constitute a criminal offence is prescribed by 10 years from the date the victim becomes aware that the injury suffered is attributable to that act. Nevertheless, such an action cannot be prescribed if the injury results from a sexual aggression, violent behaviour suffered during childhood, or the violent behaviour of a spouse or former spouse.
However, an action against an heir, a legatee by particular title or a successor of the author of the act or against the liquidator of the author’s succession must, under pain of forfeiture, be instituted within three years after the author’s death, unless the defendant is sued for the defendant’s own fault or as a principal. Likewise, an action brought for injury suffered by the victim must, under pain of forfeiture, be instituted within three years after the victim’s death. |
[27] Cette modification a pour effet d’étendre le champ d’application de l’article 2926.1 C.c.Q. qui offre dorénavant l’imprescriptibilité du recours à la victime d’un préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel.
[28] De plus, l’article 4 de la loi modificatrice, dans la section des Dispositions Transitoires et Finales, prévoit ce qui suit[15] :
4. L’article 2926.1 du Code civil, modifié par l’article 2 de la présente loi, s’applique à toute action en réparation du préjudice corporel résultant d’un acte pouvant constituer une infraction criminelle si le préjudice résulte d’une agression à caractère sexuel, de la violence subie pendant l’enfance, ou de la violence d’un conjoint ou d’un ancien conjoint, et ce, sans égard à tout délai de prescription applicable avant l’entrée en vigueur de la présente loi. |
4. Article 2926.1 of the Civil Code, amended by section 2, applies to all actions for damages for bodily injury resulting from an act which could constitute a criminal offence if the injury results from a sexual aggression, violent behaviour suffered during childhood, or the violent behaviour of a spouse or former spouse, regardless of any prescriptive period applicable before the coming into force of this Act. |
[29] Lors des débats de l’Assemblée nationale précédant ces modifications, la ministre de la Justice de l’époque, Mme Sonia LeBel, mentionnait[16] :
[…]
C'est pourquoi nous proposons d'abolir le délai de prescription pour faciliter les recours civils contre les agresseurs ou toute autre personne dont la responsabilité pourrait être invoquée dans les cas d'agression sexuelle, de violence conjugale et de violence contre les enfants. Cette abolition sera rétroactive.
De plus, de manière exceptionnelle, les actions passées qui ont été rejetées parce que le délai de prescription était déchu, pour le seul motif que le délai de prescription était déchu, pourront être intentées à nouveau par les victimes, et ce, pour une période de trois ans à partir de l'entrée en vigueur de la loi.
Évidemment, les causes déjà entendues et qui ont été rejetées par la cour pour d'autres motifs que la prescription ou encore qui ont été réglées par une transaction entre les parties ne pourront plus être réouvertes. Il en va de la stabilité même de notre système de justice puisque ces causes ont été entendues et ont fait l'objet d'un jugement ou d'un règlement.
Le projet de loi propose également une marche à suivre en cas de décès de l'agresseur ou de sa victime. Avec le projet de loi n° 55, le Code civil du Québec établira clairement que les recours civils doivent être intentés dans un délai de trois ans après la mort de l'auteur de l'acte ou de la victime. Ce délai ne s'applique qu'à l'égard de la succession de la victime ou de l'agresseur.
En effet, nous ne souhaitons pas brimer la personne victime dans son droit d'obtenir la réparation si son agresseur est décédé, mais, selon nous, il est équitable de mettre une limite au délai dans lequel les successions et les héritiers de ces agresseurs, des gens qui n'ont rien à voir avec les gestes posés, pourront être ciblés par une action. Cette limite ne s'appliquera pas aux communautés, incluant les communautés religieuses, aux entreprises ou aux organismes qui pourraient être tenus pour responsable des actions d'un de leur membre ou employé décédé depuis les faits. L'action contre la communauté par sa faute ou encore parce qu'elle n'a pas agi ou caché la situation sera également rendue imprescriptible.
[30] Ainsi, le recours en réparation d’un préjudice corporel résultant d’une agression à caractère sexuel est maintenant imprescriptible, ce qui écarte la question de la rétroactivité de l’article 2926.1 C.c.Q. soulevée par WTC.
[31] WTC fait cependant valoir que l’imprescriptibilité du recours prévu à l’article 2926.1 C.c.Q. n’est d’aucune aide à l’intimée, puisque le préjudice corporel allégué ne résulte pas d’une agression sexuelle et que l’article 2926.1 C.c.Q. n’a pas d’application aux faits de l’espèce. Le délai de prescription serait, dès lors, celui de la prescription générale, en l’absence d’allégations relatives à l’impossibilité d’agir. Pour WTC, la demande d’autorisation est prescrite à sa face même, et de façon flagrante, car la faute alléguée est postérieure aux agressions sexuelles subies, l’intimée ne lui réclamant pas la réparation d’un préjudice corporel résultant des agressions subies durant son enfance, comme l’article 2926.1 C.c.Q. l’exige.
[32] Cet argument ne peut être retenu à l’étape de l’autorisation.
[33] L’intimée relie les dommages moraux qu’elle a vécus au défaut de protection et de réconfort des appelantes à la suite des agressions sexuelles dont elle a été victime. Pour elle, celles-ci sont fautives dans la façon dont elles l’ont traitée à la suite des agressions sexuelles; elles le sont aussi pour avoir contribué directement à leur commission, en raison de l’environnement propice à la récidive découlant des Politiques et Directives établies par les appelantes et enfin, en raison de la façon dont elles traitent les affaires de maltraitance.
[34] Les allégations de la demande d’autorisation sont suffisamment larges pour appuyer la prétention de l’intimée qu’un préjudice corporel lui a été causé et que celui-ci a aggravé les dommages résultant de celui subi à l’occasion des agressions sexuelles dont elle aurait été victime. Dans la demande d’autorisation, l’intimée allègue notamment[17] :
18. Au contraire, en dépit du fait qu'elle avait connaissance des agressions sexuelles dont avait été victime sa fille alors qu'elle était enfant, la mère de la Demanderesse a permis à l'Agresseur de réintégrer la maison familiale à proximité de sa victime.
19. Dans les deux semaines suivant le retour de l'Agresseur de la Demanderesse, les agressions sexuelles ont recommencé, incluant un épisode d'agression sexuelle s'étant déroulé dans la piscine du logement familial au vu et au su de la mère de la Demanderesse.
[…]
155. Nonobstant qu'elle était au fait de plusieurs cas d'agressions sexuelles sur des personnes mineures, l'Organisation a omis de mettre en place des mesures pour empêcher que des personnes mineures, telle que la Demanderesse, ne deviennent des victimes d'agressions sexuelles, et soient victimes d'abus à répétition.
[…]
160. L'Organisation, par le biais de sa négligence, son abus de pouvoir et son aveuglement volontaire, a contribué à créer un environnement dans lequel les agresseurs sexuels, incluant des pédophiles, ont été en mesure d'agresser sexuellement et d'abuser de la Demanderesse et des autres Membres du groupe, sans avoir à faire face à des sanctions juridiques à la suite de leurs crimes.
[35] À mon avis, la juge ne commet pas d’erreur lorsqu’elle conclut que le préjudice allégué de l’intimée est lié « de façon intrinsèque aux agressions sexuelles dont elle a été victime ». Elle n’en commet pas non plus lorsqu’elle écrit qu’à ce stade on ne peut conclure que l’absence de protection alléguée soit distincte et séparée de l’agression sexuelle et devrait être analysée de façon autonome, ce qui exclurait l’application de l’article 2926.1 C.c.Q. Il reviendra au juge du fond de décider de cette question, qui n’est pas futile, à la lumière de la preuve qui sera administrée par les parties[18].
[36] La juge est d’avis que les allégations de la demande d’autorisation de l’intimée sont suffisamment précises pour établir un lien entre les fautes reprochées et les dommages allégués, justifiant ainsi les conclusions recherchées en ce qui concerne le sous-groupe visant les agressions causées sur des mineurs par des Témoins de Jéhovah. Quant à l’autre sous-groupe, que proposait l’intimée, pour les agressions sexuelles causées par des Anciens, elle est d’avis que les allégations de la demande d’autorisation ne permettent pas d’élargir ce sous-groupe aux personnes majeures. Elle écrit[19] :
[118] Le Tribunal est d’avis que la demanderesse allègue des fautes commises par les défenderesses qui lui ont causés des dommages. Les allégations de la demanderesse ne sont pas vagues et ambiguës. Elles ne sont pas simplement des allégations reposant sur des opinions mais bien sûr sur un ensemble de faits étayés.
[119] La demanderesse a exposé les fautes reprochées en déposant une vaste preuve documentaire d’ailleurs complétée par les défenderesses. Cette documentation contient les politiques qui régissent les Témoins de Jéhovah qui illustrent l’ambivalence entre les devoirs imposés aux citoyens et les règles internes qui commandent le silence. Il ne suffit pas d’isoler les communications qui invitent à la dénonciation sans prendre en compte l’ensemble des bulletins qui mettent l’emphase sur l’obligation de confidentialité, et l’obligation de soumettre la plainte à l’enquête interne.
[…]
[123] En ce qui concerne le sous-groupe proposé pour les agressions sexuelles causées par des Anciens, cela pose une difficulté.
[124] Dans un premier temps, on sait que les Anciens sont tous, nécessairement, des membres de la communauté des Témoins de Jéhovah.
[125] Les Anciens ayant commis une agression sexuelle sur un mineur sont donc déjà inclus dans la définition du premier sous-groupe. Par ailleurs, s’ajoute à cet élément, le contrôle exercé par l’organisation des Témoins de Jéhovah à titre de commettant des Anciens, aux fins d’établir un lien de supervision et donc de préposition des défenderesses à l’endroit des Anciens.
[126] La demanderesse considère que les Anciens sont des préposés de la défenderesse WTC qui met en œuvre les règles élaborées et diffusées par WTPA. Ensuite, ce sont les Anciens qui diffusent et voient à l’application par les membres desdites règles.
[…]
[131] En conséquence, il apparaît que ce dossier, tel que constitué, ne permet pas d’établir un lien entre les faits allégués et les conclusions recherchées en ce qui concerne des victimes majeures d’agression sexuelle et il y aura lieu de moduler les sous-groupes proposés pour les limiter aux victimes mineures.
[Transcription textuelle]
[37] Avant de conclure ainsi, la juge décrit les faits allégués dans la demande d’autorisation concernant la situation particulière de l’intimée. Elle expose la structure de l’organisation des Témoins de Jéhovah et la place qu’occupent les appelantes dans cette organisation. Son analyse tient compte des allégations de la demande d’autorisation et de la preuve documentaire produite par les parties. La juge réfère aussi au visionnement d’un reportage intitulé « Le silence des anciens » portant sur ces mêmes questions.
[38] L’analyse de la juge de la suffisance des allégations et de la preuve est exempte d’erreur. La juge analyse le syllogisme juridique susceptible d’engager la responsabilité des appelantes à l’égard de l’intimée et des membres des sous-groupes identifiés.
[39] Les appelantes suggèrent une autre interprétation de plusieurs allégations, de même que des inférences différentes de celles tirées par la juge à l’égard de plusieurs éléments de la preuve. Au stade de l’autorisation, je rappelle que l’exercice en est un de filtrage, d’autant que le caractère vague, général ou imprécis des allégations doit être apprécié dans le contexte de la demande, c’est-à-dire en matière d’agressions sexuelles où la faute directe peut revêtir diverses formes, surtout que les faits allégués sont survenus de nombreuses années avant que le recours ne soit entrepris. À cet égard, la Cour suprême souligne le caractère particulier des recours impliquant des abus sexuels[20] :
[19] Il est surtout question ici de la responsabilité découlant de la faute directe (ou, plus simplement, de la responsabilité directe) de la Congrégation fondée sur une prétendue négligence « systémique » à l’égard des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants. La Cour d’appel a d’ailleurs conclu que « les questions inhérentes à la responsabilité directe [de la Congrégation] sont à elles seules capables de faire progresser nettement le recours vers un règlement du litige » : par. 67 (je souligne); voir aussi par. 106. Il y a effectivement lieu de souligner que toutes les questions communes identifiées par J.J. — et autorisées par la Cour d’appel — portent en réalité sur la question de savoir si la Congrégation a fait preuve de négligence envers les victimes des agressions qui auraient été commises par ses membres. J.J. allègue que la Congrégation « [a] permis que des abus sexuels soient perpétrés à l’encontre d’enfants mineurs par [s]es membres [. . .] dans des écoles publiques, des orphelinats, à l’Oratoire [. . .], ou dans d’autres lieux » : par. 3.33 de la demande. La Congrégation aurait aussi « exercé une contrainte morale, religieuse et psychologique sur les victimes, en les incitant à ne pas dénoncer les abus sexuels commis par [s]es membres » : par. 3.34 de la demande. J.J. allègue en outre que la Congrégation « étai[t] au courant des abus sexuels perpétrés par [s]es membres [. . .] et [qu’elle] les [a] néanmoins étouffés » : par. 3.35 de la demande. J.J. ajoute que la Congrégation aurait « sciemment et consciemment choisi d’ignorer la problématique des abus sexuels commis sur des enfants mineurs par [s]es membres » : par. 3.36 de la demande.
[…]
[23] C’est donc à bon droit, en l’espèce, que la Cour d’appel a souligné que le juge de la Cour supérieure avait « limit[é] indûment la portée [du Tableau des victimes] en se prononçant sur sa force probante » : par. 79. La Cour d’appel a également eu raison de souligner qu’il fallait tenir pour avéré, au stade de l’autorisation, le fait que tous les agresseurs présumés dénoncés au Tableau des victimes sont des membres de la Congrégation, et que le juge de la Cour supérieure avait à tort émis l’hypothèse que les agresseurs présumés pouvaient faire partie d’une autre communauté religieuse : par. 80. Or, le Tableau des victimes, pour peu qu’on lui applique la norme de la « cause défendable », comme l’a fait la Cour d’appel, expose des faits « précis et palpables » qui soutiennent en eux-mêmes la prétention de J.J. selon laquelle la Congrégation avait connaissance des agressions qui auraient été commises par ses membres sur des enfants.
[…]
[48] Deuxièmement, la cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire repose surtout sur la responsabilité directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises à l’Oratoire (et non sur la responsabilité du fait d’autrui). Je signale une fois de plus que toutes les questions communes identifiées par J.J. — et autorisées par la Cour d’appel — portent en réalité sur la question de savoir si l’Oratoire et la Congrégation ont fait preuve de négligence envers les victimes d’agressions sexuelles. En effet, J.J. allègue que l’Oratoire « [a] permis que des abus sexuels soient perpétrés à l’encontre d’enfants mineurs par des membres de la Congrégation [. . .] à l’Oratoire » : par. 3.33 de la demande. L’Oratoire aurait également « exercé une contrainte morale, religieuse et psychologique sur les victimes, en les incitant à ne pas dénoncer les abus sexuels commis par des membres de la Congrégation » : par. 3.34 de la demande. J.J. allègue en outre que l’Oratoire « étai[t] au courant des abus sexuels perpétrés par les membres de la Congrégation [. . .] et les [a] néanmoins étouffés » : par. 3.35 de la demande. Enfin, il ajoute que l’Oratoire aurait « sciemment et consciemment choisi d’ignorer la problématique des abus sexuels commis sur des enfants mineurs par des membres de la Congrégation » : par. 3.36 de la demande.
[…]
[50] Par conséquent, les allégations relatives à la responsabilité directe de l’Oratoire visent en réalité la conduite prétendument fautive de ses administrateurs. Or, comme l’a noté la Cour d’appel, au par. 111, « les affaires [de l’Oratoire] sont administrées en partie ou en totalité par les membres de la Congrégation » (voir aussi par. 14, 22 et 64). Autrement dit, les allégations relatives à la responsabilité directe de l’Oratoire sont en réalité des allégations relatives à la faute de membres de la Congrégation — et, plus précisément, des allégations relatives à la faute de membres de la Congrégation agissant à titre d’administrateurs de l’Oratoire, qui auraient négligé de faire cesser les abus sexuels ou, pire, les auraient camouflés. Or, la question des fautes qui auraient été commises par les membres de la Congrégation est incontestablement une question commune à tous les membres du groupe. Ainsi, contrairement à ce que prétend l’Oratoire, toute conclusion portant sur la responsabilité directe de l’Oratoire — puisqu’il s’agira d’une conclusion portant sur la faute de membres de la Congrégation agissant à titre d’administrateurs de l’Oratoire — fera avancer l’action de chacun des membres du groupe, notamment en ce qu’elle tendra à établir l’existence d’une négligence « systémique » au sein de la Congrégation à l’égard des abus sexuels qui auraient été commis sur des enfants.
[…]
[63] Dans le cas qui nous intéresse, l’Oratoire prétend que sa responsabilité ne saurait être engagée du seul fait qu’il est le propriétaire d’un lieu où des agressions auraient été commises : m.a.o., par. 107-110. Cependant, il s’agit là d’une mauvaise compréhension des allégations de J.J. visant l’Oratoire. Pour reprendre l’expression employée par notre Cour dans Infineon, au par. 80 : « [i]l importe [. . .] de parfaitement bien comprendre les allégations » de J.J. Contrairement à ce que suggère à cet égard la juge dissidente en Cour d’appel (par. 128, 132 et 136), la cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire n’est pas fondée sur une prétendue responsabilité « absolue » (i.e., sans faute) découlant du seul fait que l’Oratoire est le propriétaire d’un lieu où des agressions auraient été commises. La cause d’action personnelle de J.J. contre l’Oratoire repose plutôt sur la responsabilité découlant de la faute directe de ce dernier à l’égard des agressions qui auraient été commises dans ce lieu. Une telle cause d’action implique nécessairement que les administrateurs de l’Oratoire auraient commis une faute imputable à celui-ci en négligeant de faire cesser les abus sexuels ou, pire, en les camouflant. En matière d’abus sexuels, la faute directe est d’ailleurs susceptible de revêtir diverses formes : manquement à un devoir de dénonciation ou de protection, ou encore omission de prendre les mesures qui s’imposent afin de prévenir ou de faire cesser les abus (voir, notamment, Langevin et Des Rosiers, p. 165-208). En l’espèce, les allégations pertinentes figurent aux par. 3.33 à 3.38 de la demande. La juge dissidente en Cour d’appel les a qualifiées de « reproches d’ordre générique (et non factuels) » : par. 134. Je comprends qu’il puisse être tentant de conclure que les allégations de la demande de J.J. sont vagues, générales ou imprécises : voir, par exemple, Alex Couture, par. 31-32.
[64] Toutefois, le caractère apparemment vague, général ou imprécis des allégations doit être apprécié à la lumière du contexte entourant la demande de J.J. et de la preuve présentée au soutien de celle-ci. Le contexte est celui d’événements survenus il y a de nombreuses années alors que J.J. n’était encore qu’un enfant. Comme je l’ai souligné précédemment, l’absence de dénonciations à l’époque des faits explique, du moins en partie, l’absence, dans la demande elle-même, d’allégations de faits « concrets », « précis » ou « palpables » invoqués au soutien de la prétention de J.J. selon laquelle l’Oratoire avait connaissance des agressions sexuelles qui auraient été commises sur des enfants. Les allégations de faute visant l’Oratoire ne sont d’ailleurs pas formulées « dans l’abstrait » : elles s’appuient sur la trame factuelle sous-jacente, laquelle consiste en des allégations d’agressions sexuelles qui auraient été commises régulièrement à l’Oratoire sur une période de plusieurs années et sur plusieurs victimes, ce qui en soi est « suspect » et rend « possible » l’existence d’une faute imputable à l’Oratoire. Les agressions sexuelles ont d’ailleurs toujours été des fautes automatiquement constitutives de préjudices graves : Langevin et Des Rosiers, p. 166; Centre de la communauté sourde du Montréal métropolitain c. Institut Raymond-Dewar, 2012 QCCS 1146, par. 75-76. De plus, les allégations apparemment générales de J.J. visant l’Oratoire trouvent en l’espèce appui dans une « certaine preuve » au sens de l’arrêt Infineon : par. 134.
[40] Enfin, l’argument de WTC que le recours envisagé par l’intimée est fondé sur des opinions et vise à faire le procès d’une religion plutôt que celui de fautes précises doit être rejeté. Le volet religieux de l’affaire est essentiellement contextuel et n’est pas fondé sur les croyances des personnes qu’il pourrait viser, mais plutôt sur des façons de faire fautives, ayant causé des dommages à des victimes, dont l’intimée et celles qu’elle souhaite représenter.
[41] La juge était bien fondée, selon moi, de conclure que les allégations de la demande d’autorisation étaient suffisantes pour établir la possibilité d’avoir gain de cause au fond.
[42] Après avoir énuméré les questions communes identifiées par l’intimée, la juge précise que la présence d’une seule question de droit ou de fait identique, connexe ou similaire suffit si sa résolution dispose d’une partie non négligeable du litige.
[43] Ainsi, elle considère que la condition relative aux questions communes est remplie[21]. Pour les appelantes, la résolution du cas de l’intimée ne pourra faire avancer le recours des membres. Selon elles, la réponse à ces questions entrainera inévitablement une enquête sur les convictions religieuses des Témoins de Jéhovah pour conclure à leur appartenance à cette religion et cet exercice repose sur des critères subjectifs, nécessitant une analyse individuelle pour définir ce qu’est un « Témoin de Jéhovah », ce qui équivaudrait à du « profilage religieux sans assise légale ». Ainsi, le litige que souhaite engager l’intimée nécessiterait une analyse au cas par cas des croyances de chaque victime et de chaque agresseur, sans compter la multiplicité des questions individuelles nécessitant une enquête pour chaque cas d’espèce.
[44] Ces arguments ne me convainquent pas.
[45] Le fait que chaque membre doive établir être ou avoir été un Témoin de Jéhovah, avoir subi une agression sexuelle au Québec, alors qu’il était mineur, par un Témoin de Jéhovah, au stade des réclamations, ne rend pas le groupe circulaire et tributaire de l’issue du litige.
[46] De plus, il n’est pas ici question d’évaluer les croyances religieuses et personnelles des membres des sous-groupes et des personnes pouvant être impliquées dans les faits allégués, mais plutôt de leur appartenance objective à la communauté des Témoins de Jéhovah, dans le cadre des fautes reprochées aux appelantes quant à leur politique de gestion des abus sexuels sur des personnes mineures. On ne retrouve d’ailleurs pas d’allégations que les agressions sexuelles résulteraient des convictions religieuses des Témoins de Jéhovah ou que ceux-ci seraient plus enclins que d’autres à commettre ce type d’abus.
[47] La preuve documentaire et le reportage de l’émission Enquête mentionnent que les appelantes auraient reçu des centaines de plaintes en matière d’abus sexuel et démontrent que l’action collective serait un véhicule procédural approprié dans les circonstances, plutôt que la voie ordinaire, d’autant qu’elle permettrait aux victimes alléguées de ces abus de briser le silence dont les appelantes auraient imposé la culture.
[48] L’analyse de la juge m’apparait exempte d’erreur à cet égard.
[49] La représentation adéquate des membres par le représentant s’évalue par son intérêt à poursuivre en fonction de la nature collective du recours et en fonction de l’absence de conflit d’intérêts. Même si l’intimée n’allègue pas avoir été agressée sexuellement par un Ancien et ne fait donc pas partie de l’un des sous-groupes, un nombre important de questions que le litige soulève est commun aux deux sous-groupes et l’intimée parait être en mesure d’offrir une représentation adéquate, compte tenu de sa situation personnelle, du fait qu’elle est une ancienne membre des Témoins de Jéhovah, issue d’une famille qui adhère aux enseignements qui y sont prodigués et en l’absence de conflit d’intérêts.
[50] Si cette situation devait se modifier ou s’avérer ne pas être appropriée au recours, le juge gestionnaire de celui-ci, ou encore celui saisi du fond du litige, pourra apporter les modifications nécessaires à son statut, le cas échéant[22] :
[120] Chose certaine, la possibilité qu’un représentant n’ait pas l’intérêt voulu pour représenter un sous-groupe en particulier ne justifiait pas à elle seule de rejeter l’ensemble de la demande de Copibec.
[121] En somme, je suis d’avis qu’au stade de l’autorisation, Copibec et les mis en cause partagent avec l’ensemble des membres du groupe l’essentiel des fondements juridiques de l’action collective envisagée. Je considère aussi qu’en cas de difficulté portant sur des questions périphériques rattachées à la représentativité, il était préférable pour le juge de laisser le soin de décider de ces questions à une étape ultérieure du déroulement de l’action judiciaire.
* * *
[51] Je propose de rejeter les appels déposés par WTPA et WTC à l’encontre de l’autorisation d’intenter l’action collective, en l’absence d’erreurs révisables dans l’évaluation des conditions applicables à une telle autorisation.
|
|
|
|
LUCIE FOURNIER, J.C.A. |
[1] A c. Watch Tower Bible and Tract Society of Canada, 2019 QCCS 729. [Jugement entrepris].
[2] Le jugement entrepris accueille la demande en exception déclinatoire de deux autres défenderesses Watch Tower Bible and Tract Society of New York inc. et Christian Congregation of Jehovah’s Witnesses et rejette la demande d’autorisation à l’égard de cette dernière. Cette conclusion n’est pas remise en question par l’intimée et ne fait pas l’objet de l’appel.
[3] A c. Watch Tower Bible and Tract Society of Canada, 2019 QCCS 729 [Jugement entrepris], paragr. 151. Le jugement entrepris accueille la demande en exception déclinatoire de deux autres défenderesses Watch Tower Bible and Tract Society of New York Inc. et Christian Congregation of Jehovah’s Witnesses et rejette la demande d’autorisation à l’égard de ces dernières. Cette conclusion n’est pas remise en question par l’intimée et ne fait pas l’objet de l’appel.
[4] Jugement entrepris, paragr. 2, 3, 4 et 5.
[5] Code de procédure civile, RLRQ, c. C-25.01.
[6] Code civil du Québec, RLRQ, c. CCQ-1991.
[7] Spar Aerospace Ltée c. American Mobile Satellite Corp., 2002 CSC 78, paragr. 36.
[8] Infineon Technologies AG c. Option consommateurs, 2013 CSC 59, paragr. 45.
[9] Id., paragr. 43, 43 et 56.
[10] Je rappelle que WTPA fait siens les moyens de WTC quant à l’autorisation de l’action collective, en plus de ce qui est particulier à sa situation. Ainsi, sans qu’il soit nécessaire de le préciser chaque fois, les prétentions de WTC vaudront aussi pour WTPA.
[11] Vivendi Canada Inc. c. Dell'Aniello, 2014 CSC 1. Tout récemment ces principes ont été réitérés par la Cour suprême sous la plume du juge Kasirer dans Desjardins Cabinet de services financiers inc. c. Asselin, 2020 CSC 30.
[12] 2019 CSC 35, paragr. 10, 11.
[13] Jugement entrepris, paragr. 47 à 56.
[14] CCQ-1991, article 2926.1 tel que modifié par Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d'agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l'enfance et de violence conjugale, LQ 2020, c 13, article 2 [loi modificatrice].
Vu l’incidence que pouvait avoir la modification de cet article, les parties ont été invitées à faire leurs représentations écrites sur l’impact de cette modification, ce qu’elles ont fait le 28 août 2020 pour WTC et WTPA et le 8 septembre 2020 pour l’intimée.
[15] Loi modifiant le Code civil pour notamment rendre imprescriptibles les actions civiles en matière d'agression à caractère sexuel, de violence subie pendant l'enfance et de violence conjugale. L.Q. 2020, c. 13, article 4.
[16] Québec, Assemblée nationale, « Projet de loi no 55 » Journal des débats, 42e législature, 1re session, Vol. 45, Fascicule n°116, 5 juin 2020, pages 8145-8151, entre 11 h 30 et 11 h 40.
[17] Demande remodifiée d'autorisation d'exercer une action collective et pour se voir attribuer le statut de représentant, 7 décembre 2018.
[18] Desjardins Cabinet de services financiers inc. c. Asselin, 2020 CSC 30, paragr. 27.
[19] Jugement entrepris, paragr. 118, 119, 123, 124, 125, 126 et 131.
[20] L'Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal c. J.J., 2019 CSC 35, paragr. 19, 23, 48, 50, 63, 64 et 89.
[21] La juge traite indistinctement des « questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes » au sens du paragr. 575(1) C.p.c. et des « principales questions qui seront traitées collectivement » au sens de l’art. 576 al. 1 C.p.c., comme le fait d’ailleurs l’intimée dans sa demande d’autorisation. Jugement entrepris, paragr. 135-136, 152. Bien que cette confusion n’ait aucune incidence en l’espèce puisque plusieurs des questions identifiées pour être traitées collectivement remplissent le critère des questions communes du paragr. 575(1) C.p.c., il y a lieu de réitérer la récente mise en garde de la Cour contre le risque de confondre ces deux notions distinctes. Voir Rozon c. Les Courageuses, 2020 QCCA 5, paragr. 77 (« [j]e souligne qu’il ne faut pas confondre deux questions: “les questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes” dont la présence est nécessaire avant d’autoriser l’action collective selon le premier paragraphe de l’article 575 C.p.c., et “les principales questions qui seront traitées collectivement” qui sont, par la suite, identifiées dans le jugement d’autorisation selon l’article 576 C.p.c. Le fait que le tribunal identifie des questions à être traitées collectivement ne signifie pas que ces mêmes questions justifient l’autorisation de l’action collective. De plus, ces questions ne seront pas nécessairement traitées collectivement au fond. Il suffit que l’une de ces questions satisfasse au premier paragraphe de l’article 575 C.p.c. » (motifs majoritaires du juge Hamilton)). En attente de l’autorisation d’appeler à la Cour suprême.
[22] Société québécoise de gestion collective des droits de reproduction (Copibec) c. Université Laval, 2017 QCCA 199, paragr. 120-121.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.