Yau c. Tadyk | 2024 QCTAL 20921 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Bureau dE Longueuil | ||||||
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No dossier : | 760973 37 20240131 G | No demande : | 4184518 | |||
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Date : | 20 juin 2024 | |||||
Devant la juge administrative : | Danielle Deland | |||||
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Mok Yong Yau |
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Locatrice - Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
Kalas Tadyk |
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Locataire - Partie défenderesse | ||||||
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D É C I S I O N
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[1] La locatrice a produit une demande pour obtenir l’autorisation de reprendre le logement occupé par le locataire.
[2] Cette demande a été signifiée au locataire par courrier recommandé livré le 1er février 2024.
[3] Les parties sont liées par un bail couvrant présentement la période du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024 pour un loyer mensuel de 1 150 $. Le locataire est cependant détenteur d’un bail pour ce logement depuis 2018.
[4] Dans sa demande, la locatrice allègue avoir envoyé un premier avis de reprise au locataire le 7 novembre 2023. La preuve n’a pas démontré qu’il y avait véritablement eu transmission d’un avis de reprise au locataire, mais qu’il y aurait plutôt eu des discussions téléphoniques[1] dans lesquelles il a probablement été mention du fait que la locatrice désirait reprendre le logement, puisque les échanges de correspondance ont plutôt porté par la suite sur le fait que le locataire désirait une lettre de référence[2].
[5] La preuve a cependant démontré que le 9 décembre 2023, la locatrice a bel et bien transmis au locataire, par l’intermédiaire de son courtier immobilier, un avis de reprise indiquant qu’elle entendait reprendre le logement pour s’y loger à compter du 30 juin 2024. Cet avis[3] est conforme aux dispositions des articles
[6] Le locataire n’a pas répondu à l’avis, de sorte qu’il était présumé avoir refusé de quitter les lieux dès le 9 janvier 2024. La locatrice a donc introduit la présente demande, et ce, dans le délai prévu à l’article
[7] Présent à l’audience, le locataire conteste les intentions de la locatrice quant à la reprise.
[8] Le logement concerné est un appartement de 4½ pièces détenu en copropriété divise, d’une superficie de 912 pieds carrés et qui est situé au rez-de-chaussée d’un immeuble de quatre étages comportant deux logements par étage et jumelé à un autre immeuble identique.
[9] La locatrice en est l’unique propriétaire depuis 2008 et elle n’est propriétaire d’aucun autre immeuble.
[10] La locatrice a témoigné avoir occupé elle-même l’immeuble de 2008 à 2018, année où elle a dû aller vivre chez sa mère qui nécessitait une assistance après s’être retrouvée seule par suite du départ de son époux en institution.
[11] L’état de la mère de la locatrice se détériore et elle a reçu en mai 2024 un diagnostic de cancer du pancréas incurable. Une demande de soins palliatifs aurait été faite ainsi qu’une demande au CLSC[4] afin d’obtenir du soutien pour maintien à domicile. Il y est précisé que le maintien à domicile se ferait chez la fille de la patiente.
[12] La locatrice a expliqué que sa mère n’était pas en état de témoigner elle-même et a précisé que la maison de sa mère était en vente[5] de sorte qu’une fois sa maison vendue, la mère de la locatrice viendrait habiter avec sa fille au logement concerné.
[13] En défense, le locataire a allégué que selon lui la demande de la locatrice était confuse.
[14] Il a déposé au dossier du Tribunal une fiche descriptive du logement concerné que la locatrice avait mis en vente à l’automne 2023[6] et un courriel que le courtier immobilier de la locatrice lui a fait parvenir le 1er novembre 2023 l’avisant qu’il tenterait de minimiser les inconvénients des visites d’éventuels acheteurs à venir.
ANALYSE
[15] Dans un premier temps, la soussignée a précisé à l’audience et tient à le refaire dans la présente décision qu’elle ne doute pas du fait que la condition de la mère de la locatrice est lourde et que la locatrice en sa qualité de personne aidante peut certainement subir un épuisement.
[16] Cependant, la soussignée ne peut que constater qu’il y a eu depuis les discussions du 7 novembre 2023, la transmission de l’avis de reprise du 9 décembre 2023 et l’audience, une évolution importante dans les solutions envisagées par la locatrice.
[17] En effet, la locatrice a confirmé avoir mis le logement concerné en vente en octobre 2023 parce qu’elle voulait acheter un autre appartement détenu en copropriété divise, avec ascenseur, pour aller y vivre avec sa mère.
[18] Donc, au moment où la locatrice a envoyé un avis de reprise du logement, elle n’avait pas réellement l’intention d’aller y vivre avec sa mère, mais plutôt de se servir du produit de la vente du logement concerné pour éventuellement acheter un autre appartement.
[19] Il y a donc trois hypothèses de lieux où la locatrice et sa mère vivent ou pourraient vivre :
[20] Il en résulte une certaine confusion, d’autant plus que la preuve a démontré que la maison de la mère de la locatrice n’a été mise en vente qu’une semaine avant l’audience, soit plus de six mois après l’envoi de l’avis de reprise au locataire le 9 novembre 2023.
[21] La soussignée a conclu non seulement qu’il y avait confusion dans cette affaire, mais qu’il y avait également une bonne dose d’improvisation puisque les documents médicaux à l’appui de la demande sont eux aussi datés du 10 juin 2024, soit là encore à peine une semaine avant la date de l’audience.
Deux droits qui s’affrontent
[22] Tel que l'énonçait le juge administratif Bisson[7], en matière de reprise de logement, deux droits importants se rencontrent et s'opposent : d'une part, le droit du propriétaire d'un bien de jouir de ce dernier comme bon lui semble et, d'autre part, le droit du locataire au maintien dans les lieux loués. C'est pour protéger ce droit du locataire que le législateur impose des conditions au locateur.
[23] Dans l’affaire Gervais c. Dion[8], la juge administrative Jodoin écrivait :
« Il fut en effet reconnu par la jurisprudence que l'intention réelle d'occuper le logement se démontre, en outre, par le caractère permanent que présentera cette occupation. En effet, il serait contraire à l'intention du législateur de forcer un locataire à quitter le logement alors qu'on ne vise qu'une occupation temporaire ou alors que les projets sont improvisés et non déterminés(5) d'où pourrait résulter une occupation temporaire voire inexistante. » (Référence omise)
Bonne foi à toutes les étapes
[24] Une jurisprudence constante du Tribunal a établi que la bonne foi doit exister à toutes les étapes de la reprise, à partir du moment de la conception du projet du locateur, jusqu'à l'instance devant le Tribunal.
[25] L'auteur Pierre-Gabriel Jobin, dans son traité sur Le Louage, écrit quant à l'exigence de la bonne foi du locateur :
« Le Code civil du Québec exige du locateur qu'il démontre qu'il entend réellement reprendre le logement pour la fin indiquée dans le préavis et que la reprise ne constitue pas un prétexte pour atteindre d'autres fins. Sur le fond, d'après nous, ce nouveau texte n'emporte pas de changement par rapport à celui du Code civil du Bas-Canada; le locateur doit donc encore, essentiellement, prouver sa bonne foi, comme il a été dit.
La bonne foi est fréquemment la pierre d'achoppement des tentatives des locateurs de tourner la loi, notamment, pour augmenter le loyer à la faveur d'un changement de locataire. Aussi le contentieux est-il particulièrement abondant sur cette question. Naturellement, la bonne foi s'établit souvent par le témoignage du locateur lui-même. Cependant, les tribunaux n'hésitent pas à prendre en considération d'autres témoignages ainsi que les circonstances et le comportement du locateur; ils ont bien raison d'agir ainsi puisqu'en cette matière comme dans d'autres, c'est souvent la seule façon d'établir la mauvaise foi ....
Enfin, selon l'heureuse formule de la défunte Commission des loyers, la bonne foi exigée par la loi doit être prouvée non seulement « relativement à l'intention (du locateur) d'habiter (les lieux), mais aussi relativement aux intentions qui l'ont poussé et motivé à faire la demande de repossession ». C'est ainsi qu'on refusera la reprise du logement à ce locateur astucieux qui veut effectivement habiter les lieux, mais seulement pour quelque temps et dans le but de se défaire du locataire ou de faciliter la vente de l'immeuble, l'éventuel acheteur n'étant pas « embarrassé » par la présence d'un locataire. Voilà bien ce qu'on appelle aujourd'hui un abus de droit. »[9]
[26] Les auteurs Baudouin et Jobin s'expriment ainsi à propos de la bonne foi :
« 98 - Bonne foi - On doit d'abord rappeler le sens subjectif, traditionnel, de la bonne foi. En fait, ce premier concept de bonne foi a deux acceptions dans le vocabulaire juridique. La première est celle qui oppose bonne foi à mauvaise foi : est de bonne foi toute personne qui agit sans intention malicieuse. Notons à cet égard que l'article
Ces deux acceptions de la bonne foi renvoient à la disposition d'esprit dans laquelle se trouve une personne lorsqu'elle agit. Le Code civil en consacre une troisième, que l'on avait vu affirmée dans une trilogie de la Cour suprême. Cette bonne foi, dite objective, a un sens beaucoup plus large, soit celui de norme de comportement acceptable. Selon le contexte, de telles normes ont une dimension morale, sociale, ou encore elles renvoient simplement au « bon sens » ou au « raisonnable ». La bonne foi est donc devenue l'éthique de comportement exigée en matière contractuelle (comme d'ailleurs dans bien d'autres matières). Elle suppose un comportement loyal et honnête. On parle alors d'agir selon les exigences de la bonne foi. Ainsi, une personne peut être de bonne foi (au sens subjectif), c'est-à-dire ne pas agir de façon malicieuse ou agir dans l'ignorance de certains faits, et agir tout de même à l'encontre des exigences de la bonne foi, soit en violant des normes de comportement objectives et généralement admises dans la société. »[10]
[27] Il résulte de cette confusion et de cette improvisation que démonstration n’a pas été faite qu’au moment où la locatrice a envoyé son avis de reprise du logement, elle avait réellement l’intention d’aller y vivre.
[28] La mise en vente de la maison de la mère et les documents médicaux datant d’à peine une semaine avant l’audience, la soussignée conclut que démonstration n’a pas davantage été faite que la locatrice a réellement l’intention d’aller vivre dans le logement.
[29] Peut-être l’année prochaine, la locatrice aura-t-elle pu démontrer que la situation a évolué dans un sens ou dans l’autre et pourra-t-elle, alors, convaincre le Tribunal du bien-fondé d’une nouvelle demande en reprise.
[30] CONSIDÉRANT que pour l’heure, la preuve apparait confuse et improvisée;
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[31] REJETTE la demande.
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Danielle Deland | ||
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Présence(s) : | la locatrice le locataire | ||
Date de l’audience : | 17 juin 2024 | ||
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[1] Pièce P-1.
[2] Pièces P-2 et P-3.
[3] Pièce P-4.
[4] Pièce P-6.
[5] Pièce P-7.
[6] Pièce P-1.
[7] Dagostino c. Sabourin,
[8] 31-070119-072G.
[9] Jobin , P.G., Le Louage, Traité de droit civil, 2e édition, Ed. Yvon Blais, 1996, p. 565 et ss.
[10] Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, avec la collaboration de N. Vézina, Les obligations, 6e édition, Les Éditions Yvon Blais, 2005, no 98.
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