Procureure générale du Canada c. Descheneaux |
2017 QCCA 1238 |
||||
COUR D’APPEL |
|||||
|
|||||
CANADA |
|||||
PROVINCE DE QUÉBEC |
|||||
GREFFE DE
|
|||||
N° : |
|||||
(500-17-048861-093) |
|||||
|
|||||
DATE : |
18 AOÛT 2017 |
||||
|
|||||
|
|||||
|
|||||
|
|||||
PROCUREURE GÉNÉRALE DU CANADA |
|||||
APPELANTE - Défenderesse |
|||||
c. |
|||||
STÉPHANE DESCHENEAUX |
|||||
SUSAN YANTHA |
|||||
TAMMY YANTHA |
|||||
INTIMÉS - Demandeurs |
|||||
-et- |
|||||
LA REGISTRAIRE DES INDIENS |
|||||
MISE EN CAUSE - Mise en cause |
|||||
-et- |
|||||
CHEF RICK O’BOMSAWIN |
|||||
NICOLE O’BOMSAWIN |
|||||
CLÉMENT SADOQUES |
|||||
ALAIN O’BOMSAWIN |
|||||
JACQUES THÉRIAULT WATSON |
|||||
en leur propre nom et en leur qualité de conseil élu représentant LES ABÉNAKIS D’ODANAK |
|||||
CHEF RAYMOND BERNARD |
|||||
CHRISTIAN TROTTIER |
|||||
KEVEN BERNARD |
|||||
LUCIEN MILLETTE |
|||||
NAYAN BERNARD |
|||||
en leur propre nom et en leur qualité de conseil élu représentant LES ABÉNAKIS DE WÔLINAK |
|||||
MIS EN CAUSE - Intervenants |
|||||
-et- |
|||||
ME SÉBASTIEN GRAMMOND |
|||||
AMICUS CURIAE |
|||||
|
|||||
|
|||||
ARRÊT * |
|||||
|
|||||
|
|||||
[1] La procureure générale du Canada porte en appel sur permission un jugement, prononcé séance tenante le 27 juin 2017 (transcrit le 28 juin 2017), de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Chantal Masse), rejetant une demande de prorogation de la suspension de la prise d’effet de la conclusion d’un jugement prononcé le 3 août 2015 (2015 QCCS 3555) déclarant inopérants les alinéas 6(1)a), c) et f) et le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens.
[2] Pour les motifs du juge Mainville, auxquels souscrivent les juges Hogue et Healy, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le jugement de première instance du 27 juin 2017;
[5] PROROGE jusqu’au 22 décembre 2017 la suspension de la prise d’effet de la conclusion prononcée le 3 août 2015 par la Cour supérieure dans le jugement portant la référence neutre 2015 QCCS 3555 déclarant inopérants les alinéas 6(1)a), c) et f) et le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens;
[6] Le tout, avec frais de justice aux intimés et aux mis en cause/intervenants, lesquels seront à la charge de la Procureure générale du Canada.
|
|
MOTIFS DU JUGE MAINVILLE |
|
|
[7] La procureure générale du Canada (« PGC ») porte en appel un jugement prononcé séance tenante le 27 juin 2017 (transcrit le 28 juin 2017) (« jugement entrepris du 27 juin 2017 ») de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Chantal Masse) (« juge de première instance » ou « juge »), rejetant une demande de prorogation de la suspension de la prise d’effet de la conclusion d’un jugement prononcé par celle-ci le 3 août 2015[1] (« jugement Descheneaux »), déclarant que les alinéas 6(1)a), c) et f) et le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens[2] portent atteinte de manière injustifiée à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[3] (« Charte ») et sont inopérants.
[8] La permission d’appeler fut accordée le 3 juillet 2017 par le juge Kasirer[4], lequel a fixé le pourvoi par priorité et par voie accélérée pour être entendu le 9 août 2017. Comme mesure de sauvegarde, celui-ci a prorogé jusqu’à l’audition la suspension de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité constitutionnelle prononcée dans le jugement Descheneaux. Vu que l’appel fut mis en délibéré, cette suspension fut à nouveau prorogée pour la période du délibéré.
LE CONTEXTE
[9] Sous la Loi constitutionnelle de 1867, le Parlement canadien détient une compétence exclusive sur « Les Indiens et les terres réservées aux Indiens »[5]. Peu après la Confédération, le Parlement adoptait diverses lois portant sur les Indiens, dont une première mouture de la Loi sur les Indiens[6]. Ces lois comportaient diverses formes de discrimination fondée sur le sexe, notamment en ce qui a trait à la transmission du statut d’Indien. Ainsi, à titre d’exemple, une femme perdait son statut sous la Loi sur les Indiens si elle épousait un homme qui ne détenait pas ce statut; les enfants nés de cette union n’étaient pas reconnus comme Indiens au sens de cette loi. Au contraire, un homme maintenait son statut au sens de cette loi s’il épousait une femme sans ce statut; il conférait de plus le statut d’Indien à son épouse et aux enfants nés de leur union.
[10] Malgré les critiques dont elle fut l’objet, cette discrimination statutaire fondée sur le sexe s’est perpétuée sous diverses formes jusqu’en 1985. Compte tenu de la prise d’effet de l’article 15 de la Charte, le Parlement a procédé en 1985 à une réforme globale des règles relatives au statut d’Indien dans le but d’éliminer pour l’avenir la plupart de ces formes de discrimination[7] (« Loi de 1985 »). Cette loi fut sanctionnée le 28 juin 1985, mais son article 23 faisait en sorte qu'elle était présumée entrer en vigueur le 17 avril 1985, soit la date de la prise d’effet de l’article 15 de la Charte.
[11] Compte tenu des complexités tant des règles applicables que de la transition entre le régime discriminatoire antérieur et un régime qui se voulait non discriminatoire, la Loi de 1985, malgré son objectif, a toutefois créé de nouvelles formes de discrimination fondée sur le sexe, tel que constaté en 2009 par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans McIvor[8]. Dans certaines circonstances, la Loi de 1985 permettait de conférer le statut d’Indien à certains descendants d’un grand-père indien, mais ne permettait pas de conférer ce statut aux descendants d’une grand-mère indienne dans une situation identique.
[12] Pour répondre au jugement McIvor, le Parlement adoptait en 2010 la Loi sur l’Équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens[9] (« Loi de 2010 »). La Loi de 2010 n’a pas cherché à remédier à toutes les formes possibles de discrimination qui pouvaient découler de la Loi de 1985. Le Parlement a plutôt adopté des mesures législatives qui visaient à pallier la discrimination fondée sur le sexe pour les individus qui étaient dans une situation identique à celle identifiée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans McIvor.
[13] D’autres formes de discrimination fondée sur le sexe découlant de la Loi de 1985 ont été identifiées par la juge de première instance dans le jugement Descheneaux prononcé le 3 août 2015. Il s’agit de situations complexes qui résultent du caractère alambiqué des dispositions de la Loi sur les Indiens portant sur l’admissibilité à l’inscription au registre des Indiens. Il suffit d’énoncer, aux fins de cet appel, que les descendants de certaines femmes indiennes ne peuvent être inscrits au registre des Indiens ou, selon le cas, y être inscrits avec les mêmes droits de conférer leur statut à leurs enfants, tandis que les descendants d’hommes indiens se trouvant dans la même situation ont droit à l’inscription au registre des Indiens ou, selon le cas, peuvent conférer leur statut à leurs enfants.
[14] La juge décrit comme suit les groupes qu’elle a identifiés et qui font l’objet d’une discrimination fondée sur le sexe[10] :
- les personnes dont un seul grand-parent est une Indienne, celle-ci ayant perdu son statut par mariage, et dont les parents ne sont pas tous les deux Indiens, le demandeur Stéphane Descheneaux étant l'une des personnes appartenant à ce groupe;
- les personnes dont les parents ne sont pas tous les deux Indiens et dont la mère est une fille née hors mariage dont le père est Indien et la mère non-Indienne, cette fille étant née sans statut (soit entre le 4 septembre 1951 et le 16 avril 1985 inclusivement), la demanderesse Tammy Yantha étant l'une des personnes appartenant à ce groupe;
- les filles nées hors mariage dont le père est Indien et la mère non-Indienne, nées sans statut, soit pendant la période s'étendant du 4 septembre 1951 au 16 avril 1985 inclusivement, ayant un ou des enfants avec un non-Indien, la demanderesse Susan Yantha étant l'une des personnes appartenant à ce groupe.
[15] Compte tenu de ces formes identifiées de discrimination contraires à l’article 15 de la Charte, la juge de première instance a déclaré inopérants les alinéas 6(1)a), c) et f) et le paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens, mais elle a suspendu la prise d’effet de cette déclaration judiciaire pour une période de 18 mois afin de permettre au Parlement d’adopter une loi réparatrice. Elle a aussi invité le Parlement à examiner la Loi sur les Indiens afin d’identifier et corriger les autres formes de discrimination fondée sur le sexe qui découleraient des implications plus larges de son jugement.
[16] Comme réponse au jugement Descheneaux, le gouvernement canadien a présenté un plan d’action en deux étapes. Premièrement, le gouvernement a annoncé son intention de déposer un projet de loi pour éliminer les répercussions discriminatoires identifiées par la juge de première instance de même que d’autres inégalités connues fondées sur le sexe en matière d’inscription au registre des Indiens. Deuxièmement, il a annoncé son intention de procéder à une révision plus générale des règles du statut d’Indien, que ce soit pour éliminer d’autres distinctions ou pour envisager une transformation plus fondamentale de ces règles; cette révision devant s’effectuer dans le cadre d’un processus de collaboration avec les autochtones d'une durée prévue de 12 à 18 mois, lequel sera lancé après l’adoption des modifications législatives annoncées.
[17] Le 25 octobre 2016, le gouvernement canadien a donc introduit au Sénat un projet de loi intitulé Loi modifiant la Loi sur les Indiens (élimination des iniquités fondées sur le sexe en matière d’inscription) (« Projet de loi S-3 ») pour donner effet à la première étape de son plan d’action.
[18] Le Comité sénatorial étudiant le Projet de loi S-3 a entendu des témoignages qui lui laissaient croire que d’autres formes de discrimination fondée sur le sexe seraient maintenues malgré l’adoption du Projet de loi S-3 et que, en regard du projet de loi, le gouvernement pouvait avoir manqué à son devoir de consultation envers les peuples autochtones. Le Comité sénatorial a donc demandé au gouvernement de requérir une prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité afin de lui permettre de répondre à ces inquiétudes.
[19] Le 20 janvier 2017, la demande de prorogation présentée par la PGC à la suite des observations du Comité sénatorial fut accordée par la juge de première instance jusqu’au 3 juillet 2017[11].
[20] Le 1er juin 2017, le Projet de loi S-3 fut adopté par le Sénat avec des modifications significatives qui ont pour but d’éliminer complètement toute forme de discrimination fondée sur le sexe dans les règles établissant le statut d’Indien sous la Loi sur les Indiens. Le gouvernement s’est opposé à ces modifications lors du débat sur le projet de loi au sein de la Chambre des communes. Le gouvernement maintient ainsi son plan d’action en deux étapes voulant que l’élimination d’autres distinctions découlant des règles de la Loi sur les Indiens conférant un statut d’Indien sous cette loi ou une transformation plus fondamentale de ces règles soient traitées dans une étape ultérieure comportant une large consultation avec les populations autochtones.
[21] Le 21 juin 2017, la Chambre des communes adopte donc le Projet de loi S-3, mais sans les amendements du Sénat, retourne le projet au Sénat et suspend ses travaux jusqu’au 18 septembre 2017. Le 22 juin 2017, le Sénat ajourne ses travaux jusqu’au 19 septembre 2017 sans voter sur le Projet de loi S-3 que lui a transmis la Chambre des communes. Le Projet de loi S-3 ne pourra donc être adopté au plus tôt qu’à l’automne 2017, dans la mesure où le Sénat et la Chambre des communes conviennent d’un texte commun.
[22] Le 26 juin 2017, la PGC demande donc à la juge de première instance de proroger à nouveau la suspension de la déclaration d’invalidité constitutionnelle pour six mois. Les intimés et les mis en cause/intervenants appuient cette demande.
[23] La juge de première instance refuse la prorogation sollicitée pour les motifs exprimés dans le jugement entrepris du 27 juin 2017.
LE JUGEMENT ENTREPRIS
[24] Le jugement entrepris du 27 juin 2017 s’appuie largement sur le jugement antérieur du 20 juin 2017 par lequel la juge de première instance avait rejeté une demande de prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité, assortie de mesures transitoires, formulée le 15 juin 2017 par les intimés et les mis en cause/ intervenants. Dans le jugement entrepris, la juge réitère d’ailleurs son jugement du 20 juin 2017 « pour valoir comme au long récité »[12].
[25] Dans le jugement du 20 juin 2017, la juge de première instance énonçait que le processus parlementaire en cours ne lui permettait pas de conclure que le Projet de loi S-3 serait adopté avant l’échéance de la suspension de la déclaration d’invalidité[13]. La juge notait aussi que l’hypothèse qu’une loi réparatrice ne soit pas adoptée avant l’échéance avait été soulevée par elle auparavant lors de conférences téléphoniques avec les procureurs des parties[14]. La juge avait alors incité les parties à convenir d’un régime transitoire pour les individus touchés puisque tous les scénarios étaient possibles dans l’éventualité où l’échéance fixée n’était pas respectée. Or, aucun tel régime transitoire ne lui fut présenté.
[26] Dans ce contexte - s’appuyant sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Carter[15] voulant que la suspension de la prise d’effet d’une déclaration d’invalidité d’une loi soit une mesure extraordinaire - la juge de première instance a conclu que la prorogation de la suspension, déjà longue de 23 mois, n’était pas une solution appropriée[16]. Elle ajoutait que « la seule option encore disponible »[17] pour obtenir une prorogation serait pour la PGC de convenir d’un régime transitoire dont les effets « seraient permanents » et dont les « dispositions devraient s’arrimer à la loi qui sera éventuellement adoptée »[18]. Dans son jugement du 20 juin 2017, la juge rejetait donc la demande de prorogation des intimés et des mis en cause/ intervenants, tout en réservant aux parties la possibilité de s’adresser à elle pour obtenir, de consentement, une mesure transitoire doublée d’une prorogation[19].
[27] À peine quelques jours plus tard, soit le 26 juin 2017, la PGC requiert à son tour une prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité. La juge de première instance rejette cette demande dès le lendemain. Elle note que la PGC lui demande, en quelque sorte, de siéger en appel de son jugement du 20 juin 2017[20]. Elle ajoute que rien dans la preuve soumise par la PGC ne lui permet de remettre en question son jugement antérieur[21].
[28] La juge souligne d’ailleurs que malgré l’imminence de l’échéance de la suspension, ni la PGC ni le Parlement n’ont mis en place un régime transitoire pour pallier l’effet d’une prorogation sur les individus touchés, soit ceux qui font partie des groupes qu’elle a identifiés dans le jugement Descheneaux comme faisant l’objet de discrimination fondée sur le sexe. Elle fait des constats sévères à cet égard, qui l’amènent à rejeter la demande de la PGC[22] :
[9] Si la solution exceptionnelle et particulièrement innovante proposée par la soussignée dans sa décision du 20 juin n’est pas réalisable (ou ne l’est peut-être plus depuis que les deux chambres ont ajourné jusqu’en septembre, sous réserve d’un rappel), que ce soit pour des raisons ou des prétextes politiques, stratégiques, juridiques ou autres, bien ou mal fondés, et que ni la Procureure générale du Canada, ni le législateur n’ont d’autres solutions à proposer ou à mettre en place par eux-mêmes (clause nonobstant, loi donnant suite au jugement ou autres solutions plus créatives et innovantes), la déclaration d’invalidité prendra effet le 4 juillet 2017, soit au jour suivant l’expiration du délai de prorogation.
[10] Les tribunaux ne sont pas les seuls à porter la responsabilité d’innover, ou ne devraient pas l’être, lorsqu’il s’agit de protéger des droits fondamentaux et la règle de droit, et ce, bien qu’ils assument le rôle central de gardiens de la Constitution canadienne. Davantage pourrait être fait lorsque toutes les institutions collaborent et qu’il y a consentement à ce que des mesures soient prises. C’est l’avis que le Tribunal s’est permis d’exprimer dans sa décision du 20 juin 2017.
[11] Il vaut ici d’insister : même si le Tribunal accordait ce que la Procureure générale du Canada décrit comme un « ultime » délai, celle-ci n’est pas en mesure de garantir que la situation actuelle ne se reproduira pas, exactement de la même façon, dans six mois.
[12] Que le tribunal soit functus officio ou non n’a pas d’importance. Tout bien considéré, les circonstances ne permettraient toujours pas, de toute façon, que la suspension de l’invalidité soit prorogée à la lumière des principes applicables énoncés dans la décision du 20 juin dernier.
[Notes de bas de page omises.]
LES PRÉTENTIONS DES PARTIES
[29] La procureure de la PGC souligne le travail remarquable que la juge de première instance a accompli pendant plusieurs années dans ce dossier. Elle dit comprendre les motifs qui ont poussé la juge à refuser une seconde prorogation. Néanmoins, la PGC soutient que la juge de première instance a appliqué trop strictement les principes juridiques portant sur la suspension des effets d’une déclaration d’invalidité et n’a pas distingué le contexte particulier de l’arrêt Carter des faits du présent dossier. Plus précisément, la juge n’aurait pas accordé suffisamment de poids à la notion d’intérêt public en omettant de considérer que l’invalidité immédiate des dispositions législatives en cause créera un vide juridique et privera de droits et d’avantages plusieurs individus qui y auraient autrement droit, tout en n’accordant pas de droits ou d’avantages aux individus faisant partie des groupes identifiés dans le jugement Descheneaux.
[30] Les intimés et les mis en cause/intervenants appuient la démarche de la PGC. À leur avis, non seulement une déclaration d’invalidité qui aurait un effet immédiat ne bénéficierait à personne, mais surtout il y a lieu de laisser au Parlement le temps de procéder à tous les aménagements législatifs nécessaires pour régler toutes les situations de discrimination identifiables, pas seulement celles relevées dans le jugement Descheneaux.
[31] Pour sa part, l’amicus curiae soutient que la PGC ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles qui empêchent le Parlement de légiférer et qui justifient l’octroi de la prorogation qu’elle recherche. L’impasse dans laquelle se trouve le Parlement ne constitue pas, selon lui, une circonstance exceptionnelle au sens de Carter. Au contraire, il soutient que la prise d’effet de la déclaration d’invalidité constituerait un puissant incitatif pour que le Parlement agisse, tandis qu’une seconde prorogation aurait l’effet contraire de prolonger l’impasse législative. En ce qui concerne les arguments fondés sur le vide juridique et l’intérêt public, l’amicus curiae est d’avis que la prise d’effet de la déclaration d’invalidité n’aura pas d’impacts importants et il explique que certains aménagements administratifs sont envisageables afin d’éviter que tant les individus qui bénéficient présentement de la Loi sur les Indiens que les intimés et les individus dans une situation similaire ne soient pas indûment touchés par la déclaration d’invalidité.
ANALYSE
La norme d’intervention et les facteurs applicables
[32] L’appel porte sur le refus de proroger une suspension de la prise d’effet d’une déclaration judiciaire d’invalidité constitutionnelle d’une disposition législative. Il semble que ce soit la première fois qu’une cour d’appel canadienne soit saisie d’un appel de ce type, ce qui requiert de s’attarder à la norme d’intervention et aux facteurs applicables.
[33] La déclaration voulant qu’une loi inconstitutionnelle soit inopérante découle du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 :
52. (1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. |
52. (1) The Constitution of Canada is the supreme law of Canada, and any law that is inconsistent with the provisions of the Constitution is, to the extent of the inconsistency, of no force or effect. |
[34] Malgré le caractère impératif de cette disposition, la Cour suprême du Canada a reconnu que, lorsque des raisons impérieuses le justifient, un tribunal peut suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle afin de permettre au législateur d’adopter une loi réparatrice[23]. Cette suspension fait partie de la réparation ou mesure correctrice constitutionnelle qu’un tribunal peut prononcer[24]. En effet, le but d’une telle suspension est justement de permettre au législateur, agissant à l’instance des tribunaux, d’adopter une réparation constitutionnelle appropriée par la voie législative.
[35] Il en découle que la norme d’intervention applicable en appel d’une décision portant sur la suspension ou la prorogation de la suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle devrait être la même que celle applicable à un appel portant sur une réparation constitutionnelle. Cette norme est celle énoncée par les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada dans Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation)[25], soit que l’appelant doit démontrer que la réparation constitutionnelle - ici le refus de proroger la suspension de la déclaration d’invalidité constitutionnelle - n’est pas « convenable et juste eu égard aux circonstances »[26].
[36] Bien que cette norme d’intervention ait été énoncée dans le cadre de l’appel d’une réparation accordée sous la Charte[27], elle est transposable à l’appel d’une suspension ou d’une prorogation de suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle sous le paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. C’est d’ailleurs cette norme d’intervention qui a été implicitement appliquée dans R. c. Smith pour infirmer l’ordonnance de suspension prononcée par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans une affaire impliquant le régime de consommation de marijuana à des fins médicales[28].
[37] Suspendre la prise d’effet d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle d’une loi est une mesure sérieuse et extraordinaire, car elle a pour effet de maintenir en vigueur une loi inconstitutionnelle et de permettre que se perpétue pendant la suspension une situation qui a été jugée contraire aux principes consacrés dans la Charte, en violation des droits constitutionnels des individus concernés[29]. Proroger une telle suspension pose encore plus de problèmes[30]. C’est donc un lourd fardeau qui incombe ici à la PGC, qui doit démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles[31] ou de raisons sérieuses[32] justifiant la prorogation.
[38] Quels sont donc les critères applicables à l’analyse?
[39] Compte tenu des particularités de chaque dossier constitutionnel et de la gamme de réponses législatives possibles à une déclaration d’invalidité constitutionnelle, chaque demande de prorogation de suspension s’analyse à la lumière des faits propres à l’affaire. Néanmoins, les quatre facteurs identifiés ici-bas se dégagent du peu de jurisprudence portant sur la question. Il ne s’agit pas des seuls facteurs qui peuvent être considérés. Ces facteurs ne sont donc pas exhaustifs; ni sont-ils cumulatifs, puisque c’est leur pondération considérant les circonstances propres à chaque affaire qui permettra de justifier ou non la prorogation. Ainsi, même si la demande de prorogation ne répond pas à l’un des facteurs, le tribunal pourra l’accorder ou la refuser selon sa pondération de l’ensemble des facteurs.
[40] Un premier facteur est si un changement de circonstances justifie la prorogation. Ainsi, dans Carter[33], le fait que le Parlement a été dissous pour la tenue d’élections générales constituait un changement de circonstances suffisant pour justifier de proroger la suspension de la déclaration d’invalidité constitutionnelle de l’alinéa 241b) et de l’article 14 du Code criminel[34] prononcée par la Cour suprême du Canada.
[41] Un second facteur porte sur les circonstances qui ont mené à la suspension initiale de la déclaration d’invalidité afin de vérifier s’ils militent toujours en faveur de la prorogation de celle-ci. Ces circonstances peuvent comprendre le besoin d’assurer la primauté du droit[35], d’éviter un danger pour le public[36], ou de pallier d’autres effets sur le public, notamment lorsque la loi est limitative et que son annulation priverait de bénéfices les personnes admissibles sans profiter aux personnes dont les droits ont été violés[37]. De fait, comme le notait le juge en chef Lamer dans Schachter, décider s’il y a lieu de suspendre l’effet d’une déclaration d’invalidité dépendra largement de l’effet de cette déclaration sur le public[38]. Il en est a fortiori de même lorsqu’il s’agit de décider d’une demande de prorogation d’une telle suspension.
[42] Un troisième facteur concerne la probabilité de l’adoption d’une loi réparatrice. La suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle repose sur la prémisse fondamentale que le législateur adoptera nécessairement une loi réparatrice pendant la période de la suspension. Lorsque le législateur n’a pas agi dans le délai prévu, il est nécessaire de vérifier si cette prémisse tient toujours. Il faut donc s’assurer qu’il est raisonnable de croire que le législateur adoptera effectivement une loi réparatrice pendant la prorogation de la suspension[39].
[43] Un quatrième facteur porte sur l’administration de la justice. Puisque la suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle permet à une disposition législative inconstitutionnelle de continuer à produire ses effets en violation de la Constitution canadienne malgré le principe contraire exprimé au paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, il va de soi que la prolongation indue d’une telle suspension pourrait remettre en question la confiance du public dans l’administration de la justice et dans la capacité des tribunaux d’agir comme gardiens de la Constitution. C’est pourquoi de telles suspensions sont généralement de courte durée et ne sont prononcées que lorsque des circonstances impérieuses s’y prêtent.
Les changements de circonstances
[44] En l’occurrence, la juge de première instance a conclu qu’aucun changement de circonstances ne justifiait une deuxième prorogation.
[45] Dans le jugement Descheneaux, la juge avait déjà tenu compte des élections fédérales anticipées - qui furent effectivement tenues à l’automne 2015 - pour fixer à 18 mois la période de la suspension de la déclaration d’invalidité[40]. Si la juge a subséquemment prorogé de cinq mois ce délai de suspension, soit jusqu’au 3 juillet 2017, ce fut sur la foi des observations de la PGC voulant que les circonstances aient changé. Dans son jugement prorogeant la suspension une première fois, la juge de première instance a d’ailleurs pris acte de la justification énoncée par la PGC, soit la nécessité de procéder à des consultations avec les populations autochtones[41].
[46] Or, dans sa demande pour obtenir une deuxième prorogation, la PGC n’explique pas pourquoi ces consultations n’ont pas mené à l’adoption d’une loi réparatrice ni les circonstances nouvelles et impérieuses qui justifieraient une nouvelle prorogation. De fait, la PGC n’a soumis à la juge de première instance aucune explication convaincante quant aux changements de circonstances qui justifieraient une prorogation supplémentaire de six mois, se satisfaisant d’observer que le Projet de loi S-3 ne pouvait être adopté avant l’échéance du 3 juillet 2017 vu l’ajournement des travaux du Parlement jusqu’en septembre 2017[42]. La PGC n’aborde d’ailleurs aucunement cette question des changements de circonstances dans son exposé en appel.
[47] On doit en conclure qu’aucun changement de circonstances ne justifie la demande de prorogation. Les délais encourus pour adopter une loi réparatrice apparaissent plutôt attribuables à l’incapacité des acteurs politiques à s’entendre sur la démarche à suivre dans des délais raisonnables. Ce constat est malheureux. Mais il ne s’agit pas là d’une circonstance nouvelle et impérieuse justifiant en soi une prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité. L’appel du jugement entrepris ne peut donc s’appuyer sur l’assise d’un changement de circonstances.
Les effets de la déclaration d’invalidité sur le public
[48] Quant au second facteur portant sur les effets de la déclaration d’invalidité sur le public, il a fortement incité la juge à proroger une première fois la suspension de la déclaration d’invalidité jusqu’au 3 juillet 2017[43]. Ce facteur justifie-t-il une seconde prorogation?
[49] La juge de première instance en a peu traité dans le jugement entrepris, se disant plutôt rassurée par l’amicus curiae quant aux conséquences mineures qui résulteraient d’une expiration de la suspension. La juge a d’ailleurs annexé les observations de l’amicus curiae à son jugement du 20 juin 2017.
[50] Les observations de l’amicus curiae ont donc été déterminantes dans la décision de refuser la seconde demande de prorogation, la juge notant même que c’est justement les impacts de la déclaration d’invalidité sur le public qui l’avaient menée à ordonner, dans le jugement Descheneaux, la suspension de la déclaration d’invalidité et qui l’ont convaincue de proroger cette suspension jusqu’au 3 juillet 2017[44]. Étant rassurée par l’amicus curiae quant au peu d’impacts qui résulteraient de l’expiration de la suspension, la juge a donc écarté les impacts sur le public de son analyse.
[51] L’amicus curiae a été nommé par la juge le 6 juin 2017 afin de l’éclairer quant aux effets de la prorogation sur les individus et groupes touchés qui n’étaient pas des parties aux procédures. Étant donné que la PGC, les intimés et les mis en cause/intervenants étaient tous d’accord pour une prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité, l’amicus curiae s’est en quelque sorte retrouvé dans l’obligation de présenter la position contraire à la juge afin de permettre ainsi la tenue d’un véritable débat contradictoire. Il a joué le même rôle en appel. Comme l’a souligné la juge de première instance[45], le travail de l’amicus curiae est d’une grande qualité. Si j’exprime un désaccord avec certains des moyens qu’il avance, ce n’est pas une critique à son égard, mais une conséquence de son devoir de présenter des positions contraires à celles exprimées par les parties au litige.
[52] Il faut noter que la vaste majorité des individus inscrits au registre des Indiens (soit approximativement 90 % des plus de 960 000 individus inscrits) le sont en vertu de l’une ou l’autre des dispositions déclarées inconstitutionnelles par le jugement Descheneaux[46]. L’expiration de la suspension de la déclaration d’invalidité des alinéas 6(1)a), c) et f) et du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens n’affectera pas dans l’immédiat le statut de ces individus, vu la définition d’ « Indien » énoncée à l’article 2 de la Loi sur les Indiens : « Personne qui, conformément à la présente loi, est inscrite à titre d’Indien ou a droit de l’être - means a person who pursuant to this Act is registered as an Indian or is entitled to be registered as an Indian ». Ainsi, tant qu’ils sont effectivement inscrits au registre conformément à la loi, ils continueront d’être des « Indiens » sous la loi.
[53] Par contre, ces individus subiront la menace d’être retirés du registre si la suspension de la déclaration d’invalidité expire avant qu’une loi réparatrice soit adoptée. En effet, à plus ou moins long terme, ces individus pourraient voir leurs noms retirés du registre des Indiens, car il est loin d’être certain que ceux-ci pourront invoquer un droit acquis à l’inscription à ce registre sous une disposition statutaire déclarée inconstitutionnelle.
[54] Dans ses observations à la juge de première instance et dans son exposé en appel[47], l’amicus curiae soutient que le jugement de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans Marchand v. Canada (Registrar, Indian and Northern Affairs)[48] pourra assurer le maintien au registre des individus touchés par la déclaration d’invalidité. Il n’y a rien de moins sûr. L’affaire Marchand ne portait pas sur l’inscription au registre des Indiens en vertu d’une disposition inconstitutionnelle, mais plutôt sur l’intention législative du Parlement d’accorder des droits acquis à ceux déjà inscrits au registre le 17 avril 1985 lors de l’entrée en vigueur de l’alinéa 6(1)a) de la Loi sur les Indiens. Il est hasardeux de transposer l’affaire Marchand au présent cas.
[55] L’amicus curiae soutient aussi que la perte des droits découlant de la déclaration d’inconstitutionnalité ne devrait pas être un facteur déterminant dans la décision de proroger ou non la suspension vu que cette perte ne serait que temporaire en regard de la volonté du Sénat et de la Chambre des communes, exprimée au Projet de loi S-3, d’adopter des mesures permettant de confirmer le statut d’indien sous la Loi sur les Indiens à ceux qui l’auraient ainsi perdu ou qui en auraient été privés[49].
[56] Je ne partage pas ces assurances. Je reconnais qu’il est probable que le projet de loi sera adopté - j’y reviendrai plus bas - avec des mesures transitoires qui remédieront à la perte des droits, mais je ne puis en être certain. Sans cette certitude, il n’y a pas lieu d’évacuer le facteur portant sur les effets de la déclaration d’invalidité sur le public.
[57] Il est raisonnable de croire, comme le suggère l’amicus curiae, que le registraire ne procédera pas à retrancher des noms du registre des Indiens (comme le lui permet le paragraphe 5(3) de la Loi sur les Indiens) dès l’expiration de la suspension de la déclaration d’invalidité. Cependant, on ne peut raisonnablement exclure qu’un tiers entreprenne des recours judiciaires à cette fin avant qu'une loi réparatrice soit adoptée, ouvrant ainsi la boîte de Pandore.
[58] De plus, il n’est pas impossible qu’un tiers cherche à priver un individu touché par la déclaration d’invalidité de son droit de voter dans une élection de bande qui se tiendrait dans l’intérim entre l’expiration de la suspension et l’adoption d’une loi réparatrice, ou conteste la validité d’une telle élection en invoquant le caractère illégal et inconstitutionnel des inscriptions des électeurs.
[59] D’autres difficultés pourraient surgir.
[60] Conséquemment, vu l’incertitude quant au statut d’environ 90 % des individus inscrits au registre des Indiens qui résulterait de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité constitutionnelle, seule une loi réparatrice permettra de protéger pleinement ceux-ci. L’alternative est une incertitude juridique aux conséquences problématiques, à tout le moins durant la période intérimaire menant à l’adoption d’une loi réparatrice.
[61] Il faut aussi tenir compte des effets immédiats de l’expiration de la suspension de la déclaration d’invalidité sans qu’une loi réparatrice soit en vigueur. Ce seront surtout les individus qui ne sont pas inscrits au registre, mais qui auraient le droit de l’être en vertu des dispositions déclarées inconstitutionnelles, qui seraient touchés. Selon la preuve au dossier, il s’agit de la plupart des nouvelles demandes d’inscription au registre, impliquant surtout de jeunes enfants dont l’inscription est sollicitée peu de temps après leur naissance[50]. Des adultes seraient aussi touchés, mais en moindre nombre.
[62] Ces individus seront privés des droits découlant du statut d’Indien sous la Loi sur les Indiens et ils pourraient se voir refuser l’accès aux programmes particuliers pour les Indiens, notamment le Programme des services santé non assurés de Santé Canada pour les membres des Premières Nations et les Inuit et le Programme d’aide aux étudiants de niveau postsecondaire des Affaires autochtones et du Nord Canada[51].
[63] Ainsi, les enfants autochtones qui ne sont pas déjà inscrits au registre des Indiens risquent fort de perdre l’accès au Programme des services santé non assurés dès qu’ils atteindront l’âge d’un an[52]. Il en est de même pour les adultes qui pourraient être admissibles au Programme d’aide aux étudiants de niveau postsecondaire, mais qui ne pourront y accéder s’ils ne peuvent s’inscrire au registre des Indiens à la suite de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité. Quoique des mesures administratives puissent être envisagées pour pallier cette perte d’admissibilité, il ne faut pas sous-estimer les difficultés pour ce faire, surtout lorsqu’il s’agit de conférer des avantages à des individus inéligibles à ces programmes à la suite d’une déclaration judiciaire d’inconstitutionnalité.
[64] Il mérite de noter que si la prise d’effet de la déclaration d’invalidité risque de mettre en péril les droits de nombreux individus et de restreindre l’accès à plusieurs programmes fédéraux, aucun avantage n’en résultera pour les individus qui sont victimes de la discrimination identifiée par la juge de première instance dans le jugement Descheneaux. En effet, la prise d'effet de la déclaration d’invalidité ne permettra pas à ces individus d'acquérir le statut d’Indien sous la Loi sur les Indiens ou de les rendre admissibles aux programmes fédéraux pour les Indiens.
[65] En l’occurrence, le facteur portant sur l’effet de la déclaration d’invalidité sur le public milite fortement en faveur de la prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité.
La probabilité d’une loi réparatrice
[66] La juge de première instance a conclu qu’il y avait peu de probabilités qu’une loi réparatrice soit adoptée durant la période de prolongation sollicitée. Elle qualifie le processus législatif comme étant dans une « impasse » opposant la Chambre des communes et le Sénat[53]. La juge s’appuie d’ailleurs sur les propos d’un auteur portant sur la marche à suivre lorsqu’on démontre l’incapacité du législateur d’adopter une loi réparatrice pour expliquer son refus de proroger la suspension de la déclaration d’invalidité [54].
[67] Cette conclusion de la juge découle largement de la qualification des faits par les parties. En effet, devant la juge de première instance les intimés, les mis en cause/intervenants et l’amicus curiae ont soutenu et insisté sur un « bras de fer » politique entre le gouvernement et le Sénat menant à une « impasse » dans le processus législatif[55].
[68] Or, sommes-nous véritablement en présence d’une impasse législative? Je ne le crois pas. La preuve nouvelle soumise à la Cour par les intimés et les mis en cause/intervenants indique que c’est à la demande du gouvernement canadien que le Projet de loi S-3 (tel qu’adopté par la Chambre des communes) n’a pas été soumis au vote du Sénat avant l’ajournement estival du Parlement[56]. L’adoption du projet de loi a donc été remise à l’automne 2017 et non pas abandonnée en raison d’une impasse dans le processus législatif.
[69] Quoi qu’il en soit, la preuve révèle aussi que les deux versions du Projet de loi S-3, soit celle adoptée par la Chambre des communes et celle du Sénat, cherchent à rendre admissibles à l’inscription au registre des Indiens tous les individus qui sont membres des groupes identifiés par la juge de première instance dans le jugement Descheneaux. Si le Projet de loi S-3 n’est pas encore adopté dans sa forme finale, ce n’est certainement pas parce qu’il y a une mésentente politique portant sur la question de l’inclusion de ces individus à la Loi sur les Indiens.
[70] Le retard dans l’adoption de la loi réparatrice repose plutôt sur la façon de traiter d'autres distinctions qui pourraient se retrouver dans la Loi sur les Indiens : le gouvernement propose un processus prévoyant une large consultation des populations autochtones, tandis que le Sénat favorise une modification législative aux effets immédiats.
[71] Aux fins de l’appel, il suffit de constater que la décision du gouvernement de ne pas soumettre le Projet de loi S-3 au vote final du Sénat avant l’ajournement parlementaire d’été ne permet pas de conclure, de façon définitive, à l’impasse législative. Il est raisonnable de croire que le débat parlementaire reprendra à l’automne et que le projet de loi sera alors soumis au vote des sénateurs. Il est donc trop tôt pour conclure que le Parlement n'est pas en mesure d’adopter d’ici peu une loi réparatrice, sous une forme ou une autre.
L’administration de la justice
[72] La juge de première instance note, avec raison, que « les droits constitutionnels ne sont pas une commodité que l’on peut mettre en suspens indéfiniment »[57]. Il existe des plafonds à la période de suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle. Ces plafonds doivent être respectés afin, notamment, de maintenir la confiance du public dans l’administration de la justice et dans la capacité des tribunaux d’agir comme gardiens de la Constitution.
[73] En règle générale, la suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle d’une disposition législative n’excède pas 12 mois, sauf si des circonstances particulières justifient de l’étendre à 18 mois : Carter v. Canada (Procureur général)[58] (12 mois, subséquemment prorogés de 4 mois); Canada (Procureur général) c. Bedford[59] (12 mois); Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir et Sport)[60] (12 mois); Confédération des syndicats nationaux c. Canada (Procureur général)[61] (12 mois); Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Association c. Colombie-Britannique[62] (12 mois); Figueroa c. Canada (Procureur général)[63] (12 mois); Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général)[64] (12 mois); Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)[65] (18 mois); Succession Euring (Re)[66] (6 mois).
[74] Dans ce cas-ci, la suspension de la déclaration d’inconstitutionnalité excède maintenant 24 mois et la PGC demande qu’elle s’étende à 29 mois. Une suspension d’une telle durée risque fort d’ébranler la confiance du public dans la capacité des tribunaux d’assurer le respect et le maintien de la Constitution. Dans ce contexte, les inquiétudes exprimées par la juge de première instance dans ses jugements des 20 et 27 juin 2017 sont tout à fait légitimes.
[75] Même dans l’affaire McIvor, la suspension de la déclaration d’invalidité de dispositions similaires de la Loi sur les Indiens dans un contexte semblable n’a duré en tout que 22 mois. La suspension initiale fut fixée à 12 mois par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique[67]. Elle fut prorogée une première fois de 3 mois[68]. Vu le retard dans l’adoption d’une loi réparatrice résultant des débats parlementaires, la suspension fut prorogée une seconde fois d’un peu moins de 7 mois[69]. La loi réparatrice faisant suite à McIvor - la Loi de 2010 discutée plus haut - fut finalement adoptée par le Parlement et sanctionnée bien avant l’expiration de la deuxième prorogation de la suspension.
[76] Les délais encourus à ce jour pour adopter une loi réparatrice sont très significatifs et ils sont certainement hors normes compte tenu des précédents applicables. Ces délais peuvent être perçus comme une injustice par ceux qui attendent maintenant depuis plus de deux ans pour une réparation législative permettant de mettre fin à la discrimination constatée judiciairement depuis le 3 août 2015. Dans ce contexte - tenant compte des devoirs fiduciaires du gouvernement fédéral envers les autochtones - il incombait à la PGC d’étudier sérieusement les mesures administratives concrètes qui s'offrent au gouvernement pour pallier cette discrimination dans l'intérim, en tout ou en partie, avant de présenter une nouvelle demande de prorogation. Or, malgré les demandes répétées qui lui ont été faites en ce sens par la juge de première instance, la PGC n’a proposé aucune mesure que ce soit - temporaire, transitoire ou permanente - pour pallier l’impact d’une deuxième prorogation sur les individus qui sont membres des groupes identifiés dans le jugement Descheneaux.
[77] De plus, l’amicus curiae souligne, avec raison, que la prorogation à répétition de la suspension d’une déclaration d’invalidité constitutionnelle à la demande d’acteurs politiques pourrait mener à un marchandage du consentement politique nécessaire pour adopter les mesures législatives qui sont requises afin d’assurer le respect de la Constitution. Sans conclure qu’il s’agit de la situation qui se présente en l’espèce, il vaut la peine de préciser que les tribunaux doivent éviter à tout prix de se prêter à un tel marchandage.
[78] En conséquence, le facteur lié à l’administration de justice milite fortement à l’encontre de la prorogation de la suspension de la déclaration d’invalidité.
La pondération des facteurs
[79] N’eût été les impacts sur le public de la prise d’effet de la déclaration d’invalidité avant l’adoption d’une loi réparatrice, j’aurais proposé à la Cour de rejeter l’appel, vu les délais inacceptables encourus et l’absence de mesures administratives pour pallier l’impact d’une seconde prorogation. La décision de la juge de première instance de refuser une seconde prorogation est donc tout à fait légitime et se comprend aisément.
[80] Cependant, malgré ce qui fut présenté à la juge de première instance lors des audiences tenues devant elle, les impacts sur le public sont bien réels et ils ne sont pas insignifiants.
[81] De plus, si les délais de suspension excèdent ici ceux de McIvor, il faut tenir compte du fait que le jugement Descheneaux fut initialement porté en appel. Après les élections générales de l’automne 2015, le nouveau gouvernement s’est désisté de cet appel le 22 février 2016 pour entamer le travail requis afin d’apporter les modifications législatives nécessaires pour donner suite au jugement. En conséquence, dans les faits, le Parlement a eu à ce jour 18 mois depuis le désistement de l’appel pour adopter une loi réparatrice.
[82] Dans ce contexte, il y a lieu d’accueillir l’appel afin d’ordonner une prorogation de la suspension qui permettra au Parlement de compléter le processus législatif entourant le Projet de loi S-3 dès la rentrée parlementaire. La durée totale de la suspension ne devrait pas excéder 22 mois depuis le désistement de l’appel du jugement Descheneaux, soit un temps effectif comparable à celui accordé dans l’affaire McIvor pour adopter une loi réparatrice. Tout délai supérieur m’apparaît ni convenable ni juste.
[83] Puisque la suspension de la déclaration d’invalidité sera prorogée, il est nécessaire de rappeler que le respect de la Constitution est une obligation de résultat et non une obligation de moyen, comme le prévoit d’ailleurs clairement l’article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982. Cette obligation de résultat s’impose au Parlement comme aux tribunaux. Compte tenu de cette obligation, le temps pour le Parlement d’agir tire à sa fin.
CONCLUSIONS
[84] Pour ces motifs, je propose à la Cour d’accueillir l’appel afin de proroger jusqu’au 22 décembre 2017 la suspension de la déclaration d’invalidité des alinéas 6(1)a), c) et f) et du paragraphe 6(2) de la Loi sur les Indiens prononcée dans le jugement Descheneaux. Compte tenu des circonstances particulières de l’affaire, la PGC devrait assumer les frais de justice des intimés et des mis en cause/intervenants, tant en appel qu’en première instance.
|
|
|
|
ROBERT M. MAINVILLE, J.C.A. |
[1] Descheneaux c. Canada (Procureur général), 2015 QCCS 3555.
[2] Loi sur les Indiens, L.R.C., 1985, ch. I-5.
[3] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11.
[4] 2017 QCCA 1038.
[5] Art. 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867.
[6] Acte pour amender et refondre les lois concernant les Sauvages, S.C. 1876 (39 Vict.), ch. 18.
[7] Loi modifiant la Loi sur les Indiens, S.C. 1985, ch. 27.
[8] McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2009 BCCA 153 (« McIvor »).
[9] Loi sur l’Équité entre les sexes relativement à l’inscription au registre des Indiens, L.C., 2010 ch. 18.
[10] Descheneaux c. Canada (Procureur général), supra, note 1, par. 228.
[11] Jugement du 20 janvier 2017 (2017 QCCS 153).
[12] Jugement entrepris du 27 juin 2017, par. 2.
[13] Jugement du 20 juin 2017 (2017 QCCS 2669), par. 17.
[14] Ibid., par. 19.
[15] Carter c. Canada (Procureure générale), 2016 CSC 4, [2016] 1 R.C.S. 13, par. 2 (« Carter »).
[16] Jugement du 20 juin 2017, supra, note 13, par. 47.
[17] Ibid., sous-titre 4 qui précède le par. 61.
[18] Ibid., par. 61.
[19] Ibid., par. 65-66.
[20] Jugement entrepris du 27 juin 2017, par. 1.
[21] Ibid., par. 4.
[22] Ibid., par. 9-12.
[23] Schachter c. Canada, [1992] 2 R.C.S. 679, p. 715.
[24] Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), 2003 CSC 34, [2003] 1 R.C.S. 835, par. 43.
[25] Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3.
[26] Ibid., par. 50.
[27] En cas de violation ou de négation des droits ou libertés garantis par la Charte, le par. 24(1) permet à un tribunal compétent de prononcer une réparation convenable et juste eu égard aux circonstances.
[28] R. c. Smith, 2015 CSC 34, [2015] 2 R.C.S. 602, par. 32-33.
[29] Schachter c. Canada, supra, note 23, p. 716.
[30] Carter c. Canada (Procureur général), supra, note 15, par. 2.
[31] Ibid.
[32] R. c. Powley, 2003 CSC 43, [2003] 2 R.C.S. 207, par. 52.
[33] Carter c. Canada (Procureur général), supra, note 15.
[34] Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.
[35] Renvoi relatif aux droits linguistiques du Manitoba, [1985] 1 R.C.S. 721, p. 758.
[36] R. c. Swain, [1991] 1 R.C.S. 933, p. 1021.
[37] Schachter c. Canada, supra, note 23, p. 715-717, 719.
[38] Ibid., p. 717.
[39] Voir, par analogie, la décision de la Cour constitutionnelle de l’Afrique du Sud dans Zondi v. Member of the Executive Council for Traditional and Local Government Affairs and Others, [2005] ZACC 18, par. 46.
[40] Descheneaux c. Canada (Procureur général), supra, note 1, par. 232 et jugement du 20 juin 2017, supra, note 13, par. 44.
[41] Jugement du 20 janvier 2017, supra, note 11, par. 12.
[42] Requête en prolongation de la suspension de la prise d’effet d’une déclaration d’inopérabilité par le procureur général du Canada, par. 5-7 (Exposé de l’appelante [« E.A. »] p. 589).
[43] Jugement du 20 janvier 2017, supra, note 11, par. 30-31.
[44] Jugement du 20 juin 2017, supra, note 13, par. 48.
[45] Ibid., par. 3.
[46] Déclarations sous serment du registraire des Indiens, Nathalie Nepton, du 16 juin 2017 (par. 4) et du 27 juin 2017 (par. 4) (E.A. p. 491 et p. 608).
[47] Observations de l’amicus curiae, 17 juin 2017, p. 34-35 (E.A., p. 61-62); Exposé de l’amicus curiae daté du 25 juillet 2017, par. 34.
[48] Marchand v. Canada (Registrar, Indian and Northern Affairs), 2000 BCCA 642 (“Marchand”).
[49] Observations de l’amicus curiae, 17 juin 2017, p. 34-36 (E.A. p. 61-63); Exposé de l’amicus curiae daté du 25 juillet 2017, par. 34; Projet de loi S-3, Loi modifiant la Loi sur les Indiens (élimination des iniquités fondées sur le sexe en matière d’inscription), 42e lég. (Can), 1re session, 2017, articles 4 à 8 et 15.
[50] Déclarations sous serment du registraire des Indiens, Nathalie Nepton, du 16 juin 2017 (par. 5 à 12) et du 27 juin 2017 (par. 6-7) (E.A., p. 491-492 et 609).
[51] Déclarations sous serment du registraire des Indiens, Nathalie Nepton, du 16 juin 2017 (par. 11) et du 27 juin 2017, par. 8 (E.A., p. 492 et 609).
[52] Déclaration sous serment de Heather Hudson (« Director of Program Policy and Planning Division of the Non-Insured Health Benefits Program for the First Nations and Inuit Branch of Health Canada ») du 15 juin 2017 (par. 15-22) (E.A., p. 372-374).
[53] Jugement entrepris du 27 juin 2018, par. 3(14).
[54] Jugement du 20 juin 2017, par. 39 et 41, citant Kent Roach, Constitutional Remedies in Canada, 2e ed. (sur feuilles mobiles), Toronto, Canada Law Book, p. 14-92.4.
[55] Amended Plaintiff’s and Intervenors’ Application for Further Extension of Suspension of Declaration of Invalidity, 19 juin 2017, par. 45-50 sous le titre « The foreseeable impasse » (E.A., p. 575-578); Observations de l’amicus curiae, 17 juin 2017, p. 41 (E.A., p. 68) : « [l]a réalité politique, à laquelle le tribunal ne peut être aveugle, est que l’on assiste actuellement à un bras de fer entre le gouvernement […] et le Sénat […] »; Courriel de l’amicus curiae à la juge de première instance du 27 juin 2017 (E.A., p. 24) : « […] la situation d’impasse dans laquelle se trouve le processus législatif […] ».
[56] Déclaration écrite des sénateurs Lillian Eva Dyck, Dennis Patterson et Murray Sinclair du 22 juin 2017.
[57] Jugement entrepris du 27 juillet 2017, par. 8.
[58] Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331; Carter v. Canada (Procureur général), supra, note 15.
[59] Canada (Procureur général) c. Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 R.C.S. 1101.
[60] Nguyen c. Québec (Éducation, Loisir et Sport), 2009 CSC 47, [2009] 3 R.C.S. 208.
[61] Confédération des syndicats nationaux c. Canada (Procureur général), 2008 CSC 68, [2008] 3 R.C.S. 511.
[62] Health Services and Support - Facilities Subsector Bargaining Association c. Colombie-Britannique, 2007 CSC 27, [2007] 2 R.C.S. 391.
[63] Figueroa c. Canada (Procureur général), 2003 CSC 37, [2003] 1 R.C.S. 912.
[64] Trociuk c. Colombie-Britannique (Procureur général), supra, note 24.
[65] Corbière c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203.
[66] Succession Euring (Re), [1998] 2 R.C.S. 565.
[67] McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), supra, note 8, par. 166.
[68] McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2010 BCCA 168, par. 19.
[69] McIvor v. Canada (Registrar of Indian and Northern Affairs), 2010 BCCA 338.
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.