Immeubles Bermont c. Demianenko | 2024 QCTAL 37719 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT |
Bureau dE Longueuil |
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No dossier : | 809093 37 20240718 G | No demande : | 4404895 |
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Date : | 10 décembre 2024 |
Devant la juge administrative : | Luce De Palma |
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Immeubles Bermont | |
Locatrice - Partie demanderesse |
c. |
Svitlana Demianenko Yeven Demianenko | |
Locataires - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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- Par une demande du 18 juillet 2024, la locatrice requiert l’évacuation des locataires à compter du 5 août 2024, afin de permettre la réalisation de travaux urgents et nécessaires dans le présent immeuble.
- Telle évacuation est requise pour une durée de 12 mois, période qui est diminuée à six mois, lors de l’audience.
- Quant à la date prévue pour l’évacuation, elle est tributaire de la date de l’émission d’un permis de travaux de la Ville de Brossard, émission prévue incessamment, précise encore la locatrice à l’audience.
- Elle requiert également que ce logement soit libéré de tous les meubles et effets qui le garnissent pendant la durée de cette évacuation ou, à défaut, l’autorisation d’en disposer.
- Telle évacuation devra être subie sans autre indemnité qu’une dispense de payer le loyer actuellement exigible pour le présent logement, toujours au terme de la demande du 18 juillet.
- L’exécution provisoire de la décision est également demandée, de même que les frais judiciaires.
- De leur côté, les locataires s’opposent vigoureusement à toute évacuation de leur logement, la jugeant inutile, voire abusive.
- Le cas échéant, ils font valoir leur droit à une indemnité afin de pouvoir déménager et se reloger convenablement pendant la durée de cette évacuation non souhaitée.
- Ils font également valoir qu’ils se sont pliés à une première évacuation, le 11 mai dernier, sans qu’aucune indemnité ne leur soit accordée, indemnité à laquelle ils devraient avoir droit.
Contexte et prétentions des parties
- Les locataires habitent le présent logement depuis le 1er mai 2023. Leur bail a été reconduit jusqu’au 30 avril 2025, moyennant un loyer de 823 $ par mois, chauffage et électricité inclus.
- Le logement loué est sis au sous-sol d’un immeuble de 26 logements répartis sur quatre étages et compte trois pièces et demie.
- Le 11 mai 2024, un incendie survenait dans cet immeuble, détruisant complètement quatre logements sis aux étages supérieurs ainsi qu’une partie de la toiture. D’autres logements ont été touchés par la suie et la fumée, ce jour-là.
- Les pompiers ordonnaient sur le champ l’évacuation de tous les résidents de l’immeuble pour des raisons évidentes de sécurité.
- L’immeuble était ensuite sécurisé, la Croix-Rouge a pris en charge la plupart des locataires, mais non les locataires défendeurs en l’instance.
- Les locataires pris en charge ont été en mesure de réintégrer les lieux quelques jours plus tard, sauf en ce qui a trait aux occupants des quatre logements détruits.
- Les présents locataires ont quant à eux séjourné chez leur fille et leur gendre jusqu’en juin, sans aucune indemnité et sans qu’ils n’aient été avisés qu’ils pouvaient réintégrer les lieux après quelques jours, à leur grand dam.
- Des travaux de nettoyage des débris et d’exploration des dommages étaient alors en cours, donnant lieu à la découverte d’une présence d’amiante dans 17 des 26 logements de l’immeuble, de même que dans certains corridors.
- Cette matière présentant un risque pour la santé des occupants, et les travaux de désamiantage devant être entrepris de toute urgence, les locataires de tous les logements ont de nouveau été sommés d’évacuer, ordre auquel ils se sont pliés.
- Les présents locataires se sont quant à eux opposés à cette évacuation, de sorte qu’ils sont demeurés dans leur logement pendant la durée de tels travaux, lesquels sont pratiquement terminés.
- Les travaux ne s’arrêtent pas là, toutefois, et doivent se poursuivre afin que cet immeuble soit remis en état.
- Un important travail de reconstruction de la structure de l’immeuble s’impose donc, un mur de briques devra être refait, de même qu’une partie de la toiture et une cage d’escalier.
- Une sortie de secours sera condamnée, l’eau et l’électricité seront fréquemment coupées, de sorte que les présents locataires doivent eux aussi évacuer temporairement, explique l’expert en sinistre retenu par la locatrice pour la gestion de cet incendie tout de même majeur.
- Par ailleurs, appert-il, un agent du Service de sécurité incendie de l’agglomération de la Ville de Longueuil informait la locatrice que les locataires ne pouvaient demeurer sur place si une aire de plancher ne pouvait offrir deux moyens d’évacuation, seconde sortie qu’elle ne peut leur offrir, du fait des travaux dans une cage d’escalier, de sorte qu’ils doivent évacuer, selon les normes en vigueur dans la municipalité.
- Notons que les récentes photos prises par l’expert de la partie locatrice démontrent qu’il s’agit bel et bien d’un chantier d’importance.
- Selon l’expert de la locatrice, il s'agit de travaux complexes qui requièrent plusieurs étapes impliquant la coordination de divers entrepreneurs et corps de métier différents. Il précise que les travaux s'échelonneront sur plusieurs mois et que l'évacuation des locataires est requise pour une période de six mois.
- En outre, il s’agira de travaux bruyants et poussiéreux, nécessitant des coupures d’eau et d’électricité.
- Il est préférable, dit-il, que les locataires soient évacués dès le début des travaux plutôt que d'avoir à les évacuer en urgence en cours de route.
- Les permis nécessaires pour ces travaux de reconstruction seront émis sous peu, ajoute-t-il. L’architecte retenu a donné son aval, l’ingénieur fera de même dans les prochains jours, de sorte que la situation ne peut plus attendre.
- Les locataires estiment que leur évacuation du logement n'est pas nécessaire et qu'il n'y a aucun danger pour eux de continuer à y habiter pendant les travaux. Ils sont conscients des désagréments qui seront occasionnés par ceux-ci, mais ils préfèrent rester chez eux plutôt que d'avoir à déménager.
- Ils avancent que la locatrice exagère les risques pour leur bien-être, de même que les dommages réellement causés par l’incendie.
- Ils jugent plus fastidieux et onéreux de déménager, ne serait-ce que temporairement, que de devoir subir les travaux en demeurant sur place, d’autant que ceux-là se dérouleront dans une partie de l’immeuble qui se situe à l’opposé de leur logement.
- Par ailleurs, si un problème d’issue de secours se pose, il peut facilement y être remédié. Les trois fenêtres de leur logis, situées au niveau du sol, pourraient servir de sortie, si nécessaire. De plus, les travaux pourraient être exécutés de telle manière que leur logement soit minimalement affecté par ceux-ci, étant plus substantiels dans la zone située à l’autre extrémité de l’immeuble.
- Ils en ont également contre le fait que la locatrice ne leur donne pas de préavis d’évacuation convenable, jugeant déraisonnable qu’elle les force à quitter dans un court délai. Elle est aussi peu encline à leur verser une indemnité, en cas d’évacuation, se contentant de les dispenser du paiement du loyer ou de leur offrir un montant de 1 000 $ pour couvrir leurs frais de déménagement.
- Réfugiés de la guerre en Ukraine depuis 2023, ils n’ont que très peu de ressources. Les logements disponibles pour une relocalisation sont beaucoup plus onéreux que le prix payé pour ce logement du sous-sol, de sorte que l’indemnité qui leur a été offerte leur paraît tout à fait déraisonnable, tout comme l’offre d’emménager dans un autre logis de trois pièces et demie appartenant au locateur. Ils n’ont pas les moyens financiers de s’offrir un déménagement, ni de répondre aux autres conditions du locateur pour se voir octroyer cet autre logement.
- Ils craignent également l’éviction permanente et une relocation de leur logement à des tiers, et à meilleur prix, martelant que la locatrice a fait montre de peu d’empressement à les réintégrer à la suite de l’évacuation du mois de mai.
- Conséquemment, ils demandent au Tribunal de refuser l'évacuation demandée par la locatrice, leur permettant ainsi de demeurer dans le logement pendant la durée des travaux.
- La locatrice maintient que l’évacuation des locataires est essentielle et nie toute volonté de les évincer.
- Elle soumet que l’incendie n’est relié à aucune faute de sa part, de sorte que les locataires doivent se plier à cette évacuation, laquelle est mue par les exigences que nécessitent les travaux projetés. Seule maître d’œuvre autorisée à faire ces travaux, la volonté des locataires quant à la façon dont ils devraient être réalisés n’a pas à être prise en compte.
- Seuls les présents locataires refusent de collaborer aux travaux, retardant ceux-ci. Leur logement n'étant pas directement affecté, ils ne se soucient guère de la structure de l'immeuble et cherchent à monnayer déraisonnablement leur collaboration, martèle-t-elle.
- En ce qui a trait à une indemnité pour l’évacuation requise, elle soumet qu’un logement de même type pourrait être retrouvé pour environ 300 $ de plus par mois que le loyer actuellement payé, présentant des annonces de logements à louer pour des termes de 12 mois.
- Elle souligne ne pas être l’assureur des locataires, de sorte qu’il ne lui appartient pas de les relocaliser, cette charge leur revenant. De plus, un logement similaire leur a été offert par la locatrice, offre qu’ils ont refusée, effectivement, ayant des attentes monétaires démesurées, conclut-elle.
Questions en litige
- L’évacuation temporaire des locataires est-elle requise pour des travaux urgents?
- Dans l’affirmative, quel est le montant de l’indemnité qu’il convient de leur verser?
Analyse et décision
- En l’instance, nul doute que les travaux qui doivent être faits dans cet immeuble sont des travaux majeurs, lesquels peuvent être qualifiés d’urgents et nécessaires.
- En effet, tels travaux revêtent ici un caractère d’urgence et ne peuvent être différés. De plus, ils sont nécessaires pour la conservation et l’usage du bien loué, un incendie étant à l’origine de ceux-là.
- L’encadrement législatif applicable à l’exécution de tels travaux est donc prévu à l’article 1865 du Code civil du Québec (C.c.Q) :
« 1865 : Le locataire doit subir les réparations urgentes et nécessaires pour assurer la conservation ou la jouissance du bien loué.
Le locateur qui procède à ces réparations peut exiger l'évacuation ou la dépossession temporaire du locataire, mais il doit, s'il ne s'agit pas de réparations urgentes, obtenir l'autorisation préalable du tribunal, lequel fixe alors les conditions requises pour la protection des droits du locataire.
Le locataire conserve néanmoins, suivant les circonstances, le droit d'obtenir une diminution de loyer, celui de demander la résiliation du bail ou, en cas d'évacuation ou de dépossession temporaire, celui d'exiger une indemnité. »
- En ce qui concerne l'enjeu concernant l'évacuation temporaire du logement, le Tribunal est d'avis que celle-ci est nécessaire compte tenu de l'étendue, de l'ampleur et de la nature des travaux qui seront effectués à la structure de l'immeuble.
- Cette structure est un tout, selon l’expert de la locatrice, de sorte que les travaux ne pourront être morcelés ou exécutés par sections, sans oublier que la gérance de ceux-ci lui revient. Règle générale, les locataires ne peuvent s’immiscer dans les choix pratiqués par la locatrice quant à la manière de faire. ([1])
- Malgré l’empathie que peut inspirer la situation des locataires et leur volonté de demeurer dans les lieux pendant la durée des travaux, le Tribunal estime qu’ils doivent évacuer et aller habiter temporairement dans un autre logis.
- Des raisons évidentes de sécurité, voire de quiétude, motivent cette décision, alors qu’au surplus, une des deux issues de secours sera bloquée. Le Tribunal ne peut certes opter pour la solution proposée par les locataires en cas d’évacuation d’urgence, estimant irréaliste et sans doute illégal que des fenêtres servent d’issues de secours.
- Cela dit, le Tribunal estime donc que les locataires doivent subir les travaux en question et que la locatrice peut exiger leur dépossession temporaire du logement, et ce, même si l'avis que le locateur leur a donné est incomplet et ne respecte pas les conditions de l'article 1922 du Code civil du Québec. En effet, cet avis est requis lorsqu'il est question de réparations majeures non urgentes.
- Par ailleurs, le délai d’évacuation de six mois requis par la locatrice paraît raisonnable, dans les circonstances.
- Étant impossible de prédire la date exacte de l’obtention du permis attendu par la locatrice, le Tribunal estime raisonnable de fixer la date de l’évacuation au 1er janvier 2025.
- Cela étant, reste que les locataires ont droit à une indemnité pour cette évacuation, indépendamment de toute faute de la locatrice. Il ne s’agit pas de devenir l’assureur des locataires, ni de leur verser des dommages, mais de respecter la volonté du législateur de les maintenir raisonnablement dans des conditions respectueuses de leurs droits de se loger convenablement. ([2])
- Dans son texte publié en 1993 en vue de l'entrée en vigueur de la réforme du Code civil, l’autrice Nicole Archambault s'exprimait ainsi quant à la nature de cette indemnité :
« ...tout locataire évincé ou dépossédé temporairement, que ce soit avec ou sans l'autorisation du tribunal, peut exiger une indemnité, laquelle ne sanctionne pas une faute mais doit plutôt être considéré comme une obligation contractuelle imposée au locateur à l'occasion des réparations et peut être assimilée à celle prévue au bail résidentiel en cas de réparations ou améliorations majeures autres qu'urgentes. Même si l'objet de cette indemnité n'est pas précisé, par analogie avec l'article 1922, celle-ci devrait couvrir les dépenses raisonnables que le locataire devra assumer en raison des pertes causées directement par l'évacuation. »([3])
- De même, l'auteur Jobin, vu le silence du Code civil du Québec, estime aussi qu'il y a lieu de transposer, et encore là par analogie, la règle du Code civil sur l'indemnité à verser lors d'améliorations urgentes, mais non urgentes. Dans ce cas, le législateur précise que le locateur doit rembourser au locataire « les dépenses raisonnables qu'il doit assumer en raison de l'évacuation ». Les réparations urgentes et nécessaires donneront donc lieu au même remboursement de dépenses, notamment le coût de la chambre d'hôtel et des repas pris au restaurant pendant quelques jours, le coût du déménagement et de l'entreposage des meubles, par exemple([4]).
- Aussi, compte tenu du fait que cette relocalisation ne doit pas engendrer de dépenses supplémentaires pour les locataires, et qu’ils devront louer un logement pour une courte période, le Tribunal estime qu’une somme de 500 $ par mois, en sus du prix actuellement pour leur logement, sera raisonnable et suffisante pour permettre aux locataires de se reloger temporairement dans un logement comparable dans le même secteur, incluant le chauffage et l’électricité. ([5])
- Conséquemment, la locatrice devra payer aux locataires, à la date de leur évacuation, un montant total de 3 000 $ en guise d'indemnité pour leurs frais de relogement temporaire pour une période de six mois. Bien entendu, les locataires seront dispensés de payer leur loyer à la locatrice pendant toute la durée de leur évacuation.
- Il sera aussi ordonné à la locatrice de payer aux locataires évacués une somme de 1 000 $ afin de couvrir leurs frais de déménagement, aller-retour.
- Notons que les locataires ont également requis une indemnité reliée à l’évacuation du mois de mai dernier.
- À ce moment, ils ont vécu chez leurs fille et gendre pendant trois semaines, situation qui ne fut pas idéale, peut-on croire. Leur gendre a procédé à déménager leurs effets personnels, non sans efforts pour tous, témoigne ce dernier.
- Notons que si les locataires avaient été invités à regagner leur logis plus rapidement, comme la chose fut possible pour les locataires des autres logements qui n’ont pas été directement affectés par les flammes ou l’eau, cette évacuation aurait pu être plus courte et le retour au confort de leur propre logis, plus rapide.
- Partant, afin d’éviter une multiplicité de recours, et usant de sa discrétion, convaincue que cette évacuation a entraîné certains coûts, le Tribunal estime juste et raisonnable de leur allouer une indemnité de 500 $ pour palier à ceux-ci.
- Vu la nature particulière du présent recours, les frais de la demande seront assumés par la locatrice puisque chacune des parties se voit reconnaître des droits par la présente décision.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- ORDONNE l’évacuation temporaire des locataires pour une période de six mois, soit du 30 décembre 2024 au 30 juin 2025, tout en vidant le logement de son contenu;
- ORDONNE l'exécution provisoire de la présente décision, à compter du 30 décembre 2024;
- DISPENSE les locataires du paiement du loyer pour la période de l’évacuation;
- CONDAMNE la locatrice à payer aux locataires la somme de 4 000 $, à la date de leur évacuation, en guise d’indemnité pour leur relogement et leur déménagement;
- CONDAMNE la locatrice à payer aux locataires la somme additionnelle de 500 $ à titre d’indemnité pour l’évacuation subie au mois de mai 2024;
- PERMET la réintégration des locataires dans leur logement actuel à compter du 30 juin 2025;
- Les frais étant assumés par la locatrice.
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| Luce De Palma |
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Présence(s) : | le mandataire de la locatrice Me Felicia Marino, avocate de la locatrice les locataires la mandataire des locataires |
Date de l’audience : | 3 décembre 2024 |
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[2] MORNEAU-SENÉCHAL Antoine, Le louage résidentiel, Montréal, Wilson et Lafleur, 2020, p.68
[3] Nicole ARCHAMBAULT, « Droit des obligations du louage », dans La Réforme du Code civil, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, 1993, p. 625 à p. 641.
[4] Pierre-Gabriel JOBIN, Le Louage, 2e éd, Les Ed. Yvon Blais inc., Cowansville, 1996, p. 233.
[5] Gauthier c. Therrien, Salaberry-de-Valleyfield, 196911, le 30 mars 2015, j. adm. Daniel Laflamme.