Décision

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T.S. c. Lacombe

2022 QCCS 3693

COUR SUPÉRIEURE

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

LAVAL

 

No :

540-17-012109-160

 

 

 

DATE :

14 SEPTEMBRE 2022

______________________________________________________________________

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE

L’HONORABLE

ALINE U.K. QUACH, J.C.S.

______________________________________________________________________

 

 

T… S...

Demanderesse

c.

FRANÇOIS LACOMBE

Défendeur

 

______________________________________________________________________

 

JUGEMENT

______________________________________________________________________

 

L’APERÇU

[1]                Le Tribunal doit décider si le défendeur, un médecin, a commis une faute dans le cadre d’un accouchement qui s’est terminé par le décès de la mère et du bébé.

[2]                La demanderesse, fille de la défunte, reproche au défendeur ce qui suit :

  • La prescription abusive et intempestive du Syntocinon[1];
  • La négligence dans le suivi du travail de la patiente;
  • Le défaut d’avoir obtenu le consentement de la patiente.

[3]                Elle réclame 444 506 $ dont 319 506 $ à titre de dommages-intérêts pécuniaires et 125 000 $ à titre de dommages-intérêts non pécuniaires, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue par la loi, à compter de l’assignation.

[4]                Le défendeur soutient que le recours entrepris est prescrit et qu’il n’a commis aucune faute.

[5]                Les questions en litige sont les suivantes :

-          Le recours entrepris est-il prescrit?

-          Est-ce que le défendeur a commis une faute?

-          Quels sont les dommages de la demanderesse?

-          Y a-t-il un lien de causalité entre la faute et les dommages?

[6]                Pour les motifs qui suivent, la Demande introductive d’instance modifiée est rejetée.

LE CONTEXTE

 La patiente et le médecin

[7]                La demanderesse est la fille de madame M… V... Mme V... »), née d’une première union avec monsieur K… S... M. S... »).

[8]                Mme V... et M. S... se sont épousés en 1991 et sont divorcés depuis 1996. De leur union sont nés X, en 1993 et la demanderesse, le [...] 1995.

[9]                Suite à leur séparation, Mme V... assume la garde des enfants alors que M. S... bénéficie de droits d’accès fixés selon entente à l’amiable.

[10]           À partir de 2004, Mme V... refait sa vie avec monsieur J… C... M. C... »). Ensemble, ils ont une petite fille née en 2008.

[11]           Le défendeur  Dr Lacombe ») est un médecin de famille dont la pratique se concentre principalement en obstétrique et en pédiatrie depuis plus de 30 ans[2]. Il accouche en moyenne 300 patientes par année et a assuré 9 180 suivis de grossesse en date de janvier 2022.

[12]           Parmi ses qualifications et expériences professionnelles, Dr Lacombe a obtenu des certifications américaines A.L.S.O. (American Life Support Obstetrical) en mars 1996 et A.N.L.S. (Advanced Neonatal Life Support) en mars 1998 et, depuis 2000, est président du Comité d’Éducation médicale continue de la Cité de la Santé où il œuvre depuis 1984.

[13]           Dr Lacombe effectue un premier suivi de grossesse auprès de Mme V... en 2008 et la revoit en mars 2010 dans le cadre d’une deuxième grossesse.

[14]           À ce moment-là, Mme V... est âgée de 39 ans. Par le passé, elle a eu quatre grossesses, dont un avortement et trois accouchements vaginaux en 1993, 1995 et 2008; les bébés pesaient respectivement 2 268 g, 3 175 g et 2 730 g. Elle n’a aucun antécédent médical particulier à part du diabète gestationnel lors de la grossesse de 2008[3].

L’hospitalisation de la patiente

[15]           Le 22 juillet 2010, alors que Mme V... est à sa 37e semaine de grossesse, Dr Lacombe prescrit une échographie.

[16]           Le 6 août, Dr Bertrand, gynécologue, procède à l’échographie demandée et note la diminution du liquide amniotique à 4 cm; il recommande une induction du travail[4].

[17]           Le 9 août, à 9h10, Mme V... est admise à l’Hôpital Cité-de-la-Santé (« l’Hôpital ») pour l’induction planifiée de son travail. Elle reçoit un antibiotique car elle est porteuse du Streptocoque B.

[18]           Bien que Dr Lacombe ne soit pas présent à l’hôpital, il la surveille à distance à l’aide d’un système informatique relié à l’hôpital lui transmettant en temps réel les données de la patiente, dont les signes vitaux. Il demeure également en communication avec l’infirmière assignée au chevet de la patiente.

[19]           À 11h50, Dr Lacombe prescrit l’installation d’un moniteur du cœur fœtal.

[20]           À 16h03, le médecin demande une consultation à l’obstétricienne-gynécologue de garde, Dre Desjardins, pour une rupture artificielle des membranes.

[21]           À 19h35, Dre Desjardins procède à la rupture artificielle des membranes.

[22]           À 19h55, Dr Lacombe est avisé des données et prescrit le début de l’administration de Syntocinon à la patiente, selon le protocole de l’Hôpital et suivant les recommandations de Dre Desjardins[5].

[23]           Le travail de Mme V... débute à 21h[6].

[24]           Le [...], à 3h20, l’infirmière qui est assignée au chevet de Mme V..., madame Hélène Houle l’Infirmière »), appelle Dr Lacombe pour l’informer de la progression du travail et du fait que la patiente pousse malgré elle[7]. Ce dernier se rend donc à l’hôpital et se présente dans la chambre à 3h30.

[25]           À 3h32, Mme V... est dilatée à 9.5 cm. Dr Lacombe procède à un bloc honteux pour la soulager car elle a choisi de ne pas avoir d’épidurale. 

[26]           À 3h35, Dr Lacombe procède à un examen vaginal et s’aperçoit que Mme V... est complètement dilatée à 10 cm et que le bébé est rendu à la station zéro[8]. Il constate que la tête du bébé est non engagée dans le bassin et se présente en position occipito-postérieure. Malgré ses encouragements, la patiente ne fait pas de poussées efficaces. Le monitoring électronique en continu cesse et la surveillance fœtale est faite de façon intermittente par l’Infirmière, aux dix minutes.

[27]           Entre 3h48 et 5h45, Dr Lacombe tente périodiquement de corriger le positionnement du bébé avec ses doigts et d’améliorer l’efficacité des contractions de la patiente, afin de favoriser le repositionnement du bébé en position antérieure. Tout au long de cette période, il y a augmentation du Syntocinon aux dix minutes et il est noté que la patiente est fatiguée, collabore peu et refuse de pousser.

[28]           À 5h, Dr Lacombe procède à un examen vaginal et constate que le bébé se trouve à la station +1. Le rythme cardiaque fœtal est noté à 162 bpm.

[29]           À 5h45, Dr Lacombe quitte la chambre pour aller voir une autre patiente.

[30]           À 5h46, le rythme cardiaque fœtal augmente à 171 bpm.

[31]           À 5h50, l’Infirmière avise Dr Lacombe que le battement du cœur fœtal a augmenté à 172 bpm[9].

[32]           À 5h59, Dr Lacombe demande que Dre Desjardins se rende au chevet de Mme V...; elle arrive à 6h. Il demande aussi l’assistance de l’anesthésiste de garde, qui  se présente à 6h05.

[33]           Dre Desjardins tente alors d’accoucher le bébé avec des forceps moyens ainsi qu’une ventouse moyenne, mais sans succès.

[34]           À 6h17, Dre Desjardins décide de transférer Mme V... au bloc opératoire pour une césarienne[10]. Le bébé naît à 6h38 mais les mesures pour le réanimer échouent.

[35]           Une hystérectomie est pratiquée sur Mme V... mais les pertes de sang sont majeures. Malgré les transfusions sanguines et la réanimation, Mme V... succombe à 19h38, à la suite d’une importante hémorragie due à une rupture utérine située sur la paroi droite de l’utérus.

Après le décès de la patiente

[36]           Quelques semaines après le décès de Mme V... et du bébé, M. C... en informe M. S..., le père de la demanderesse.

[37]           À cette époque, la demanderesse était âgée de 14 ans. Elle vivait dans une maison à Terrebonne avec sa mère, son frère, sa demi-sœur et M. C.... Elle venait de compléter son secondaire II dans une école privée.

[38]           Suite au décès de Mme V..., la demanderesse doit aller vivre chez une cousine alors que son frère est logé chez une tante puis chez sa grand-mère. La demanderesse doit changer d’école et fréquenter une école secondaire publique à Montréal. Éventuellement, M. S... loue un logement pour y vivre avec elle et son frère.

[39]           En octobre 2011, M. C... intente une poursuite contre Dr Lacombe[11], laquelle se solde par un règlement hors cour.

[40]           En 2013, la demanderesse complète son secondaire 5 et débute ses études collégiales à l’automne. Un an plus tard, elle débute un emploi chez Canadian Tire[12] et décide d’abandonner ses études durant la session d’hiver 2015.

[41]           Au printemps 2015, la demanderesse prend connaissance d’un article paru dans le Journal de Montréal[13]. Elle apprend alors les circonstances entourant le décès de sa mère; elle en parle à son entourage mais pas à M. S... ni à M. C....

[42]           X, son frère, communique avec l’Aide juridique mais cette démarche échoue. Éventuellement, c’est la mère d’une amie qui réfère la demanderesse à un bureau d’avocats.  

[43]           Le 27 juin 2016, la demanderesse intente son recours contre Dr Lacombe.

[44]           Durant la même année, la demanderesse est enceinte et accouche d’un enfant le 12 novembre 2016. Elle est en congé de maternité jusqu’à octobre 2017, alors qu’elle retourne travailler chez Canadian Tire. Lors de ses 21 ans, elle encaisse les 30 000 $ provenant de la succession de sa mère[14].

[45]           Entretemps, le 6 janvier 2015, le Conseil de discipline du Collège des médecins du Québec déclare Dr Lacombe coupable d’avoir prescrit « abusivement et intempestivement du Syntocinon à cette patiente [Mme V...], provoquant chez celle-ci une rupture utérine et, ultimement, son décès et celui de l’enfant, contrairement à l’article 47 du Code de déontologie des médecins et à l’article 59.2 du Code des professions »[15].

[46]           Dr Lacombe porte cette décision en appel devant le Tribunal des professions. Le 16 août 2018, celui-ci l’acquitte[16].

L’ANALYSE

  1. Le recours entrepris est-il prescrit?

[47]           Il est utile de rappeler certains faits et dates.

[48]           Mme V... est décédée le [...] 2010. À l’époque, la demanderesse, née le [...] 1995, est âgée de 14 ans.

[49]           En avril 2015, la demanderesse lit un article de journal qui relate les événements entourant le décès de sa mère.

[50]           Le recours de la demanderesse a été introduit le 27 juin 2016.

1.1  Prétentions des parties

[51]           Dr Lacombe plaide que le recours de la demanderesse est prescrit pour les raisons suivantes :

-          Le droit d’action de la demanderesse était déjà prescrit lorsqu’elle atteint la majorité le [...] 2013;

-          La demanderesse étant mineure au moment du décès de Mme V..., M. S... était le seul habilité à assurer sa représentation dans l’exercice de ses droits civils puisqu’il était son père et son tuteur;

-          Il n’a pas été démontré que M. S... a été dans l’impossibilité d’agir.

[52]           En réponse, la demanderesse soulève un argument innovateur : elle prétend que son recours est imprescriptible en vertu de l’article 2876 C.c.Q. Elle avance qu’elle est une victime par ricochet et qu’elle a subi un préjudice corporel qui découle d’une atteinte à l’intégrité physique de sa mère, Mme V....

[53]           Elle allègue qu’un préjudice corporel fait nécessairement référence à une atteinte à l’intégrité physique d’une personne, suivant l’arrêt Montréal (Ville de) c. Dorval[17]. De ce fait, il y a violation du droit à l’intégrité de sa mère en vertu des articles 3 et 10 C.c.Q. ainsi que l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne[18]. Par le fait même, il s’agit d’une violation à sa propre intégrité et donc, son droit est incessible en vertu des articles 3 alinéa 2 et 1610 alinéa 2 C.c.Q., de sorte qu’il est imprescriptible.

[54]           Subsidiairement, la demanderesse soulève que son droit d’action est né le 5 avril 2015, date de parution de l’article de journal concernant les circonstances du décès de sa mère[19]. Jusqu’à cette date, son père et elle croyaient que Mme V... était décédée d’une cause naturelle et n’avaient  aucune connaissance des éléments constitutifs de leur droit d’action.

1.2 Les principes juridiques

[55]           En vertu de l’article 2925 C.c.Q., le délai de prescription d’une action personnelle est de trois ans. Cela est admis en l’instance.

[56]           Il est de principe bien connu que le point de départ de la prescription se situe au moment où la victime a connaissance de tous les éléments constitutifs de son droit d’action, soit : la faute, le dommage et le lien de causalité[20].

[57]           Dans l’affaire Barrière c. St-Gelais[21], la juge Chantal Chatelain résume ainsi les critères à analyser pour établir le point de départ de la prescription :

[54] Dans Dufour c. Havrankova, la Cour d’appel précise que la prescription commence à courir lorsque le demandeur connaît avec suffisamment de précision les reproches adressés au défendeur et la nature des dommages que ses faits et gestes lui auraient causés […].

 [55] Puis, dans Rosenberg c. Canada (Procureur général), la Cour d’appel  rappelle que le demandeur doit faire preuve de diligence raisonnable dans la               recherche des faits […].

[56] Ainsi, la négligence, l’ignorance et l’aveuglement ne peuvent repousser le délai de prescription. Au contraire, on exige une certaine proactivité de la part du demandeur en ce qui a trait à la connaissance des éléments constitutifs de la responsabilité d’autrui.

                   (Le Tribunal souligne)

[58]           Dans Caisse Desjardins des Versants du Mont-Royal c. 9180-3676 Québec inc. [22], la juge Annie Breault ajoute que cette connaissance n’a pas à être parfaite. 

[59]           L’article 159 C.c.Q. prévoit que le mineur est représenté en justice par son tuteur. En vertu de l’article 192 C.c.Q., les père et mère sont les tuteurs de leur enfant mineur et assurent sa représentation dans l’exercice de ses droits civils.

[60]           Lorsqu’un mineur est représenté par son tuteur, le point de départ de la prescription se situe au moment où le représentant légal a lui-même des doutes sérieux ou une connaissance de tous les éléments constitutifs du droit d’action[23].

[61]           Selon les auteurs Goubau et Savard, la prescription court contre les mineurs représentés[24] :

472 – Les personnes inaptes, mineures et majeures, bénéficient d’une protection particulière en matière de prescription puisque celle-ci ne court pas contre eux lorsqu’il s’agit des recours contre leur représentant (art. 2905 C.c.Q.). On comprend qu’il s’agit d’une mesure élémentaire de sécurité contre les malversations des représentants et que cette mesure est importante puisque, par définition, l’inapte est soumis au pouvoir de son représentant. Cependant, la prescription court contre les inaptes pour ce qui est de leur recours contre les autres tiers, même en matière de responsabilité civile. Ce principe s’appuie sur le fait que l’inapte est représenté et que, par conséquent, il appartient au représentant d’agir, au nom de son protégé, dans les délais requis. La protection des inaptes se voit donc mitigée par l’impératif de protéger les tiers contre des recours tardifs. []

           (Le Tribunal souligne)

[62]           Au Québec, le législateur décrète que l’on devient adulte à l’âge de 18 ans[25]. En atteignant l’âge de la majorité, un justiciable a pleinement le droit d’ester en justice et la prescription qui courait alors qu’il était représenté pendant sa minorité suit son cours.

[63]           Rappelons que la prescription extinctive est la sanction au laxisme et à l’inaction du titulaire d’un droit[26]. Ainsi, la jurisprudence et la doctrine établissent que ce dernier doit agir de façon proactive et diligente afin de découvrir les éléments constitutifs de son droit d’action[27]. À cet égard, le critère d’analyse est objectif : le délai de prescription commence à courir le jour où une personne raisonnablement prudente et avertie aurait été en mesure de connaître suffisamment la conduite fautive sur laquelle repose son droit d’action.

[64]           Dans Rousseau c. Bitton[28], la juge Pierrette Sévigny détermine qu’il ne faut pas qu’il y ait une confirmation de la faute pour que le délai commence à courir :

[63] [] la prescription commencera à courir dès que la victime prudente et diligente est raisonnablement en mesure de suspecter l’existence d’une faute. Il n’est pas nécessaire que la victime attende la confirmation qu’une faute a bel et bien eu lieu.

[65]           En vertu de l’article 2904 C.c.Q., la prescription peut être suspendue en raison de l’impossibilité d’agir du titulaire du droit d’action. Cet article a un effet suspensif et non interruptif[29].

[66]           La partie qui soulève la suspension de la prescription a le fardeau de démontrer qu’elle était dans l’impossibilité, en fait, d’agir[30]. Dans l’affaire 9103-4421 Québec inc. c. Hôpital du A de Montréal[31], la Cour d’appel rappelle que la suspension de la prescription est une exception et qu’elle doit recevoir une interprétation restrictive.  

[67]           Dans le cas d’un mineur représenté par son tuteur, il faut démontrer l’impossibilité d’agir de ce dernier[32] :

472 – []

La règle générale de l’article 2905 C.c.Q. peut être tempérée par l’application de l’article 2904 C.c.Q. qui édicte que « [l]a prescription ne court pas contre les personnes qui sont dans l’impossibilité en fait d’agir soit par elles-mêmes, soit en se faisant représenter par d’autres ». Il ne suffit pas de démontrer que l’inapte est dans l’impossibilité d’agir, encore faut-il que son représentant, s’il en est pourvu, le soit. Cette disposition joue, dès lors que le représentant est dans l’impossibilité d’agir pour une personne inapte. []

                    (Annotations omises)

                   (Le Tribunal souligne)

[68]           Dans l’arrêt SC c. Archevêque catholique romain de Québec[33], la Cour d’appel confirme cette règle :

 

[87] À moins de vider les articles 304, 2232 et 2269 C.c.B.-C. [159, 2904 et 2905 C.c.Q.] de tout leur sens, il n’y a suspension de la prescription du recours de l’enfant mineur que lorsque la personne qui peut le représenter est elle-même dans l’impossibilité absolue d’agir. C’est ce qu’une lecture logique du premier alinéa de l’article 2232 C.c.B.-C. [2904 et 2905 C.c.Q.] permet de conclure.

[…]

[90] Il n’y a suspension selon moi que s’il était impossible pour le mineur d’être représenté par un tuteur ou que la personne qui pouvait le représenter était elle-même dans l’impossibilité absolue d’agir en fait ou en droit.

[…]

[93] En conséquence, tant que l’appelante était incapable d’agir par elle-même, c’est l’impossibilité d’agir des parents qu’il nous faudra apprécier pour déterminer si la prescription du recours de l’appelante a été suspendue.

[…]

[119] Nous ne sommes cependant pas dans un cas où les parents ignoraient les faits générateurs du droit d’action. Ils connaissaient l’identité de l’auteur des fautes – et le représentant de l’intimé l’Archevêque ne les a pas induits en erreur à cet égard. L’espèce doit donc être distinguée des décisions de notre cour dans Allan et Air Transat. À mon avis, les parents de l’appelante n’étaient pas dans l’impossibilité d’agir.

[120] Ils ont choisi, pour des raisons qui étaient les leurs, de ne pas intenter une action en justice contre les intimés.

[121] À sa face même, le recours de l’appelante est donc prescrit, et ce, depuis 1983. Aussi regrettable soit-il, le défaut des parents d’agir suffit à emporter la prescription du recours.

                   (Le Tribunal souligne)

[69]           Par ailleurs, l’ignorance d’un droit n’équivaut pas à une impossibilité d’agir et n’est pas une cause de suspension de la prescription[34] :

[29] Ici, il faut distinguer, comme la juge l’a fait, l’absence de connaissance des faits donnant ouverture à un recours de l’absence de connaissance du droit donnant ouverture à un recours. Alors que l’absence de connaissance des faits peut, dans certaines circonstances particulières, constituer une impossibilité d’agir qui suspend le cours de la prescription, tel n’est pas le cas de l’ignorance du  droit.

[30] La doctrine et la jurisprudence sont unanimement d’avis que l’ignorance d’un droit ne constitue pas une impossibilité d’agir et n’est pas une cause de suspension de la prescription. Le professeur Martineau explique bien la raison d’être de cette règle lorsqu’il écrit :

Admettre l’ignorance comme cause de suspension équivaut, à toutes fins pratiques, à mettre de côté le principe que la prescription court contre toutes personnes. En effet, l’inaction du titulaire d’un droit résulte le plus souvent de l’ignorance de son droit. Règle générale, ce sont ceux qui ignorent leur droit qui vont négliger d’agir pour le protéger. Leur reconnaître le bénéfice de la suspension voudrait dire que l’application de la prescription serait très limitée. Ceci semble contraire à l’économie de cette institution et à l’intention du législateur; celui-ci a voulu que la suspension ait lieu à titre exceptionnel et que, en cette matière, on s’en tienne à une interprétation restrictive pour donner aux règles de la prescription la plus large mesure d’application.

       (Annotations omises)

                 (Le Tribunal souligne)

1.3  Discussion

[70]           Pour commencer, le Tribunal écarte l’argument de la demanderesse voulant que son droit d’action est imprescriptible parce que le raisonnement proposé ne tient pas la route.

[71]           Avec égard, la demanderesse semble confondre les droits de la personnalité et le droit d’intenter une action personnelle.

[72]           Les auteurs Goubau et Savard traitent des droits de la personnalité dans leur ouvrage intitulé Le droit des personnes physiques[35], dont les passages pertinents sont les suivants :

76 – Les droits de la personnalité, des droits subjectifs – Ces prérogatives inhérentes à la personne humaine sont aussi des droits subjectifs dont l’objet est déterminé et qui sont sanctionnés par une contrainte juridique.

On peut décrire les droits de la personnalité de la manière suivante : ce sont les prérogatives qui ont pour fonction d’assurer la protection juridique de ce qui constitue, sur le plan physique et moral, l’individualité propre de la personne dans les relations entre particuliers. []

[]

86 – Des droits extrapatrimoniaux : intransmissibles, incessibles, insaisissables et imprescriptiblesLes liens intimes entre les droits de la personnalité et la personne elle-même ont pour résultat que ces droits, contrairement aux autres droits, ne peuvent être détachés de la personne pour changer de titulaire. Ils sont intransmissibles, c’est-à-dire qu’ils s’éteignent avec la mort de la personne et ne passent pas, en principe, aux héritiers. C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir d’injure grave à la mémoire d’une personne décédée, alors que sous le Code civil du Bas-Canada, une telle injure pouvait justifier la perte de droits successoraux. Par le fait qu’ils mettent en jeu des intérêts d’ordre moral, donc généralement non susceptibles d’évaluation pécuniaire, ils échappent à l’emprise des mécanismes économiques. Ils sont, par le fait même, incessibles : ils ne peuvent faire l’objet, par convention, d’une cession ou d’une renonciation de façon définitive (art. 8, al. 2 C.c.Q.). N’ayant pas « d’attache matérielle et ne constituant pas des biens économiques », les droits de la personnalité sont également insaisissables, ne pouvant servir de gage aux créanciers. C’est pourquoi on dit aussi qu’ils sont hors commerce. Enfin, ce sont des droits imprescriptibles (art. 2876 C.c.Q.) : le seul écoulement du temps ne peut entraîner la perte du droit. En revanche, les recours qui peuvent être exercés par la victime d’une atteinte à un droit de la personnalité n’échappent pas, eux, aux règles générales de la prescription.

       (Annotations omises)

                 (Le Tribunal souligne)

 

[73]           Il y a lieu d’ajouter que le Code civil du Québec prévoit à l’article 2926.1 alinéa 2 que le délai pour intenter une action en réparation d’un préjudice corporel, en cas de décès de la victime, est de trois ans et qu’il court à compter du décès.

[74]           Au soutien de son argumentaire, la demanderesse invoque l’arrêt Montréal (Ville) c. Dorval[36]. Dans cette affaire, la question en litige était de déterminer si l’action des appelants était prescrite puisqu’en vertu de la Loi sur les cités et villes, tout recours entrepris contre une municipalité se prescrit par six mois à compter du jour où le droit d’action a pris naissance.

[75]           La Cour Suprême conclut que lorsqu’une action est fondée sur l’obligation de réparer le préjudice corporel causé à autrui prévue à l’article 2930 C.c.Q., le tribunal doit déterminer la source du préjudice afin d’établir si l’acte fautif a porté atteinte à l’intégrité physique de la victime. C’est ainsi qu’elle mentionne que le « préjudice corporel » fait nécessairement référence à une atteinte à l’intégrité physique d’une personne.

[76]           Vu que l’action en responsabilité civile des appelants avait pour fondement le décès de leur parente, résultant de l’acte fautif de la Ville de Montréal, la Cour Suprême statue que cette dernière avait l’obligation de réparer l’atteinte à l’intégrité physique de la victime ainsi que des conséquences pécuniaires et non pécuniaires subies par les appelants. De ce fait, les appelants bénéficiaient de la prescription de trois ans. En outre, la Cour Suprême n’y a pas déclaré que le droit d’action résultant d’un préjudice corporel est imprescriptible.

[77]           Suivre le raisonnement de la demanderesse ferait en sorte que tous les recours en réparation d’un préjudice corporel, dont ceux en responsabilité médicale, seraient imprescriptibles. Cela serait un non-sens et certainement contraire à l’intention du législateur.

[78]           Dans le présent dossier, le décès de Mme V... est survenu le [...] 2010. L’action de la demanderesse devait donc être intentée au plus tard le [...] 2013.

[79]           Tout comme Dr Lacombe, le Tribunal est d’avis que le recours de la demanderesse était prescrit lorsqu’elle est devenue majeure en décembre 2013 et que le seul moyen d’échapper à la prescription est de démontrer que son père et tuteur à l’époque, M. S..., a été dans l’impossibilité d’agir durant la période concernée.

[80]           Le Tribunal note que la Demande introductive d’instance modifiée ne contient aucun allégué concernant l’impossibilité d’agir de M. S.... À l’audience, le témoignage de ce dernier ne diffère pas de celui qu’il a livré lors de son interrogatoire préalable[37] tenu le 5 avril 2017 et ne démontre pas son impossibilité d’agir.

[81]           Le Tribunal retient que M. S... a été informé du décès de Mme V... et de son enfant à naître quelques semaines après l’événement[38] et que durant la période où la succession de Mme V... se réglait, M. C... l’a avisé que l’accouchement avait été difficile, que Mme V... avait demandé de l’aide, qu’elle ne l’avait pas reçue et qu’elle en était éventuellement décédée[39].

[82]           Toujours durant cette conversation, M. C... lui a indiqué qu’il avait l’intention de poursuivre l’Hôpital et lui a demandé s’il voulait l’accompagner dans ses démarches. Il n’est pas clair quelle a été la réponse de M. S.... Ce dernier affirme plutôt qu’il n’a plus eu de nouvelles de M. C... par la suite[40].

[83]           M. S... est un homme qui n’est pas démuni intellectuellement, bien au contraire. Il détient un diplôme d’études collégiales (DEC) et exerce le métier d’infirmier à l’Hôpital A depuis 16 ans; il travaille dans le département d’hémato-oncologie depuis 6 ans et auparavant, dans celui de chirurgie. Il est représentant syndical depuis 2019 et est président/co-fondateur d’une compagnie dans laquelle il est toujours impliqué.

[84]           En outre, suite au décès de Mme V..., M. S... s’est acquitté des démarches concernant l’héritage de ses enfants et s’est occupé de ces derniers.

[85]           Dans son interrogatoire préalable, M. S... déclare qu’à l’époque, il avait des problèmes financiers et n’a pas consulté d’avocats[41]. De plus, lui et la demanderesse n’ont jamais parlé de ce que M. C... lui a fait part ou des procédures judiciaires[42]. Il affirme : « j’aime me mêler de mes affaires, je pose pas de questions, donc je suis plutôt passif, des fois, comme personne, je suis pas quelqu’un qui va investiguer »[43].

[86]           À l’audience, tout comme lors de son interrogatoire préalable, M. S... maintient qu’il ne savait rien du décès de Mme V...,  qu’il n’entretenait aucune relation avec elle ou M. C... et qu’il ne se sentait pas vraiment concerné[44].

[87]           La preuve démontre que malgré qu’il soit surpris d’apprendre le décès de la mère de ses enfants, M. S... ne se sentait pas directement touché et qu’il était peu enclin à entreprendre des procédures judiciaires notamment en raison de ses difficultés financières. Ce faisant, il n’a pas été proactif dans la recherche de la connaissance du droit d’action de ses enfants. Le Tribunal infère de la preuve que M. S... a plutôt choisi de ne pas intenter de procédures judiciaires aux noms de ses enfants.

[88]           La demanderesse soulève l’arrêt Havrankova[45] où la Cour d’appel a conclu que les soupçons ne sont pas suffisants en soi pour faire naître un droit d’action. Or, en l’espèce, M. S... n’a fait aucune démarche pour s’enquérir des droits de ses enfants de sorte qu’on ne peut même pas affirmer qu’il avait des soupçons. 

[89]           Une personne raisonnable et avertie, placée dans les mêmes circonstances, aurait posé des questions sur les circonstances du décès de la mère de ses enfants et aurait procédé à une enquête plus poussée, d’autant plus que de nos jours, il est plutôt rare que des femmes décèdent après un accouchement.

[90]           En conséquence, M. S... n’a pas été dans l’impossibilité d’agir.

[91]           Voyons maintenant les arguments subsidiaires de la demanderesse. Celle-ci plaide qu’elle a été dans l’impossibilité d’agir à partir de sa majorité jusqu’à la lecture de l’article de journal daté du 5 avril 2015.

[92]           Le Tribunal partage la position de Dr Lacombe à l’effet que cette prétention n’est aucunement pertinente puisque le droit d’action de la demanderesse était déjà prescrit le jour où elle atteint sa majorité.

[93]           Dès lors, le rapport préparé par le psychologue Hubert Van Gijseghem à l’égard de l’impossibilité d’agir de la demanderesse n’est d’aucune utilité. Rappelons que jusqu’à sa majorité, la demanderesse est incapable et ne peut exercer son droit d’action que par son tuteur. En ce sens, elle n’est pas dans l’impossibilité d’agir, mais plutôt dans une incapacité juridique. Les facteurs cognitif, affectif ou émotionnel qui auraient causé son impossibilité d’agir deviennent pertinents seulement lorsque la demanderesse peut personnellement ester en justice. Or, à ce moment-là, l’action est prescrite.

[94]           Par ailleurs, le Tribunal doit écarter le rapport d’expertise préparé par l’expert Van Gijseghem. Ses conclusions se lisent comme suit[46] :

Il est de notre opinion d’expert que Madame S... était dans l’impossibilité d’agir à cause d’un facteur cognitif, c’est-à-dire, son ignorance quant à l’existence de son droit de poursuivre et quant à la possibilité même d’une telle action. Elle était aussi dans l’impossibilité d’agir à cause d’un facteur affectif ou émotionnel : la solitude affective et le manque à peu près total de support des autres adultes significatifs autour d’elle pour entreprendre une quelconque démarche.

[95]           Quant au facteur affectif ou émotionnel, le Tribunal constate que la démarche utilisée pour arriver à cette conclusion est loin d’être rigoureuse. En contre-interrogatoire, Dr Van Gijseghem admet ne pas avoir pris connaissance des interrogatoires préalables et ne pas avoir demandé de les consulter. Il n’a pas questionné la demanderesse, préférant plutôt adopter la démarche de laisser la patiente tout raconter par elle-même pour ensuite reprendre les faits dans son rapport. D’ailleurs, il écrit[47] :

Soulignons ici que cette entrevue a pour but de connaître la façon d’être et d’interagir du sujet et donc de faire des hypothèses quant à l’organisation de sa personnalité. Par ailleurs, le contenu factuel comme tel correspond aux propos et à la version subjective du sujet et restent pour la plupart non-vérifiés par l’examinateur.

[96]           Dans le cadre de son évaluation, Dr Van Gijseghem n’a pas rencontré ou interrogé X, le frère aîné de la demanderesse, ou l’oncle chez qui elle est allée demeurer suite au décès de sa mère. Il n’a pas non plus posé de question sur M. C... ou ses relations avec le reste de sa famille élargie et ses amis. L’expert n’a donc pas examiné tous les faits pertinents de la vie de la demanderesse et présente uniquement la version de celle-ci.

[97]           Bref, l’évaluation conduite par Dr Van Gijseghem ne dresse pas un portrait complet et impartial de la situation de la demanderesse suite à la mort de Mme V..., a donc peu de valeur probante et ne peut éclairer le Tribunal.

[98]           Le Tribunal n’a aucun doute que la perte de sa mère a été douloureuse pour la demanderesse. Toutefois, la preuve ne permet pas de conclure dans le sens qu’elle souhaiterait.

[99]           Pour tous ces motifs, l’action de la demanderesse est prescrite et le recours doit être rejeté. Malgré cette conclusion, le Tribunal poursuit son analyse sur les éléments de la responsabilité.

 

2.  Est-ce que le défendeur a commis une faute?

2.1  Prétentions des parties

 La demanderesse

[100]       Les reproches de la demanderesse à l’égard de Dr Lacombe sont détaillés dans la Demande introductive d’instance modifiée du 11 décembre 2017 et se résument ainsi :

-          Une prescription abusive et intempestive du Syntocinon;

-          La négligence dans le suivi du travail de Mme V...;

-          Le défaut d’avoir obtenu le consentement de Mme V....

[101]       Lors des plaidoiries, la demanderesse précise que Dr Lacombe a fait défaut de remplir quatre obligations qui incombent habituellement à un médecin.

[102]       Elle soutient que le médecin a omis d’établir un diagnostic. Selon elle, Dr Lacombe n’a pas demandé ou obtenu les signes vitaux de la patiente, n’a pas investigué l’origine de la détresse fœtale une fois la chorioamnionite écartée, n’a pas diagnostiqué l’arrêt de la descente et évalué correctement les risques y liés, n’a pas pris en compte les propos de la patiente quand elle répétait sans cesse être fatiguée et n’a pas consulté l’obstétricien-gynécologue de garde.

[103]       Elle affirme aussi que Dr Lacombe a omis d’informer Mme V... sur la nature, les risques et le déroulement du traitement. Plus précisément, il n’a pas indiqué à la patiente qu’il y a eu arrêt de la descente, de l’absence de progression significative de son travail, des complications ou risques d’une présentation anormale occipito-postérieure, du traitement privilégié pour un arrêt de descente c’est-à-dire une extraction par forceps ou césarienne et de la présence de la tachycardie fœtale à compter de 5h00. Si Mme V... avait reçu les informations pertinentes, elle aurait acquiescé à la césarienne.

[104]       Elle ajoute que Dr Lacombe a manqué à son obligation de traitement et qu’il ne s’est pas comporté comme un médecin normalement prudent et diligent. D’après elle, Dr Lacombe aurait dû consulter un spécialiste après une heure d’arrêt de descente ou d’absence de progression significative du travail et n’aurait pas dû continuer la prescription du Syntocinon, un traitement devenu inutile et risqué.

[105]       Finalement, la demanderesse plaide que Dr Lacombe a avoué avoir omis de compléter et documenter le dossier médical de Mme V.... Ce faisant, il a contrevenu à son obligation prévue à l’article 6 du Règlement sur les dossiers, les lieux d’exercice et la cessation d’exercice d’un médecin[48]. Elle demande que le témoignage du médecin soit écarté parce qu’il n’a pas documenté ses affirmations selon lesquelles il a procédé à un examen vaginal à 5h00 et constaté une descente à +1 puis qu’il a tenté périodiquement de corriger la position du fœtus avec ses doigts au moment des contractions de la patiente.

[106]       Dr Lacombe soutient qu’il a en tout temps agi de façon consciencieuse, en médecin prudent et diligent et en conformité avec les règles de l’art. Il affirme que la rupture utérine de Mme V... ne pouvait d’aucune façon être prévue.

[107]       Il plaide que le Tribunal des professions[49] l’a acquitté de la plainte disciplinaire d’avoir prescrit abusivement et intempestivement du Syntocinon à Mme V... et provoqué chez elle une rupture utérine et, ultimement, son décès et celui de l’enfant. De plus, il fait valoir que l’expert en demande a admis à l’audience que le Syntocinon n’a pas causé la rupture utérine.

[108]       Par ailleurs, il avance qu’il ne sait toujours pas ce que la demanderesse lui reproche exactement quant au consentement et par rapport à quel acte. De toute manière, il soutient qu’il n’a pas à offrir de traitement qu’il ne juge pas approprié. Cela dit, on ne peut présumer de la décision qu’aurait prise Mme V... à l’égard de la césarienne mais on peut penser qu’elle aurait été plutôt conservatrice, considérant son choix d’accoucher sans épidurale à quatre reprises dans le passé.

2.2  Les principes juridiques

[109]       Rappelons qu’en vertu des articles 2803 et 2804 C.c.Q., le fardeau de la preuve incombe à la demanderesse. Celle-ci doit convaincre le Tribunal des allégations faites lors du procès et ce, suivant la balance des probabilités.

[110]       En règle générale, le médecin a une obligation de moyens et non de résultat envers son patient. Dans le cadre de l’analyse de la faute, le Tribunal doit donc se demander si les actes ou les omissions reprochés constitueraient des comportements acceptables pour un médecin raisonnablement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances[50].

[111]       À ce sujet, la Cour d’appel, sous la plume du juge Yves-Marie Morissette, écrit ce qui suit[51] :

[44] La finalité d’un acte médical est le plus souvent thérapeutique (guérir le patient, améliorer sa condition, la stabiliser ou en prévenir l’aggravation) quoiqu’elle puisse aussi être d’un autre ordre, comme c’est le cas ici où cette finalité est d’ordre esthétique (améliorer l’apparence du patient). Si l’on porte un jugement rétrospectif sur le comportement professionnel d’un médecin, en fonction seulement de sa finalité, tout acte médical infructueux, en particulier s’il est suivi d’un autre acte médical qui atteint son objectif parce qu’il était inatteignable, résulte en un sens d’une « erreur ». L’étalon de l’erreur, dans ce cas, est le succès du traitement ou de l’intervention, et il est normal que la science médicale tienne à répertorier ces « erreurs » car la compréhension d’échecs thérapeutiques passés peut faire découvrir leurs causes et augmenter la probabilité du succès futur. On voit tout de suite, cependant, qu’un tel raisonnement n’a pas sa place dans le droit de la responsabilité civile : en principe, l’obligation du médecin en est une de moyens, pas de résultat, et l’étalon de l’erreur fautive est plutôt celui des « règles de l’art », de la « bonne pratique professionnelle » d’un médecin compétent, prudent et diligent.

         (Annotations omises)                                                                                                              (Le Tribunal souligne)

[112]       En matière de responsabilité médicale, la preuve est habituellement constituée de témoignages d’experts qui pratiquent dans le même domaine que le médecin défendeur. Cette preuve est capitale en ce sens qu’elle seule permet au Tribunal d’établir ce qui est ou n’est pas la norme de conduite attendue d’un médecin placé dans les mêmes circonstances.

[113]       Pour reprendre les propos du juge Pierre Jasmin dans l’affaire Dashtgul c. Kornacki[52] : « On ne peut conclure à la faute d’un médecin que lorsqu’il y a preuve d’une violation des règles médicales reconnues et admises par tous les professionnels pratiquant dans les mêmes circonstances, et ce, au moment où les gestes ont été posés par le médecin ».                                                       

2.3 Les expertises

 L’expertise en demande

[114]       L’expertise en demande est réalisée par Dr Robert Gauthier[53], expert en médecine obstétrique.

[115]       Au soutien de son rapport, Dr Gauthier produit trois textes de littérature médicale en matière d’obstétrique et gynécologie. Dr Lacombe s’objecte à la production des textes intitulés High-dose vs low-dose oxytocin for labor augmentation : a systematic review daté d’octobre 2010 et Risk factors for complete uterine rupture daté de février 2017 pour le motif que ces textes ont été publiés postérieurement à l’événement du [...] 2010.

[116]       La demanderesse soutient que le premier texte fait une révision de la littérature complète de l’époque et n’apporte aucune nouveauté. Quant au deuxième, elle fait valoir qu’il ne sert pas à établir la faute de Dr Lacombe mais plutôt la cause du décès de la patiente.

[117]       Tel qu’énoncé dans S.T. c. Dubois[54]  et Gauthierc. Cordachi[55], la conduite de Dr Lacombe doit être comparée à celle d’un médecin de famille spécialisé en obstétrique, prudent et diligent, placé dans les mêmes circonstances en août 2010. De ce fait, toute la littérature médicale postérieure au mois d’août 2010 n’est pas pertinente. L’objection est donc maintenue. 

[118]       Dr Gauthier nous informe que l’administration du Syntocinon doit respecter un protocole mis en place dans chaque établissement hospitalier concernant la dose, la vitesse de perfusion et les augmentations périodiques. Selon lui, la prescription par Dr Lacombe d’augmenter la dose aux dix minutes durant plus d’une heure trente ne respecte pas les normes qui sont habituellement aux 15 à 30 minutes.  

[119]       L’expert est d’avis que le deuxième stade du travail de Mme V... était anormalement long pour une patiente multipare sans épidurale et qu’après une heure d’absence de descente du bébé, Dr Lacombe aurait dû consulter un spécialiste.

[120]       Dr Gauthier conclut que la rupture utérine est la conséquence d’une obstruction prolongée de la tête fœtale et de l’utilisation excessive de l’ocytocine.

[121]       Par ailleurs, Dr Gauthier constate que la surveillance du cœur fœtal a été inadéquate en ce qu’elle aurait dû être de façon continue et non intermittente comme l’a décidé Dr Lacombe lorsque Mme V... était complètement dilatée. Dès que le cœur fœtal démontre de la tachycardie comme c’est le cas ici, à compter de 4h56, il y avait lieu de consulter urgemment l’obstétricien-gynécologue pour procéder à l’accouchement.

L’expertise en défense

[122]       L’expertise en défense est préparée par Dr André Masse[56], expert en médecine obstétrique.

[123]       Tout d’abord, Dr Masse indique que la rupture utérine est un phénomène rare, soit un cas par 10 000 naissances. Selon lui, Mme V... ne présentait pas de facteurs de risque tels une distension utérine, une anomalie utérine, une placentation anormale et la grande multiparité.

[124]       Ensuite, Dr Masse souligne qu’en l’espèce, les signes et symptômes de la rupture utérine tels la douleur entre les contractions utérines, la sensibilité utérine ou le changement de forme de l’utérus n’ont pas été observés chez la patiente. Dans le cas de Mme V..., il y a eu absence de saignement; l’expert explique que la présentation de la tête fœtale assez basse en a possiblement empêché l’apparition. Selon lui, certaines patientes peuvent compenser des pertes sanguines avant de présenter des signes et des symptômes de choc. Dans le présent cas, il est possible que « l’hémorragie intra-abdominale se soit déroulée à bas bruit sur une assez longue période de temps, probablement quelques heures »[57].

[125]       Dr Masse fait également l’analyse de la prescription du Syntocinon à Mme V... par Dr Lacombe.

[126]       Le protocole de Syntocinon utilisé à l’Hôpital débute à une concentration de 2 mU/minute et prévoit une augmentation de 2 mU/minute chaque 20 à 30 minutes au premier stade du travail (jusqu’à dilatation complète) et chaque 15 minutes au deuxième stade du travail. La dose maximale est de 30 mU/minute et peut être augmentée à 40 mU/minute. Toutefois, l’expert mentionne que « le jugement clinique de médecin est exercé, selon la fréquence, la durée et l’intensité des contractions, de même que selon la progression de la descente du fœtus »[58].

[127]       L’expert signale qu’il n’y a pas de dose maximale connue de l’ocytocine pour obtenir une activité utérine adéquate. Selon lui, le seul danger est l’hyperactivité utérine et le médecin doit évaluer la réponse de l’utérus à la médication utilisée et non la dose en valeur absolue.

[128]       Dr Masse précise que selon la Société d’Obstétrique Gynécologie du Canada, l’activité utérine excessive consiste en « une fréquence de contractions utérines supérieures à 5 contractions sur 10 minutes, des contractions de longue durée dépassant 90 secondes, l’absence de relâchement utérin entre les contractions utérines (contractions bigéminées ou trigéminées) ou un intervalle de courte durée, moins de trente secondes, entre les contractions ».

[129]       D’après les notes de l’Infirmière, Mme V... a connu à plusieurs reprises un bon relâchement utérin : ses contractions étaient aux deux-trois minutes, d’une durée de 40 secondes, à 5h00, 5h35 et 5h50. Conséquemment, il n’y a pas eu d’hyperactivité utérine malgré la dose de Syntocinon utilisée.

[130]       Cela dit, Dr Masse reconnaît que la prescription du Syntocinon par Dr Lacombe est légèrement supérieure à ce qui est prévu au protocole de l’Hôpital mais il précise qu’elle n’est pas exceptionnelle et qu’elle est habituellement utilisée dans le deuxième stade du travail. Il ajoute que « le protocole est une ordonnance permanente à l’intention des infirmières, mais le médecin sur place après évaluation de l’activité utérine, peut modifier l’ordonnance »[59].

[131]       Dr Masse note que Mme V... n’était pas en situation d’accouchement vaginal après césarienne ou sous épidurale. Selon lui, il n’était pas nécessaire d’avoir un monitoring continu. D’ailleurs, le protocole d’induction de l’Hôpital suggère l’auscultation intermittente. L’expert est d’avis que le monitoring continu n’est requis que s’il y a présence de facteurs de risques. De plus, il constate des notes au dossier que la patiente est peu coopérative et ne veut pas garder la ceinture du moniteur. C’est ainsi que Dr Lacombe autorise l’auscultation intermittente, ce qu’il approuve et juge raisonnable dans les circonstances.

[132]       Dr Masse émet l’opinion que c’est la détérioration de la condition de Mme V..., par hémorragie interne et chute de perfusion placentaire et fœtale qui a entraîné la détresse du fœtus.

[133]       Dr Masse considère qu’il y a arrêt de la descente lorsqu’il y a présence d’activité utérine adéquate et d’efforts expulsifs adéquats. « L’arrêt de la descente chez une multipare est habituellement diagnostiqué s’il y a absence de descente sur une période d’une heure lors du 2ième stade actif, (une patiente qui pousse efficacement) avec une activité utérine adéquate, […] »[60]. En l’espèce, l’expert conclut que ce n’était pas le cas de Mme V..., étant toujours demeurée en deuxième stade passif puisqu’elle ne poussait pas ou mal et l’activité utérine n’était pas optimale. En effet, les contractions notées étaient aux deux-quatre minutes, de courte durée et peu intenses.

[134]       Considérant que la césarienne demeure une chirurgie qui comporte des risques, Dr Masse est d’opinion qu’un médecin consultant demandé sur place vers 4h45, tel que suggéré par l’expert Gauthier, serait arrivé aux mêmes conclusions que Dr Lacombe et « tenterait possiblement une rotation manuelle, suggérerait de maximiser l’activité utérine et inciterait de meilleurs efforts expulsifs chez la patiente, avant de procéder à une césarienne, particulièrement dans le contexte global d’une patiente multipare, qui a accouché par voie vaginale à trois reprises et où il n’y a aucune suspicion clinique et échographique de macrosomie »[61].

[135]       Conséquemment, Dr Masse conclut que la conduite de Dr Lacombe n’a pas été fautive.

[136]       En contre-interrogatoire, Dr Masse est confronté à un texte de littérature médicale[62] qu’il ne reconnaît pas comme étant une autorité et qu’il n’a jamais utilisé[63]. Dr Lacombe s’objecte à ce que son expert soit contre-interrogé sur ce document. La demanderesse ne réfute pas sauf pour indiquer que l’ouvrage de référence est connu de Dr Masse même s’il ne l’a jamais utilisé dans sa pratique.

[137]       En vertu de R. c. Marquard[64], la Cour suprême décrète qu’un expert doit d’abord reconnaître l’autorité d’un ouvrage avant que celui-ci ne soit mis en preuve durant le contre-interrogatoire. À défaut, le document est inadmissible en preuve car il s’ensuit qu’une nouvelle preuve d’expert est introduite par le truchement du contre-interrogatoire sans autre preuve qu’elle soit une autorité reconnue. Pour ces motifs, l’objection est maintenue.

2.4  Discussion

[138]       Pour les motifs qui suivent, le Tribunal est d’avis que la demanderesse n’a pas rempli son fardeau de preuve et n’a pas démontré, par prépondérance de preuve, que Dr Lacombe a commis une faute quelconque dans la nuit du [...] 2010.

 2.4.1  La prescription intempestive et abusive du Syntocinon

[139]       Le Tribunal prend note que Dr Lacombe a été acquitté par le Tribunal des professions d’avoir prescrit abusivement et intempestivement le Syntocinon à Mme V... et d’avoir, par conséquent, causé la mort de sa patiente ainsi que celle de son enfant.

[140]       De plus, à l’audience, l’expert en demande, Dr Gauthier, déclare que le Syntocinon n’a pas causé la rupture utérine et que la cause du décès de Mme V... est l’hémorragie massive qu’elle a subie. Il a également reconnu que le Syntocinon est le seul outil pour améliorer les contractions.

[141]       Dr Masse, l’expert en défense, a pris le soin d’expliquer en détail les raisons pour lesquelles il était approprié, dans le cas de Mme V..., d’utiliser le Syntocinon : pour améliorer les contractions, de sorte à favoriser la correction du positionnement du fœtus de postérieur à antérieur. 

[142]       De plus, l’expert confirme que la fréquence d’augmentation du Syntocinon prescrite par Dr Lacombe correspondait à sa pratique et au protocole de l’Hôpital Saint-Luc du CHUM. L’opinion de Dr Masse est confirmée par la littérature médicale telle AMPRO[65] et GESTA[66] et celle soumise par Dr Gauthier[67].

[143]       Cette pratique est également corroborée par l’Infirmière, qui affirme que la fréquence d’augmentation du Syntocinon prescrite par Dr Lacombe est usuelle et utilisée par la majorité des médecins lors du deuxième stade du travail.

[144]       La littérature médicale établit que le seul danger du Syntocinon est l’hyperactivité utérine[68]. Or, cela n’a jamais été le cas en l’espèce. Les notes au dossier de Mme V... ne révèlent aucune hyperstimulation mais plutôt des contractions inefficaces. En contre-interrogatoire, Dr Gauthier reconnaît qu’il n’y a pas eu d’hyperstimulation dans le cas de Mme V....

[145]       Par ailleurs, aucune littérature médicale mise en preuve n’a établi que l’usage d’une forte dose de Syntocinon augmentait le risque de rupture utérine.

[146]       Pour tous ces motifs, Dr Lacombe n’a commis aucune faute quant à la prescription du Syntocinon.

2.4.2  Le suivi du travail de Mme V...

[147]       Dr Gauthier soutient que Dr Lacombe aurait dû demander une consultation avec un obstétricien-gynécologue une heure après que Mme V... soit complètement dilatée, soit à 4h45 et que, selon lui, le spécialiste ainsi consulté aurait décidé d’intervenir, probablement en pratiquant une césarienne, et la mère ainsi que l’enfant auraient été épargnés.

[148]       À l’audience, Dr Lacombe témoigne qu’il n’a pas ressenti le besoin de consulter un obstétricien-gynécologue à ce moment-là puisque Mme V... et le fœtus se portaient bien et qu’il y n’avait pas de contraction adéquate et de poussée efficace.

[149]       Dr Masse est d’avis que la majorité des obstétriciens-gynécologues, incluant lui-même, auraient eu la même conduite que Dr Lacombe dernier s’ils avaient été consultés à 4h45.

[150]       Le Tribunal reprend les propos du juge Castiglio dans l’affaire Gauthier c. Cordahi[69] :

[103] Il n’appartient pas au Tribunal d’arbitrer les choix thérapeutiques du médecin lorsque ceux-ci se situent à l’intérieur de la bonne pratique médicale.

[151]       En l’espèce, le Tribunal retient les conclusions du rapport d’expertise de Dr Masse parce que son rapport est fort détaillé, a fait l’objet d’une analyse méticuleuse du dossier médical de Mme V... et s’appuie sur de la littérature médicale reconnue. Le Tribunal a également constaté que le témoignage de cet expert est plus rigoureux et nuancé que celui de Dr Gauthier.

[152]       Dr Masse explique qu’en l’absence de contractions et poussées adéquates, on ne peut poser de diagnostic d’arrêt de descente, arrêt de progression ou de dystocie du deuxième stade.

[153]       Selon la littérature médicale, la dystocie du deuxième stade est définie comme suit : « Pendant la phase active du Deuxième stade : Poussée active pendant plus d’une heure, sans descente »[70] ou « > 1 heure sans descente pendant le stade de poussée active au cours du deuxième stade »[71].

[154]       Dr Gauthier admet qu’une activité utérine adéquate consiste en des contractions de 50 à 60 secondes, aux deux à trois minutes, d’intensité modérée à forte, ce qui ne fut pas le cas de Mme V....

[155]       Dr Masse affirme que pour avoir des poussées actives, il faut qu’il y ait deux ou trois poussées par contraction, d’une durée de 15 à 20 secondes chacune. Les notes au dossier médical de Mme V...[72]  indiquent que celle-ci a poussé entre 3h35 et 3h45. Entre 3h50 et 5h40, l’Infirmière écrit que la patiente est « peu coopérative », « ne pousse pas », « pousse pas bien », « ne veut pas pousser », « ne pousse pas assez longtemps », « ne coopère pas », « fatiguée ne veut pas pousser » et « encouragée à pousser ». En ré-interrogatoire, Dr Gauthier admet que les poussées décrites par l’Infirmière étaient « pas fortes » et « inefficaces ».

[156]       Force est donc de conclure qu’il n’y a jamais eu de poussée active de la part de Mme V... de sorte que Dr Lacombe ne faisait pas face à une dystocie du deuxième stade ou à un arrêt de descente mais plutôt à un deuxième stade plus long que la moyenne avec les trois conditions suivantes : une absence d’activité utérine adéquate, une absence de poussées adéquates et un fœtus en position postérieure.

[157]       Ainsi, l’expert Masse conclut qu’il était tout à fait raisonnable pour Dr Lacombe et un obstétricien-gynécologue qu’il aurait consulté de mettre tout en œuvre pour favoriser un accouchement vaginal, considérant l’historique des accouchements de Mme V...[73]:

Le travail de l’équipe soignante était de tenter d’améliorer, d’une part l’activité utérine et d’autre part les efforts expulsifs de la patiente. Une meilleure activité utérine entraîne un progrès de descente et une correction du vice de position. Il est mal fondé d’établir une durée arbitraire limite du deuxième stade du travail si la réserve fœtale est adéquate. Un médecin consultant demandé sur place vers 4h45, tel que suggéré par Dr Gauthier, après environ une heure de 2ième stade, que l’on doit considérer, passif, en arriverait probablement aux mêmes conclusions. Il tenterait possiblement une rotation manuelle, suggérerait de maximiser l’activité utérine et inciterait de meilleurs efforts expulsifs chez la patiente, avant de procéder à une césarienne, particulièrement dans le contexte global d’une patiente multipare, qui a accouché par voie vaginale à trois reprises et où il n’y a aucune suspicion clinique et échographique de macrosomie. La césarienne demeure une chirurgie qui comporte une morbidité maternelle non négligeable, que le médecin tente d’éviter en fonction de son jugement clinique de la situation.

                   (Le Tribunal souligne)

[158]       Le Tribunal estime que le rapport de Dr Gauthier doit être écarté parce qu’il se fonde sur deux études publiées après les événements et parce que l’analyse n’y est pas aussi précise et détaillée que celle contenue au rapport de Dr Masse.

[159]       Alors que dans son expertise Dr Gauthier conclut que « la rupture utérine est la conséquence d’une obstruction prolongée de la tête fœtale et de l’emploi excessive (sic) de l’ocytocine », à l’audience il se dédit et reconnaît que l’administration du Syntocinon selon la posologie prescrite par Dr Lacombe n’est pas la cause de la rupture utérine.

[160]       Le Tribunal a également constaté que le témoignage de Dr Gauthier manquait à certains égards de rigueur. Durant son contre-interrogatoire, Dr Gauthier a affirmé que les autres bébés de Mme V... « étaient sortis en cinq à dix minutes » alors qu’il n’a jamais eu accès aux dossiers des deux premiers accouchements et que le troisième bébé est né après 15 minutes de poussées[74].

[161]       L’expert Gauthier a aussi appuyé son témoignage sur des statistiques qui ne s’appliquaient pas à la situation de Mme V.... Par exemple, il a mentionné plusieurs fois qu’une multipare accouche en moyenne en huit minutes alors que son propre ouvrage de référence[75] révèle que cette statistique s’applique plutôt aux femmes en travail spontané, ce qui n’était pas le cas en l’espèce puisque le travail de Mme V... avait été induit.

[162]       En outre, Dr Gauthier mentionne dans son rapport que la surveillance fœtale était déficiente et hors norme puisque Dr Lacombe avait demandé une auscultation intermittente. Selon lui, ce dernier aurait dû exiger une surveillance continue du cœur fœtal afin d’en détecter le plus rapidement possible des signes de détresse. Il note qu’à partir de 4h56, le cœur fœtal démontre de la tachycardie (160 bpm et plus), soit « un signe de fatigue fœtale ».

[163]       Pourtant, l’expert omet de préciser que la cause la plus fréquente de la tachycardie fœtale est la chorioamnionite. Confronté aux notes distribuées lors de l’atelier de formation qu’il a donné sur le monitoring foetal[76], Dr Gauthier reconnaît ce fait lors de son contre-interrogatoire. Il admet également que Mme V... présentait deux facteurs de risque de chorioamnionite, soit des membranes rompues depuis plus de six heures et des examens vaginaux fréquents.  

[164]       Suivant la littérature médicale produite par Dr Lacombe[77], la tachycardie présente un tracé anormal du cœur fœtal lorsqu’elle est existante durant plus de 80 minutes. Dans le cas qui nous préoccupe, Dr Gauthier a également reconnu que la tachycardie n’a jamais excédé 80 minutes. En conséquence, Dr Lacombe était justifié de conclure que le cœur fœtal avait des battements atypiques qui nécessitait une évaluation vigilante et mais pas une action immédiate.

[165]       Toujours en contre-interrogatoire, Dr Gauthier a admis que lorsqu’une auscultation intermittente est bien faite et que le ratio patiente-infirmière est de 1 :1, elle donne les mêmes résultats qu’un monitoring continu du cœur fœtal.

[166]       Entre autres, l’expert reconnaît que le monitoring continu n’aurait pas nécessairement permis de déceler une détresse fœtale avant celle survenue à la fin du travail, ce qui est aussi l’avis de Dr Masse.

[167]       Vu ce qui précède, la demanderesse n’a pas démontré que Dr Lacombe a commis une faute quelconque en n’ayant pas demandé une consultation avec un obstétricien-gynécologue avant la perte de conscience de Mme V... ni que telle demande aurait évité la rupture utérine.

2.4.3 Le consentement

[168]       La demanderesse reproche à Dr Lacombe d’avoir omis d’informer Mme V... sur la nature, les risques et le déroulement du traitement. Plus précisément, il ne l’a pas avisée d’un diagnostic d’arrêt de descente, que le second stade de son travail de plus d’une heure était hors norme chez une multipare, des complications ou risques d’une présentation anormale du bébé en occipito-postérieure, de l’extraction par forceps ou une césarienne en cas de présentation en occipito-postérieure et de la tachycardie fœtale. Selon elle, après avoir été adéquatement informée, Mme V... aurait fort probablement consenti à une césarienne dès 4h35.

[169]       Avec égard, le Tribunal ne partage pas la position de la demanderesse. Le choix qu’aurait fait Mme V... par rapport à la césarienne est purement hypothétique; on ne peut conclure qu’elle voulait une césarienne simplement parce qu’elle a déclaré vouloir qu’on « sorte le bébé ». Cet argument est plutôt simpliste.

[170]       La preuve démontre que Dr Lacombe a jugé que compte tenu de la situation de Mme V... (multipare, accouchements par voie vaginale, absence de poussée active et d’activité utérine), il était raisonnable de continuer à encourager sa patiente à pousser afin qu’éventuellement, le bébé se repositionne correctement et ce, afin d’éviter une césarienne.

[171]       Ce faisant, Dr Lacombe n’a pas cru utile de discuter avec Mme V... des traitements qu’il ne jugeait pas indiqués à ce moment-là. Tel qu’énoncé dans l’arrêt Chouinard c. Landry[78] :

[…] L’obligation d’informer ne s’étend pas nécessairement à un exposé de toutes les possibilités. Elle doit reposer fondamentalement sur une communication précise du traitement suggéré et proposé.

[…]

L’obligation d’information du médecin se concentre sur la ou les interventions qu’il estime possibles. Elle ne s’étend pas à l’obligation d’informer sur les modes d’intervention qu’il estime nuisibles, dangereux ou inefficaces.

[172]       Pour ces motifs, le Tribunal conclut que Dr Lacombe n’a commis aucune faute quant au défaut d’obtenir un consentement de Mme V....

2.4.4  L’obligation quant à la tenue du dossier

[173]       La demanderesse reproche à Dr Lacombe d’avoir omis de compléter et documenter le dossier médical de Mme V....

[174]       Tout d’abord, une faute quant à la tenue de dossiers n’aurait aucun lien de causalité avec les dommages allégués.

[175]       Ensuite, il n’y a aucune preuve que les possibles omissions dans les notes de Dr Lacombe constituent un écart aux règles de pratique courante.

[176]       Dr Lacombe affirme que dès qu’il arrive dans la chambre de Mme V..., il a mis ses gants. Comme il ne pouvait rédiger ses notes, il a dû compter sur l’Infirmière pour en prendre en temps réel. Il dit qu’il a pu lui demander d’inscrire des choses spécifiques et qu’il a rédigé ses notes tardives après les événements.

[177]       Selon Dr Masse, il est normal qu’on ne retrouve pas de notes alors que le médecin est ganté et qu’il est raisonnable de croire que Dr Lacombe n’ait pas été dans un état d’esprit pour documenter son dossier après les événements en l’espèce.

[178]       Ainsi, le Tribunal conclut que la demanderesse n’a pas démontré de faute commise par Dr Lacombe quant à la tenue du dossier ni en quoi cette faute a un lien causal avec ses dommages.

 3. Quels sont les dommages de la demanderesse?

[179]       Bien que le Tribunal n’ait pas retenu la responsabilité de Dr Lacombe, il fera tout de même une brève analyse des dommages réclamés par la demanderesse, soit 444 506 $, lesquels se détaillent comme suit :

  • Dommages pécuniaires :
  • Perte de soutien matériel ou financier :  7 061 $
  • Perte de capacité de gain :  312 445 $
  • Dommages non pécuniaires :  125 000 $

3.1  Les dommages pécuniaires

 3.1.1  La perte de soutien matériel ou financier

[180]       La perte de soutien financier correspond à celui qu’aurait apporté Mme V... à la demanderesse n’eût été son décès.

[181]       En demande, le rapport de monsieur Normand Gendron[79], actuaire, est déposé. Celui-ci a utilisé la méthode de la dépendance simple modifiée en appliquant un taux de dépendance de 6% sur le revenu net de Mme V..., qu’il a évalué à 13 741 $ en 2010[80]. Le calcul a été effectué pour la période se situant entre le [...] 2010 et le [...] 2017, au moment où la demanderesse atteint ses 22 ans, pour un total de 7 061 $[81].

[182]       En défense, l’expert Denis Guertin dit être en accord avec l’approche, les hypothèses et méthodes de calcul utilisées par M. Gendron[82]. Cependant, il est d’opinion qu’il faut tenir compte que la demanderesse a reçu de l’aide financière de sa grand-mère, son oncle et son père, M. S...[83], afin d’éviter une sur-indemnisation.

[183]       La demanderesse soutient que le Tribunal ne doit pas considérer cet argument en raison de l’article 1608 C.c.Q. :

1608. L’obligation du débiteur de payer des dommages-intérêts au créancier n’est ni atténuée ni modifiée par le fait que le créancier reçoive une prestation d’un tiers, par suite du préjudice qu’il a subi, sauf dans la mesure où le tiers est subrogé aux droits du créancier.

[184]       Dr Lacombe n’a pas soulevé d’argument à cet égard.

[185]       Le Tribunal est d’avis que la demanderesse a raison. Vu que l’expertise en demande n’est pas contestée, le Tribunal conclut que la perte de soutien financier de la demanderesse est établie à 7 061 $.

3.1.2  Perte de capacité de gains

[186]       Il est de principe que les dommages-intérêts doivent compenser pour le préjudice subi, qu’il soit corporel, moral ou matériel[84].

[187]       Tel qu’établi dans l’affaire 138127 Canada Inc. c. Éditions Ulysse inc.[85] :

[30] Le dommage ne peut être supposé. Il faut qu’il compense le préjudice subi et qu’il indemnise une perte effective. […]

[188]       Ainsi, le préjudice doit être certain et suceptible d’être évalué[86]. Cette preuve doit être faite suivant la balance des probabilités[87].

[189]       Tel que le définit l’expert Gendron[88] :

Le calcul de la perte de capacité de gains consiste à déterminer la somme nécessaire en date du 30 novembre 2017, soit la date d’accumulation des pertes, pour compenser Mme S... pour la perte de revenus durant sa période de vie active. […]

De façon générale, la perte de capacité de gains correspond à la différence entre :

  • La capacité entière de gains, c’est-à-dire la capacité de gains qui aurait été celle de la demanderesse n’eût été de l’événement préjudiciable, et
  • la capacité résiduelle de gains, qui correspond à la capacité de gains compte tenu de l’événement préjudiciable.

Une fois l’événement préjudiciable identifié, nous devons déterminer quelle aurait été la situation de Mme S... n’eût été de cet événement, pour ensuite la comparer avec sa situation compte tenu de l’événement.

Dans le présent cas, nous comprenons que l’événement préjudiciable est le décès de sa mère suite auquel Mme S... se retrouve dans une situation où sa perspective de gains futurs est réduite.

[190]       Le rapport de monsieur Richard E. Poitras, expert en employabilité et conseiller en carrière, est déposé en demande[89].

[191]       Il ressort des tests administrés que la demanderesse a des aptitudes et des intérêts pour des activités professionnelles visant à soutenir ou aider les autres. M. Poitras détermine que les trois professions compatibles au profil d’intérêts de la demanderesse sont : avocate, médiatrice familiale et travailleuse sociale.

[192]       M. Poitras note que ses échanges avec la demanderesse lui révèlent que celle-ci est une personne dotée d’une intelligence vive et qu’elle démontre de la motivation et de la détermination pour reprendre ses études.

[193]       L’expert est d’opinion que la profession d’avocate est compatible avec les intérêts, les préférences et les aptitudes de la demanderesse. Il conclut qu’elle pourra choisir deux voies pour se rendre à l’université : compléter un DEC en sciences humaines avec une forte cote R pour être admise directement à l’université en droit ou compléter un DEC en techniques juridiques ou des études universitaires en travail social pour améliorer sa cote R puis être admise en droit.

[194]       L’expertise conclut que si la demanderesse « avait pu terminer adéquatement ses études secondaires, elle aurait orienté ses études collégiales en sciences humaines pour ensuite postuler aux études universitaires en droit ou, à défaut d’une cote R suffisant, suivre un programme apparenté tel le travail social ou autre lui permettant de porter sa cote Z à un niveau suffisant ». D’après M. Poitras, les excellents résultats aux tests d’aptitude suggèrent que la demanderesse aurait eu de très bonnes chances de poursuivre ses études en droit après le DEC et qu’elle serait aujourd’hui à compléter ses études.

[195]       En défense, le rapport de monsieur François Laflamme, expert en orientation, en employabilité et en réadaptation professionnelle, est déposé[90].

[196]       Le Tribunal retient les conclusions de M. Laflamme puisque ce dernier apporte des nuances valables aux constats et conclusions de M. Poitras.

[197]       L’expert Laflamme souligne que les tests administrés (Strong, Profil, IPPJ, BGTA et MBTI) sont reconnus comme étant assez fiables pour mesurer les intérêts, les aptitudes et la personnalité dans un contexte d’orientation. En général, les résultats du IPPJ sont tels qu’attendus et confirment simplement les préférences professionnelles de l’individu.

[198]       Toutefois, selon lui, « ce n’est pas parce qu’une personne possède les aptitudes requises pour réussir une formation qu’elle réussira assurément. En effet, la persévérance, la discipline et la détermination sont des prédicteurs aussi fiables, sinon plus »[91].

[199]         En outre, M. Laflamme soulève qu’en ce qui concerne le test MBTI, « il faut également noter que les réponses à ce test sont parfois victimes d’une triche personnelle, la personne désirant faire dire au test ce qu’elle a envie qu’il dise. Qui répond honnêtement aux questions d’un test psychologique à des fins de recrutement? On brouille nécessairement le test pour ne pas faire apparaître des traits de personnalité qui seraient en inadéquation avec le poste proposé »[92].

[200]       Par ailleurs, l’expert commente que le portrait dressé par M. Poitras ne peut représenter que la situation actuelle et non celle qui existait lors du décès de Mme V..., alors que la demanderesse n’avait que 14 ans. Il précise[93] :

À cet âge, la personnalité de l’adolescente était en plein développement et ses intérêts personnels et professionnels ne faisaient que commencer à se cristalliser. Aujourd’hui, à l’âge de 22 ans, nous pouvons affirmer que son identité est maintenant beaucoup plus développée, pour ne pas dire presque complètement formée. De plus, la perte de sa mère en 2010 et le fait d’être elle-même devenue mère en 2016 ont certainement contribué à augmenter sa maturité et consolider son identité. Cette connaissance supérieure de soi et du monde accroît considérablement la précision des projections et recommandations en lien avec cette démarche d’exploration de carrières.

                   (Le Tribunal souligne)

[201]       Cette position est conforme à la jurisprudence selon laquelle le souhait d’un adolescent d’exercer une profession donnée, même s’il en avait les capacités, ne satisfait pas au critère de certitude du préjudice futur[94].

[202]       En outre, il y a lieu de souligner que lors de l’interrogatoire au préalable tenu le 21 décembre 2016, la demanderesse n’a jamais affirmé qu’elle avait eu le projet de poursuivre des études en droit[95]. Tout comme lors de son contre-interrogatoire, elle mentionne plutôt qu’elle avait des plans pour étudier en psychologie, sociologie ou criminologie.

[203]       Cela confirme l’opinion de l’expert Laflamme que le désir actuel de la demanderesse de poursuivre des études en droit provient sans doute du décès de sa mère et de ses conséquences.

[204]       M. Laflamme ajoute qu’ « il n’existe encore aujourd’hui aucun outil psychométrique, aucune méthode ni aucune technologie permettant de retourner dans le temps et de prévoir comment aurait évolué une personne dans un contexte différent. Cet aspect de l’évaluation et les conclusions qui s’y rattachent sont donc purement hypothétiques et ne s’appuient sur aucune base scientifique ou sérieuse »[96].

[205]       Le Tribunal retient les commentaires de M. Laflamme à l’effet que le cheminement scolaire de la demanderesse « aurait pu être » différent plutôt que d’affirmer qu’il « aurait été » différent.

[206]       La preuve démontre que jusqu’au 10 août 2010, la demanderesse avait de bons résultats scolaires et anticipait poursuivre des études universitaires, avec le soutien de sa mère.

[207]       Selon le témoignage de la demanderesse, Mme V... était présente pour elle, l’encourageait, la réconfortait et assumait tous ses besoins et dépenses, tels les frais d’école privée et les activités sportives.

[208]       Néanmoins, le Tribunal ne peut conclure de façon probante que n’eût été du décès de sa mère, la demanderesse aurait complété ses études collégiales et poursuivi des études en droit.

[209]       Le décès de Mme V... a certainement eu des impacts sur les résultats scolaires de la demanderesse : elle a vécu le deuil de sa mère, a été obligée de déménager et de changer d’école secondaire. On peut aussi comprendre qu’elle a mal vécu l’absence du soutien émotionnel et des encouragements maternels, qui lui ont permis de s’épanouir et réussir jusqu’en secondaire 2.

[210]       Toutefois, la preuve révèle que la demanderesse a échoué quatre cours durant les deux premières années du Cégep[97], alors qu’elle ne travaillait pas encore. Elle a abandonné ses études collégiales à la session d’hiver 2015[98], soit cinq ans après le décès de sa mère.

[211]       La demanderesse a commencé à travailler durant la troisième session au Cégep[99]. Elle affirme qu’elle ne voulait pas s’endetter pour étudier. Or, en contre-interrogatoire, la demanderesse reconnaît qu’elle n’a jamais fait de demande auprès du gouvernement pour l’obtention de prêts et bourses. Ce faisant, elle n’a pas mitigé ses dommages. 

[212]       Il n’est pas contesté que la demanderesse a reçu 30 000 $ en héritage de sa mère et qu’il reste un solde de 10 000 $ au moment de l’audience. La demanderesse aurait pu utiliser cette somme pour continuer ses études.

[213]       En 2016, la demanderesse est devenue enceinte et a accouché peu avant son 21ième anniversaire. Elle a été en congé de maternité durant l’année 2017. On peut donc comprendre qu’elle a dû mettre ses projets d’étude en veille[100].

[214]       Il faut noter qu’au moment de l’audience, la demanderesse n’était toujours pas retournée aux études alors que l’évaluation en orientation de carrières a eu lieu en 2017.

[215]       Le Tribunal est d’avis que les choix de la demanderesse d’interrompre ses études sont personnels et ne sont pas, selon la balance des probabilités, directement liés au décès de Mme V.... Ils ne peuvent être attribuables à la conduite de Dr Lacombe. 

[216]       Pour tous ces motifs, le Tribunal conclut que la preuve de la perte de capacité de gains n’est pas établie.

3.2  Les dommages non pécuniaires

[217]       La demanderesse réclame 125 000 $ pour la réparation de sa perte non pécuniaire. Dr Lacombe plaide que le montant réclamé est exagéré.

[218]       L’indemnisation des pertes non pécuniaires a pour but de fournir une consolation raisonnable, considérant les faits du litige et la preuve des dommages.

[219]       Dans l’arrêt Andrews c. Grand & Toy Alberta Ltd[101], notre Cour suprême enseigne que l’indemnité à accorder doit être équitable et raisonnable et qu’un seul montant doit être fixé pour toutes les pertes non pécuniaires.

[220]       Dans l’arrêt Augustus c. Gosset[102], la Cour suprême reconnaît le droit à la compensation pour le chagrin et la douleur morale (solatium doloris) ressentis à la suite du décès d’un être cher et propose des critères d’évaluation pour préserver l’objectivité de la démarche :

[50] Ces deux extraits mettent particulièrement en évidence les objectifs apparemment contradictoires de la délicate fonction des tribunaux en matière d’évaluation du préjudice moral découlant du décès d’un être cher : l’indemnisation intégrale de la douleur morale unique à une personne d’une part et, de l’autre, l’appréciation de chaque cas dans une perspective plus vaste afin d’assurer, notamment, une certaine mesure entre les dommages moraux accordés dans différents contextes. Cet exercice étant assujetti, dans tous les cas, aux circonstances particulières de l’espèce, les tribunaux devraient considérer notamment les critères suivants : les circonstances du décès, l’âge de la victime et du parent, la nature et la qualité de la relation entre la victime et le parent, la personnalité du parent et sa capacité à gérer les conséquences émotives du décès, l’effet du décès sur la vie du parent à la lumière, entre autres, de la présence d’autres enfants ou de la possibilité d’en avoir d’autres. Puisque la compensation monétaire, quelle qu’elle soit, n’atténuera pas la douleur du parent, le chiffre sera nécessairement arbitraire dans une grande mesure.             

[221]       Si le Tribunal avait retenu la responsabilité de Dr Lacombe, l’application des différents critères établis par la jurisprudence aurait milité en faveur d’une importante indemnisation.

[222]       En l’espèce, la demanderesse était âgée de 14 ans au moment du décès et se trouvait en pleine adolescence. Elle dit que sa mère était sa meilleure amie et son soutien principal.

[223]       Elle déclare être très proche de Mme V..., qui l’écoutait, la conseillait et l’encourageait. Celle-ci était présente, l’aidait lors des leçons et devoirs, pratiquait des activités avec elle et subvenait à tous ses besoins.

[224]       Alors qu’elle était heureuse et vivait dans le confort, du jour au lendemain, la demanderesse a tout perdu: sa maison, son école, sa demi-sœur, son frère ainsi que le soutien maternel. Ses résultats scolaires en ont été affectés[103].

[225]       Il n’y a pas de doute que le décès de Mme V... a eu des répercussions importantes sur la vie de la demanderesse. Celle-ci a été privée de la présence d’une mère aimante et dévouée.

[226]       En conséquence, le Tribunal aurait alloué à la demanderesse la somme de 75 000 $ à titre de perte non pécuniaire.

4.  Y a-t-il un lien de causalité entre la faute et les dommages?

[227]       Si le Tribunal avait conclu à la faute de Dr Lacombe, la preuve aurait permis d’établir un lien de causalité avec les dommages subis.

5.  Les frais de justice

[228]       En vertu de l’article 340 C.p.c., les frais de justice sont dus à la partie qui obtient gain de cause, à moins que le Tribunal n’en décide autrement. Ces frais incluent les honoraires des experts pour la préparation de leur rapport et de leur témoignage en Cour de même que leur présence à l’audience.

[229]       En l’espèce, il n’y a aucune raison de déroger à ce principe. Les expertises produites en défense ont été utiles au Tribunal.

[230]       Toutefois, compte tenu que la perte de capacité de gains n’a pas été accordée et que M. Guertin est en accord avec l’approche, les hypothèses et méthodes de calcul utilisés par M. Gendron quant à la perte de soutien financier, il n’y a pas lieu d’ordonner à la demanderesse d’assumer l’entièreté des honoraires de cet expert. Le Tribunal accordera plutôt 7 000 $, pour une partie de la préparation du rapport ainsi que pour la préparation et la présence à la Cour.

[231]       Ainsi, la demanderesse devra rembourser les honoraires de Dr Masse, M. Laflamme ainsi que M. Guertin, lesquels se détaillent comme suit et ne sont pas contestés :

-          Pour Dr André Masse :  12 810 $[104];

-          Pour M. François Laflamme :  3 000 $[105];

-          Pour M. Denis Guertin :  7 000 $[106].

POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[232]       REJETTE la demande introductive d’instance modifiée;

[233]       AVEC FRAIS DE JUSTICE, incluant les frais d’experts du défendeur s’élevant à 22 810 $.

 

 

 

__________________________________ALINE U.K. QUACH, j.c.s.

 

Me François Marseille

Me Emmanuel Préville-Ratelle

RATELLE, RATELLE & ASSOCIÉS

Avocats de la demanderesse

 

Me Emmanuelle Poupart

Me Andrée-Anne Labbé

McCARTHY TÉTRAULT S.E.N.C.R.L, S.R.L.

Avocats du défendeur

 

Dates d’audience : 10, 11, 12, 13, 14 et 17 janvier 2022.

 

 


[1]  Aussi appelé Ocytocin ou Ocytocine.

[2]  Pièce D-8.

[3]  Pièce D-4, p. 30.

[4]  Pièce D-4, p. 503.

[5]  Pièce D-4, p. 38.

[6]  Pièce D-4, p. 51.

[7]  Pièce D-4, p. 41.

[8]  Pièce D-4, p. 42.

[9]  Pièce D-4, p. 44.

[10]  Pièce D-4, p. 45.

[11]  Pièce P-30.  

[12]  Pièce P-18.

[13]  Pièce P-3.

[14]  Le testament prévoyait la remise d’argent lorsque les enfants atteindraient l’âge de 21 ans.

[15]  Pièce P-1.

[16]  Pièce D-9.

[17]  2017 CSC 48, par. 25.

[18]  RLRQ c C-12.

[19]  Pièce P-3.

[20]  Article 2880 C.c.Q.; Barrière c. St-Gelais, 2019 QCCS 4, par. 52 et 53.

[21]  2019 QCCS 4.

[22]  2021 QCCS 3572, par. 44.

[23]  Dumas c. Wong, 2009 QCCS 532.

[24]  GOUBAU, D. et SAVARD, A.-M., Le droit des personnes physiques, 6e édition, Éditions Yvon Blais, 2019, EYB 2019, DPP 62.

[25]  Article 153 C.c.Q.

[26]  Boisvert c. Construction Normand Guimont inc., 2013 QCCS 6175, par. 19 et 20; Rosenberg c. Canada (Procureur général), 2014 QCCA 2041, par. 6 à 8.

[27]  Rosenberg c. Canada (Procureur général), 2014 QCCA 2041, par. 6 à 8; Barrière c. St-Gelais, 2019 QCCS 4, par. 54 à 56; GERVAIS, C., La prescription, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2009, p. 109.

[28]  Rousseau c. Bitton, 2004 CanLII 8780 (QC CS).

[29]  BAUDOUIN, J.-L., DESLAURIERS, P. et MOORE, B., La responsabilité civile, 9e éd., Vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2020, par. I-1326.

[30]  Forest c. Podtetenev, 2016 QCCS 2679, par. 47 à 49.

[31]  2016 QCCA 15, par. 28.

[32]  GOUBAU, D. et SAVARD, A.-M., Le droit des personnes physiques, 6e édition, Éditions Yvon Blais, 2019, EYB2019DPP62.

[33]  2009 QCCA 1349 (pourvoi accueilli sur un autre point, 2010 CSC 44). Voir aussi Malenfant c. Couturier-Pelletier, 2018 QCCS 972, par. 18.

[34]  9103-4421 Québec Inc. c. Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal, 2016 QCCA 15.

[35]  GOUBAU, D. et SAVARD, A.-M., Le droit des personnes physiques, 6e édition, Éditions Yvon Blais, 2019, EYB2019DPP62.

[36]  [2017] 2 R.C.S. 250.

[37]  Pièce D-7.

[38]  Pièce D-7, p. 35-36.

[39]  Pièce D-7, p. 9 et 10.

[40]  Pièce D-7, p. 11.

[41]  Pièce D-7, p. 11.

[42]  Pièce D-7, p. 13 et 28.

[43]  Pièce P-7, p. 23.

[44]  Pièce D-7, p. 36 et 37.

[45]  2013 QCCA 486, par. 3.

[46]  Pièce P-2, p. 12.

[47]  Pièce P-2, p. 3.

[48]  RLRQ, c. M-9, r. 20.3.

[49]  Pièce D-9.

[50]  St-Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491, par. 53; Lapointe c. Hôpital Le Gardeur, [1992] 1 R.C.S. 351, par. 361 et 362; M.J.R. c. Girard, 2019 QCCS 1937, par. 420 et 421.

[51]  P.L. c. Benchetrit, 2010 QCCA 1505.

[52]  2010 QCCS 6248, par. 24. Voir aussi S.T. c. Dubois, 2008 QCCS 1431, par. 27.

[53]  Pièce P-4.

[54]  2008 QCCS 1431, par. 19.

[55]  2011 QCCS 1115, par. 107 à 109.

[56]  Pièce D-1.

[57]  Pièce D-1, p. 5.

[58]  Pièce D-1, p. 5.

[59]  Pièce D-1, p. 6.

[60]  Pièce D-1, p. 8.

[61]  Pièce D-1, p. 9.

[62]  Appelé communément le « manuel Gabbe ».

[63]  Pièce P-27.

[64]  [1993] 4 R.C.S. 223, partie 6 du jugement.

[65]  Pièce D-14, p. 11.

[66]  Pièce D-12, p. 6.

[67]  P-4, Annexe 1, p. 1258.

[68]  Pièce D-14, p. 21; Pièce D-12, p. 6.

[69]  2011 QCCS 1115.

[70]  Selon AMPRO : pièce D-14, p. 3.

[71]  Selon GESTA : pièce D-12, p. 3.

[72]  Pièce D-4, p. 42 à 44.

[73]  Pièce D-1, p. 9.

[74]  Pièce D-4, p. 305 et 306.

[75]  Pièce P-27, Table 13.1.

[76]  Pièce D-10.

[77]  Pièce D-11.

[78]  1987 CanLII 1002 (C.A.), p. 21 à 23. Voir aussi Foster c. Barbeau et Legault, 2009 QCCS 5244, p. 19.

[79]  Pièce P-6.

[80]  Sur un revenu annuel brut de 16 092 $.

[81]  Pièce P-6, p. 8 et 9.

[82]  Pièce D-3, p. 2.

[83]  L’expert a pris connaissance de l’interrogatoire de la demanderesse du 21 décembre 2016 ainsi que celui de M. K… S… du 5 avril 2017.

[84]  Article 1607 C.c.Q.

[85]  AZ-50083351 (2001, C.S.).

[86]  Article 1611 C.c.Q.

[87]  L’Écuyer c. Quebec (Attorney General), 2014 QCCS 5889.

[88]  Pièce P-6, p. 5.

[89]  Pièce P-5.

[90]  Pièce D-2.

[91]  Pièce D-2, p. 3.

[92]  Pièce D-2, p. 3.

[93]  Pièce D-2, p. 4.

[94]  Tu c. Cie de chemins de fer nationaux du Canada, 1999 CanLII 11469 (QC CS), par. 98 à 102; L’Écuyer c. Quebec (Attorney General), 2014 QCCS 5889, par. 486, 488 à 491; Talon c. Roy, [2002] R.J.Q. 3210, par. 138 à 144.

[95]  Pièce D-6, p. 9 et p. 14.

[96]  Pièce D-2, p. 4.

[97]  Pièce P-13, p. 2.

[98]  Pièce P-13, p. 2.

[99]  Pièce P-18.

[100]  Pièce D-6, p. 91.

[101]  [1978] 2 R.C.S. 229, p. 261, 263 et 264.

[102]  [1996] 3 R.C.S. 268. Aussi cité dans Shaikh c. Kane, 2010 QCCS 1871, par. 35 et Roy c. 9101-0637 Québec inc., 2016 QCCS 4756.

[103]  Pièce P-9, P-10 et P-11.

[104]  Pièces D-1 C) et D).

[105]  Pièces D-2 B) et C).

[106]  Pièces D-3 A) et B).

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