Gaulin c. Martel | 2025 QCTAL 10860 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT |
Bureau dE Longueuil |
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No dossier : | 838086 37 20241213 G | No demande : | 4560795 |
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Date : | 31 mars 2025 |
Devant le juge administratif : | Jean-Sébastien Landry |
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Gaëtan Gaulin | |
Locateur - Partie demanderesse |
c. |
nadine martel | |
Locataire - Partie défenderesse |
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D É C I S I O N
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- Le locateur demande au Tribunal l’autorisation de reprendre le logement concerné à compter du 1er juillet 2025 pour y loger sa fille, Émilie Gaulin.
LES FAITS ET LA PREUVE
- Les parties sont liées par un bail du 1er juillet 2024 au 30 juin 2025, au loyer mensuel de 870 $.
- Le logement consiste en un 5 ½ situé dans un immeuble comportant en tout huit logements.
- En incluant le sous-sol, l’immeuble comporte quatre paliers, chacun accueillant 2 logements. Le logement concerné est situé à l’étage situé entre le rez-de-chaussée et le dernier étage.
- L’immeuble ne comporte aucun logement libre.
- Le locateur a fait l’acquisition de l’immeuble en janvier 2003. Il est copropriétaire avec une seule autre personne, sa conjointe.
- Il ne possède aucun autre immeuble à revenus.
- Le locateur expose les circonstances qui ont mené à la nécessité de reprendre un logement pour sa fille. Il explique que sa fille, qui est âgée de 39 ans, habitait et travaillait à Sherbrooke jusqu’à ce qu’elle subisse une crise d’épilepsie au début de l’année 2023.
- À la suite de cet événement, sa fille a quitté son emploi et son logement, et est revenue chez ses parents, à Saint-Hubert.
- Au début de l’année 2024, sa fille a recommencé à travailler. Elle se met alors en quête d’un logement, sans succès.
- Par ailleurs, le locateur souligne qu’il n’est plus viable, si ce n’est temporairement, que leur fille adulte, pleinement autonome, habite chez ses parents. Il précise que le salon a été transformé en espace de travail pour sa fille. Or, le locateur et sa conjointe souhaitent dès que possible retrouver l’intimité et l’espace perdu en raison du retour de leur fille.
- Compte tenu de ce qui précède, le locateur propose à sa fille, à l’automne 2024, de reprendre un logement, ce que cette dernière accepte. Elle ne souhaite toutefois pas habiter au sous-sol ni au rez‑de‑chaussée. Les options restantes sont les quatre logements situés aux deux étages supérieurs de l’immeuble.
- Le locateur explique que l’un de ce logement est habité par la personne qui s’occupe de l’entretien de l’immeuble.
- Par ailleurs, le logement concerné est celui dont le loyer est le moins élevé. Les loyers de tous les autres logements sont bien supérieurs à 1 000 $ par mois. C’est essentiellement ce qui a mené le locateur à sélectionner ce logement.
- Le locateur transmet donc à la locataire un avis de reprise de logement le 3 décembre 2024. Cette dernière oppose un refus le 12 décembre suivant. Le locateur introduit son recours dès le lendemain.
- Le locateur affirme que sa fille ne payera qu’un loyer de 400 $, soit juste ce qu’il faut pour couvrir les frais d’exploitation du logement. Pour le locateur, il n’est pas question de faire du profit sur le dos de sa propre fille.
- Le locateur a par ailleurs l’intention de laisser sa fille occuper le logement de manière permanente.
- Le locateur mentionne qu’il n’a pas l’intention, avant l’emménagement de sa fille, de procéder à des rénovations ou des réparations majeures dans le logement. Seuls des travaux de peinture et de rafraîchissement sont prévus.
- Le locateur dépose en preuve des soumissions obtenues auprès d’entreprises de déménagement. Ces soumissions font état d’un taux de 350 $ de l’heure à raison de 5 à 7 heures.
- Le locateur se dit par ailleurs d’accord à prolonger le bail jusqu’au 31 juillet 2025, pour accommoder la locataire.
- En contre-interrogatoire, le locateur nie que tous les logements de l’immeuble ont été rénovés, à l’exception de celui de la locataire. Selon lui, environ la moitié des logements ont fait l’objet de rénovations, chaque fois entre deux occupations. Pressé par le procureur de la locataire, le locateur ne peut identifier avec précision quels logements ont fait l’objet de quels travaux puisque, comme il l’explique, ces travaux ont été exécutés sur plusieurs années.
- Notamment, le locateur hésite à savoir si le logement voisin de celui de la locataire a fait l’objet de rénovations. Possiblement pour refaire la céramique de la salle de bain, suppose-t-il.
- Toujours en contre-interrogatoire, le locateur nie être incommodé par le loyer peu élevé que paye la locataire. Il nie également avoir eu des discussions avec la locataire à ce sujet. Il précise que la locataire acceptait généralement les augmentations de loyer proposées, si ce n’est au cours des dernières années seulement, en raison des augmentations plus élevées demandées. Chaque fois, précise le locateur, les parties ont trouvé un terrain d’entente et le locateur n’a jamais eu à s’adresser au Tribunal pour demander la fixation du loyer.
- Le locateur fait témoigner sa fille, Émilie Gaulin (Mme Gaulin) qui décrit sa situation.
- Mme Gaulin est analyste financière, est âgée de 39 ans, est célibataire et habite chez ses parents.
- Elle précise qu’elle est revenue chez ses parents au début de l’année 2023 à la suite d’un épisode majeur d’épilepsie.
- Mme Gaulin ajoute que sa condition médicale est connue de longue date. Toutefois, depuis un certain temps, elle ne prenait plus aucune médication, sur avis de son médecin.
- À partir du mois de septembre 2022, elle recommence à prendre des médicaments en raison d’épisodes légers.
- En février 2023, Mme Gaulin est prise de convulsions. À la suite de cet épisode, elle quitte son logement et revient chez ses parents.
- Mme Gaulin explique qu’elle se trouve un nouvel emploi en février 2024, à raison d’un contrat de travail de 6 mois. Au mois d’août 2024, elle acquiert le statut d’employé régulier. Elle se met dès lors en quête d’un logement, ce qui s’avère plus difficile que prévu.
- Ne trouvant pas de logement convenable, Mme Gaulin se fait proposer, par ses parents, de procéder à une reprise de logement.
- Mme Gaulin veut éviter les logements du sous-sol ou du rez-de-chaussée. Elle ne souhaite pas que les passants puissent l’épier à l’intérieur de son logement.
- Mme Gaulin n’a pas visité le logement convoité, mais elle a déjà brièvement habité dans l’immeuble, il y a environ 20 ans.
- Mme Gaulin ajoute qu’elle connait bien le quartier. Le logement est en outre situé à proximité de la résidence de ses parents, du lieu de son travail et de l’endroit où elle s’adonne à l’entraînement physique.
- Mme Gaulin se voit habiter le logement à long terme. Elle a convenu d’un loyer de 400 $ avec son père. Elle payera pour sa consommation d’électricité.
- En contre-interrogatoire, Mme Gaulin concède qu’elle n’a jamais vu le logement et qu’elle n’en connait pas l’état actuel. Par ailleurs, elle revient sur les raisons qui font qu’elle ne souhaite pas habiter le sous-sol ou le rez-de-chaussée. Lorsque le procureur de la locataire lui suggère qu’elle pourrait simplement installer des rideaux pour empêcher les passants de voir dans le logement, Mme Gaulin répond qu’elle préfère laisser la lumière naturelle pénétrer dans son logement.
- De son côté, la locataire s’oppose à la reprise de son logement et témoignage à l’audience.
- La locataire explique qu’elle habite le logement depuis près de 25 ans, soit depuis l’année 2000. Elle y vit avec sa fille et sa petite-fille.
- La locataire est au fait que certains logements de l’immeuble ont fait l’objet de rénovations. Le logement situé en face du sien a notamment été rénové de fond en comble.
- Selon la locataire, les relations avec le locateur sont bonnes. Elle ajoute que le processus menant aux augmentations de loyer se déroule toujours sans anicroche. Bien qu’elle ait récemment refusé certaines propositions d’augmentation venant du locateur, les parties sont chaque fois parvenues à s’entendre.
- Cependant, selon la locataire, le locateur se permet parfois de souligner qu’elle paye, selon lui, un loyer peu élevé.
- La locataire mentionne par ailleurs que la dernière fois qu’un logement s’est libéré dans l’immeuble, c’était il y a deux ans.
- Si la reprise du logement est autorisée, la locataire demande que le bail soit prolongé jusqu’au 31 juillet 2025. Le cas échéant, elle demande une indemnité de 2 500 $ pour couvrir les frais de son déménagement.
- Tel est l’essentiel de la preuve présentée à l’audience.
ANALYSE
Le droit à la reprise de logement
- Il est souvent dit que la reprise d’un logement met en opposition deux droits importants, soit le droit du locataire au maintien dans les lieux ainsi que le droit de propriété.
- Le droit à la reprise d’un logement est prévu par l’article 1957 du Code civil du Québec (ci-après « C.c.Q.) :
« 1957. Le locateur d'un logement, s'il en est le propriétaire, peut le reprendre pour l'habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien.
Il peut aussi le reprendre pour y loger un conjoint dont il demeure le principal soutien après la séparation de corps, le divorce ou la dissolution de l'union civile. »
- Pour exercer ce droit, qui constitue une exception au droit au maintien dans les lieux des locataires de logement, le locateur doit respecter toutes les exigences prévues par la loi, que ce soit en ce qui concerne, notamment, l’identité de la ou des personnes à être logées, le délai de transmission de l’avis de reprise ou le contenu de celui-ci.
- Lorsque le locataire refuse de quitter le logement suivant la réception d’un avis de reprise ou qu’il ne répond pas à cet avis, le locateur peut s’adresser au Tribunal pour demander l’autorisation de reprendre le logement de ce locataire. Ce recours est prévu à l’article 1963 C.c.Q. :
« 1963. Lorsque le locataire refuse de quitter le logement, le locateur peut, néanmoins, le reprendre ou en évincer le locataire, avec l’autorisation du tribunal.
Cette demande doit être présentée dans le mois du refus et le locateur doit alors démontrer qu’il entend réellement reprendre le logement ou en évincer le locataire pour la fin mentionnée dans l’avis et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins et, lorsqu’il s’agit d’une éviction, que la loi permet de subdiviser le logement, de l’agrandir ou d’en changer l’affectation. »
- Cet article prévoit également le fardeau de preuve dont doit s’acquitter le locateur qui produit une telle demande au Tribunal.
- Essentiellement, il appartient au locateur de convaincre le Tribunal, selon le critère de la prépondérance, non seulement qu’il satisfait à toutes les conditions prévues par la loi, mais également qu’il entend réellement reprendre le logement et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre une autre fin. Le locateur qui ne parvient pas à convaincre le Tribunal verra sa demande être rejetée.
- En l’instance, la preuve présentée par le locateur démontre qu’il satisfait aux critères objectifs prévus par la loi. Lui et sa conjointe sont les seuls propriétaires de l’immeuble, il veut reprendre pour y loger sa fille et a donné à la locataire un avis conforme dans le délai prévu par la loi.
- Par ailleurs, la preuve convainc le Tribunal que le locateur entend réellement reprendre le logement pour la raison indiquée dans l’avis et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre une autre fin.
- Le Tribunal n’a détecté aucun signe de mauvaise foi chez le locateur.
- Le besoin de loger la bénéficiaire apparaît réel et sérieux.
- Le locateur et la bénéficiaire ont témoigné de façon naturelle, sincère, ouverte et crédible.
- Le fait que le locateur ne se souvenait pas avec la plus grande précision de la nature et de la chronologie de tous les travaux effectués dans l’immeuble au cours des 20 dernières années n’entache pas, aux yeux du Tribunal, la crédibilité de son témoignage. Il apparait évident que le locateur ne cherchait pas à dissimuler de l’information.
- Au cours de sa plaidoirie, le procureur de la locataire affirme que le locateur aurait dû faire témoigner un expert en ce qui concerne la condition médicale de sa fille et, qu’à défaut, il n’est pas permis de conclure que cette condition rend nécessaire la reprise du logement.
- Le Tribunal ne partage pas cet avis. D’abord, Mme Gaulin a très certainement une connaissance personnelle de sa propre condition chronique. Elle est suivie et médicamentée pour cette condition.
- Mais surtout, ni le locateur ni la bénéficiaire n’ont affirmé que la condition de santé de Mme Gaulin était la cause de la reprise du logement. Il s’agit simplement d’un élément contextuel qui fut présenté pour expliquer ce qui a conduit Mme Gaulin à revenir chez ses parents, il y a près de deux ans.
- La cause première de la reprise du logement, selon la preuve prépondérante, est plutôt l’incapacité de Mme Gaulin de se trouver un logement et la volonté de cette dernière, mais aussi de ses parents, de retrouver l’intimité et l’indépendance d’autrefois.
- Par ailleurs, le procureur de la locataire reproche au locateur de n’avoir pas offert à sa fille le logement qui s’est libéré dans l’immeuble il y a deux ans. Cependant, le locateur et sa fille ont clairement expliqué que le besoin de reprendre le logement nait à l’automne 2024, face à la difficulté de trouver, à la suite de démarches entreprises au mois d’août de la même année, un logement libre et convenable sur le marché locatif.
L’indemnité et les autres conditions raisonnables
- En vertu de l’article 1967 C.c.Q., le Tribunal peut, lorsqu’il autorise la reprise d’un logement, imposer les conditions qu'il estime justes et raisonnables, y compris, en cas de reprise, le paiement au locataire d'une indemnité équivalente aux frais de déménagement.
- Le locateur dépose en preuve des soumissions pour évaluer ce que pourrait couter le déménagement de la locataire. Selon ces estimations, le désengagement pourrait coûter jusqu’à 350 $ de l’heure et pourrait prendre jusqu’à 7 heures.
- La locataire ne présente pas de soumission, mais estime qu’une indemnité raisonnable serait de 2 500 $.
- Pour la détermination de l’indemnité, les termes « frais de déménagement » doivent recevoir une interprétation large[1] et peuvent notamment inclure les frais d’emballage et de transport des biens, de suivi postal ou de rebranchement aux services publics comme la distribution d’électricité ou l’Internet, à titre d’exemple.
- Peuvent également être pris en considération des facteurs tels que l'âge du locataire, son état de santé, la durée d'occupation du logement et l'attachement au logement, notamment[2].
- En outre, comme le mentionnait le Tribunal dans l'affaire Pace c. Poirier[3], en lien avec la détermination de l’indemnité :
« [47] Cependant, il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire qui ne dépend pas automatiquement de ce qui est demandé ou prouvé, mais bien de ce qui apparaît comme juste et raisonnable, à partir de l'analyse que fait le Tribunal de la preuve et de la situation des parties. »
- En somme, le Tribunal dispose d’une certaine discrétion pour déterminer cette indemnité, mais il doit se garder de pénaliser indument le locateur pour l’exercice légitime d’un droit[4].
- À la lumière des représentations faites par les parties et considérant notamment l’état actuel du marché locatif, dont le Tribunal possède une connaissance d’office, ainsi que les circonstances propres à la présente cause incluant notamment, la durée d’occupation prolongée du logement, une indemnité de 2 500 $ apparaît juste et raisonnable aux yeux du Tribunal.
- Par ailleurs, le Tribunal prolongera le bail jusqu’au 31 juillet 2025, aux conditions actuelles.
- La locataire sera néanmoins autorisée à quitter le logement et à résilier le bail avant cette date, et ce, sans aucune pénalité, si elle trouve son prochain logement plus rapidement.
- Elle devra, le cas échéant, donner aux locateurs un avis préalable d’au moins 15 jours et payer le loyer du dernier mois de location au prorata des jours d'occupation.
Recours dans les cas de reprise d’un logement faite de mauvaise foi
- Il convient de porter à l’attention des parties l’article 1968 C.c.Q., qui permet au locataire de réclamer des dommages-intérêts et même des dommages punitifs s’il appert que le droit à la reprise de logement a été exercé de mauvaise foi par le locateur, et ce, même si la reprise a d’abord été autorisée par le Tribunal.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
- ACCUEILLE la demande du locateur;
- AUTORISE le locateur à reprendre le logement à compter du 1er août 2025 pour y loger sa fille, Émilie Gaulin;
- PROLONGE le bail jusqu’au 31 juillet 2025 aux conditions actuelles;
- PERMET à la locataire, sur préavis de 15 jours et sans pénalité, de résilier le bail avant le 31 juillet 2025 en payant, le cas échéant, le loyer du dernier mois de location au prorata des jours d’occupation du logement;
- ORDONNE à la locataire de libérer le logement au terme du bail;
- CONDAMNE le locateur à payer à la locataire, au jour de son départ du logement, la somme de 2 500 $ à titre d’indemnité pour la reprise du logement;
- Le locateur assume les frais de sa demande.
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| Jean-Sébastien Landry |
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Présence(s) : | le locateur la locataire Me Marc-B. Bilodeau, avocat du locataire |
Date de l’audience : | 18 mars 2025 |
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