Prado Paredes et Entreprise de placement Les Progrès inc. |
2019 QCTAT 4593 |
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Table des matières
Aperçu 4
La procédure 5
Questions en litige 6
Le contexte 7
Analyse et motifs : le harcèlement psychologique 8
Le droit 8
Le harcèlement psychologique 8
Le harcèlement discriminatoire 9
Les conduites vexatoires hostiles et répétées 11
La crédibilité des témoignages 12
Les promesses mensongères et les agissements illégaux 12
Les conditions de travail abusives 21
La surveillance excessive et l’intrusion dans la vie privée 23
Les insultes 27
Les menaces de déportation et à leur intégrité physique 27
L’arrestation et la détention des plaignants 28
Conclusion 30
Atteinte à la dignité et à l’intégrité et milieu de travail néfaste 30
Analyse et motifs : Les dommages moraux 32
Le droit 32
Le préjudice moral subi 35
Le préjudice moral commun à tous 35
Le cas de Gustavo Adolfo Prado Paredes 37
Le cas d’Erick Tanadeo Lopez Mayorga 39
Le cas de Marvin Estuardo Diaz Perla 43
Le cas de Juan Antonio Godoy Enriquez 45
Le cas de Rudy Fernando Alvarez Vasquez 47
Le cas de Wilder Josue Cantoral Urrutia 49
Le cas de Ismael Simon Chuta 51
Le cas de Henry de Jesus Aguirre Contreras 53
Le cas de Juan de Jesus Hernadez Solis 56
Le cas d’Edson Vincent Perez Vasquez 59
Le cas de Banner Audiel Donis Y Donis 61
Analyse et motifs : Les dommages punitifs 63
Le droit 63
Les critères d’octroi 63
L’impact de la faillite de l’employeur 66
Application aux faits 67
Les dommages punitifs octroyés 67
[1] Les onze plaignants arrivent au Canada en provenance du Guatemala dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (le PTET) afin de travailler dans le secteur de l’agroalimentaire. Selon les conditions inscrites à leur permis de travail, ils ont le droit de travailler uniquement pour l’employeur qui y est désigné (un permis fermé).
[2] Entre mai 2015 et octobre 2016, selon le cas, les plaignants quittent pourtant leur employeur désigné pour se joindre à Entreprise de placement Les Progrès inc. Il s’agit d’une agence de placement de salariés, située à Victoriaville et œuvrant notamment dans le domaine agricole. En octobre 2016, cette agence emploie près de 30 salariés dont un peu plus de la moitié sont des travailleurs étrangers temporaires qui sont placés chez différents donneurs d’ouvrage, dont des fermes.
[3] La décision des plaignants de quitter leur employeur désigné pourrait laisser croire qu’ils se sont eux-mêmes placés dans une situation d’illégalité. Ils plaident cependant qu’en raison de leur méconnaissance des lois, de la langue et de leur isolement, ils ont été trompés par l’employeur. Ce dernier les a attirés sur la base de fausses promesses en faisant valoir de meilleures conditions de travail, la légalité du changement d’employeur et la possibilité de modifier leur permis de travail avec l’aide d’un avocat en immigration qui l’a déjà fait pour d’autres dans le passé.
[4] Les plaignants allèguent avoir subi du harcèlement psychologique pendant toute la durée de leur emploi au cours de laquelle ils sont logés par l’employeur. Les présumés harceleurs sont l’employeur lui-même, soit le président de l’agence et sa conjointe, ainsi qu’un tiers, un conseiller en immigration d’un cabinet privé.
[5] Commun à tous, le harcèlement se serait manifesté sous quatre formes : 1) promesses mensongères et agissements illégaux; 2) conditions de travail abusives; 3) surveillance excessive et intrusion dans leur vie privée; 4) insultes et menaces visant aussi leur famille.
[6] La dernière manifestation de harcèlement remonterait au 26 octobre 2016, lorsque les plaignants sont arrêtés par les agents des services frontaliers du Canada au motif qu’ils ne possèdent pas de permis de travail valide.
[7] Les plaignants ont donc déposé des plaintes[1] contre l’employeur selon l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail[2] (la Loi).
[8] L’employeur nie toutes les conduites vexatoires alléguées et soutient avoir lui-même été induit en erreur par le conseiller en immigration quant à la légalité des démarches faites au nom des plaignants.
[9] La trame factuelle étant similaire, les parties conviennent de regrouper quatorze dossiers et d’administrer une preuve commune. Trois des plaintes sont cependant disjointes et mises sine die avec l’accord des parties, les plaignants étant retournés au Guatemala[3].
[10] Les audiences se déroulent sur 20 jours entre juillet 2018 et mai 2019. Cette affaire connaît quelques rebondissements. Après les témoignages des plaignants, le Tribunal a rejeté la requête pour cesser d’occuper déposée par la procureure de l’employeur[4] et a aussi rejeté celle déposée par le conseiller en immigration qui, en raison de poursuites criminelles, contestait d’être contraint à témoigner en invoquant son droit au silence et sa protection contre l’auto-incrimination[5].
[11] Enfin, après le témoignage du conseiller en immigration et quelques jours avant de commencer sa preuve, l’employeur fait une cession volontaire de ses biens le 13 mars 2019 laissant croire, selon les plaignants, qu’il aurait fait faillite pour tenter d’échapper à ses responsabilités. Le Tribunal a suspendu l’instance[6], mais la poursuite des procédures a été autorisée par la Cour supérieure[7]. La levée de la suspension est ordonnée notamment pour permettre aux plaignants d’établir que leur réclamation est une créance prouvable dans le dossier de la faillite, en tenant compte du fait que ces derniers souhaitent obtenir la levée du voile corporatif et une condamnation personnelle contre les administrateurs de l’employeur, soit le président et sa conjointe.
[12] Malgré l’autorisation de poursuivre, l’employeur, qui n’était plus représenté à ce stade de la procédure, a choisi de ne pas présenter de preuve, mais il a été interrogé dans celle des plaignants. Puisque le fardeau de prouver le harcèlement psychologique appartient aux plaignants, le Tribunal a informé les parties qu’il rendrait une décision sur la base de la preuve déjà administrée.
[13] L’employeur a admis les conditions d’ouverture du recours. Il a été convenu que le Tribunal se prononce sur le bien-fondé des plaintes, que la réintégration des plaignants est impossible et que le cas échéant, il fixe les montants octroyés à titre de dommages moraux et punitifs et réserve sa compétence pour déterminer les autres mesures de réparation.
[14] Les questions en litige sont communes à tous les dossiers et formulées ainsi :
· Les plaignants ont-ils été victimes de conduites vexatoires répétées, hostiles et non désirées qui se traduisent par des promesses mensongères, des conditions de travail abusives, une intrusion dans leur vie privée ainsi que par des insultes et menaces?
· Ces conduites vexatoires ont-elles porté atteinte à leur dignité ou leur intégrité psychologique ou physique et entraîné pour eux un milieu de travail néfaste?
· Les plaignants ont-ils droit à des dommages moraux? Dans l’affirmative, les sommes réclamées variant, selon le cas, entre 30 000 $ et 40 000 $ sont-elles justes et raisonnables?
· Les plaignants ont-ils droit à des dommages punitifs, malgré la faillite de l’employeur? Dans l’affirmative, les sommes réclamées variant, selon le cas, entre 10 000 $ et 20 000 $ sont-elles justes et raisonnables?
[15] Pour les motifs suivants, le Tribunal conclut que les plaignants ont été victimes de harcèlement psychologique sur une période variant entre 6 semaines et 18 mois, selon les cas. Ces conduites ont porté atteinte à leur dignité, à leur intégrité psychologique et entraîné un milieu de travail néfaste. L’employeur à l’origine du harcèlement n’a pas pris les moyens raisonnables pour le prévenir ni pour le faire cesser, contrairement à ce que lui impose la Loi.
[16] Ces conduites contreviennent également aux droits fondamentaux garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[8] (la Charte). Bien que toute affaire de harcèlement psychologique implique une atteinte à la sauvegarde de la dignité ou à l’intégrité de la personne (articles 1 et 4), d’autres droits fondamentaux sont ici atteints, tel le droit au respect de la vie privée (article 5), à des conditions de travail justes et raisonnables (article 46) et à la liberté de la personne (article 1).
[18] Les plaignants se sont retrouvés dans une situation d’exploitation et de dépendance dans la mesure où l’employeur menaçait de les dénoncer à l’immigration et de s’en prendre à leur intégrité physique ou à celle de leur famille au Guatemala s’ils n’acceptaient pas ces conditions, excluant pour eux tout retour en arrière. Leur arrestation a mis fin à cette situation, mais non sans conséquence pour les plaignants.
[19] Enfin, ces conduites vexatoires n’auraient pas été commises, n’eût été des caractéristiques propres aux plaignants et dont le statut de travailleurs étrangers temporaires les différencie des autres travailleurs québécois. En effet, un tel statut, lié à un permis fermé, n’est attribué qu’à des personnes d’origine ethnique distincte. C’est sur la base de ce motif interdit par l’article 10 de la Charte que les plaignants ont subi du harcèlement discriminatoire.
[20] Les plaignants, sauf l’un d’entre eux, travaillent pour la première fois au Canada comme travailleurs étrangers temporaires.
[21] À leur arrivée, huit des onze plaignants travaillent dans des abattoirs où ils doivent attraper des poulets, chez Service avicole JGL ou à la Ferme Sarrazin et sont venus au Canada par l’intermédiaire de l’organisme FERME Québec. Tous témoignent avoir des conditions de travail difficiles dans les abattoirs. Ils sont payés un faible salaire selon le nombre de poulets attrapés et la cadence imposée est qualifiée d’infernale. Certains soulignent qu’ils ne peuvent ni boire ni manger pendant le travail et que les nouveaux sont souvent défavorisés par rapport aux travailleurs étrangers ayant plus d’ancienneté. Bien que ces conditions soient jugées très difficiles, aucune preuve de maltraitance n’a été faite chez leurs employeurs initiaux.
[22] Les trois autres plaignants travaillent à la Ferme Charbonneau, à la Ferme Coquelicot ou à Québec Multiplants. Ils espèrent essentiellement pouvoir travailler davantage et gagner un meilleur salaire en se joignant à l’employeur.
[23] Tous les plaignants ont contracté une dette pour venir au Canada dont le montant varie entre 1 500 $ et 5 000 $. Il s’agit pour eux de sommes très importantes, compte tenu du salaire gagné dans leur pays.
[24] Maître Susan Ramirez a représenté les plaignants après leur arrestation. Elle affirme que les travailleurs étrangers temporaires doivent assumer plusieurs frais pour venir au Canada : ceux liés à l’obtention d’un permis de travail s’élèvent à environ 155 $, ceux pour l’examen médical sont d’environ 300 $ et les frais chargés par l’agence qui agit comme intermédiaire au Guatemala varient entre 1 000 $ et 2 000 $. Certains doivent également débourser des frais de transport pour se rendre dans la capitale.
[25] Après avoir joint l’employeur, les plaignants sont affectés pour travailler chez divers donneurs d’ouvrage qui étaient des clients de l’agence de placement. Ils sont payés et logés par l’employeur.
[26] La Loi définit le harcèlement psychologique comme étant une conduite vexatoire qui se manifeste par des comportements, des paroles ou des gestes répétés qui sont[9] :
1. hostiles ou non désirés;
2. portent atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique du salarié;
3. entrainent un milieu de travail néfaste
[27] La présence de tous ces éléments est nécessaire pour démontrer l’existence du harcèlement psychologique. Une seule conduite grave peut aussi constituer du harcèlement dans certaines circonstances.
[28] Le salarié a droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique et le législateur impose à l’employeur de prendre les moyens raisonnables pour le prévenir ou le faire cesser lorsqu’il est porté à sa connaissance[10]. En contrepartie, le salarié a l’obligation de dénoncer le harcèlement qu’il subit, sauf s’il est exercé par l’employeur lui-même ou le plus haut niveau hiérarchique, comme c’est le cas dans notre dossier[11].
[29] Il est aussi bien établi que le Tribunal doit examiner les faits globalement et non séparément afin d’apprécier le caractère vexatoire réel des conduites.
[30] Le salarié a le fardeau de prouver qu’il a été victime de harcèlement par prépondérance de preuve. Enfin, le Tribunal doit apprécier les conduites vexatoires de façon objective en fonction de la personne raisonnable, normalement diligente et prudente, placée dans les mêmes circonstances et qui estimerait que le présumé harceleur a commis du harcèlement à son endroit[12].
[31] Le harcèlement psychologique est clairement défini dans la Loi et exige que celui-ci se produise dans un milieu de travail et que le plaignant ait le statut de salarié au sens de cette loi.
[32] La notion de harcèlement discriminatoire n’est pas pour sa part spécifiquement définie dans la Charte et couvre, en plus des milieux de travail, l’ensemble des sphères de la société. Son article 10.1 prévoit que nul ne peut être harcelé en raison de l’un des motifs prévus à son article 10 pour lesquels une personne ne peut être discriminée.
[33] Il sera donc question de harcèlement discriminatoire si celui-ci se rattache à l’un des motifs prohibés par l’article 10 de la Charte[13], notamment celui lié à l’origine ethnique. Les dispositions se lisent comme suit :
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
10.1 Nul ne doit harceler une personne en raison de l’un des motifs visés dans l’article 10.
[34] Ces droits conférés par la Charte impliquent donc qu’une personne est en droit de travailler dans un climat exempté de harcèlement discriminatoire[14].
[35] Ainsi, bien que le Tribunal ne détienne pas une compétence exclusive en matière de harcèlement discriminatoire, ce type de harcèlement est couvert par le présent recours[15]. D’ailleurs, sur le plan des réparations accessibles au salarié victime de harcèlement psychologique, l’article 123.15 de la Loi, depuis le 12 juin 2018, réfère spécifiquement au caractère discriminatoire d’une conduite vexatoire. Il s’agit de la partie suivante en caractère gras :
123.15. Si le Tribunal administratif du travail juge que le salarié a été victime de harcèlement psychologique et que l’employeur a fait défaut de respecter ses obligations prévues à l’article 81.19, il peut rendre toute décision qui lui paraît juste et raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire, incluant le caractère discriminatoire de la conduite, notamment: […]
[Caractères gras ajoutés]
[36] Il est vrai que les présentes plaintes ont été déposées avant cette modification. Toutefois, comme l’article 123.15 de la Loi comportait déjà la mention « compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire » au moment de leur dépôt, le caractère discriminatoire du harcèlement était déjà pris en compte dans le cadre de ce recours.
[37] Les autres articles pertinents de la Charte sont les suivants :
1. Tout être humain a droit à la vie, ainsi qu’à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne.
Il possède également la personnalité juridique.
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
5. Toute personne a droit au respect de sa vie privée.
46. Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique.
[38]
Enfin, soulignons également que les articles
3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l'inviolabilité et à l'intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles.
2087. L'employeur, outre qu'il est tenu de permettre l'exécution de la prestation de travail convenue et de payer la rémunération fixée, doit prendre les mesures appropriées à la nature du travail, en vue de protéger la santé, la sécurité et la dignité du salarié.
Les plaignants ont-ils été victimes de conduites vexatoires répétées liées à des promesses mensongères, à des conditions de travail abusives, à une intrusion dans leur vie privée ainsi qu’à des insultes et menaces hostiles et non désirées?
[39] Pour apprécier s’il y a ou non harcèlement, le Tribunal procède dans cette section à une analyse globale des conduites vexatoires puisqu’elles sont communes à tous les plaignants. À ce stade, une description des faits pour chacun d’eux aurait été répétitive et fastidieuse.
[40] À la section des dommages moraux, le Tribunal illustrera toutefois le cas de chaque plaignant en lien avec les conduites vexatoires subies de façon à identifier le préjudice moral propre à chacun et les dommages qui leur sont accordés.
[41] Le Tribunal a entendu les onze plaignants entre juillet et décembre 2018. Chaque témoignage a duré une journée entière et plusieurs ont témoigné sans la présence des uns et des autres. Ils se sont exprimés en espagnol avec une interprète. De tous ces témoignages ressortent les caractéristiques suivantes : tous les plaignants ont répondu aux questions sobrement, de façon directe et assurée. L’émotion liée aux évènements et à leurs impacts était encore palpable, surtout lorsqu’ils ont témoigné de la privation du lien affectif avec leur famille.
[42] Leurs témoignages se corroborent sur plusieurs points et aucune contradiction majeure ne permet au Tribunal de mettre en doute leur crédibilité. Ainsi, une même version détaillée est donnée sur les conditions de signature des contrats, les règles de vie imposées, la surveillance excessive, l’intrusion dans les chambres, la confiscation des documents personnels ainsi que sur les menaces à leur intégrité physique et à celle de leur famille au Guatemala. Certains ont même affirmé craindre des représailles pour eux et leur famille en raison du présent recours.
[43] Esvin Trinadad Cordon Paredes[16], le propriétaire de l’agence, a livré un témoignage évasif, répondant plusieurs fois ne pas se rappeler d’évènements précis, ce qui a entaché la crédibilité et la fiabilité de son témoignage.
[44] Quant à Garsendy-Emmanuel Guillaume, le conseiller en immigration, il a témoigné à deux occasions de façon évasive et parfois contradictoire affectant la fiabilité de sa version. Ses explications pour justifier les sommes d’argent exigées aux plaignants ne sont ni crédibles ni convaincantes au regard de l’ensemble de la preuve.
[45] Les onze plaignants sont recrutés par l’employeur sur une période de dix-huit mois, soit entre mai 2015 et octobre 2016 :
En mai et octobre 2015 : Gustavo Adolfo Prado Paredes (1)[17]
Erick Tanadeo Lopez Mayorga (2)
Marvin Estuardo Diaz Perla (3)
En septembre 2016 : Juan Antonio Godoy Enriquez (5)
Rudy Fernando Alvarez Vasquez (6)
Wilder Josue Cantoral Urrutia (7)
Ismael Simon Chuta (8)
Henry de Jesus Aguirre Contreras (9)
Juan de Jesus Hernandez Solis (10)
En octobre 2016 : Edson Vincent Perez Vasquez (13)
Banner Audiel Donis Y Donis (14)
[46] Le stratagème mis en place pour les recruter se déroule essentiellement selon un même scénario. Un concitoyen qui travaille ou a déjà travaillé chez l’employeur les rencontre dans leur logement ou dans un lieu public et s’adresse à eux en espagnol. Il leur fait valoir la possibilité d’obtenir un meilleur salaire[18], un nombre d’heures de travail plus élevé et l’aide d’un avocat en immigration pour modifier leur permis de travail en toute légalité.
[47] Ce recruteur fait aussi valoir que Cordon est d’origine guatémaltèque et parle espagnol, qu’il est un bon chrétien, qu’il a vécu les mêmes difficultés à son arrivée au Canada et qu’il veut les aider. Il leur laisse ses coordonnées.
[48] Par la suite, Cordon les rencontre seul ou par petit groupe, ou leur parle au téléphone. Il les rassure sur la légalité du changement d’employeur en affirmant que certains de ses employés ont déjà obtenu un permis de travail valide après s’être joints à lui et l’un d’eux, un dénommé Morales, a obtenu sa résidence permanente au Canada, selon notamment Mayorga et Contreras.
[49] Au cours de cet échange, Cordon explique collaborer avec un avocat en immigration capable de les aider à obtenir un permis de travail légal moyennant un coût qui ne leur est pas précisé au moment du recrutement. Seul Solis en est informé.
[50] Pour les rassurer, il propose à certains de travailler avec lui un jour ou deux avant de se décider. Deux d’entre eux acceptent de le faire pendant leur jour de congé et il leur verse comptant le salaire promis.
[51] Une fois leur accord donné de se joindre à lui, Cordon envoie chercher les plaignants immédiatement chez leur employeur désigné très tôt ou tard dans la journée. Il les avertit de ne prévenir personne avant leur départ. À son arrivée chez Cordon, Paredes témoigne entendre le recruteur dire à Cordon : « voilà c’est les gens que j’ai pu trouver » et ce dernier lui remettre une somme qu’il entend lui dire être de 200 $.
[52] Tous les plaignants témoignent de leur hésitation à quitter leur employeur désigné, mais avoir finalement été convaincus de la légalité de la démarche. Ils expliquent que leur permis de travail est rédigé en français ou en anglais, deux langues qu’ils ne comprennent pas et que leurs droits et obligations ne leur ont pas été clairement expliqués ni avant leur départ ni à leur arrivée au Canada. Ils sont tous conscients d’avoir fait une erreur.
[53] Sauf Perez qui était venu une fois auparavant, tous en sont à leur première expérience au Canada chez l’employeur désigné à leur permis de travail. Sept d’entre eux sont recrutés par l’employeur seulement quelques semaines après leur arrivée et pour d’autres, après deux ou trois semaines. Ils sont donc peu familiers avec leur nouvel environnement. Les autres sont recrutés quelques mois après leur arrivée, notamment ceux qui le sont en 2015.
[54] En fait, tous ont cru qu’il était possible de quitter leur employeur désigné et de se joindre à une agence de placement en mesure de leur fournir du travail dans différentes fermes. Ils ont cru pouvoir modifier légalement leur permis de travail avec l’avocat en immigration référé par Cordon. Enfin, Cordon les a convaincu que d’autres l’ont déjà fait et que l’un d’eux a pu faire venir sa famille. Bref, ils estiment pouvoir travailler pour Cordon en toute légalité, comme il leur a promis.
[55] Il faut comprendre que les plaignants sont à ce moment-là des personnes vulnérables, faciles à flouer et que certains ne savent ni lire ni écrire. Leur but était d’améliorer leur situation et leur salaire pour mieux subvenir aux besoins de leur famille au Guatemala et rembourser la dette contractée pour venir au Canada.
[56] Dans ces circonstances, le Tribunal conclut que les plaignants étaient de bonne foi au moment de leur décision.
[57] Quelque temps après avoir commencé leur emploi chez l’employeur, les plaignants sont amenés à Montréal par Cordon au cabinet-conseil en immigration représenté par Guillaume[19].
[58] Ce dernier est un conseiller en immigration depuis 10 ans travaillant dans un cabinet privé. Il explique intervenir auprès des plaignants à la demande de Cordon qui le contacte à l’automne 2015 pour l’informer que Paredes, Mayorga et Perla ont été maltraités chez leur employeur désigné. Il les rencontre par la suite et leur fait signer un contrat en vue de faire des démarches pour modifier leur permis de travail. Il fera de même avec ceux recrutés en 2016.
[59] Selon Contreras et Godoy, au moment de la signature de ces contrats, Guillaume leur dit parler espagnol, mais qu’il lui est interdit d’utiliser cette langue dans le cadre de son travail. Cordon leur sert donc d’interprète.
[60] Selon les plaignants, Guillaume leur est présenté comme étant un avocat en immigration, ce que nie ce dernier. Il affirme à l’audience ne pas être avocat et agir dans ces dossiers à titre de conseiller en immigration régi par le code d’éthique de sa profession[20]. Par contre, sur le document intitulé « suivi des avances » déposé par l’employeur pour chacun des plaignants, les retenues salariales consacrées au remboursement de leur dette envers Guillaume apparaissent à la rubrique « avocat en immigration ».
[61] Après la rencontre de groupe qui a lieu au cabinet de Guillaume à Montréal, des entretiens individuels ont lieu entre chaque plaignant, Cordon et Guillaume. Ils se déroulent de la façon suivante :
1. remise du mandat (ou contrat) de 5 pages rédigé en français à intervenir entre le cabinet-conseil, représenté par Guillaume, et le plaignant. Ce mandat stipule que le plaignant désire se prévaloir des services professionnels du consultant dans le but de préparer et déposer auprès de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) une modification des conditions à son permis de travail en tant que travailleur agricole. Le contrat est le même pour tous;
2. le mandat est signé sur place par le plaignant, Guillaume et Cordon, à titre d’employeur;
3. dans le mandat, les plaignants s’engagent à rembourser les honoraires professionnels de Guillaume au coût de 3 250 $ pour ceux arrivés en 2015 et 3 500 $ pour ceux en 2016. Le remboursement est échelonné sur 5 mois à raison de 800 $ ou 850 $ par mois, non négociable;
4. enfin, Guillaume et Cordon recueillent les renseignements personnels sur les membres de la famille des plaignants : nom et date de naissance du père, mère, sœur, frère, épouse, adresse au Guatemala et lieu d’origine.
[62] Guillaume affirme que Cordon a traduit en espagnol l’ensemble du mandat à chacun des plaignants, ce que le Tribunal estime invraisemblable compte tenu du nombre de pages. Il retient la version des plaignants selon laquelle Cordon leur a très sommairement expliqué le contenu. Ils affirment tous le signer sans vraiment comprendre, sauf pour ce qui est de la somme à rembourser en contrepartie de démarches pour modifier leur permis de travail.
[63] Les plaignants paient aussi 150 $ chacun pour l’heure de consultation avec Guillaume et un même montant à Cordon pour les avoir amenés à Montréal, soit 300 $ supplémentaires pour chaque plaignant. Au total, les sommes réclamées aux plaignants pour les services professionnels de Guillaume s’élèvent à près de 42 000 $, en incluant les montants qui seront réclamés à Perez ainsi qu’à Donis. Questionné, Guillaume affirme pourtant que les coûts liés à la modification d’un permis de travail sont d’un peu plus de 300 $ par personne.
[64] Une copie du contrat leur est remise afin, disent-ils, de les protéger s’ils sont arrêtés. Selon les plaignants, Guillaume les prévient qu’ils sont susceptibles de déportation s’ils ne remboursent pas leur dette.
[65] Enfin, ils sont informés qu’ils pourront par la suite demander la résidence permanente au Canada au coût de 10 000 $, selon Contreras.
[66] Une fois chez Cordon, ce dernier les informe qu’ils doivent rembourser leur dette le plus vite possible pendant qu’ils travaillent. Il décide unilatéralement de leur verser un salaire de 300 $ par semaine, peu importe le nombre d’heures travaillées, le reste servant au remboursement de la dette. Plusieurs estiment ce salaire insignifiant qui ne leur permet pas de subvenir à leurs besoins et de répondre à leurs responsabilités familiales. Ils le contestent, mais Cordon maintient sa décision. En octobre 2016, en raison de l’insistance d’un plaignant dont le fils est malade, il accepte de leur verser 350 $.
[67] Perez et Donis qui arrivent en octobre 2016 n’auront pas le temps de rencontrer Guillaume avec Cordon et de signer leur contrat. Ils sont trop occupés par le travail pour faire le voyage jusqu’à Montréal et leur arrestation surviendra avant qu’ils s’y rendent. Toutefois, Cordon exige qu’ils remboursent quand même les services professionnels de Guillaume pour modifier leur permis de travail au coût de 4 200 $ et commence les retenues salariales immédiatement. Il envoie leurs documents personnels à Guillaume, ce que nie ce dernier. Selon Guillaume, Cordon lui a simplement fait part de leur maltraitance.
[68] Cordon soutient avoir finalement été berné par Guillaume en qui il avait confiance pour régulariser la situation des plaignants. Or, cette version de Cordon n’est pas crédible au regard de l’ensemble de la preuve.
[69] Rappelons que Cordon a déjà embauché trois plaignants en 2015 avant l’arrivée du second groupe. Par conséquent, Paredes, Mayorga et Perla ont terminé de rembourser leur dette à Guillaume en septembre 2016 sans avoir obtenu une modification à leur permis de travail. Dans ces circonstances, comment Cordon peut-il alors affirmer à ceux recrutés à l’automne 2016 qu’il n’y a aucun problème à obtenir un nouveau permis avec l’aide d’un avocat en immigration et prétendre sans l’ombre d’un doute que cette démarche est légale?
[70] Mais surtout, pourquoi Cordon menace-t-il ces trois mêmes plaignants de les dénoncer à l’immigration s’ils révèlent aux nouveaux ne pas avoir obtenu la modification à leur permis de travail, comme en témoignent Paredes, Mayorga et Perla? La version de Cordon est invraisemblable, car elle est incompatible avec ce qu’il dit et fait en septembre 2016.
[71] Guillaume témoigne une première fois en juillet 2018 afin de fournir les raisons l’empêchant d’apporter les documents requis par les plaignants. Son ordinateur et ses classeurs, dit-il, ont été saisis par l’agence des services frontaliers de sorte que les documents ne sont plus en sa possession. Il précise ensuite avoir reçu une copie enregistrée de son disque dur, mais ne pas y avoir accès, ce qui donne lieu à une ordonnance du Tribunal permettant à un technicien de le faire en présence des parties, mais Guillaume admettra avant cette rencontre avoir réussi à y accéder.
[72] Guillaume admet aussi à ce moment n’avoir fait aucune démarche au nom des plaignants auprès de CIC ou d’autres instances gouvernementales avant leur arrestation, le 26 octobre 2016, pour modifier les permis de travail. Pourtant, des sommes importantes ont été soutirées aux plaignants pour ses services professionnels.
[73] Dans son témoignage rendu en mars 2019, Guillaume fournit les explications suivantes pour justifier son intervention.
[74] D’abord, Guillaume explique avoir fait plusieurs démarches au profit de l’employeur pour qu’il obtienne un avis sur le marché du travail (un AMT) auprès du gouvernement provincial afin d’obtenir l’autorisation de recruter des travailleurs étrangers temporaires. Selon la preuve documentaire, Guillaume apprend finalement autour d’avril ou mai 2016 que l’employeur n’est pas éligible à un AMT dans la catégorie « ferme », vu qu’il s’agit d’une agence de placement, mais qu’il pourrait l’être dans la catégorie des « salaires de bas niveau ». Dans une lettre du 3 septembre 2016, il expose le caractère pressant de sa demande d’AMT, car l’employeur a des clients à qui il ne peut pas fournir de main-d’œuvre.
[75] Guillaume témoigne également que l’obtention de l’AMT et du certificat d’acceptation du Québec constitue pour un employeur des conditions préalables au recrutement de salariés dans le cadre du PTET.
[76] Or, en l’absence d’un AMT et du certificat d’acceptation pour l’employeur en 2015 et en 2016, comment se fait-il que Guillaume ait fait signer le contrat par les plaignants et exigé le remboursement d’une telle dette alors qu’aucune démarche en leur nom ne pouvait être faite à ce moment? Selon la preuve, seules des démarches au bénéfice de l’employeur pouvaient être entreprises et l’ont été. Enfin, en ne satisfaisant pas à ces conditions, l’employeur n’était pas autorisé à recruter des travailleurs étrangers temporaires.
[77] Ensuite, Guillaume explique être intervenu après que Cordon lui ait expliqué, à l’automne 2015 et 2016, qu’il aidait les plaignants victimes de maltraitance. Il affirme toutefois ignorer à ce moment que les plaignants travaillent pour l’employeur, mais concède finalement qu’il en avait une vague idée « par la bande ». Le Tribunal ne le croit pas. Guillaume le savait, car le mot « Employeur » apparaît sous la signature de Cordon dans tous les contrats des plaignants dès 2015 et ces derniers ont affirmé que Guillaume les a prévenus qu’ils ne pouvaient travailler que pour Cordon. D’ailleurs, comment auraient-ils pu rembourser une telle dette sans travailler?
[78] Guillaume affirme aussi avoir vérifié les allégations de maltraitance, mais il ne fournit aucun détail sur ses démarches ou sur les résultats obtenus. La seule preuve documentaire à l’appui de cette prétention n’est pas probante.
[79] En effet, avant l’arrestation des plaignants qui a eu lieu le 26 octobre 2016, la mention de maltraitance n’apparaît que dans deux lettres signées par Guillaume et adressées exclusivement à Cordon. L’une datée du 26 septembre 2016 fait référence à Perla, qui est inquiet de n’avoir rien reçu après un an. L’autre lettre ne concerne pas les plaignants.
[80] La lettre du 26 septembre 2016 concernant Perla a pour objet « confirmation du statut implicite permettant aux immigrants temporaires de travailler au Canada ». Guillaume écrit à Cordon que Perla détient ce statut implicite « selon l’article R183(5) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (RIPR) ». Après avoir cité cet article, il poursuit :
Explications :
Un résident temporaire doit demander le renouvellement de son statut avant que ce dernier n’expire. Si le demandeur l’a fait, la durée de son séjour autorisé à titre de résident temporaire est prolongée par la loi jusqu’à ce qu’une décision soit prise [R183(5)].
En effet, nous avons été mandatés par vous au mois d’Avril 2016 et Mai 2016 afin d’entreprendre des procédures pour obtenir auprès du Ministère de l’Immigration de la diversité et de l’inclusion (MIDI) un certificat d’acceptation et en second lieu auprès de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) un nouveau permis de travail leur permettant de travailler pour un autre employeur que LES FERMES SARAZIN ET SERVICES AVICOLE JGL.
Étant donné que la plupart des travailleurs temporaires cités ci-après [seul le nom de Perla est cité] ont subi des abus et de la maltraitance, nous avons demandé à CIC un traitement prioritaire de façon à ce que le nouveau permis de travail leur soit émis et leur permet de travailler au sein de votre entreprise « ENTREPRISE DE PLACEMENTS LES PROGRES INC.
[Caractères gras ajoutés]
[81] Or, compte tenu de l’aveu de Guillaume selon lequel il n’a fait aucune démarche pour modifier son permis de travail, cette lettre ne vise qu’à rassurer faussement Perla, d’autant plus qu’elle n’est adressée qu’à Cordon et n’émane d’aucune autorité gouvernementale.
[82] En effet, comme l’affirme Me Ramirez, Perla ne détient qu’un permis fermé qui n’a fait l’objet d’aucune demande de prolongation ou de modification à ce moment. Il est donc invraisemblable que Perla puisse bénéficier d’un « statut implicite », comme l’écrit Guillaume, puisque ce statut est accordé seulement lorsque le résident temporaire demande la prolongation de sa période de séjour avant son expiration et qu’aucune décision n’a encore été prise.
[83] Certes, le Tribunal n’a pas à se prononcer sur la situation des plaignants vis-à-vis de l’immigration ni à interpréter les lois ou règlements pertinents. Toutefois, il retient que cette lettre adressée uniquement à Cordon ne prouve en rien une intervention de Guillaume fondée sur la maltraitance des plaignants.
[84] Malgré le remboursement de leur dette, aucun reçu n’est transmis aux plaignants par Guillaume pour en attester. Il est vrai que Cordon remboursait lui-même la dette des plaignants à Guillaume à partir des retenues faites sur leur salaire. Toutefois, les factures émises par Guillaume à Cordon ne permettent pas non plus de distinguer les services rendus aux plaignants ou à l’employeur en échange de ces sommes.
[85] Mais surtout, et c’est là que le bât blesse, Guillaume affirme qu’il était convenu avec Cordon que les sommes prévues aux contrats des plaignants « servaient autant aux démarches individuelles des travailleurs qu’aux démarches faites pour l’employeur ». Or, rien dans les contrats des plaignants ne le prévoyait et à l’évidence les montants ont servi à Cordon puisque les seuls services rendus par Guillaume avant l’arrestation des plaignants l’ont été au bénéfice de l’employeur qui désirait obtenir un avis sur le marché du travail (un AMT) auprès du gouvernement provincial pour l’autoriser à recruter des travailleurs étrangers temporaires.
[86] Rien ne justifiait Guillaume ou Cordon de réclamer ces sommes aux plaignants. Non seulement l’employeur n’avait pas obtenu les autorisations requises pour embaucher des travailleurs étrangers, mais même en supposant qu’il l’ait obtenu, il ne pouvait être en mesure de recruter les plaignants vu la situation irrégulière dans laquelle il les avait placés.
[87] Au regard de l’ensemble de la preuve, le Tribunal écarte donc les explications fournies par Guillaume ou l’argument de Cordon voulant qu’il ait été trompé par ce dernier. En effet, selon la preuve prépondérante, le Tribunal estime que les sommes remboursées par les plaignants à Cordon et remises ensuite à Guillaume n’ont pas été utilisées au profit des plaignants, mais à celui exclusif de l’employeur.
[88] Ce n’est qu’après l’arrestation des plaignants, le 26 octobre 2016, que Guillaume transmet au CIC une demande en ligne datée du 14 novembre 2016 au nom de Mayorga pour modifier son permis de travail, car ce dernier n’est pas arrêté en même temps que les autres. Sur son formulaire, Mayorga n’indique pourtant pas travailler pour Cordon à la section « Emploi » alors que Guillaume le savait, comme l’a conclu le Tribunal. L’empressement de Guillaume à soumettre cette seule demande, peu après l’arrestation des autres, est étonnant dans la mesure où Mayorga a signé son contrat en 2015.
[89] Au surplus, cette demande qui coûte 355 $ est facturée à Mayorga alors qu’il a déjà remboursé sa dette de 3 250 $ sans qu’aucun service ne lui soit rendu.
[90] Enfin, soulignons que la seule mention de maltraitance des plaignants auprès des autorités gouvernementales apparaît dans un courriel de Guillaume daté du 1er novembre 2016. Il requiert un entretien téléphonique avec une agente du gouvernement concernant 15 travailleurs agricoles que son client [l’employeur] a accueillis chez lui, étant donné que ceux-ci étaient maltraités (violence verbale, violence psychologique, non-respect de leur salaire, insalubrité [chez l’employeur désigné]). Il demande une intervention ministérielle et un traitement prioritaire du dossier, car, écrit-il, les travailleurs sont injustement détenus au centre de détention de Laval.
[91] Ce courriel de Guillaume est envoyé trop tard pour être prépondérant. D’ailleurs, les plaignants plaident l’avoir déposé non pas pour faire preuve de son contenu, mais pour illustrer la démarche de Guillaume.
[92] En conclusion, rien dans la preuve ou dans les documents déposés ne permet d’accorder une force probante au témoignage de Guillaume selon lequel il voulait aider les plaignants, avant leur arrestation, à modifier leur permis de travail en raison de la maltraitance qu’ils auraient subie chez leur employeur désigné.
[93] Le Tribunal conclut donc que Guillaume a participé au harcèlement psychologique des plaignants en leur réclamant des sommes indues pour des services non rendus, et ce, de connivence avec l’employeur.
[94] En conclusion, le stratagème mis en place par Cordon, avec l’aide de Guillaume, a permis de sortir les plaignants du cadre légal lié à leur permis fermé avec des promesses mensongères. Ce faisant, l’employeur a aggravé leur vulnérabilité et ouvert la voie à d’autres conduites vexatoires. Il a exploité les plaignants sur le plan financier en raison du contrat et de la dette contractée envers Guillaume sans qu’aucun service professionnel ne leur soit rendu et pour son profit exclusif. Ce dernier est directement et conjointement responsable des actes commis par le conseiller en immigration. Son argument selon lequel il a été induit en erreur par ce dernier n’est pas retenu.
[95] La Loi détermine divers paramètres qui fixent les normes minimales de travail, notamment le versement d’un salaire minimum (article 40), la majoration du salaire pour les heures effectuées au-delà de la semaine normale (article 55), un repos hebdomadaire et une durée maximale du travail, sauf dans le cas d’un travailleur agricole qui y consent (article 59.01 et article 78) et des retenues salariales qui doivent faire l’objet d’un consentement écrit de la part du salarié spécifiant la raison du retrait (article 49).
[96] Or, dans notre affaire, l’employeur a utilisé sa position de force pour abuser de la vulnérabilité des plaignants et pour les exploiter. En effet, les plaignants n’ont pas été payés pour leurs heures travaillées ni même reçu l’équivalant du salaire minimum. De plus, ils ont été escroqués vu les sommes importantes retirées de leur paie pour le paiement de services qui ne leur ont jamais été rendus par Guillaume.
[97] L’inspecteur de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (la CNESST) explique que les plaignants ont déposé des plaintes pécuniaires afin de réclamer la différence entre les heures inscrites au registre de paie de l’employeur et celles apparaissant sur les feuilles de temps des donneurs d’ouvrage ou leurs relevés d’emploi. Ils réclament les heures non payées, les majorations dues au-delà de 40 heures par semaine travaillées, les jours fériés et leurs congés annuels. De plus, l’employeur a reconnu sa culpabilité quant à l’absence de consentement écrit des plaignants pour effectuer les diverses retenues salariales.
[98] Le Tribunal n’est pas saisi de ces recours et n’a donc pas à déterminer le manque à gagner qui pourrait en découler. Néanmoins, ces documents ont été déposés en preuve et démontrent que l’ensemble de ces conditions de travail revêtent un caractère à ce point abusif, qu’elles sont assimilables à des conduites vexatoires.
[99] Bien que certaines retenues salariales imposées aux plaignants sont habituelles, d’autres ne le sont pas. Le logement de l’employeur leur coûte 30 $ par semaine. À cela s’ajoutent cependant 25 $ par mois pour internet alors qu’ils sont 10 à 15 travailleurs par logement et 10 $ par jour pour le transport chez les donneurs d’ouvrage, frais ignorés par plusieurs. Paredes, Mayorga et Perla paient jusqu’en avril 2016, 100 $ par semaine pour de la nourriture fournie par l’employeur quand ils habitaient dans la maison de Cordon alors qu’elle est nettement insuffisante.
[100] Mais surtout, Cordon ne verse qu’un salaire de 300 $ par semaine et 350 $ à partir d’octobre peu importe les heures travaillées jusqu’au remboursement complet de leur dette.
[101] Or, les feuilles de temps remplies chez des donneurs d’ouvrage par les plaignants et déposées en preuve indiquent qu’ils travaillent entre 50 et 80 heures par semaine, doublant leurs quarts de travail, parfois à des endroits différents impliquant pour eux un déplacement supplémentaire, souvent fait à vélo. Ainsi, Paredes et Alvarez témoignent avoir travaillé parfois 24 ou 36 heures d’affilée pendant la récolte des canneberges et ne pas avoir eu de jours de repos durant la semaine, malgré leur demande. D’autres ont demandé de bénéficier d’une journée de congé en raison de la fatigue ou de la maladie, ce qui leur a été refusé.
[102] De plus, il était impossible pour les plaignants de comparer les heures inscrites sur les feuilles de temps des donneurs d’ouvrage avec celles sur le bulletin de paie, ni de valider si les heures effectuées en heures supplémentaires étaient payées. Le registre de paie de l’employeur n’est pas fiable puisque le salaire est versé sans égards aux heures réellement travaillées.
[103] Les diverses retenues sur le salaire énoncées précédemment n’apparaissent pas sur le bulletin de paie. Seules quelques mentions manuscrites en français sont inscrites à l’occasion, mais elles ne permettent pas de suivre ni de valider les montants retirés, leur raison et le cumulatif. Contreras et Mayorga affirment n’avoir jamais vu leur bulletin de paie.
[104] Enfin, la feuille de « suivi des avances » confectionnée par l’employeur pour chacun des plaignants et déposée en preuve est tout aussi imprécise, voire incompréhensible dans la mesure où il s’agit d’une feuille séparée qui ne fait pas état du salaire gagné ni des retraits cumulatifs. Les plaignants n’ont d’ailleurs jamais vu cette feuille au cours de leur emploi, sauf exception.
[105] Bref, le registre de paie de l’employeur, les heures inscrites sur les bulletins de paie et les feuilles remplies chez les donneurs d’ouvrage ne concordent pas, toujours en défaveur des plaignants. La durée du travail et le respect des jours de repos ne sont pas conformes aux normes minimales de travail.
[106] Par ailleurs, à quelques occasions, les plaignants sont sollicités ou ont été forcés dans certains cas d’aller faire des ménages avec la conjointe de Cordon chez des concessionnaires d’automobiles sans que ces heures leur soient payées ou inscrites sur des feuilles de temps.
[107] En conclusion, il s’agit là de conditions de travail abusives et contraires à l’ordre public. Les plaignants ne pouvaient de facto renoncer à l’application de la Loi. Elles contreviennent également à l’article 46 de la Charte qui prévoit le droit à des conditions justes et raisonnables.
[108] Les plaignants habitent divers logements loués par l’employeur tous situés à Victoriaville :
· En 2015, les trois plaignants résident chez Cordon dans deux maisons qu’il loue successivement jusqu’en avril 2016. Les plaignants aideront gratuitement Cordon à déménager.
· À partir d’avril 2016, les trois plaignants et d’autres recrutés en septembre 2016 habitent ensuite un appartement loué au […].
· La plupart des plaignants recrutés en 2016 habitent une maison louée au […], à côté de l’appartement.
[109] Selon les photos, ces lieux physiques sont propres et décents. Les plaignants déplorent cependant être trop nombreux à y vivre ainsi que les règles de vie imposées à l’intérieur de leur logement.
[110] En 2015 et au début de l’année 2016, Mayorga, Paredes et Perla sont logés au sous-sol des maisons louées par Cordon qui habite au premier étage avec sa conjointe, Maria Mercedes Ladino Rincon. Elle leur est présentée comme étant leur patronne et elle est aussi administratrice de l’employeur. Cette cohabitation dure près d’un an pour Paredes et environ 6 mois pour les deux autres.
[111] Essentiellement, ils déplorent être trop nombreux à y résider, ne pas manger suffisamment et souffrir du froid au sous-sol.
[112] Selon le témoignage des plaignants, le sous-sol comprend 2 pièces pour 10 à 15 travailleurs, selon la période. Il n’y a qu’un seul lit dont ils se disputent l’accès. Les autres dorment sur des matelas gonflables posés sur un sol froid, car Mercedes leur interdit d’augmenter le chauffage. Ils partagent une seule toilette et une seule douche alors que leur travail est salissant.
[113] Elle cuisine pour eux et chaque plaignant doit verser 100 $ par semaine pour sa nourriture. Ils n’ont pas le droit d’en acheter et d’en apporter même si ce qu’ils mangent est nettement insuffisant vu leur travail physique. À une occasion, l’un d’eux achète un poulet déjà cuit, mais cette dernière crie tellement après eux craignant qu’ils ne salissent le sous-sol qu’il a dû le jeter.
[114] Elle leur cuisine un seul repas par jour, surtout composé de riz et de haricots. Leur lunch est constitué d’un sandwich, un fruit et un biscuit ou un morceau de fromage. À leur retour, ils n’ont souvent qu’une seule soupe en conserve.
[115] Mercedes descend quatre fois par jour au sous-sol où il n’y a pas de porte protégeant leur intimité. Dès qu’elle voit une saleté par terre et peu importe l’heure, elle les oblige à enlever les matelas pour passer la serpillère. Elle les traite de sales et de cochons et menace d’appeler l’immigration s’ils ne le font pas.
[116] À partir d’avril 2016, les plaignants habitent dans la maison ou l’appartement loué sur le boulevard […]. Cordon et sa conjointe n’habitent plus avec les plaignants qui préparent désormais eux-mêmes leur nourriture.
[117] Quinze travailleurs résident dans la maison au […]. La maison comprend 3 chambres en haut et 3 chambres en bas et 2 salles de bain. L’appartement quant à lui comprend 2 chambres et 1 salle de bain pour un nombre de travailleurs pouvant varier entre 5 et 10, selon la période.
[118] Plusieurs plaignants couchent sur des matelas gonflables posés au sol jusqu’à la fin de leur emploi. Compte tenu du nombre de travailleurs et du temps requis pour préparer leur nourriture chaque jour, Cordon installe une deuxième cuisinière et un frigo dans le garage de la maison du […].
[119] Toutefois, en l’absence d’extincteur, les plaignants ouvrent la porte à cause de la fumée et débranchent le moteur pour éviter que la porte ne s’ouvre et ne se referme constamment. Cette situation provoque la colère de Cordon qui crie après Solis en lui disant qu’il a « de la merde dans la tête » et l’humilie devant les autres. Il ne veut pas qu’ils soient vus et menace Solis de devoir payer si la porte se casse.
[120] Quel que soit le lieu d’habitation, dans les maisons ou l’appartement, les plaignants dénoncent la surveillance excessive et l’intrusion dans leur vie privée qui peuvent se résumer ainsi : 1) un contrôle excessif exercé par Cordon et Mercedes; 2) l’absence de liberté vu les règles de vie imposées aux plaignants; 3) la confiscation de leurs documents personnels.
[121] Essentiellement, les mêmes règles s’appliquent à tous et partout. Elles sont transmises à leur arrivée et à partir de septembre 2016, elles sont affichées au mur. Leur transgression les oblige à payer de 5 à 20 $ à Mercedes selon l’infraction. Le dimanche, des rencontres de groupe ont lieu en présence de Cordon et de Mercedes pour les leur rappeler. Ces règles sont les suivantes :
· ne dire à personne où ils habitent; ne jamais avoir de visite ni homme ni femme;
· laver et ranger la vaisselle, garder la cuisine propre et faire leur lit en tout temps;
· se déconnecter de leur compte Facebook ou des réseaux sociaux;
· ne jamais consommer d’alcool; ne pas fumer;
· ne pas consommer de nourriture pour le groupe habitant dans la même maison que Cordon entre mai 2015 et avril 2016;
· éteindre les lumières au plus tard à 22 h;
· obligation de se rendre à l’Église évangélique le dimanche alors qu’ils sont catholiques.
[122] À ces règles intrusives s’ajoute la surveillance excessive de Mercedes qui vient presque tous les jours inspecter l’état des lieux que ce soit à la maison ou à l’appartement. Selon les témoignages concordants, elle inspecte non seulement les espaces communs, mais entre dans leurs chambres à tout moment sans les prévenir et en les réveillant. Tous témoignent se sentir envahis dans leur vie privée. Elle crie après eux si la cuisine n’est pas propre ou si une lumière reste allumée.
[123] Ces règles sont ressenties comme un stress supplémentaire dans un contexte où ils doivent tout ranger et tenir propre alors qu’ils dorment à peine vu le nombre élevé d’heures de travail.
[124] Cordon a exigé que les plaignants lui remettent à leur arrivée leur passeport, leur permis de travail et leur carte d’assurance sociale sous prétexte qu’il en avait besoin pour les démarches liées à leur permis de travail ou aux fins comptables.
[125] Au moment de l’arrestation, il est admis que Cordon avait en sa possession les passeports appartenant à neuf plaignants dans son porte-document. Ces documents ne leur ont pas été rendus avant leur détention.
[126] Cordon témoigne numériser ces documents et les envoyer à Guillaume. Par la suite, il conserve les originaux à la demande des plaignants, dit-il, car ils craignent de les égarer. Il affirme que ceux-ci leur confient librement et peuvent en demander une copie. Il les a remis à Paredes et Mayorga quand ceux-ci ont voulu avoir des cellulaires et ils lui ont remis volontairement, ce qu’ils nient.
[127] Pourtant, Cantoral, Solis et Alvarez affirment avoir demandé leurs documents personnels à Cordon qui a refusé de leur remettre jusqu’à ce qu’ils remboursent leur dette. D’autres témoignent ne pas l’avoir fait sachant à l’avance le refus de Cordon.
[128] À cet égard, il est utile de noter que le législateur prévoit ajouter à la Loi les articles 92.5 et suivants[21] afin d’encadrer les activités des agences de recrutement de travailleurs étrangers temporaires, lesquelles devront notamment obtenir un permis de la CNESST. L’article 92.11 indiquera notamment qu’il est interdit à l’employeur d’exiger d’un travailleur étranger temporaire qu’il lui confie la garde de ses documents personnels. Cependant, ces nouvelles dispositions ne sont pas encore en vigueur et le seront que si le gouvernement adopte un règlement à cet effet. Elles sont néanmoins un indicateur d’une situation déplorable à laquelle le législateur veut remédier.
[129] En conclusion, le Tribunal retient la version des plaignants. Ils ont été victimes d’une surveillance excessive et d’intrusion dans leur vie privée que ce soit dans leur espace privé ou par la confiscation de leurs documents personnels, qui, selon la preuve prépondérante, n’ont pas été remis volontairement à Cordon.
[130] De façon quotidienne et continue, Cordon et sa conjointe ont insulté les plaignants dans le but de les rabaisser ou de remettre en question leur jugement ou leur intelligence. Nous reprendrons des exemples dans l’analyse au cas par cas.
[131] Essentiellement, les plaignants sont traités de « sales porcs », de « crasseux » et Mercedes leur dit que les « Guatémaltèques sont aussi sales que des cochons ou des animaux. » Elle se plaint de leur odeur en se pinçant le nez lorsqu’ils rentrent du travail. Cordon les traite « d’ânes, de sots, de bons à rien » ou « de sans cervelle », s’ils ne comprennent pas les horaires ou se trompent de chemin en conduisant la voiture. Paredes et Solis sont ridiculisés devant les autres.
[132] Ces insultes sont proférées quotidiennement lorsqu’ils ne respectent pas les règles de vie ou les demandes de Cordon liées au travail. Tous s’en sont plaints dans leur témoignage et le Tribunal retient leur version.
[133] Cordon et sa conjointe ont intimidé les plaignants en les menaçant de diverses représailles.
[134] Lorsque les règles de vie dans les logements ne sont pas respectées, les plaignants affirment que Mercedes devient très vite en colère, voire hystérique, et les menace de payer une amende à plusieurs reprises. Elle exigera également pour certains le paiement de 20 $ pour une lumière non éteinte ou une assiette cassée.
[135] De plus, Cordon et Mercedes profèrent des menaces de dénonciation à l’immigration et de déportation afin d’obtenir des plaignants qu’ils travaillent sans protester. Ces menaces sont utilisées lorsqu’ils demandent un jour de repos qui leur est refusé, s’ils contestent le nombre d’heures de travail qui leur est imposé ou s’ils deviennent trop insistants sur le suivi des démarches devant être effectuées par Guillaume.
[136] Mais il y a plus. Des menaces de faire du mal aux plaignants ou aux membres de leur famille au Guatemala sont faites par Cordon s’ils ne s’acquittent pas de leur dette. Ces menaces sont vraisemblables, car ils ont fourni les renseignements personnels sur tous les membres de leur famille à la demande de Guillaume.
[137] Essentiellement, Cordon leur dit connaître des gens au Guatemala « capables de régler les choses de la bonne ou mauvaise façon ». Tous interprètent ces paroles comme des menaces à leur intégrité et à celle de leur famille, car, disent-ils, au Guatemala un délinquant peut tuer pour un peu d’argent. Nous y reviendrons dans l’analyse du cas de chaque plaignant.
[138] Compte tenu de ces menaces connues des plaignants qui partagent les mêmes lieux de vie et échangent entre eux, certains ont affirmé qu’ils n’osaient même plus contester ou demander quoi que ce soit à Cordon.
[139] Le 26 octobre 2016, vers 6 h du matin, une quinzaine d’agents des services frontaliers du Canada se présentent aux logements des plaignants pour les arrêter. Ils sont menottés et amenés au centre d’immigration à Sherbrooke puis, vers 19 h, transférés à celui de Laval.
[140] Au cours de leur détention qui s’étend selon les cas du 4 au 22 novembre 2016, soit entre 2 et 6 semaines, les plaignants se sentent profondément affectés, méprisés, escroqués, trahis et fraudés. Seul Mayorga n’est pas arrêté à cette date, mais l’est le 10 janvier 2017 et est détenu une seule journée. En effet, à partir de l’été 2016, Mayorga habite seul dans une roulotte située sur la ferme d’un donneur d’ouvrage, ce qui explique le report de son arrestation.
[141] Les plaignants retiennent les services de Me Ramirez qui les a rencontrés pendant leur détention. Elle témoigne de la dégradation de leur état psychologique et physique. Ils ont tous, dit-elle, les ongles longs et sales, ils sont décoiffés, ils ont une barbe non rasée et sentent mauvais, car ils n’ont ni savon ni argent. Ils sont déprimés et anxieux face à l’incertitude de la situation. Ils sont détenus pour la première fois de leur vie.
[142] Au cours de leur incarcération, Cordon leur rend visite une fois ou plus, selon le cas. Il remet 20 $ à certains en affirmant qu’il s’agit d’un cadeau, mais il déduit cette somme de leur paie selon « la feuille des avances » déposées.
[143] Il continue de vouloir les manipuler et revient avec Guillaume qui se présente cette fois à Contreras avec une traductrice afin d’obtenir son accord écrit pour le représenter en lui promettant qu’il pourra revenir travailler au Canada. Contreras lui demande pourquoi il s’occupe d’eux si tard et Guillaume lui répond qu’il a été très occupé et qu’il faisait des démarches. Contreras refuse son offre, affirmant être tombé une fois dans son piège et ne pas vouloir recommencer.
[144] Après leur libération, les plaignants reçoivent de l’aide du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (le CTI), un organisme à but non lucratif. Me Ramirez affirme que, selon l’enquête faite par l’agence, aucune demande de visa ou de permis de travail n’a été faite pour les plaignants dans le système mondial de gestion des cas relatifs aux demandes de visa auprès de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Cette enquête tentait de valider les allégations des plaignants voulant qu’une demande de permis ait été faite vu les sommes remboursées à Guillaume.
[145] À la suite de leur arrestation, les plaignants pouvaient être expulsés du pays sans délai. Or, après leur libération, Me Ramirez explique qu’un permis de séjour temporaire leur a été délivré de février à octobre 2017 leur permettant de travailler. Il a été renouvelé par la suite jusqu’au moment des audiences, mais avec des conséquences pour les plaignants.
[146] En effet, ce titre de séjour ne prévoit pas d’entrées multiples au Canada de sorte que les plaignants n’ont pas quitté le pays pour la simple raison qu’ils n’auraient pas pu revenir. Certains affirment qu’ils sont désormais sur la liste noire des PTET excluant toute chance pour eux de revenir travailler. Ayant besoin d’argent et ayant entamé des procédures judiciaires, ils sont restés au Canada malgré la douleur d’être privés des leurs. Ils n’ont donc pas vu leur famille depuis 2015 ou 2016 au moment des audiences qui se sont terminées en 2019.
[147] Pour conclure à des conduites vexatoires hostiles et répétées, le Tribunal tient compte de leur durée et de leur intensité, du caractère éprouvant et continu des conditions de travail abusives et des insultes proférées ainsi que de la surveillance excessive portant atteinte à leur vie privée.
[148] Il considère également le caractère prémédité du stratagème frauduleux mis en place pour piéger les plaignants au profit des seuls intérêts financiers de l’employeur et de Guillaume. Leur argent a été détourné afin de payer les démarches nécessaires à l’obtention de l’AMT[22] de l’employeur. En les flouant et en les plaçant dans une situation irrégulière vis-à-vis de l’immigration, l’employeur les a enfoncés dans une impasse, car les menaces à leur intégrité et à celle de leur famille les gardaient captifs. Leur arrestation et leur détention en ont finalement découlé.
[149] Une analyse détaillée des conduites vexatoires subies par chaque plaignant est faite ultérieurement.
Ces conduites ont-elles porté atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique des plaignants et entraîné pour eux un milieu de travail néfaste?
[150] La Cour suprême dans l’arrêt St-Ferdinand[23] définit la dignité humaine à partir de deux dimensions : 1) le respect que mérite chaque personne; 2) le respect ou l’estime que cette personne a de soi.
[151] Dans l’affaire Breton c. Compagnie d’échantillons «National» ltée[24], la dignité est définie comme suit :
[155] Selon la jurisprudence et la doctrine, la dignité réfère au respect, l’estime de soi et l’amour-propre d’une personne. La dignité renvoie aussi aux dimensions fondamentales et intrinsèques de l’être humain. Par exemple, cette notion vise le traitement injuste, la marginalisation ou la dévalorisation. La dignité implique aussi, toujours à titre d’exemples, le droit d’être traité avec pudeur, discrétion, retenue, égards, estime, considération, respect, déférence et de façon respectueuse. Pour qu’il y ait atteinte à la dignité, il n’est pas nécessaire qu’il y ait des séquelles définitives.
[Caractères gras ajoutés]
[152] Concernant l’atteinte à l’intégrité psychologique ou physique, la Cour suprême dans l’arrêt St-Ferdinand mentionne ce qui suit :
97. […] Le sens courant du mot « intégrité » laisse sous-entendre que l'atteinte à ce droit doit laisser des marques, des séquelles qui, sans nécessairement être physiques ou permanentes, dépassent un certain seuil. L'atteinte doit affecter de façon plus que fugace l'équilibre physique, psychologique ou émotif de la victime. D'ailleurs, l'objectif de l'art. 1, tel que formulé, le rapproche plutôt d'une garantie d'inviolabilité de la personne et, par conséquent, d'une protection à l'endroit des conséquences définitives de la violation.
[Caractères gras ajoutés]
[153] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que l’ensemble des comportements et des propos de Cordon, Mercedes et Guillaume, pris de façon objective et d’un point de vue externe, auraient eu pour effet de déposséder toute personne placée dans la même situation que les plaignants de sa valeur intrinsèque qui la rend digne de respect. De plus, les menaces à leur intégrité physique et à celle de leur famille dépassent un certain seuil affectant l’équilibre émotif et psychologique de ceux-ci.
[154] Les plaignants n’ont pas été traités dignement et ont été bafoués dans leur estime d’eux. Cette situation en continu a duré entre 6 semaines et 18 mois, selon le cas, et les conséquences se sont fait sentir bien au-delà de leur libération.
[155] Il s’agit indiscutablement d’une expérience douloureuse et traumatisante.
[156] En conclusion, ces conduites vexatoires résumées aux paragraphes 147 et 149 ont porté atteinte à leur dignité et à leur intégrité psychologique. Elles ont créé un milieu de travail néfaste et irrespectueux et elles ont contaminé leur lieu de vie chez l’employeur. Les plaignants ont été victimes de harcèlement psychologique.
[157] L’employeur n’a rien fait pour prévenir ou faire cesser le harcèlement psychologique, car le propriétaire de l’agence en était à l’origine et il cautionnait les conduites vexatoires des deux autres harceleurs.
[158] Enfin, ces conduites vexatoires n’auraient pas été commises, n’eût été des caractéristiques propres à ces plaignants, dont le statut de travailleur étranger temporaire les différencie des autres travailleurs québécois. En effet, un tel statut, lié à un permis de travail fermé, n’est attribué qu’à des personnes d’origine ethnique distincte, qu’il s’agisse notamment de Mexicains, de Philippins ou de Guatémaltèques. Or, dans notre affaire, la situation de harcèlement qu’ils ont dû subir est donc en lien avec leur origine ethnique, ce qui constitue également du harcèlement discriminatoire puisqu’il est fondé sur un motif interdit par l’article 10 de la Charte.
Les plaignants ont-ils droit à des dommages moraux? Dans l’affirmative, les sommes réclamées variant, selon le cas, entre 30 000 $ et 40 000 $ sont-elles justes et raisonnables?
· Paredes, Mayorga et Perla réclament 40 000 $ en dommages moraux pour le préjudice causé par le harcèlement subi pendant plus d’un an.
· Godoy, Alvarez, Cantoral, Chuta, Contreras et Solis réclament 35 000 $ en dommages moraux pour le préjudice causé par le harcèlement subi près de trois mois.
· Perez et Donis réclament 30 000 $ en dommages moraux pour le préjudice causé par le harcèlement subi près de deux mois.
[159] L’article 123.15 (4) confère aux plaignants victimes de harcèlement le droit à la réparation du préjudice moral qu’ils ont subi.
[160] La jurisprudence a identifié les critères à considérer en pareil cas qui se résument comme suit :
1. Les effets du harcèlement : stress, anxiété, état dépressif[25], impact sur la vie privée et professionnelle, isolement social imposé[26], dénigrement devant des collègues[27], crainte pour sa propre vie[28];
2. La durée[29] et la fréquence du harcèlement[30];
3. L’intensité et la gravité des gestes[31];
4. L’inaction de l’employeur ou son rôle dans le harcèlement[32];
5 Les séquelles définitives du salarié ne sont pas nécessaires pour l’octroi de dommages moraux[33].
6. L’atteinte à d’autres droits fondamentaux que ceux liés à la dignité et à l’intégrité peut constituer un facteur aggravant influençant les dommages à accorder. Par exemple, le droit à des conditions de travail raisonnables (46 CDLP)[34], à la liberté d’expression[35] et en lien avec la grossesse[36].
[161] Par ailleurs, bien
que le préjudice moral subi reste difficile à chiffrer, la Cour d’appel, dans Syndicat
des employées et employés de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500 (SCFP-FTQ)
c. Fontaine[37], reconnaît le droit à
une compensation autre que purement symbolique dans le contexte d’une plainte
de harcèlement psychologique qui s’étend sur plusieurs années et fondée sur
l’article
[162] Plus récemment, dans l’affaire Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Desormeaux[38], la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse écrit « qu’il est temps d’envoyer un message clair que les comportements discriminatoires et de harcèlement ne sont pas acceptables et ne sont plus tolérables, particulièrement lorsqu’ils sont perpétrés dans un milieu où les victimes sont vulnérables de par leur subordination juridique et économique, leur manque d’expérience sur le marché du travail ou leur jeune âge ». Une somme de 20 000 $ est accordée pour du harcèlement sexuel pendant près de deux ans.
[163] Une somme de 20 000 $ est aussi accordée dans Allaire c. Research House inc.[39], alors que le harcèlement s’est échelonné sur une période de quatre mois et dont les effets se sont poursuivis après le congédiement. Un même montant est octroyé dans l’affaire Roberge c. Ville de Montréal[40] où il y a eu pendant plusieurs mois, atteinte à d’autres droits fondamentaux en plus de ceux liés à la sauvegarde de la dignité et de l’intégrité de la personne.
[164] Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Pavilus) c. Québec (Procureur général)[41], des dommages de 25 000 $ sont octroyés pour harcèlement discriminatoire vu les propos racistes tenus par les collègues du plaignant et avalisés par la direction.
[165] Dans l’affaire Diaconu c. Municipalité de la paroisse de St-Télesphore[42], la Commission des relations du travail accorde le montant réclamé de 15 000 $ pour des propos et des gestes dénigrants et méprisants pendant une période de huit mois et dans Rouleau c. Université de Montréal[43], le même montant est octroyé pour des actes similaires pendant plusieurs années.
[166] Dans Tharumaratam c. 3097-5163 Québec inc.[44], une somme de 15 000 $ est octroyée à un salarié battu, insulté et humilié sur une longue période alors qu’il travaillait dans un restaurant et un montant de 25 000 $ est accordé à un salarié menacé, injurié et humilié devant ses collègues de travail pendant près de 8 mois dans Helbawi c. Transelec / Common inc.[45].
[167] Un montant de 25 000 $ est accordé par le Tribunal des droits de la personne dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Québec (Procureur du Québec)[46], pour de la discrimination et du harcèlement racial ainsi que la terminaison d’un stage basé sur un rapport biaisé provenant des auteurs du harcèlement.
[168] Enfin, un montant de 30 000 $ est accordé dans Bergeron c. Ville de Montréal[47] pour un congédiement portant atteinte à la réputation, à l’honneur et à la dignité.
[169] Dans cette section, le Tribunal procède d’abord à l’analyse du préjudice commun subi par tous les plaignants afin d’éviter la répétition. Ensuite, le cas de chaque plaignant est examiné afin de déterminer les dommages moraux à accorder.
[170] Quant à l’appréciation des témoignages, le Tribunal note qu’il a été parfois difficile pour les plaignants d’exprimer les effets du harcèlement et qu’ils l’ont fait dans certains cas avec peu de mots. Leur non verbal exprimait toutefois l’intensité de ce qu’ils ont vécu et certains ne pouvaient contenir leurs émotions même après plusieurs années.
[171] Dans les présents dossiers, si la durée du harcèlement vient différencier en partie les montants réclamés, il n’en demeure pas moins que la gravité et les conséquences des actes posés restent importantes pour tous. Le groupe recruté en 2015 a subi du harcèlement entre 12 et 18 mois, le second groupe embauché en septembre 2016 l’a subi pendant près de 3 mois et le dernier arrivé en octobre 2016 pendant près de 6 semaines, en incluant le temps de détention pour chacun.
[172] Tous reconnaissent le préjudice moral subi du fait de leur arrestation et témoignent avoir ressenti de la honte et de l’humiliation après avoir été dupés par Cordon et Guillaume ainsi qu’un fort sentiment de culpabilité de ne pas avoir assumé les responsabilités familiales pour lesquelles ils étaient venus au Canada. Leur détention est la conséquence directe de la tromperie mise en place par Cordon et Guillaume leur faisant croire à la légalité d’un changement d’employeur.
[173] Tous affirment avoir été humiliés, rabaissés, dénigrés par les insultes de Cordon et de sa conjointe et par le traitement qui leur a été imposé en raison de leur isolement. Leurs besoins de base n’ont pas été respectés, car ils ont été contraints à de longues heures de travail, sans jour de repos sur une longue période et au remboursement d’une dette injustifiée créant une grande insécurité financière. De plus, ils ont fait l’objet d’une surveillance excessive et vécu une intrusion dans leur vie privée pendant toute la durée de leur emploi, ce qui a engendré du désespoir, du découragement et un état dépressif.
[174] Comme le rappelle la Cour d’appel dans l’affaire Fontaine précitée[48] « pour tout individu, le droit à des conditions de travail raisonnables est fondamental pour son bien-être, son équilibre et son épanouissement. Une atteinte à ce droit, en particulier lorsqu'elle est importante et continue, cause un dommage qui n'est pas négligeable ».
[175] Il faut donc retenir qu’il y a eu violation de droits fondamentaux autres, en plus des droits à la dignité et à l’intégrité, de sorte que l’intensité de la souffrance subie est plus importante chez les plaignants. Il s’agit des droits à la sauvegarde de la vie privée (article 5)[49], à des conditions de travail justes et raisonnables (article 46), à la liberté de la personne (article 1), lesquels ont été bafoués sur une période continue. Enfin, le Tribunal a conclu qu’il s’agit également de harcèlement discriminatoire fondé sur l’origine ethnique des plaignants et contrevenant à l’article 10 de la Charte. De telles violations des droits fondamentaux constituent un facteur aggravant dont il faut tenir compte dans la réparation du préjudice moral.
[176] Mais surtout, les menaces à leur intégrité physique et à celle de leur famille ont porté atteinte à leur intégrité psychologique en créant chez les plaignants un fort sentiment de peur et d’impuissance et certains en sont encore imprégnés craignant des représailles au Guatemala en raison du présent recours.
[177] Enfin, l’anxiété et l’intensité de leurs sentiments négatifs causés par ce harcèlement ont perduré longtemps après leur libération, vu l’absence de lien affectif véritable avec leur famille qui dure depuis plus de trois ans et qui en découle.
[178] En effet, si les plaignants ont finalement été autorisés à travailler temporairement au Canada, leurs conditions de séjour ne leur permettent pas de partir et de revenir. Vu les procédures intentées, ils sont restés au Canada et n’ont pas revu leur famille depuis 2015 ou 2016 au moment des audiences en 2019. Ils sont tous profondément marqués et blessés par cette privation.
[179] Aucun n’a pu s’offrir les services d’un psychologue, bien qu’il l’aurait voulu après le traumatisme vécu. Ils soulignent avoir reçu du soutien psychologique de la part du CTI et de pasteurs pour certains. Non-détenteurs d’une carte d’assurance-maladie, ils n’ont pas consulté un médecin, sauf pour deux d’entre eux. En effet, dans le cadre du PTET, les travailleurs sont soumis à une période d’attente avant d’obtenir la protection médicale publique. Or, les plaignants ont été recrutés par Cordon avant de l’obtenir, les privant ainsi de cette couverture.
[180] En résumé, les plaignants ont été victimes d’abus de pouvoir de la part de l’employeur, de sa conjointe et du conseiller en immigration. Ces conduites vexatoires les ont attaqués au cœur de leur personne les reléguant presque au statut de simple objet au service de l’employeur. Les effets graves de ce harcèlement continu ont perduré au-delà de la fin de leur emploi.
[181] En raison du préjudice commun à tous, des conduites vexatoires qu’ils ont subies sur une période variant de 6 semaines à 18 mois selon le cas, de la gravité des fautes commises par les trois harceleurs à leur endroit, des injures et de l’humiliation subie, de leur sentiment d’isolement et d’impuissance face à ce qu’ils ont enduré, de la perte de jouissance de la vie, du traumatisme lié à leur détention, des conséquences sur leur vie personnelle, de la perte de dignité et d’estime devant leur famille et pour avoir été privés de contacts avec eux depuis 2015 ou 2016, le Tribunal accorde des dommages moraux à tous les plaignants dont les montants sont précisés ci-après pour chacun, variant entre 20 000 $ et 30 000 $.
[182] Voyons maintenant le cas de chacun des plaignants, les conduites vexatoires propres à chacun d’eux ainsi que le préjudice moral subi afin de déterminer les dommages moraux qui leur sont accordés.
[183] Paredes arrive au Canada en janvier 2015 et travaille pour la Ferme Sarrazin comme attrapeur de poulets. Il a emprunté un montant de plus de 3 000 $ à deux banques au Guatemala. Il croyait possible de changer d’employeur et d’obtenir un permis de travail pour gagner plus d’argent. Il est recruté par Cordon en mai 2015 et est demeuré à l’emploi près de 18 mois. Il est détenu pendant 26 jours et libéré le 21 novembre 2016.
[184] Lors de sa rencontre avec Guillaume, ce dernier le rassure en lui disant avoir procédé plusieurs fois à un changement d’employeur pour d’autres travailleurs. Après avoir remboursé sa dette de 3 250 $ et toujours sans permis, il refuse de le payer pour obtenir la résidence permanente, malgré la proposition qui lui est faite.
[185] Au cours de l’année 2015, jamais Paredes ne remplit une feuille de temps chez Cordon ou les donneurs d’ouvrage. Il ignore comment Cordon calcule ses heures et reçoit de sa part un chèque qu’il ne peut pas endosser. Mercedes le dépose et lui redonne un montant duquel ont été déduites diverses sommes. Cordon lui ordonne de ne pas parler de sa situation avec les donneurs d’ouvrage.
[186] De juillet à octobre 2015, il travaille entre 60 et 80 heures par semaine, surtout pour la récolte des canneberges. Il est fatigué, désespéré et sous pression, mais Cordon lui refuse une journée de congé, le traite de bon à rien et le menace de déportation. Cordon lui dit chercher des gens qui travaillent 24 heures sans se plaindre. Il craint d’être remplacé par un autre ou déporté au Guatemala s’il ne se plie pas aux demandes de Cordon.
[187] En 2016, il affirme avoir travaillé 24 heures d’affilée à trois reprises. Selon le livre de paie, Paredes est payé au total six fois en heures supplémentaires, bien en deçà des heures qu’il a travaillées. En 2016, après avoir demandé une avance pour sa mère malade, Paredes reçoit une paie qui n’est plus que de 23 $.
[188] Il subit les foudres de Mercedes lorsqu’il habite dans les maisons de Cordon. Elle se moque de lui en prétendant devant les autres qu’il est la « mascotte de la société » ce qui l’offense, car il fait rire de lui. Il lui demande d’arrêter, mais sans succès. Malgré l’incompatibilité de culte, Cordon l’oblige à les accompagner le dimanche à l’église Évangéliste plusieurs fois.
[189] À l’occasion, Paredes est contraint d’aller faire des ménages en soirée avec Mercedes chez des concessionnaires d’automobiles. S’il refuse, Cordon le menace de coups de ceinture « pour lui apprendre à devenir un homme » ou de le déporter. Il n’inscrit pas ces heures et n’est pas payé. Mercedes lui offre un hamburger à l’occasion.
[190] À la fin de l’été 2015, parfois après un double quart de travail, il ne trouve pas de nourriture en rentrant à la maison. Il va dormir directement ou s’achète un sandwich au dépanneur. Lorsqu’il se plaint de l’insuffisance de nourriture, Cordon lui dit qu’un homme fort doit le supporter.
[191] Mercedes le traite de cochon, affirme qu’il est « dégueulasse » en se pinçant le nez lorsqu’il rentre de sa journée dans les champs. Pour une tache ou un cheveu par terre, elle l’humilie en le traitant de cochon. Quand Paredes exige qu’elle cesse de l’insulter, Mercedes ne lui adresse plus la parole et diminue la quantité de nourriture dans son lunch.
[192] Comme ils sont trop nombreux et qu’il ne peut pas toujours laver son linge, il jette ses chaussettes une fois à la poubelle plutôt que d’être humilié par Mercedes. Elle le réveille, dit-il, une fois à une heure du matin pour nettoyer une tache sur le mur. Mercedes entre dans chambre alors qu’il est en sous-vêtement à plus de trois reprises, ce qui le met mal à l’aise.
[193] Dès qu’il termine de rembourser sa dette, il quitte la maison de Cordon pour vivre dans l’appartement du […]. Mercedes continue toutefois d’inspecter sa chambre et y rentre fréquemment.
[194] Parades admet avoir bu de la bière à l’appartement pour se relaxer et une fois pour l’anniversaire de l’un d’eux. Cordon les a traités de cochons et les a menacés de déportation pour cette raison. Confronté à une photo où l’on voit plusieurs sacs de recyclage remplis de canettes de bière, Paredes précise que ces sacs étaient là à son arrivée. Quoi qu’il en soit, il est curieux qu’il soit obligé de se justifier d’avoir bu de la bière dans son lieu de vie.
[195] À l’été 2016, lorsque le premier groupe de plaignants, dont Paredes, a remboursé sa dette sans obtenir un nouveau permis, il insiste auprès de Cordon pour revoir Guillaume, ce qu’ils font. Selon Paredes, Guillaume est très fâché qu’ils n’aient pas confiance en lui, il propose de leur redonner l’argent, mais les prévient qu’il les conduira lui-même dans l’avion pour le Guatemala.
[196] Il ajoute que Cordon exige aussi qu’il rembourse le solde de la dette d’un cousin qui a quitté l’employeur à la fin de 2015, ce qu’il refuse. En colère, Cordon le menace constamment de lui déduire de sa paie. Il lui dit avoir des contacts au Guatemala qui peuvent retrouver son cousin et le faire payer pour ce qu’il a fait. Paredes comprend que Cordon n’a aucun scrupule pour s’en prendre aussi à lui.
[197] Lorsque Guillaume le visite en prison, Paredes lui demande la preuve écrite des démarches qu’il a faites pour son permis de travail, mais n’obtient aucune réponse. Cordon l’informe avoir parlé à son père au Guatemala et dit à Paredes : « tu ne sais pas de quoi je suis capable ». Selon lui, Cordon le menace indirectement à travers son père.
[198] Paredes témoigne avoir été déprimé et anxieux, sentiment exacerbé par son arrestation et sa détention de près d’un mois. Après sa libération, il apprend qu’il souffre d’une maladie dont le médicament n’est pas disponible au Guatemala.
[199] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 ainsi que de l’insuffisance de nourriture pendant plusieurs mois et de la durée des conduites vexatoires subies pendant 18 mois, le Tribunal accorde 30 000 $ de dommages moraux.
[200] Mayorga arrive au Canada en novembre 2014 par l’intermédiaire de FERME Québec et parle uniquement l’espagnol. Il travaille à attraper des poulets à la Ferme Sarrazin et n’a pas compris qu’il était illégal d’aller travailler ailleurs dans les circonstances. Sa dette contractée auprès d’un parent au Guatemala s’élève à environ 2 000 $. Il commence son travail chez Cordon le 1er octobre 2015 et demeure à l’emploi jusqu’en janvier 2017, soit près de 16 mois. Il est détenu pendant 1 journée, du 10 au 11 janvier 2017, car il vivait chez un donneur d’ouvrage au moment de l’arrestation.
[201] Pendant son emploi, Mayorga habite d’abord dans les maisons de Cordon, d’octobre 2015 à avril 2016 et dort au sous-sol sur un matelas gonflable. Il se plaint à lui de la faim et de maux de tête, et Cordon lui suggère de boire de l’eau. Il craint de sortir dehors de peur d’être vu. Il confirme le témoignage de Paredes; un seul repas par jour est servi sinon il mange surtout des biscuits ou une soupe en conserve. À partir de février 2016, il est obligé d’aller à l’église le dimanche ainsi qu’au restaurant dont le montant payé par Cordon est déduit sur sa paie.
[202] À Noël 2015, Cordon leur offre un t-shirt et un déodorant en raison de leur odeur. Il se plaint des longues heures de travail, mais Cordon l’y oblige en raison de sa dette ou le menace de déportation. Il reçoit parfois seulement 200 $ par semaine à cause de sa dette et des frais de nourriture.
[203] Il déménage en avril 2016 au […], car il veut pouvoir acheter sa nourriture. Il admet avoir bu de l’alcool, mais seulement quelque fois.
[204] À partir de juin 2016, il est logé dans une roulotte à la ferme d’un donneur d’ouvrage, ce qui explique qu’il n’a pas été arrêté en même temps que les autres en octobre 2016. Il affirme avoir souffert de son isolement et avoir été dépressif.
[205] Lorsqu’il se plaint à Cordon du coût du permis de travail fixé à 3 250 $ par Guillaume, Cordon lui rappelle qu’à défaut de payer sa dette, il connaît des tueurs à gages au Guatemala qui la lui feront payer jusqu’au dernier sou. Il lui demande d’être patient malgré la lenteur des démarches de Guillaume sinon il pourrait être déporté.
[206] Mayorga travaille entre 70 et 80 heures par semaine, 7 jours d’affilée et souvent pour des doubles quarts de travail chez Atoka d’octobre à décembre 2015; il conduit l’auto pour transporter ses collègues, ce qui ajoute environ 4 heures à sa journée. Ces heures de conduite ne sont pas rémunérées, malgré la promesse de Cordon.
[207] Il lui arrive, dit-il, de rentrer à 1 h du matin et de se lever à 6 h le matin pour aller travailler. Il ne dort souvent que 4 heures. Il est stressé par la conduite de l’auto et souffre également de ne pas manger à sa faim.
[208] De février à juin 2016, il travaille chez Fruit d’Or entre 40 et 50 heures par semaine et de juin 2016 à janvier 2017 dans une ferme où il travaille de 7 h à 15 h et de 16 h à 24 h tous les jours, sauf exception lorsqu’il peut être remplacé. Il n’est pas en mesure de vérifier si son salaire correspond aux heures travaillées. Selon le livre de paie, il a été rémunéré une seule fois en heures supplémentaires.
[209] Lorsqu’il vit chez le donneur d’ouvrage, Mercedes refuse qu’il vienne voir ses compatriotes quand il le peut et le menace de lui facturer 20 $ s’il le fait. Elle le soupçonne de vouloir consommer de l’alcool.
[210] À la ferme, le travail est éreintant. Chez le donneur d’ouvrage, il est seul pour traire 120 vaches et faire le nettoyage, ce qui est à la connaissance de Cordon. Ces conditions et son isolement ont un effet sur sa santé et sur son moral. Il se sent faible, découragé, nerveux, triste, il manque de sommeil et n’a pas internet. Il se plaint à Cordon et demande 2 jours de congé tous les 15 jours, mais ce dernier lui répond d’obtenir l’accord du patron, ce qu’il n’obtient pas vu l’absence de remplaçant.
[211] Il travaille entre 60 et 70 heures par semaine, parfois aussi entre 75 et 80 heures. Il finit de rembourser sa dette de 3 250 $ en juin 2016, mais Cordon lui dit qu’il doit soumettre son dossier pour la résidence permanente et payer un autre montant de 3 500 $, ce qu’il refuse malgré l’irritation de Cordon qui lui reproche de ne pas avoir confiance en lui. Il le rassure que son permis arrive bientôt.
[212] La feuille de suivi des avances, préparée par Cordon pour chaque plaignant, ne lui est montrée qu’à deux reprises : le 31 mars 2016 pour sa dette et en juin 2016 pour le remboursement de ses bottes de travail d’un montant de 119,46 $.
[213] Il doit aider parfois Mercedes au ménage sans être payé. Alors qu’il refuse une fois de le faire, Cordon lui dit : « pas de travail, pas de paie, pas de nourriture et il appelle l’immigration ». Mercedes l’insulte, le traite de sale Guatémaltèque et de cochon. Il se sent humilié et impuissant, car il ne peut rien faire. Elle menace de déduire 20 $ de sa paie si son lit est défait ou si une lumière est allumée.
[214] Mayorga conduit ses collègues au travail et Cordon l’insulte quand il se trompe de chemin, ce qui lui arrive trois fois à Victoriaville. Il lui crie qu’il n’a « rien dans la tête et qu’on devrait y mettre une carte dedans ». Il est furieux, car il craint que le groupe n’arrive en retard au travail. Une autre fois, Cordon enlève sa casquette, approche sa tête de la sienne dans l’auto et l’insulte en disant : « stupide fils de pute ». Il confirme les menaces faites par Cordon qui lui dit connaître des bandits qui sauront le retrouver jusque « sous la dernière pierre ».
[215] En octobre 2016, il apprend que ses collègues sont arrêtés, mais Cordon lui dit de ne pas s’en faire, car son avocat s’occupe d’eux.
[216] Un collègue le prévient par téléphone que tous les documents de Cordon sont faux. Comme Mayorga n’est pas détenu, Cordon le ramène chez Guillaume le 14 novembre 2016. Ces derniers exercent une telle pression que, même en l’absence totale de confiance, Mayorga signe un formulaire pour demander de modifier ses conditions de séjour. Il s’agit du seul document transmis en ligne par Guillaume au nom d’un plaignant. Selon la feuille de suivi des avances, Cordon lui facture 187 $ pour la consultation chez Guillaume et 355 $ pour modifier son permis.
[217] Le 6 décembre 2016, le plaignant est victime d’un accident à la ferme alors qu’il est seul. Il est frappé au front par le robot qui circule dans les airs pour nourrir les vaches. Une photo démontre que sa blessure au front saigne et Mayorga l’envoie à Cordon avec son téléphone. Ce dernier lui suggère d’appliquer une crème contre la douleur et de continuer à travailler. Comme la douleur à la tête est intense, Mayorga lui demande de se rendre à l’hôpital, mais Cordon refuse, car il n’a aucun papier.
[218] À son retour, le donneur d’ouvrage insiste pour que Mayorga se rende à l’hôpital et soumette une réclamation pour déclarer un accident de travail, mais le plaignant lui avoue alors qu’il n’a pas de papier.
[219] Inquiet que le plaignant travaille illégalement chez lui, le propriétaire vérifie auprès de Cordon qui le rassure sur la légalité de la situation, selon ce qu’il rapporte à Mayorga. Il insiste donc pour qu’il se rende à l’hôpital, mais Mayorga refuse.
[220] Le 10 janvier 2017, Mayorga est arrêté par les agents des services frontaliers du Canada et détenu une seule journée. Il devra attendre près de sept mois, jusqu’en octobre 2017, avant de pouvoir obtenir le même permis de séjour temporaire que les autres. Il n’est pas retourné au Guatemala, car il n’aurait pas pu revenir au Canada.
Le préjudice moral
[221] Mayorga témoigne que ces évènements lui ont causé de l’insomnie et des cauchemars. Il ne supporte plus les maux de tête et jusqu’à aujourd’hui, il voit flou avec l’un de ses yeux à cause du coup à la tête. Il est devenu plus nerveux, oublie davantage qu’avant, éprouve des douleurs au dos et à la nuque. Il est désespéré de ne pas voir sa famille et humilié par le traitement subi pendant son emploi.
[222] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 ainsi que de l’insuffisance de nourriture pendant plusieurs mois et de la durée des conduites vexatoires subies pendant 16 mois, le Tribunal accorde 30 000 $ de dommages moraux.
[223] Perla arrive au Canada à la fin décembre 2014 par l’intermédiaire de FERME Québec et travaille comme attrapeur de poulets à la Ferme Sarrazin lorsqu’il est recruté par l’employeur. Il a contracté une dette de 1 300 $ pour venir au Canada. Il commence chez l’employeur le 10 octobre 2015 et demeure à son emploi près d’un an. Il est détenu 14 jours, soit du 26 octobre au 14 novembre 2016.
[224] Lors de leur rencontre, Guillaume lui confirme, en consultant son ordinateur, que la Ferme Sarrazin fait l’objet de plusieurs plaintes de la part de travailleurs. Il le rassure qu’il pourra obtenir facilement une modification à son permis de travail. Guillaume lui dit qu’il peut travailler légalement chez Cordon, mais qu’il n’a pas le droit de travailler ailleurs.
[225] Perla souligne avoir payé à Cordon une partie de sa dette en argent comptant en lui remettant 1 500 $. Il ne sait pas si Cordon a remis ce montant à Guillaume, mais il n’a reçu aucune facture pour ce montant ni de Cordon ni de Guillaume. Les retenues salariales sont faites sans qu’il puisse les valider.
[226] Lorsqu’il habite dans les mêmes maisons que Cordon, Perla explique que ce dernier donne des coups dans le plancher pour qu’ils se taisent. Il loge environ 15 personnes au sous-sol, un peu moins au début, qui couchent sur des matelas gonflables. Il souffre du froid, car le chauffage est insuffisant et Mercedes peut venir au sous-sol jusqu’à quatre fois par jour. Si elle voit quelque chose sur le plancher du sous-sol, elle les force, dit-il, à se lever et à faire le ménage entier en retirant les matelas pour passer la serpillère. Il ne peut pas monter au premier étage et il n’y a qu’une salle de bain. S’il n’écoute pas Mercedes, elle le menace d’appeler son ancien employeur pour qu’il soit déporté.
[227] Mercedes ne cuisine qu’un seul repas par jour et il doit se contenter de céréales ou d’une soupe en conserve à son retour du travail de sorte qu’il a toujours faim. Il n’a pas le droit de sortir ni d’aller au supermarché. Il a dû éliminer ses contacts sur Facebook, ne pas donner son adresse ni recevoir de visite.
[228] En 2015, il travaille dans la récolte des canneberges 5 semaines à raison de 80 heures, 7 jours par semaine. Son horaire est de 6 h du matin à 11 h 30 du matin le lendemain. Cordon lui refuse un samedi de congé en lui disant : « vous n’êtes pas venus pour vous reposer, mais pour travailler ». Il fait aussi un double quart de travail, parfois chez un autre donneur d’ouvrage après sa journée.
[229] En janvier 2016, son frère quitte l’employeur sans rembourser toute sa dette. Cordon lui dit qu’il saura le retrouver pour se faire payer après que Perla ait refusé de la rembourser. Perla perçoit ces paroles comme une grave menace, car, dit-il, on peut tuer pour de l’argent au Guatemala.
[230] Entre la fin de l’année 2015 et mars 2016, Perla est sans assignation et accumule une dette de 1 200 $ pour sa nourriture. Il vit alors dans une roulotte louée chez un donneur d’ouvrage et se sent isolé, car il n’a pas d’argent et ne travaille pas. Cordon ne lui propose pas de présenter une demande d’assurance-emploi. Le dimanche, il est obligé d’aller à l’église Évangéliste dont il ne partage pas le culte. Cordon lui promet du travail et comme sa dette s’accroît, il est contraint de rester par crainte de représailles à la suite des menaces de Cordon. Il ne reçoit aucun bulletin de paie avant avril 2016.
[231] Inquiet de ne pas avoir de permis, il retourne chez Guillaume en juillet 2016 qui lui parle de la possibilité d’obtenir sa résidence permanente pour un montant de 5 000 $. Guillaume lui dit de lui faire confiance et qu’il obtiendra son permis. Lorsque Perla se plaint du délai, ce dernier se fâche et le menace de dénoncer le cousin de Perla à l’immigration.
[232] Les conditions de vie sont également difficiles lorsqu’il habite l’appartement situé au […]. Ils sont deux par chambre et pendant qu’il dort après sa nuit de travail, Mercedes entre dans sa chambre, alors qu’il est en sous-vêtement, et le réveille vers 13 h en raison d’une lumière laissée allumée ou de la vaisselle sale et il ne peut plus se rendormir. Elle le réveille aussi pour l’obliger à aller faire du ménage. Il se sent humilié et pleure parfois, car il ne se sent plus la force de faire un double quart de travail.
[233] Perla nie que les voisins se soient plaints du bruit qu’ils faisaient dans l’appartement. Selon lui, ce sont eux qui se sont plaints à Cordon de l’odeur de cannabis, car ils craignaient d’être injustement accusés.
[234] Après avoir payé sa dette, il est le seul à retourner au Guatemala pour voir sa famille du 26 août au 22 septembre 2016, car son premier permis fermé n’est pas expiré. À son retour, Cordon lui ordonne de dire aux douaniers qu’il revient travailler à la Ferme Sarrasin. Il lui facture 100 $ pour aller le chercher à l’aéroport. Il apprend des plaignants recrutés en 2016 que Cordon leur a fait croire qu’il est revenu au Canada grâce au nouveau permis qu’il a pu lui obtenir.
[235] Le 26 septembre 2016, sur l’insistance de Perla, Guillaume transmet finalement à Cordon une lettre confirmant que Perla détient le « statut implicite » permettant aux immigrants temporaires de travailler au Canada. Or, sachant que Guillaume n’a fait aucune démarche pour modifier son permis de travail et comme expliqué précédemment, cette lettre ne vise qu’à rassurer faussement Perla. Guillaume l’adresse d’ailleurs uniquement à Cordon.
[236] À l’automne 2016, Perla fait souvent des doubles quarts de travail et il est épuisé de travailler 80 heures par semaine. Pourtant, selon le livre de paie, il est payé seulement 6 fois en heures supplémentaires. Il n’est jamais payé pour ses vacances.
[237] Lorsqu’il vient récupérer ses affaires après sa libération, Cordon, qui est présent, lui dit qu’il « va régler ça de gré ou de force ». Perla lui répond de parler avec son avocate, car il comprend par ces paroles que Cordon le menace lui et sa famille dont les coordonnées lui ont été transmises lors de la rencontre chez Guillaume.
[238] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 ainsi que de l’insuffisance de nourriture pendant plusieurs mois et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près d’un an, le Tribunal accorde 30 000 $ de dommages moraux.
[239] Godoy arrive au Canada par l’intermédiaire de FERME Québec en août 2016 et travaille à la Ferme Charbonneau. Il parle uniquement l’espagnol. Son travail consiste à travailler aux champs, attraper des poulets ou conduire un « lift ». Il a contracté une dette de 3 000 $ à la banque pour venir au Canada. De plus, il a quitté le Guatemala alors que son fils venait d’avoir un accident, qu’il était hospitalisé et inconscient. Il a payé 1 900 $ pour ses soins avec l’aide de sa famille. Il travaille chez l’employeur du 2 septembre au 26 octobre 2016, soit près de 2 mois et il est détenu pendant 11 jours, soit du 26 octobre au 8 novembre 2016.
[240] Lorsqu’il appelle Cordon avant de prendre sa décision, ce dernier lui confirme avoir beaucoup de travail à lui offrir. Il lui dit avoir étudié le droit pendant trois ans, vouloir l’aider et défendre les gens du Guatemala. Il ne lui révèle pas le coût de l’avocat. Il lui promet 12 $ de l’heure et le paiement de ses heures supplémentaires à temps et demi.
[241] Godoy est attiré par ces conditions et croit à la légalité de la démarche. D’ailleurs, après son départ, il communique, dit-il, avec la Ferme Charbonneau pour recevoir sa dernière paie, geste indicateur de sa bonne foi. Cordon ne l’informe pas des retenues salariales et lui promet qu’il pourra faire venir sa famille lorsqu’il aura payé pour obtenir la résidence permanente.
[242] Godoy réside à l’appartement situé au […]. Le dimanche, après son arrivée, il assiste à une réunion en présence de 10 à 12 autres travailleurs. Cordon se présente comme une personne responsable et leur dit qu’ils rencontreront l’avocat la semaine suivante pour les démarches liées à leur permis. D’ici là, il leur demande de ne rien dire aux autorités, à leurs amis et de se déconnecter des réseaux sociaux.
[243] Cordon leur dit que certains travailleurs l’ont quitté sans rembourser leur dette. Il les prévient qu’il n’est le jouet de personne et qu’il est capable de « résoudre cela à sa façon ». Il les menace de les déporter au Guatemala en pareille situation. Godoy commence à douter de lui et le craindre, car, dit-il, si Cordon est une bonne personne, pourquoi les autres sont-ils partis?
[244] Cordon exige qu’ils obéissent à Mercedes et respectent les règles de vie affichées sur les murs du logement. La transgression des règles peut coûter entre 5 et 20 $.
[245] Godoy se sent inquiet face aux menaces et aux déductions sur sa paie. Les règles imposées le font se sentir comme un esclave, car il ne peut recevoir aucune visite. Il admet avoir bu une bière à une occasion. Cordon détient ses documents personnels et comme il n’est pas canadien, il a peur de lui s’il retourne chez son ancien employeur. Mercedes entre dans sa chambre environ huit fois pour le réveiller et lui faire des demandes. Elle l’insulte et le traite de sale et de cochon.
[246] Cordon leur dit que le contrat signé avec Guillaume est l’équivalent d’un « contrat de paie » et que tout est légal. Lors de la rencontre chez Guillaume, tous les deux leur disent qu’ils sont à leur disposition, qu’il faut payer la dette rapidement au cas où il n’y ait plus suffisamment de travail. Cordon leur dit aussi qu’il connaît du monde au Guatemala pour s’assurer qu’ils paient leur dette.
[247] Après la signature du contrat le 12 septembre, il travaille entre 45 et 50 heures par semaine, mais dès la quatrième semaine, il fait 80 heures par semaine pendant 18 jours d’affilée sans repos, en plus de conduire les autres sans être payé. Il refuse une fois de faire un deuxième quart. Le livre de paie indique qu’il a été payé une fois en heures supplémentaires.
[248] En octobre, il exige d’être payé 350 $ au lieu de 300 $ pour envoyer de l’argent à son fils malade, ce que Cordon accepte aussi de faire pour les autres. Pendant qu’il est détenu, il demande à Cordon d’envoyer 200 $ pour son fils.
[249] Au moment de leur arrestation, une policière lui confirme qu’aucune démarche n’a été faite pour l’obtention d’un permis de travail. Godoy devient très méfiant et appelle Me Ramirez dont les coordonnées lui sont remises par un ami alors que l’avocat d’office qui leur est affecté est parti en vacances. Il lui fait part des menaces exprimées par Cordon, affirmant pouvoir faire du tort à lui ou à sa famille.
[250] Godoy est très affecté par la situation. Il pleure parfois après avoir été insulté pendant son emploi et éprouve beaucoup de stress et d’anxiété. Il fait de l’insomnie et perd ses cheveux. Il a perdu confiance en lui. Il a eu de graves maux de tête. Il a consulté un médecin de l'organisme Médecins du Monde en février 2017, pour des problèmes au cœur, mais n’a pas pu poursuivre, n’ayant pas accès à la protection médicale publique.
[251] À l’audience, il pleure en relatant combien sa famille lui manque. Il se sent coupable de ne pas avoir pu assumer les coûts du médicament pour son fils malade ni assurer l’avenir de sa famille. Il affirme être venu ici, car il ne savait pas lire ni écrire et voulait autre chose pour ses enfants.
[252] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de trois mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 25 000 $ de dommages moraux.
[253] Alvarez arrive au Canada en avril 2016 par l’intermédiaire de FERME Québec et travaille chez Québec Multiplants. Il a contracté une dette de 3 000 $ pour venir au Canada. Il commence son travail chez Cordon le 2 septembre 2016 et demeure à l’emploi jusqu’au 26 octobre, soit près de 2 mois. Il est détenu pendant 18 jours, du 26 octobre au 13 novembre 2016.
[254] Lors du recrutement, Cordon le prévient qu’il y a un prix à payer pour le permis de travail, mais qu’ils en parleront en personne. Il ne dit rien sur les retenues salariales à ce moment. Il vient le chercher vers minuit.
[255] Alvarez n’est pas à l’aise d’être privé de ses documents personnels qu’il doit remettre à Cordon et les redemande sous prétexte d’acheter un cellulaire. Ce dernier refuse et lui offre de lui procurer un téléphone.
[256] Après la rencontre avec Guillaume, Cordon lui dit qu’un autre travailleur est en train de payer pour sa résidence permanente. Alvarez lui demande le numéro de téléphone de Guillaume, mais Cordon se fâche, veut savoir pourquoi et réitère que le contrat est la preuve de la légalité de la démarche, mais Alvarez ne sait pas lire le français. Il lui dit que 3 500 $ lui semble un prix élevé pour un permis. Mais Cordon lui rappelle qu’il a signé le contrat à ce prix et qu’il peut appeler l’immigration pour le faire déporter au Guatemala.
[257] Alvarez se sent trahi, humilié et pris au piège. Alors qu’il veut envoyer plus d’argent à sa famille, il en gagne moins vu sa dette. De plus, il travaille environ 60 à 65 heures par semaine et près de 70 heures par semaine lors des 3 dernières semaines de travail. Selon le livre de paie, il n’a jamais été payé en heures supplémentaires.
[258] Il conduit la voiture et doit transporter des personnes sans être payé de sorte qu’il revient vers 14 h à l’appartement pour se préparer à son deuxième quart débutant vers 16 h. Avec le trajet de retour, il rentre vers minuit et se lève à 5 h du matin pour travailler sur son quart de jour. Une fois, il requiert un jour de congé qui lui est refusé. Vers la mi-octobre, il refuse de faire un quart de nuit, car il est épuisé.
[259] Le dimanche, il doit tondre la pelouse et aller chercher la nourriture pour ses collègues avec la voiture.
[260] Il n’a jamais reçu son bulletin de paie et n’a jamais vu la feuille de suivi des avances écrite en français.
[261] Il explique que la relation avec Mercedes n’est pas normale. Elle provoque des crises et du chaos qui le placent dans une situation de stress continu. Elle s’introduit dans les chambres tous les jours et menace de lui facturer 20 $ pour la moindre broutille. Par exemple, un lit non fait, une pièce mal rangée, des casseroles laissées sur la table.
[262] Elle le traite de cochon ce à quoi il répond qu’il est normal que certaines choses traînent quand il cuisine, mais elle crie après lui disant qu’il ne comprend pas les instructions. Hystérique, elle le menace d’appeler l’immigration. Il estime qu’elle l’insulte de quatre à cinq fois par semaine. Il perd sa confiance en lui, il se sent abattu pour une simple boite de biscuits oubliée sur la table. Il n’a plus d’estime de soi. Elle lui facture quatre fois 20 $ pour le non-respect des consignes.
[263] En plus, bien qu’il refuse, elle l’oblige à aller faire du ménage avec elle chez des clients de l’agence à quelques reprises sans le payer.
[264] Au cours des deux dernières semaines d’octobre, Cordon et Mercedes ramènent deux femmes dans la maison pour aider Mercedes à faire des ménages. Alvarez l’ignore et sort de la douche avec une serviette autour de lui.
[265] Mercedes le traite de cochon et lui dit qu’il est irrespectueux envers les femmes. Il s’en plaint à Cordon, mais pour toute réponse, ce dernier frappe son poing dans sa paume et le menace de déportation. Il lui dit que s’il a un problème avec sa femme, il en a un avec lui. Il l’oblige à aller à l’église trois ou quatre fois à l’encontre de ses croyances religieuses. Il lui paie une fois le restaurant ce qui, selon Alvarez, ne compense en rien les souffrances infligées.
[266] En détention, il reçoit la visite de Cordon qui lui demande de lui faire confiance et de Mercedes qui l’exhorte d’avoir foi en Dieu. Alvarez est désemparé à ce moment et lui signe une procuration pour être représenté, car il ne voit pas de solution et ne connaît personne au Canada.
[267] Il témoigne être encore malheureux aujourd’hui, pleure et est dépressif, car il n’a pas vu ni embrassé ses enfants depuis plus de trois ans. Sa mère a été malade à cause de lui et une distance s’est créée avec lui et sa famille. Il n’a pas pu être là lorsque sa femme a subi une intervention chirurgicale. Il a été humilié, rabaissé et estime avoir été victime de fraude. Loin des siens, il dit avoir peu d’appui émotionnel.
[268] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de trois mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 25 000 $ de dommages moraux.
[269] Cantoral arrive au Canada en juillet 2016 pour travailler chez Service avicole JGL comme attrapeur de poulets. Il ne connaissait pas les conditions liées à son permis de travail à son arrivée. Il a contracté une dette de 1 000 $ pour venir au Canada. Il a commencé à travailler pour l’employeur le 3 septembre 2016 et demeure à l’emploi jusqu’au 26 octobre 2016, soit près de 2 mois. Il est détenu 27 jours après son arrestation, soit du 26 octobre au 22 novembre 2016.
[270] Lors de leur rencontre, Guillaume lui dit qu’il peut exclusivement travailler pour Cordon et que plus vite il rembourse sa dette, plus vite il aura son permis de travail. Quand il demande de recevoir plus de 300 $ par semaine pour envoyer de l’argent à sa famille, Cordon refuse et il se sent piégé après la signature du contrat. Cordon lui dit qu’il lui offrira un rabais pour l’obtention de sa résidence permanente, en lui facturant 6 500 $ au lieu de 10 000 $.
[271] Cantoral habite dans la maison au […] et dort sur un matelas gonflable. Il tente de récupérer ses documents personnels en alléguant un prétexte, mais Cordon refuse de lui rendre. Il travaille 50 heures par semaine la première semaine, mais n’a jamais été payé pour ses heures supplémentaires. Il ignorait que Cordon lui déduisait 10 $ par jour pour le transport.
[272] Ensuite, en septembre, il effectue entre 60 et 70 heures par semaine et près de 80 heures en octobre. En fait, il effectue des doubles quarts de travail du lundi au samedi. Il se rend en voiture chez le premier donneur d’ouvrage et en vélo chez le second pour le quart de soir. Il conduit la voiture de Cordon pour transporter ses collègues sur le quart de jour, mais Cordon refuse de le payer. Il lui refuse deux fois un jour de repos en octobre. Il n’a pas compris ses bulletins de paie écrits en français.
[273] Mercedes s’introduit dans sa chambre et le menace de payer 20 $ pour le désordre. Alors qu’il fait des doubles quarts de travail et qu’il oublie d’éteindre une lumière, elle l’oblige à lui donner 20 $, sinon elle les déduira sur sa paie. Il accepte de payer, car il est trop fatigué ce jour-là.
[274] À une autre occasion, il casse une assiette et est obligé de lui remettre 20 $. Elle refuse qu’il en achète une à moindre coût. Elle le traite de porc chaque fois qu’elle trouve du désordre, mais il affirme être trop fatigué pour faire le ménage.
[275] Une fois, alors qu’il est de retour de son premier quart et qu’il prépare sa nourriture pour le quart de soir, Cordon l’insulte et le traite d’âne, de sot et de sans cervelle pour ne pas avoir laissé la voiture chez un donneur d’ouvrage afin que ses collègues reviennent, mais sans laquelle Cantoral n’aurait pas pu rentrer pour aller chez un second donneur d’ouvrage. Cantoral savait que s’il avait attendu que Cordon vienne le chercher au lieu de revenir en auto, il serait à nouveau arrivé en retard sur son deuxième quart de travail puisque cette situation s’était produite auparavant. La dernière fois, Cordon les a engueulés, son collègue et lui, les a traités de bons à rien et leur a réclamé les heures perdues.
[276] Enfin, Cordon réclame une somme de 300 $ pour une fenêtre cassée au sous-sol. Tous affirment qu’elle l’était à leur arrivée, mais Cordon veut qu’ils paient chacun 15 $ à prendre sur leur nourriture. Une autre fois, Cordon prête la voiture à Cantoral pour qu’il visite son frère à Montréal à condition qu’il revienne coucher. Au retour, l’auto tombe en panne. Cordon est fâché, l’accuse d’avoir ruiné la voiture et exige de lui une somme d’argent. Sa demande reste sans suite puisqu’il a été arrêté. Un collègue lui dit avoir vu quelqu’un partir avec la voiture de Cordon alors que Cantoral est à son travail.
[277] Pour le forcer à obéir à ses demandes, Cordon lui dit connaître des gens au Guatemala qu’il peut payer pour lui faire du mal à lui ou à sa famille.
[278] À cet effet, Cantoral témoigne que sa femme a reçu des menaces en février 2018. Un homme s’est approché d’elle dans un lieu public au Guatemala pour la prévenir que son mari devrait faire attention à ce qu’il fait au Canada. Or, son seul problème au Canada, dit-il, est lié à Cordon.
[279] Cantoral témoigne avoir fait des insomnies et des cauchemars bien après sa libération. Il a éprouvé de l’anxiété, du stress, de la peur pour lui et sa famille restée au Guatemala pendant et plusieurs mois après la fin de son emploi.
[280] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de trois mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 25 000 $ de dommages moraux.
[281] Chuta arrive au Canada en août 2016 et travaille chez Service avicole JGL comme attrapeur de poulets et il y travaillait déjà en 2015. Il a contracté une dette de 2 500 $ pour venir au Canada. Il débute chez l’employeur le 5 septembre 2016 et demeure à l’emploi jusqu’au 26 octobre 2016, soit près de 2 mois. Il sera détenu pendant 27 jours, du 26 octobre au 22 novembre 2016.
[282] Alors que Cordon tente de les convaincre de se joindre à lui, il leur dit : « vous avez peur et c’est à cause de cette peur que vous ne pouvez pas faire mieux ». Il leur promet du travail et des papiers légaux.
[283] Après la signature du contrat chez Guillaume, il comprend avoir été piégé et ne plus avoir d’option. Il précise qu’il ne sait pas lire.
[284] Chuta habite au […]. À partir de septembre 2016, il travaille plus de 45 heures par semaine et plus de 60 heures par semaine en octobre. Il n’a jamais été payé en heures supplémentaires selon le livre de paie.
[285] À une occasion, Chuta quitte plus tôt son travail à 13 h parce qu’il est fiévreux. Cordon le réveille à 16 h pour travailler le quart de nuit. Chuta refuse et Cordon l’insulte. Mercedes lui dit qu’il est sans vergogne, qu’il ne sert à rien et qu’il ne les respecte pas. Il lui dit qu’il doit les écouter, sinon ils appelleront l’immigration.
[286] Chuta témoigne avoir pleuré et avoir appelé sa femme tellement il se sentait désemparé. Il lui explique qu’il doit tout accepter et se taire. Le travail, les insultes et les menaces. Mercedes entre dans sa chambre pendant qu’il lui parle, ce qui le gêne. Elle lui interdit d’écouter de la musique après 22 h. Il est constamment inquiet de transgresser une règle fixée par Cordon et dans ces circonstances, il affirme se sentir comme un esclave. Il admet être allé une fois au restaurant avec Cordon sans payer l'addition.
[287] Cordon le menace de déportation s’il ne paie pas sa dette ou de contacter quelqu’un ce que Chuta comprend être une menace à son intégrité physique. Il réalise aussi qu’il ne peut plus revenir son ancien employeur. Cordon lui fait valoir qu’il était auparavant dans l’armée au Guatemala et qu’il pourra le retrouver, lui et les autres, peu importe où ils sont. Il le menace également en faisant allusion expressément à sa famille.
[288] En détention, il a froid et demande des vêtements sans qu’on lui en amène. Il n’a pas pu se changer, il est très anxieux et n’a pas eu de visite de Cordon.
[289] Après sa détention, il a perdu ses effets personnels ainsi que l’argent laissé chez Cordon. Il appelle sa femme et lui demande de faire attention à elle et aux enfants, car il croit à ce moment ne plus jamais les revoir. Il pleure encore après ses années en pensant à eux, car son fils a eu un accident et il s’est blessé à la tête. Il n’a pas eu sa dernière paie, car il a demandé à Cordon d’envoyer 300 $ à sa femme pour les médicaments de son fils.
[290] Chuta affirme être stressé, humilié et anxieux pendant et après sa fin d’emploi. Il a également éprouvé des problèmes pulmonaires et a perdu tout espoir pour l’avenir de ses enfants. De plus, il souffre de ne pas les avoir revus depuis 2016.
[291] Compte tenu de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de trois mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 25 000 $ de dommages moraux.
[292] Contreras arrive au Canada en août 2016 et parle uniquement l’espagnol. Il travaille chez Service Avicole JGL jusqu’au début septembre 2016, comme attrapeur de poulets. Il a contracté une dette de 1 500 $ pour venir au Canada. Il commence à travailler chez l’employeur le 3 septembre 2016 et y demeure jusqu’au 26 octobre 2016, soit près de 2 mois. Il est détenu pendant 26 jours, du 26 octobre au 24 novembre 2016.
[293] Contreras contacte Cordon le 1er septembre 2016 à trois reprises, car il craint que ce changement ne soit pas légal. Ce dernier le rassure et lui dit avoir un avocat en immigration pour s’occuper de tout, sans préciser son nom ou le coût de ses services. Les meilleures conditions promises le motivent à quitter son employeur.
[294] Après la signature du contrat chez Guillaume, Cordon leur dit que si la police les arrête, ils doivent montrer ce contrat pour prouver que tout est légal.
[295] Cordon insiste pour qu’il lui remette ses documents personnels, sinon il n’obtiendra pas son permis. Il se sent prisonnier après la remise de tous ses documents. Cordon lui fait peur et le menace de déportation s’il ne paie pas sa dette le plus tôt possible. Il se sent déprimé et triste, car il constate qu’il ne pourra pas aider sa famille, notamment ses parents malades, puisque son salaire suffit à peine à répondre à ses frais de subsistance. Il n’a pas demandé à nouveau ses documents personnels, car les autres lui ont fait part du refus de Cordon.
[296] Lorsqu’il arrive dans la maison au [...], il est avec 4 autres plaignants, mais leur nombre augmente par la suite. Il n’y a pas de lits pour dormir et il attend 2 jours avant d’avoir un matelas posé sur une planche de bois. Il a mal à l’estomac à son arrivée et Cordon va lui chercher un médicament.
[297] Il travaille près de 52 heures par semaine à 12 $ de l’heure et pourtant il ne reçoit que 300 $. Dès la sixième semaine, il reçoit 350 $, mais il travaille entre 60 et 65 heures et de 70 à 80 heures pour les 2 dernières semaines où il fait des doubles quarts de travail d’affilée, en plus d’avoir à se déplacer chez un autre donneur d’ouvrage. Il affirme que Cordon se fâche quand il se plaint des horaires ou s’il est en retard. Il le traite de sot, d’âne, de bon à rien environ 2 fois par semaine. Alors qu’il sort de la maison, il lui balance une fois la porte en plein visage, car il est fâché contre lui.
[298] Il n’a pas pu insister pour réduire son horaire, car Cordon le menace de le dénoncer à l’immigration et de le remplacer par un autre. Il a de gros maux de ventre.
[299] Il n’a pas reçu ses bulletins de paie, sauf une fois. Il n’a pas eu d’explication et toutes les inscriptions sont en français. Il n’a jamais été payé en heures supplémentaires, selon le livre de paie.
[300] Mercedes demande aux autres de venir l’aider à faire le ménage et vu ses insultes, personne ne veut y aller. Elle force Contreras à l’aider 3 fois jusqu’à l’arrivée des femmes à la mi-octobre. Il doit l’accompagner pour 3 ou 4 heures à partir de 23 h 30 pour nettoyer les bureaux et les salles d’exposition chez un concessionnaire d’automobiles. Il n’a pas été payé.
[301] Par rapport aux règles de vie, il se sent humilié et démoralisé par l’intrusion constante dans sa vie privée. Alors qu’il est pressé d’aller travailler et qu’il oublie de faire sa vaisselle, Mercedes le traite de sale porc. Il dit n’avoir jamais été traité de la sorte auparavant et que cette situation le rendait inconsolable affectant son sommeil et son travail.
[302] Il fait état de l’incident où Mercedes a trouvé son caleçon oublié dans la salle de bain et l’a suspendu à un cadre en disant que la personne à qui il appartenait devait payer 20 $ ou sinon tous devraient payer cette somme. Il l’avait juste oublié étant donné sa fatigue.
[303] Au cours des deux dernières semaines d’octobre 2016, Cordon ramène deux femmes à la maison qui travaillent avec Mercedes et habitent la maison. Il les avertit de ne pas leur parler. Mercedes et Cordon viennent le chercher au travail, ainsi que Cantoral, et les traitent de pervers envers les femmes alors qu’ils n’ont rien fait. Il se sent rabaissé et traité injustement, car il n’a pas été irrespectueux. Il devient déprimé, ce qui l’affecte tant sur le plan physique que mental. Il ne dort plus en raison de toutes les insultes qui lui reviennent à l’esprit.
[304] Il confirme que Cordon veut leur facturer la réparation de la fenêtre au sous-sol alors qu’elle était cassée à leur arrivée. De plus, il contredit l’allégation de Cordon voulant que les voisins se soient plaints de la salubrité des logements. D’abord, dit-il, jamais les voisins se sont plaints et Cordon ne leur en a jamais parlé non plus.
[305] Cordon leur reproche de consulter leur téléphone au lieu de travailler, ce qu’il nie. Il les menace de déportation s’ils désobéissent à ses ordres. Il enlève ses lunettes en disant être prêt à se battre avec eux. Il est rouge de colère.
[306] Contreras affirme qu’il a peur des menaces de Cordon et veut même disparaître, car il ne peut plus payer les frais médicaux de ses parents ni sa dette au Guatemala. Cordon lui dit avoir des connaissances au Guatemala qui peuvent « faire des choses » à sa famille. Il le lui répète deux fois, notamment un dimanche où sa présence à l’église est obligatoire. Il se sent très déprimé et inquiet pour sa famille.
[307] Il n’a consulté ni médecin ni psychologue, car il n’a pas d’argent.
[308] Quand Guillaume vient le voir en prison, il se sent méprisé, escroqué et déçu.
[309] Il demande à Cordon d’envoyer 250 $ à son père, car il sait que sa dernière paie correspond à 600 $ qu’il n’a pas eus. Cordon lui dit qu’il ne lui doit plus rien. Il lui dit qu’il va régler les choses de gré ou de force, ce qui, pour lui, constitue une menace. Cordon est très fâché quand il lui parle de son argent, son ton devient agressif et Contreras se sent mal en raison des menaces qui visent sa famille.
[310] Après sa libération, Cordon menace Contreras, alors qu’il vient récupérer ses effets personnels restés dans le logement, « de régler les choses de la bonne ou de la mauvaise façon ». Selon Contreras, ces paroles signifient qu’il peut s’en prendre à sa famille, car, dit-il, au Guatemala un délinquant peut tuer pour un peu d’argent.
[311] Après la détention, Contreras se plaint d’une perte d’appétit, de sommeil et de la détérioration de ses relations avec les membres de sa famille, car il n’a pas eu la possibilité de parler avec eux. Ils lui disent qu’il n’est plus le même, ils le sentent moins affectueux en paroles et moins à leur écoute. Il devient silencieux après ce traumatisme. Son sentiment de culpabilité et la distance engendrent des tensions familiales. Il éprouve des problèmes gastriques, des maux de tête, des pertes de mémoire et il a consulté deux fois un médecin de l’organisme Médecins du Monde en novembre 2016, mais il n’avait pas l’argent pour acheter les médicaments prescrits.
[312] Il affirme que sa vie a perdu tout son sens, compte tenu de la honte ressentie vis-à-vis de ses parents à la suite de sa détention. La santé de sa mère s’est détériorée. Il est déprimé, désespéré de ne pas pouvoir rembourser sa dette au Guatemala contractée auprès d’un prêteur.
[313] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de trois mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 25 000 $ de dommages moraux.
[314] Solis arrive au Canada en juillet 2016 et travaille chez Service Avicole JGL jusqu’au début septembre 2016 comme attrapeur de poulets. Il a contracté une dette de 2 000 $ pour venir au Canada. Il ne lit pas le français et ignore à ce moment que les conditions de son permis fermé lui interdisent de travailler pour un autre employeur. Il commence chez l’employeur le 3 septembre 2016 et y demeure jusqu’au 26 octobre 2016, soit près de 2 mois. Il est détenu pendant 27 jours, soit du 26 octobre au 22 novembre 2016.
[315] Cordon lui confirme que son changement d’emploi est légal et qu’il pourra obtenir un nouveau permis de travail avec l’aide d’un avocat en immigration. Il lui précise le coût du permis. Il accepte l’offre de Cordon d’aller travailler à l’essai avant de se décider.
[316] Il se souvient que Guillaume leur dit avoir travaillé longtemps au ministère de l’Immigration. Connaissant des gens à l’intérieur, il estime pouvoir leur obtenir les permis plus rapidement. Il mentionne aux plaignants qu’ils pourraient déposer une plainte pour mauvais traitement afin d’accélérer l’obtention de leur permis.
[317] Guillaume prévient Solis qu’il doit s’engager à travailler pour Cordon afin de payer le permis. Lorsque Solis l’interroge sur la légalité de la démarche, Guillaume lui répond : « Je ne mettrais pas ma carrière à la poubelle pour les quelque dollars que vous me donnez. »
[318] Douze personnes sont présentes à la rencontre du 12 septembre 2016 et chacune doit débourser environ 100 $ à Cordon pour le déplacement. À leur retour à Victoriaville, Cordon leur confirme que leur salaire hebdomadaire sera de 300 $, le reste servant à rembourser leur dette pour l’obtention de leur permis. Plus vite ils paieront, plus vite ils l’obtiendront. Solis affirme que ce montant est insuffisant et ne représente pas plus que son salaire chez l’ancien employeur contrairement aux promesses faites. Tous demandent 450 $, mais Cordon refuse. Il leur précise que Guillaume et lui ont le droit d’appeler l’immigration et de les déporter. Solis sent que le piège s’est refermé sur lui.
[319] Il habite dans la maison au [...] et travaille entre 57 et 82 heures par semaine à partir du 18 septembre 2016, selon les feuilles de temps remplies chez les donneurs d’ouvrage. Les feuilles indiquent qu’il est payé en heures supplémentaires, mais, selon le livre de paie, aucune heure supplémentaire n’est inscrite. Solis affirme qu’il lui était impossible d’effectuer un suivi de ses feuilles de temps, de ses bulletins de paie et des déductions sur sa paie. En fait, il affirme n’avoir reçu que 300 $ par semaine et 350 $ à partir d’octobre, sans bénéficier d’un jour de repos.
[320] De plus, Solis travaille à faire le ménage avec Mercedes entre 9 et 16 heures par semaine pendant 3 semaines. Elle ne le paie pas, mais lui dit que cet argent sera déduit de sa dette, sans qu’il puisse le vérifier. Il ne remplit pas de feuilles de temps avec elle.
[321] Il demande à Cordon de le payer pour le ménage, mais ce dernier refuse sous prétexte que Mercedes ne veut pas qu’il pointe, car le concessionnaire le refuserait, vu son manque d’expérience. Elle a une carte de pointage avec le nom d’une autre personne qu’elle utilise pour eux à tour de rôle. Ils lui ont payé une poutine une fois après plusieurs heures de travail. À une occasion, alors qu’il croise Mercedes en passant la vadrouille chez le concessionnaire, cette dernière, dit-il, le pousse et lui dit que son diplôme en mécanique obtenu au Guatemala ne lui sert à rien.
[322] Solis conduit les voitures de Cordon pour transporter ses collègues au travail ce qui représente 10 heures de travail de plus par semaine. Il doit aussi veiller à leur entretien, ce qu’il fait de retour du travail vers 5 h du matin, sauf quand il est trop fatigué, notamment après avoir travaillé 27 heures d’affilée. Il n’est pas payé pour ces tâches, sauf une fois où Cordon lui ajoute 14 heures sur sa paie.
[323] L’intensité de ses heures de travail, la conduite et l’entretien lui créent beaucoup de stress. Une fois, Cordon le réveille alors qu’il dort depuis seulement deux heures et l’oblige à partir travailler. Il lui achète un sandwich au dépanneur, car il n’a pas pu cuisiner.
[324] Solis est aussi inquiet lorsqu’il conduit, car les freins des vieilles voitures sont dans un piteux état. Il craint pour la sécurité des autres, mais le manque de sommeil l’empêche d’y penser.
[325] Une fois, Cordon sent une odeur d’essence et crie après lui. Il lui demande s’il est ou non un mécanicien, mais Solis ne répond pas sachant que l’âge des voitures en est la cause. Devant les autres, il se moque de Solis disant qu’il a fait des études en mécanique, mais qu’il ne sait rien. Il perd toute dignité comme si ses efforts ne valaient rien pour Cordon.
[326] Alors que Solis est malade, il demande un jour de congé qui lui est refusé. Il dépose ses collègues, mais revient à la maison. Cordon l’engueule et sur un ton tyrannique lui dit qu’il doit faire tout ce qu’il veut et lui ordonne de vérifier les voitures. Nauséeux et fiévreux, il cesse après 45 minutes, lui disant qu’il n’en peut plus et demande à voir un médecin. Cordon lui répond que s’il insiste, il lui facturera le coût du médecin. Il lui propose d’aller chercher des « advil » à la pharmacie. Le lendemain, sa fièvre a baissé et Solis part travailler sous la menace d’un appel à l’immigration.
[327] À son arrivée, Mercedes lui demande de surveiller ses collègues quant au respect des règles. Il accepte au début, mais se rétracte, car il ne veut pas que ses collègues aient des problèmes.
[328] Solis confirme l’incident du sous-vêtement accroché au cadre par Mercedes, obligeant son compagnon Contreras à payer une amende. Il estime ce traitement inhumain, car cet incident survient alors qu’ils ont fait des doubles quarts de travail, sont fatigués et ont perdu leur lucidité. Mercedes est intransigeante et en raison du non-respect des règles, elle menace de les dénoncer à l’immigration. Solis confirme également que la fenêtre était déjà cassée à leur arrivée dans la maison, mais que Cordon exigeait qu’ils paient la facture.
[329] Mercedes entre dans sa chambre pendant qu’il dort. À son retour du travail, il constate aussi que ses affaires sont déplacées ou par terre. Il pense qu’elle agit ainsi pour les engueuler et leur soutirer de l’argent. Elle le traite de porc et de bon à rien, les porcs étant, dit-elle, plus propres qu’eux. À chaque réunion du dimanche, il affirme que les insultes sont de plus en plus graves, car ils les menacent de déportation.
[330] Mercedes vient presque tous les jours, car elle fait le ménage chez le concessionnaire situé en face de la maison. Elle se comporte de façon agressive et utilise des mots offensants. Pendant qu’il fait le ménage avec elle, Mercedes lui dit que ses études au Guatemala ne lui servent à rien et sont sans valeur ici, car il n’est qu’un « misérable laveur de plancher » ou aussi « misérable qu’un âne ». Il avait dit à Cordon détenir ce diplôme et chercher une meilleure situation.
[331] Avec le temps, Solis perd confiance en lui et doute de ses capacités. Il se sent coupable envers sa famille, car n’ayant pu tenir ses promesses de leur envoyer de l’argent. Obligé de travailler 7 jours par semaine à cause de la récolte de canneberges, Solis témoigne être à ce point malheureux qu’il songe à retourner chez Service avicole JGL et demander pardon, mais il a peur des menaces de Cordon.
[332] En effet, il affirme que Cordon lui dit avoir des contacts au Guatemala, de très mauvaises personnes qui peuvent faire du tort. Il les prévient que si quelqu’un rompt sa promesse de payer sa dette, il va demander un service à ses amis en disant : « J’ai une façon de me faire rembourser, de me venger ou faire du tort. » Il n’utilise pas le mot tuer, mais au Guatemala on comprend que ces paroles signifient qu’il peut tuer.
[333] Cordon les prévient que même s’ils ne sont pas au Guatemala, il obtiendra le remboursement de leurs dettes en visitant leurs familles. Il le dit à Solis au début octobre ainsi qu’aux autres, car tous les plaignants discutent entre eux. Solis se sent tellement menacé qu’il n’a pas bougé par crainte de représailles sur sa vie et celle de sa famille.
[334] Cordon et Guillaume viennent le voir pendant sa détention. Cordon lui donne 20 $ en cadeau, mais il constate à l’audience que ce montant est déduit de sa paie sur la feuille de « suivi des avances » qu’il n’a jamais vue. Il refuse de signer quoi que ce soit avec eux, car les agents des services frontaliers lui ont confirmé qu’aucune demande de permis n’a été faite pour eux.
[335] Il explique que Cordon revient avec Mercedes et un dénommé Morales qu’ils utilisent pour le convaincre, car ce dernier était devenu un ami. Il refuse de signer le document traduit en espagnol. Il appelle Cordon jusqu’à ce que ce dernier accepte d’envoyer 300 $ à sa famille.
[336] Solis est très affecté moralement et affirme rêver encore la nuit de son arrestation. Il n’a jamais vécu auparavant d’aussi mauvaises choses et ses filles ont cru qu’il avait tué quelqu’un. Tous ces souvenirs sont très douloureux, il a honte et a perdu sa dignité.
[337] Il n’avait pas d’argent pour voir un psychologue. Il s’est séparé de sa femme en 2017, car elle avait trop peur des représailles sur elle et ses enfants en raison du procès intenté contre Cordon au Canada. Elle a préféré s’éloigner et il a, dit-il, perdu sa famille.
[338] Il estime devoir faire attention à sa vie au Guatemala, car il estime que Cordon est très fort et qu’il n’a pas fini de payer sa dette en raison de l’arrestation. Il admet craindre des représailles en raison du présent recours devant le Tribunal. Il travaille pour aider ses filles, mais il est désormais sur une liste noire pour le PTET ce qui va l’empêcher de revenir lorsqu’il quittera le Canada.
[339] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de trois mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 25 000 $ de dommages moraux.
[340] Perez est déjà venu au Canada en 2012 et il revient en avril 2015 pour travailler à la Ferme Coquelicot. Après le retrait des sommes dues, il affirme recevoir parfois un salaire de 30 $ par semaine à cet endroit. Il a contracté une dette d’environ 350 $ pour venir au Canada, mais avait d’autres dettes à rembourser. Il travaille chez l’employeur du 2 au 26 octobre 2016. Il est détenu pendant 9 jours, soit du 26 octobre au 4 novembre 2016, car aucun rapport de fuite n’a encore été fait aux autorités à la suite de son départ de chez l’employeur désigné.
[341] Perez se joint à l’employeur, car Cordon lui confirme que tout est légal et qu’il a beaucoup de travail. Il ne lui confirme pas le coût du permis, mais à son arrivée, il lui demande de payer l’avocat en immigration avant qu’il ne le rencontre pour obtenir son permis au coût de 4 200 $. Cordon lui explique avoir trop de travail pour se déplacer à Montréal et qu’il lui versera un salaire hebdomadaire de 350 $ quel que soit les heures travaillées pour rembourser sa dette le plus rapidement possible.
[342] Il habite dans la maison au [...] et travaille comme chauffeur de « lift » chez Atoka entre 75 et 80 heures par semaine. Il fait une fois un double quart de travail l’obligeant à travailler 36 heures de suite, car il a dû rester sur place pour reprendre son autre quart de jour. À deux reprises, il demande une journée de repos qui ne lui est pas accordée. Il refuse une fois d’aller faire le ménage avec Mercedes étant trop épuisé. Cordon lui dit que toutes ses heures sont incluses dans sa paie, mais il n’a jamais reçu autre chose que 350 $ par semaine et n’a pas été payé pour sa dernière semaine de travail.
[343] Il est témoin d’une querelle entre Cordon et Cantoral qui avait laissé les clés dans la voiture et qui a été menacé de déportation pour cet oubli. De plus, il témoigne que Cordon menace de s’en prendre à leur famille au Guatemala s’ils ne font pas ce qu’il veut.
[344] Mercedes s’introduit dans sa chambre et le menace de lui facturer 20 $ la prochaine fois qu’il oubliera d’éteindre la lumière, alors qu’il travaille environ 80 heures par semaine. Elle le traite de porc lorsque la cuisine est en désordre. Il ignorait être facturé 10 $ par jour pour le transport chez le donneur d’ouvrage.
[345] Il refuse de serrer la main à Cordon en détention et ce dernier l’insulte en lui disant qu’il est un ignorant et qu’il paie de sa poche près de 40 000 $ pour leur fournir un avocat dans le but de les faire sortir. Perez demande au garde de sortir de la salle.
[346] Perez affirme qu’il a eu peur de contester les ordres de Cordon et les retenues sur sa paie. Il témoigne que Cordon l’a menacé en disant avoir de la famille au Guatemala prête à faire ce qu’il veut. Il a eu peur pour sa femme et son fils. Cordon lui répète cinq fois pouvoir lui faire du tort et le menace de déportation. Ces menaces de représailles ont engendré des problèmes avec sa femme et la distance a créé une barrière entre eux, n'étant presque plus avec elle.
[347] Compte tenu de ce qui a été démontré au paragraphe 181 précédemment et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de deux mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 20 000 $ de dommages moraux.
[348] Donis arrive au Canada en août 2016 et travaille chez Service Avicole JGL comme attrapeur de poulets. Il a contracté une dette de 1 500 $ pour venir au Canada. Il commence chez l’employeur le 12 octobre 2016, et ce, jusqu’au 26 octobre 2016, soit près de 15 jours. Il sera détenu pendant 27 jours, du 26 octobre au 22 novembre 2016.
[349] Cordon lui fait valoir de meilleures conditions et le rassure que rien de mauvais ne peut lui arriver avec lui. Il insiste pour qu’il vienne tout de suite. Il vient le chercher à 5 h le matin et Donis commence à travailler le matin même. Il lui dit que le permis de travail lui coûtera 4 200 $ et la résidence permanente 10 000 $. Il doit recevoir un salaire de 350 $ par semaine en raison des retenues salariales, mais il ne recevra aucune paie avant son arrestation. Il n’a pas eu le temps de se rendre chez Guillaume pour signer le contrat.
[350] Au cours de la première semaine, il travaille 65 heures et la deuxième 75 heures pendant 7 jours d’affilée. Le livre de paie ne fait mention d’aucun paiement en heures supplémentaires.
[351] Donis habite au [...]. Ils sont trois par chambre et il couche sur un matelas gonflable. Il est menacé de devoir payer une amende de 20 $ s’il laisse de la vaisselle sale et Mercedes vient vérifier sa chambre sans le prévenir.
[352] Il part travailler en auto à 6 h le matin et revient vers 18 h. Une fois, Cordon l’appelle pour qu’il fasse un autre quart jusqu’à 6 h du matin le lendemain, ce qu’il accepte. À son retour, il refuse qu’il retourne à la maison et exige qu’il continue son quart de jour jusqu’à 17 h, ce que Donis refuse.
[353] Cordon en colère lui présente cela comme une obligation et puisqu’il refuse toujours, il le traite de stupide, d’animal qui ne comprend rien. Donis se sent humilié et intimidé par sa réaction, car il a peur de le voir si fâché malgré qu’il ait travaillé 24 heures d’affilée. Il a repris le travail le même jour à 17 h jusqu’à 5 h du matin le lendemain.
[354] Questionné sur les entrées faites à ses feuilles de temps, il affirme qu’il a pu en oublier, tellement il était fatigué. Il confirme que les inscriptions manuelles sur ses feuilles de temps ne sont pas son écriture.
[355] Le 19 octobre, Mercedes s’introduit dans sa chambre et crie après lui en raison de la lumière allumée après 22 h. Elle le prévient qu’elle va lui déduire 20 $ de sa paie et qu’il doit obéir à ses consignes, ce qu’il perçoit comme une intrusion dans sa vie privée, car, dit-il, Mercedes s’introduit ainsi de 4 à 5 fois par semaine.
[356] Le lendemain, elle arrive dans la maison alors qu’il cuisine avec d’autres. Elle crie après eux, gesticule et les traite de porcs à cause du désordre qu’ils ont fait. Elle les prévient qu’elle leur déduira 20 $. Donis se sent méprisé, humilié comme s’il ne valait rien. Il ajoute qu’il ne peut pas cuisiner sans faire de désordre. Il témoigne avoir été frustré dans son intimité et qu’il pense constamment à ce qu’il doit faire pour éviter que Mercedes ne se fâche et lui facture 20 $.
[357] Il devient nerveux et anxieux dans la deuxième semaine d’octobre.
[358] Il nie avoir été mis au courant par Cordon des plaintes des voisins. Il n’avait pas le droit de sortir avec des amis ou de prendre du repos, il n’était là que pour travailler ou préparer sa nourriture.
[359] Il se rappelle avoir été insulté par Cordon en raison d’un retard. Ils sont quatre et Cordon les traite d’imbéciles en criant et en les menaçant de les livrer à l’immigration. À deux reprises, Mercedes le menace de déportation.
[360] Il confirme que Cordon menace de le livrer à l’immigration ne serait-ce que pour une dette de 100 $. Il lui dit avoir des contacts pour le retrouver et que ceux-ci peuvent faire n’importe quoi en échange d’argent. Selon lui, cela signifie qu’ils peuvent lui faire du tort, voire le tuer ou s’en prendre à sa famille. Il menace Donis de cette façon lorsqu’il vient récupérer ses affaires après sa libération en raison des déclarations qu’il a faites aux médias après son arrestation.
[361] Pendant sa détention, Donis demande à Cordon d’envoyer 300 $ à sa famille, ce qu’il fait en lui disant que cela correspond à sa paie vu les retenues salariales pour l’avocat, le logement, l’internet, le transport et les 20 $ remis pendant sa détention. Donis n’a jamais vu le document de suivi des avances. Il n’a jamais reçu de bulletin de paie.
[362] Cordon lui dit également de ne pas essayer de contacter un autre avocat alors qu’il est détenu, car il s’en occupe.
[363] Donis témoigne avoir été anxieux et stressé pendant et après sa détention. Il n’a pas pu voir de médecin, car il n’avait pas de carte d’assurance-maladie. Il n’a pas non plus demandé à Cordon de lui rendre son passeport, nécessaire pour l’obtention de son permis de travail. Ce sont les agents de l’immigration qui l’ont récupéré.
[364] Il n’a pas travaillé jusqu’au 30 janvier 2017. Il a par la suite obtenu un permis de travail ouvert, mais il n’est pas retourné au Guatemala, car il n’aurait pas pu revenir au Canada pour la poursuite des procédures en cours dans son dossier.
[365] Donis a vécu beaucoup d’anxiété, était constamment crispé, dépressif et éprouvait des tremblements après ces évènements. Il était désespéré de ne pas voir sa famille pendant toutes ses années.
[366] Compte tenu de tous ces éléments, notamment de ce qui a été démontré au paragraphe 181 et de la durée des conduites vexatoires subies pendant près de deux mois en incluant sa détention, le Tribunal accorde 20 000 $ de dommages moraux.
Les plaignants ont-ils droit à des dommages punitifs? Dans l’affirmative, les sommes réclamées variant, selon le cas, entre 10 000 $ et 20 000 $ sont-elles justes et raisonnables?
· Paredes, Mayorga et Perla réclament 20 000 $ en dommages punitifs.
· Godoy, Alvarez, Cantoral, Chuta, Contreras et Solis réclament 15 000 $ en dommages punitifs.
· Perez et Donis réclament 10 000 $ en dommages punitifs.
[367] L’article 123.15 (4) de la Loi prévoit expressément que le Tribunal a le pouvoir d’accorder des dommages punitifs comme mesure de réparation possible pour du harcèlement subi.
[368] Les plaignants ont le fardeau de justifier l’octroi de dommages punitifs. Toutefois, l’employeur informé des réclamations des plaignants n’a fourni aucune preuve supplémentaire outre la faillite démontrant qu’elles étaient excessives eu égard aux objectifs des dommages punitifs, ce qui lui appartenait de faire[50]. En l’absence de preuve ou lorsque celle-ci semble insuffisante pour établir un portrait juste de la réalité financière du défendeur, la Cour suprême a déterminé qu’on « ne peut présumer que la capacité financière des intimées ne leur permettrait pas d’acquitter une condamnation établie à un niveau raisonnable »[51].
[369] Pour avoir droit à des dommages punitifs, l’article 123.15 (4) n’exige pas la démonstration d’une atteinte illicite et intentionnelle de la part du débiteur, contrairement à l’article 49 de la Charte[52]. L’octroi des dommages punitifs n’est donc pas conditionnel à une telle intention bien que sa présence puisse constituer un facteur aggravant justifiant l’octroi d’un montant plus élevé.
[370] En effet, dans l’affaire Richard c. Time Inc.[53], la Cour suprême souligne que dans le régime des dommages-intérêts punitifs du droit civil québécois, le critère de l’atteinte illicite et intentionnelle s’applique seulement si la loi le prévoit expressément, et ce, contrairement à la common law.
[371] Ce sont donc les objectifs généraux des dommages punitifs qui doivent être pris en compte, soit la punition, la dissuasion et la dénonciation des comportements non souhaités. Dans l’affaire Richard précitée, la Cour suprême décrit comme suit les trois objectifs des dommages punitifs :
[155] L’article
[Caractères gras ajoutés]
[372] Les objectifs généraux de la loi en cause font également partie des critères à considérer puisque les comportements dont il faut prévenir la récidive s’évaluent à partir de la loi en vertu de laquelle la sanction est demandée. La Cour poursuit ainsi :
[156] La nécessité de prendre également en compte les objectifs de la législation en cause se justifie par le fait que le droit à des dommages-intérêts punitifs en droit civil québécois dépend toujours d’une disposition législative précise. De plus, dans leurs manifestations actuelles, les dommages-intérêts punitifs n’ont pas pour but de punir généralement tout comportement interdit par la loi. Leur fonction consiste plutôt à protéger l’intégrité d’un régime législatif en sanctionnant toute action incompatible avec les objectifs poursuivis par le législateur dans la loi en question. La détermination des types de conduite dont il importe de prévenir la récidive et des objectifs du législateur s’effectue à partir de la loi en vertu de laquelle une sanction est demandée.
[Caractères gras ajoutés]
[373] Or, dans la Loi, le législateur impose à l’employeur l’obligation de prévenir et de faire cesser le harcèlement psychologique lorsqu’il est porté à sa connaissance dans le but d’assurer aux salariés un milieu de travail exempt de harcèlement. Ainsi, le Tribunal est d’avis que lorsque l’employeur lui-même est l’auteur du harcèlement, de connivence avec un tiers, il contrevient de plein fouet à la Loi et mérite d’être sanctionné. Il y a là une incompatibilité avec les objectifs généraux de la Loi.
[374] Quant à l’article
1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.
Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.
[Caractères gras ajoutés]
[375] Enfin, la jurisprudence retient également comme critères, le niveau d’autorité hiérarchique du harceleur[54], la négation par l’employeur du harcèlement survenu dans son organisation[55], la taille de celle-ci ainsi que l’atteinte aux droits fondamentaux consacrés par la Charte qui peut influencer le montant à être versé lorsqu’elle est prouvée.
[376] Rappelons que l’employeur a fait une cession volontaire de ses biens le 13 mars 2019 et que l’autorisation de poursuivre les procédures a été accordée malgré sa faillite. Bien que l’employeur n’ait présenté aucune autre preuve sur le caractère excessif des montants réclamés, il n’en reste pas moins que sa faillite limite sa capacité financière et a un impact sur sa situation patrimoniale.
[377] Un nombre limité de
décisions ont eu à considérer la faillite du défendeur dans la détermination des
dommages punitifs sur la base du critère de la situation patrimoniale de
l’article
[378] Dans l’affaire Veilleux c. Dumont[56], le défendeur a fait une cession de biens et l’autorisation de poursuivre les procédures a été obtenue. La Cour accorde 1 000 $ de dommages punitifs pour une atteinte à l’intégrité physique après que Dumont, le défendeur, ait, dans l’exercice de ses fonctions, agressé le demandeur qui a subi plusieurs séquelles.
[379] Dans Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Sfiridis[57], le Tribunal des droits de la personne souligne que le défendeur a une situation financière précaire, qu’il a fait une faillite personnelle et corporative et qu’il est endetté de 200 000 $ vis-à-vis de ses parents. Malgré ce constat, il accorde 2 000 $ en dommages punitifs pour dénoncer le harcèlement sexuel exercé par le défendeur pendant près de deux mois à l’endroit d’une employée du restaurant dont il était le propriétaire.
[380] Dans Canadian Sporting Goods Association of Canada Inc. c. Karabetian[58], la Cour supérieure considère comme un facteur aggravant le fait que les défendeurs aient fait faillite après avoir fraudé une organisation à but non lucratif durant trois ans pour une somme de 300 000 $. Elle se doute que la cession des biens ait été faite pour tenter d’échapper à leurs responsabilités, mais considère néanmoins leur situation patrimoniale comme un facteur atténuant et accorde un montant moindre de 25 000 $ en dommages punitifs.
[381] Un cas de fraude similaire est relaté dans l’affaire Maison des jeunes de Contrecoeur c. Bourdon[59], dans laquelle la Cour précise que la défenderesse a fait une cession de biens, mais affirme ignorer sa situation patrimoniale précise. Elle accorde 1 500 $ en dommages punitifs.
[382] Dans J.K. c. S.D.[60], le défendeur a fait une cession de biens et la demanderesse a obtenu l’autorisation de poursuivre le recours. La Cour souligne que la preuve n’établit pas clairement la situation patrimoniale du défendeur. Le commerce de location d’outils dont il était propriétaire a fermé et la maison qu’il habitait a été cédée à sa mère. La Cour se questionne si le défendeur a tenté de se soustraite à sa responsabilité civile par la cession de biens et le transfert de propriété. Or, comme aucune preuve ne le démontre, elle accorde un montant moindre que celui réclamé, soit 15 000 $ en dommages punitifs pour l’agression sexuelle de sa belle-fille pendant 6 ans.
[383] Dans nos dossiers, l’employeur a fait une cession de ses biens juste au moment où il devait commencer sa preuve. Cette concomitance amène le Tribunal à se questionner si cette cession de biens constitue une tentative de se soustraire à ses obligations. Aucune preuve ne permet toutefois de le démontrer. Enfin, les plaignants plaident le même argument que celui considéré par la Cour supérieure pour autoriser la poursuite des procédures, soit leur volonté d’obtenir éventuellement la levée du voile corporatif et une condamnation personnelle contre ses administrateurs.
[384] Ainsi, sur la base des objectifs généraux d’octroi des dommages punitifs, le Tribunal est d’avis qu’une réparation fondée sur le volet préventif n’est pas utile, car il y a peu de chance que cette situation se reproduise vu l’étendue de la réparation à laquelle l’employeur est déjà tenu à titre de dommages moraux.
[385] Il en va autrement de la fonction punitive des dommages punitifs qui se rattachent davantage aux comportements de l’employeur dans le passé plutôt qu’à l’élimination du harcèlement pour l’avenir.
[386] Sous cet angle, le Tribunal accorde des dommages punitifs à chacun des plaignants en raison de la gravité et du caractère hautement répréhensible des actes commis par l’employeur. Il n’y a pas lieu cependant de différencier les montants selon la durée du harcèlement, car il ne s’agit pas de réparer le préjudice subi.
[387] D’une part, les actes fautifs sont posés par l’employeur lui-même, ce qui va à l’encontre des objectifs du législateur qui, dans la loi en cause, lui impose le devoir de prévenir et de faire cesser le harcèlement. D’autre part, la preuve a démontré que le harcèlement a visé des travailleurs étrangers temporaires particulièrement vulnérables et qu’il s’est manifesté par leur exploitation financière, sous la menace d’une atteinte à leur intégrité physique et dans le seul intérêt de l’employeur. Il s’agit d’un comportement choquant que la société réprouve et qui mérite d’être dénoncé.
[388] À cela s’ajoute le caractère prémédité du stratagème mis en place par l’employeur pour les attirer et ensuite les flouer. Il ne pouvait en ignorer les conséquences préjudiciables sur les plaignants qui ont d’ailleurs été arrêtés. Cela constitue une atteinte illicite et intentionnelle qui, sans être un critère essentiel dans la loi pour donner droit à de tels dommages, devient un facteur aggravant à considérer. Enfin, les plaignants ont été victimes de harcèlement discriminatoire sur la base d’un motif prohibé par la Charte.
[389] Finalement, bien que la faillite de l’employeur constitue un facteur à considérer dans l’évaluation du montant des dommages punitifs, elle n’a pas pour effet d’en exclure l’octroi dans nos dossiers.
[390] Par conséquent, en considérant
le critère de la situation patrimoniale prévu à l’article
PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU TRAVAIL :
ACCUEILLE les plaintes pour harcèlement psychologique;
DÉCLARE que Gustavo Adolfo Prado Paredes, Erick Tanadeo Lopez Mayorga, Marvin Estuardo Diaz Perla, Juan Antonio Godoy Enriquez, Rudy Fernando Alvarez Vasquez, Wilder Josue Cantoral Urrutia, Ismael Simon Chuta, Henry de Jesus Aguirre Contreras, Juan de Jesus Hernandez Solis, Edson Vincent Perez Vasquez et Banner Audiel Donis Y Donis ont été victimes de harcèlement psychologique;
DÉCLARE que
Entreprise de placement Les Progrès inc. a fait défaut de respecter ses
obligations prévues à l’article
ORDONNE à
Entreprise de placement Les Progrès inc. de verser à Gustavo
Adolfo Prado Paredes, Erick Tanadeo Lopez Mayorga et Marvin
Estuardo Diaz Perla, dans les huit (8) jours de la notification de la
présente décision, la somme de 30 000 $ chacun à titre de dommages moraux,
le tout portant intérêt au taux fixé suivant l’article
ORDONNE à
Entreprise de placement Les Progrès inc. de verser à Juan Antonio
Godoy Enriquez, Rudy Fernando Alvarez Vasquez, Wilder Josue Cantoral Urrutia,
Ismael Simon Chuta, Henry de Jesus Aguirre Contreras, Juan de Jesus Hernandez
Solis, dans les huit (8) jours de la notification de la présente
décision, la somme de 25 000 $ chacun à titre de dommages moraux, le tout
portant intérêt au taux fixé suivant l’article
ORDONNE à
Entreprise de placement Les Progrès inc. de verser à Edson
Vincent Perez Vasquez et Banner Audiel Donis Y Donis, dans les huit
(8) jours de la notification de la présente décision, la somme de 20 000
$ chacun à titre de dommages moraux, le tout portant intérêt au taux fixé
suivant l’article
ORDONNE à
Entreprise de placement Les Progrès inc. de verser à Gustavo Adolfo
Prado Paredes, Erick Tanadeo Lopez Mayorga, Marvin Estuardo Diaz Perla, Juan
Antonio Godoy Enriquez, Rudy Fernando Alvarez Vasquez, Wilder Josue Cantoral
Urrutia, Ismael Simon Chuta, Henry de Jesus Aguirre Contreras, Juan de Jesus
Hernandez Solis, Edson Vincent Perez Vasquez et Banner Audiel Donis Y Donis dans
les huit (8) jours de la notification de la présente décision, la
somme de 5 000 $ chacun à titre de dommages punitifs, le tout portant intérêt
au taux fixé suivant l’article
DÉCLARE qu'à
défaut d'être indemnisés dans les délais prescrits Gustavo Adolfo Prado
Paredes, Erick Tanadeo Lopez Mayorga, Marvin Estuardo Diaz Perla, Juan
Antonio Godoy Enriquez, Rudy Fernando Alvarez Vasquez, Wilder Josue Cantoral
Urrutia, Ismael Simon Chuta, Henry de Jesus Aguirre Contreras, Juan de Jesus
Hernandez Solis, Edson Vincent Perez Vasquez et Banner Audiel Donis Y
Donis seront en droit d'exiger de Entreprise de placement Les Progrès
inc., pour chaque journée de retard, un intérêt sur les indemnités dues au
taux fixé suivant l'article
RÉSERVE sa compétence pour déterminer les autres mesures de réparation appropriées.
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France Giroux |
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Mes Guillaume Lavoie et Véronique Truchon-Lachapelle |
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PAQUET TELLIER |
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Pour les parties demanderesses |
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M. Esvin Trinidad Cordon Paredes |
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Pour la partie défenderesse |
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Date de la dernière audience : 22 mai 2019 |
/as
[1] Le 11 novembre 2016 pour tous, sauf pour Erick Tanadeo Lopez Mayorga le 30 janvier 2017 qui a été arrêté le 17 janvier 2017.
[2] RLRQ, c. N-1.1.
[3] Il s’agit des plaintes de messieurs Gildardo Mejia Picon (CM-2017-2160), Hugo Alberto Lopez Garcia (CM-2017-2174) et Abner Joaquin Miranda Lopez (CM-2017-2186).
[4] 2019 QCTAT 757.
[5] 2019 QCTAT 898, requête en sursis rejetée par la Cour supérieure 500-17-106 -934-196, 7 mars 2019.
[6] 2019 QCTAT 1342.
[7] Cour supérieure (chambre commerciale) 415-11-002088-190, 26 mars 2019.
[8] RLRQ, c. C-12.
[9] Art. 81.18 de la Loi.
[10] Art. 81.19 de la Loi.
[11] Roberge c. Montréal (Ville de) (arrondissement Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce),
[12]
Breton c. Compagnie d’échantillons « National »
ltée,
[13] Commission des droits de la personne et
des droits de la jeunesse
c. Dimopoulos,
[14]
Commission des droits de la personne
et des droits de la jeunesse c. Québec
(Procureur du Québec),
[15] Isabelle AUBÉ et al., fasc. 23 : « Interdiction du harcèlement et protection de la vie privée et des droits fondamentaux », dans Katherine LIPPEL et Guylaine VALLÉE (dir.), Rapports individuels et collectifs du travail, coll. « JurisClasseur Québec. Collection Droit du travail », Montréal, LexisNexis, à jour au 31 mars 2018, p. 39, par. 325.
[16] Pour faciliter la lecture de la décision, les parties ont convenu que le Tribunal n’utilisera qu’un seul nom pour les désigner sans que ce soit un manque de respect à leur égard. Il s’agit du nom de famille en caractères gras.
[17] Le numéro accolé à chacun des noms fait référence au cahier de pièces les concernant.
[18] 11 $ ou 12 $ de l’heure au lieu de 10 $.
[19] Sauf Perez et Donis, mais nous y reviendrons.
[20] Code d’éthique du Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada.
[21] Loi modifiant la Loi sur les normes du travail et d’autres dispositions législatives afin principalement de faciliter la conciliation famille-travail, articles 92.5 à 92.12 sur le placement de personnel et des travailleurs étrangers temporaires.
[22] Avis sur le marché du travail.
[23] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital
St-Ferdinand,
[24] Précitée note 12.
[25] McDuff c. Concepts Gouin-Beauregard inc., 2018 QCTAT 2662; Berrad c. 9352-5897 Québec inc. (Chez Blanche Neige), 2018 QCTAT 4928; Marcoux c. Hongwei, 2009 QCCRT 0059.
[26] Berrad précité note 25.
[27] Ouimet-Jourdain
c. Hammami, 2008 QCCRT 0330; Alliance du personnel professionnel et technique
de la santé et des services sociaux c. Centre de santé et de services
sociaux du Sud de Lanaudière (Lorraine Laporte), D.T.E.
[28] Roc précité note 27.
[29] Berrad
précité note 25. Verreault c. ArcelorMittal Mines Canada inc.,
2014 QCCRT 0009, Allaire c. Research House inc. (Québec Recherches), 2008 QCCRT 0530. Rouleau précité note 27, Diaconu c. Municipalité
de la paroisse Saint-Télesphore,
[30] Berrad précité note 25.
[31] Tharumaratam c. 3097-5163 Québec inc.,
[32]
Berrad précité note 25; Cadieux c. Dollorama, s.e.c.,
2010 QCCRT 0124
(révision refusée :
[33] Breton précité note 12, par. 155.
[34]
Couturier
c. Artis Factum Décor inc., 2018 QCTAT 2648; Roberge c. Ville
de Montréal,
[35] G.F. c. Dispro inc., 2016 QCTAT 2596; Allaire précité note 29.
[36] Baillie c. Technologies Digital
Shape inc., 2008 QCCRT 0549, contrôle
judiciaire refusé,
[37] 2006 QCCA 1642, par. 80-81.
[38]
[39] Précité note 29.
[40] Précité note 34.
[41]
[42]
[43] Précité note 27.
[44] Précité note 31.
[45] 2018 QCTAT 6282, demande de pourvoi en contrôle judiciaire pendante, 2019-01-21 C.S.- Montréal 540-17-013468-193.
[46]
[47]
[48] Précitée note 37, par. 180.
[49] Charte des droits et libertés de la personne.
[50] Fillion c. Chiasson,
[51] 2012 CSC 8, par. 213.
[52]
Vachon c. Liard mécanique industrielle inc.,
[53]
Richard précité note 51, par. 151-153; Cinar Corporation c. Robinson,
[54] Baillie précité note 36.
[55] Cadieux précité note 32.
[56] [2005] AZ-50327948 (C.S.).
[57] AZ-50123939 (TDPQ).
[58] [2004] AZ-50285671 (C.S.).
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