Catania c. R.

2016 QCCQ 15023

 

JP 2213

 
COUR DU QUÉBEC

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

MONTRÉAL

 

« Chambre criminelle et pénale »

N° :

500-01-072674-127

 

 

DATE :

14 décembre 2016

 

 

SOUS LA PRÉSIDENCE DE :

L’HONORABLE

YVAN POULIN, J.C.Q.

 

 

 

Paolo CATANIA

André FORTIN

Pasquale FEDELE

Martin D’AOUST

Pascal PATRICE

Frank ZAMPINO

LES CONSTRUCTIONS FRANK CATANIA & ASSOCIÉS INC.

 

Accusés (Requérants)

c.

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

Poursuivante (Intimée)

 

 

 

DÉCISION SUR LES REQUÊTES EN ARRÊT DES PROCÉDURES DE TYPE JORDAN

(REQUÊTES Nos 18 ET 19)

 

[1]                Les requérants subissent leur procès en lien avec des accusations de fraude, abus de confiance, fraude envers le gouvernement et complot.  Ces accusations font suite à une vaste enquête en matière de malversation municipale concernant des gestes posés dans le cadre du développement d’un projet immobilier de Montréal connu sous le nom de Faubourg Contrecœur.

[2]                Les requérants ont initialement été inculpés en mai 2012.  Le ministère public a ensuite choisi de procéder par acte d’accusation direct et les requérants se sont prévalus de leur droit d’être jugé par un juge sans jury.  À la suite de ce choix, des séances de gestion ont été tenues par des juges de la Cour du Québec afin de circonscrire la nature, l’étendue et la durée du procès.  Au terme de ces séances, les parties ont établi sa durée à trois mois. 

[3]                Le procès a été fixé du 8 février au 29 avril 2016 mais n’a pu être complété dans ce délai.  Depuis l’ouverture du procès, le Tribunal a consacré l’essentiel de son temps aux requêtes préliminaires présentées par les requérants.  Notons sur ce point que certaines de ces requêtes ont été déposées à l’aube du procès ou après son ouverture.  Les problèmes de santé de l’un des coaccusés ont également ralenti la progression et la bonne marche de cette affaire. 

[4]                Au présent stade des procédures, la présentation de la preuve à charge n’a pas encore débuté.  Et malgré le fait que le Tribunal ait été disposé à continuer le procès à court ou moyen terme, la non disponibilité de l’un ou l’autre des avocats des requérants - et de l’un des requérants personnellement - a repoussé sa continuation de plusieurs mois supplémentaires. 

[5]                Le procès doit maintenant se poursuivre à compter du mois de janvier 2017 et se terminer en juin 2017.  Puisque 61 mois se seront écoulés entre l’inculpation initiale et la fin anticipée du procès, les requérants sollicitent maintenant un arrêt des procédures pour cause de délais déraisonnables.  S’appuyant sur le récent arrêt de la Cour suprême dans R. c. Jordan[1], ils allèguent que l’on a porté atteinte à leur droit constitutionnel protégé par l’al. 11b) de la Charte.  En substance, les requérants soutiennent :

Ø  Que le plafond de 18 mois trouve en l’espèce application;

Ø  Que le délai global de 61 mois moins les délais imputables à la défense dépasse ce plafond de manière substantielle; et

Ø  Que le ministère public n’a pas réussi à réfuter la présomption voulant que le délai soit déraisonnable.

[6]                Le ministère public soutient de son côté que c’est plutôt le plafond de 30 mois qui s’applique en l’espèce.  Le ministère public plaide également :

Ø  Que certains délais assez substantiels sont imputables à la défense;

Ø  Que le délai restant est justifié en raison de la nature particulièrement complexe de la cause;

Ø  Que certaines portions du délai restant sont attribuables à la maladie de l’un des coaccusés; et

Ø  Que la mesure transitoire exceptionnelle devrait trouver application en raison du fait que la présente cause a pris naissance plusieurs années avant l’instauration du nouveau cadre d’analyse de l’arrêt Jordan.

[7]                Avant d’aborder toutes ces questions de manière plus approfondie, quelques commentaires généraux sur l’impact et la portée de l’arrêt Jordan sont nécessaires. 

I - L’ARRÊT JORDAN : LE NOUVEAU CADRE D’ANALYSE

[8]                Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable est protégé par l’alinéa 11b) de la Charte.  Au cours des trois dernières décennies, les tribunaux canadiens ont élaboré une importante jurisprudence définissant un cadre d’analyse permettant de traiter les allégations de violation de ce droit constitutionnel.

[9]                Dans l’arrêt Jordan, la majorité de la Cour suprême modifie ce cadre d’analyse en raison de difficultés théoriques et pratiques concernant sa mise en œuvre.  La majorité élabore un nouveau cadre visant à faciliter le traitement des requêtes fondées sur l’alinéa 11b) et à inciter tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour administrer la justice d’une manière qui soit raisonnablement prompte.  Il coule de source que le Tribunal doit en l’espèce appliquer ce nouveau cadre d’analyse.

[10]            Au cœur du nouveau cadre se trouve un plafond au-delà duquel le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès est présumé déraisonnable, à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient.  Ce plafond présumé est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (ou celles instruites devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire)[2].

[11]            Le délai imputable à la défense ou celui qu’elle renonce à invoquer ne compte pas dans le calcul visant à déterminer si ce plafond est atteint[3].  De plus, une fois que le plafond présumé a été dépassé, il incombe au ministère public de réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai en invoquant des circonstances exceptionnelles[4].  S’il ne peut le faire, un arrêt des procédures devra s’ensuivre.

[12]            Il est impossible de déterminer toutes les circonstances qui peuvent se qualifier d’« exceptionnelles » lorsqu’il s’agit de trancher une demande fondée sur l’al. 11b) de la Charte.  Bien qu’il n’existe pas de liste exhaustive de ces circonstances, elles se divisent toutefois généralement en deux catégories : les événements distincts et les affaires particulièrement complexes[5].

[13]            Si la circonstance exceptionnelle concerne un événement distinct (comme une maladie ou un imprévu au procès), le délai raisonnablement attribuable à cet événement est soustrait du délai total[6].  Si la circonstance exceptionnelle résulte de la complexité de l’affaire, le délai est raisonnable et aucune autre analyse n’est nécessaire[7].  Selon la Cour, une circonstance exceptionnelle est le seul fondement permettant au ministère public de s’acquitter du fardeau de justifier un délai qui excède le plafond établi[8].

[14]      En ce qui a trait aux affaires déjà en cours, la Cour suprême insiste sur le fait que le nouveau cadre d’analyse doit être appliqué avec souplesse et de manière contextuelle.  Au paragraphe 94, la Cour justifie la nécessité d’une mesure transitoire exceptionnelle de la manière suivante: 

[94] Dans le cas présent, il existe diverses raisons pour appliquer le cadre d’analyse selon le contexte et avec souplesse aux affaires déjà en cours, l’une étant qu’il ne serait pas juste de juger rigoureusement les participants au système de justice criminelle au regard de normes dont ils n’avaient pas connaissance. De plus, ce nouveau régime incite tant le ministère public que la défense à accélérer le déroulement des affaires criminelles. Cependant, dans les ressorts où les longs délais sont la norme, il va falloir du temps avant que ces mesures d’incitation n’opèrent un changement de culture. En outre, l’administration de la justice ne saurait tolérer une répétition de ce qui s’est passé après le prononcé de l’arrêt Askov, et l’application contextuelle que nous proposons du cadre d’analyse vise à garantir qu’une telle situation ne se reproduira pas. (Nos soulignés)

[15]      Au paragraphe 96, la Cour décrit les circonstances permettant d’appliquer la mesure transitoire exceptionnelle :

[96] Premièrement, dans les cas où le délai excède le plafond, une mesure transitoire exceptionnelle peut s’appliquer lorsque les accusations ont été portées avant le prononcé du présent jugement. C’est le cas lorsque le ministère public convainc la cour que le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu’il existait au préalable. Cela suppose qu’il faille procéder à un examen contextuel, eu égard à la manière dont l’ancien cadre a été appliqué et au fait que la conduite des parties ne peut être jugée rigoureusement en fonction d’une norme dont ils n’avaient pas connaissance. Par exemple, le préjudice subi et la gravité de l’infraction ont souvent joué un rôle décisif dans la décision quant au caractère raisonnable du délai lorsqu’il s’est agi d’appliquer l’ancien cadre d’analyse. Pour les causes en cours d’instance, ces considérations peuvent donc aider à déterminer si les parties se sont raisonnablement fondées sur l’état antérieur du droit. Bien entendu, si, après le prononcé du présent jugement, les parties ont eu le temps de corriger leur conduite et le système a disposé d’un certain temps pour s’adapter, le juge du procès doit en tenir compte. (Nos soulignés)

[16]            La question de l’application de cette mesure dans les districts judiciaires confrontés à des problèmes de délais institutionnels importants, tel celui de Montréal, est abordée au paragraphe 97 :

[97] Par ailleurs, le délai peut excéder le plafond parce que la cause est moyennement complexe dans une région confrontée à des problèmes de délais institutionnels importants. Les juges qui œuvrent dans les juridictions où sévissent de longs délais institutionnels tenaces et connus doivent tenir compte de cette réalité, puisque les problèmes de délais systémiques limitent ce que peuvent faire les avocats du ministère public. Ces derniers, le Parlement et les législatures ont besoin de temps pour réagir à la présente décision et des arrêts de procédures ne peuvent être accordés en bloc uniquement parce qu’il existe présentement des problèmes importants de délais institutionnels. Comme nous l’avons souligné, l’administration de la justice ne peut pas se permettre une répétition des conséquences qu’a eues la décision Askov. La mesure transitoire exceptionnelle dont il est question ici reconnaît qu’il faut du temps pour implanter des changements et que les délais institutionnels — même s’ils sont importants — ne donneront pas automatiquement lieu à des arrêts des procédures. (Nos soulignés)

[17]            Finalement, au paragraphe 98, la Cour énonce qu’elle se fie « au bon sens des juges de première instance pour juger du caractère raisonnable du délai dans les circonstances de chaque cas ».  Sur ce point, la Cour précise plus particulièrement :

[98] Les droits de tous les accusés protégés par l’al. 11b) ne peuvent pas pour autant être suspendus pendant que le système cherche à s’adapter au nouveau cadre d’analyse établi en l’espèce. Les tribunaux vont donc continuer à conclure à la violation des droits protégés par l’al. 11b) et des causes pendantes feront encore l’objet d’ordonnances d’arrêt des procédures. Par exemple, dans une cause simple, si le délai excède considérablement le plafond en raison d’erreurs et d’impairs répétés du ministère public, le délai pourrait être jugé déraisonnable même si les parties agissaient en fonction de l’ancien cadre d’analyse. L’examen doit toujours être contextuel. Nous nous fions au bon sens des juges de première instance pour juger du caractère raisonnable du délai dans les circonstances de chaque cas.

[18]            Ces principes étant établis, il est maintenant nécessaire de s’attarder davantage à la chronologie des procédures ainsi qu’au degré de complexité de la présente affaire.  

II - LES PROCÉDURES, LES DÉLAIS ET LA COMPLEXITÉ DE LA CAUSE

A)   L’inculpation

[19]            Arrêtés en mai 2012, les requérants comparaissent le 13 juillet 2012 sur divers chefs de malversation.  Le ministère public commence à divulguer sa preuve dès la comparution initiale et des éléments supplémentaires leur sont transmis par la suite.  Au moment de la comparution, les avocats des requérants divergent d’opinion quant à la fixation immédiate ou non d’une enquête préliminaire.  Le dossier est reporté au 14 septembre 2012 pour que la défense puisse prendre connaissance de la preuve. 

[20]            Le dossier est ensuite reporté au 29 octobre 2012, 3 décembre 2012 et 16 janvier 2013 pour la tenue de conférences de gestion au cours desquelles il est question de fixer une date d’enquête préliminaire de plusieurs semaines.  À l’occasion de ces séances, les parties abordent la question des admissions éventuelles et le ministère public se conforme aux demandes du Tribunal concernant la remise de certains documents. 

B)    L’acte d’accusation direct

[21]            Le 16 janvier 2013, le ministère public annonce au juge coordonnateur qu’il y aura dépôt d’un acte d’accusation direct qui aura pour effet d’éviter la tenue d’une enquête préliminaire.  À la demande de la défense, la comparution des requérants devant la Cour supérieure est fixée au 4 mars 2013 plutôt qu’à la première date disponible, le 23 janvier 2013.  Puis elle est de nouveau reportée au 20 mars 2013 en raison de l’absence des requérants à la Cour.

C)     La comparution devant la Cour supérieure

[22]            Les requérants comparaissent finalement le 20 mars 2013 sur l’acte d’accusation direct.  Bien que le juge André Vincent, j.c.s., se dise prêt à fixer immédiatement le procès, les requérants lui suggèrent plutôt de reporter l’affaire au prochain terme des assises criminelles, le 29 avril 2013, afin de pouvoir compléter leurs discussions avec le ministère public quant au « choix du forum ».  Le juge acquiesce à cette demande.

D)   Le nouveau choix

[23]            Le 29 avril 2013, les requérants se prévalent du paragraphe 565(2) du Code criminel et choisissent d’être jugé par un juge sans jury.  La Cour supérieure prend acte de cette décision et la cause est reportée devant la Cour du Québec au 22 mai 2013 pour la suite des procédures.   

[24]            À cette date, les parties reportent la cause au 3 septembre 2013 pour la tenue d’une conférence de gestion visant à cerner les questions en litige et déterminer la durée du procès.

E)     Les conférences de gestion 

[25]            Entre le 3 septembre 2013 et le 8 octobre 2014, sept conférences de gestion sont tenues par la Cour.  Aux fins de la requête de type Jordan, le Tribunal a pris connaissance de l’entièreté des discussions intervenues lors de ces séances de gestion.  Ce qui suit résume à grands traits la nature de ces discussions :

a)      Le 3 septembre 2013, le ministère public informe la juge Nathalie Fafard qu’un projet d’admissions est en possession de la défense depuis plus de deux mois.  Les avocats des requérants sollicitent un délai additionnel de trois mois pour terminer l’analyse de ce projet.  Il est question de demandes de divulgation complémentaires auxquelles la poursuite doit répondre.  Les avocats des coaccusés Frank Zampino et Bernard Trépanier informent le Tribunal de leur intention de présenter une requête en arrêt des procédures au motif que leur droit au silence aurait été violé par leur assignation devant la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction (CEIC).  Il est mentionné que le procès éventuel serait d’une durée de trois mois et que la requête préliminaire en question pourrait être entendue en une semaine.  Tous s’entendent pour continuer la conférence de gestion au mois de décembre 2013;

b)     Le 12 décembre 2013, la juge Fafard est informée que les avocats des requérants ont rencontré le ministère public quelques jours auparavant et qu’il n’y a pas d’entente sur le projet d’admissions.  La requête en arrêt des procédures annoncée plus de trois mois auparavant n’est pas encore produite par les coaccusés Zampino et Trépanier.  Le ministère public indique qu’il n’y a plus d’utilité à poursuivre les discussions sur le projet d’admissions et insiste pour fixer une date de procès en rappelant que les arrestations remontent à 2012.  L’avocat de l’un des requérants se dit optimiste que des admissions seront consignées lorsqu’un juge sera disposé à entendre la requête en arrêt des procédures qui n’est pas encore produite.  La juge Fafard informe les parties que le Tribunal ne fixera pas trois mois de procès dans ces circonstances plutôt nébuleuses et la cause est continuée au mois de février 2014 pour conférence de gestion;

c)      Le 7 février 2014, le ministère public insiste de nouveau pour procéder et fixer une date de procès.  Le juge Yves Paradis informe alors les parties que le procès ne sera pas fixé tant qu’il ne sera pas convaincu qu’il est « sur les rails » et qu’il se rendra à destination finale « d’un seul trait ».  Le juge insiste pour que les requêtes préliminaires soient déposées au préalable et qu’un agenda soit déterminé.  Les avocats de Frank Zampino et Bernard Trépanier verbalisent de nouveau leur intention de déposer la requête en arrêt des procédures qui n’a pas encore été produite.  L’avocate de Frank Zampino manifeste son intention de présenter une requête pour avoir accès à une lettre anonyme mais cette requête n’est pas encore prête.  Elle dit par ailleurs qu’elle se réserve le droit de contester certains mandats de perquisition mais ne donne pas plus de précision à ce sujet.  L’avocat de Daniel Gauthier indique de son côté qu’il y a quelques mandats qui le préoccupent mais ne sait pas encore s’il présentera une requête à cet effet.  La conférence de gestion est continuée au mois de mars 2014;

d)     Le 25 mars 2014, les avocats de Frank Zampino et Bernard Trépanier n’ont toujours pas déposé la requête en arrêt des procédures antérieurement annoncée.  L’avocate de Frank Zampino produit cependant une requête en divulgation concernant la lettre anonyme et des éléments concernant la CEIC.  Le ministère public dit être en mesure de prendre position sur ces demandes dans un délai de deux semaines.  Le Tribunal tente ensuite de rapprocher les parties concernant le projet d’admissions qui est sur la glace depuis plusieurs mois.  L’avocate de Frank Zampino indique alors qu’elle ne veut rien admettre avant que la Cour ne tranche la requête en arrêt des procédures qu’elle n’a par ailleurs pas encore produite.  La juge Manon Ouimet exige que la requête soit produite avant d’en fixer l’audition.  Elle requiert que les avocats de Frank Zampino et Bernard Trépanier la déposent avant la prochaine conférence de gestion qui est fixée en mai 2014;

e)      Le 23 mai 2014, la requête en question n’est toujours pas déposée.  Les avocats de Frank Zampino et Bernard Trépanier indiquent que l’affaire est complexe et qu’ils ont besoin de temps supplémentaire pour prendre position.  Le ministère public insiste pour fixer une date de procès en raison du temps écoulé depuis les arrestations et souligne que la défense prend beaucoup de temps pour réfléchir à ses actions.  Malgré la ferme opposition de la poursuite, la juge Ouimet accepte de reporter la conférence de gestion au mois d’août 2014.  La juge indique cependant que cela est imputable à la défense et requiert le dépôt de toute requête avant cette date;

f)       Le 6 août 2014, les requêtes des avocats de Frank Zampino et Bernard Trépanier ne sont toujours pas déposées.  Contre toute attente, l’avocate de Frank Zampino indique à la juge Ouimet qu’elle ne présentera pas de requête en arrêt des procédures pour le moment.  Elle relate par ailleurs qu’elle se réserve le droit de présenter une requête pour exclure des éléments de preuve plus tard et qu’elle est maintenant disposée à discuter de possibles admissions avec la poursuite.  L’avocat de Bernard Trépanier annonce de son côté qu’il entend déposer des requêtes qui ne sont toujours pas produites.  La poursuite insiste de nouveau pour que le procès soit fixé.  Dans ces circonstances, la juge accepte finalement de le faire mais certains avocats des requérants sont absents.  Il est entendu que la date de procès sera déterminée en octobre 2014.

[26]            Le 8 octobre 2014, les parties s’entendent sur le fait que le procès sera d’une durée totale de trois mois, incluant le temps nécessaire pour trancher les requêtes préliminaires.  Le procès est fixé à la première date disponible, c’est-à-dire du 8 février au 29 avril 2016.

F)     Les requêtes préliminaires déposées à l’aube du procès

[27]            En septembre 2015, le juge coordonnateur désigne le soussigné comme juge du procès.  À ce moment, seules deux requêtes préliminaires ont été produites par les requérants.

[28]            Le 11 novembre 2015, le Tribunal convoque les parties et tient une conférence préparatoire afin de fixer un échéancier pour l’audition de ces deux requêtes.  L’avocat de Bernard Trépanier annonce alors qu’il déposera une requête demandant la récusation du soussigné.  Les requérants annoncent leur intention de déposer plusieurs requêtes additionnelles relativement à la communication de la preuve.  De son côté, le ministère public annonce son intention de solliciter un amendement à certains chefs d’accusation, ce à quoi les requérants s’opposent.

[29]            Devant ces circonstances, le Tribunal établit un échéancier pour le dépôt et la présentation de toutes ces nouvelles requêtes.  Entre novembre 2015 et janvier 2016, ces requêtes sont déposéesIl s’agit plus particulièrement de :

Ø  La requête no 5 concernant la divulgation d’éléments variés;

Ø  La requête no 6 concernant la divulgation de renseignements en lien avec la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction ;

Ø  La requête no 7 concernant la divulgation de renseignements en possession de l’Ordre des ingénieurs ;

Ø  La requête no 8 concernant la divulgation de renseignements en possession du Bureau du contrôleur général de la ville de Montréal ;

Ø  La requête no 9 concernant la divulgation de renseignements en possession de la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction ;

Ø  La requête no 10 concernant la divulgation de renseignements en possession du Bureau de la concurrence ;

Ø  La requête no 11 concernant la divulgation de renseignements jugés « non pertinents » par la poursuite ; et

Ø  La requête no 12 concernant la divulgation des « rapports de sources » et les notes des contrôleurs.

[30]            La requête en récusation présentée par l’avocat de Bernard Trépanier est entendue le 2 décembre 2015.  Le 25 janvier 2016, le soussigné refuse de se récuser et dépose un jugement écrit à cet effet[9].  Le 26 janvier 2016, l’avocat de Bernard Trépanier conteste ce refus et dépose une demande d’émission d’un bref de prohibition devant la Cour supérieure.  Cette demande, qui opère sursis des procédures de première instance, empêche le Tribunal d’entendre l’une des requêtes préliminaires dont l’audition est fixée le même jour.  Le bref de prohibition est entendu d’urgence par la Cour supérieure le 4 février 2016.  Dans un jugement rendu séance tenante, la Cour rejette la demande d’émission d’un bref de prohibition[10].

G)   Le procès

[31]            C’est en date du 8 février 2016 que le Tribunal débute l’instruction de la cause.  Entre le 8 février et le 27 avril 2016, le temps de la Cour est exclusivement consacré à l’audition et la gestion serrée des requêtes préliminaires mentionnées plus haut ainsi que de trois volumineuses requêtes en arrêt des procédures déposées le 19 février 2016, après l’ouverture du procès.

[32]            La requête relative à la lettre anonyme émanant d’un informateur est entendue sur une période de plusieurs jours.  Elle nécessite la tenue d’une audience ex parte et à huis clos en vertu des principes émis dans l’arrêt Basi.  Le 21 mars 2016, le Tribunal dépose un jugement écrit concluant à l’application du privilège de l’informateur et refuse la divulgation demandée[11].

[33]            Celle concernant l’obtention de renseignements en lien avec la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction fait l’objet d’une objection préliminaire de la part du ministère public.  Le 21 mars 2016, le Tribunal dépose un jugement accueillant l’objection préliminaire et rejette la requête de manière sommaire[12].  En substance, le Tribunal estime qu’il s’agit d’une recherche à l’aveuglette n’exigeant pas la tenue d’une audition au mérite.

[34]            Au fil des procédures, sept requêtes en divulgation sont par ailleurs rayées, à un moment ou un autre, à la suite d’ententes entre les parties et, le cas échéant, certains tiers[13].

[35]            En ce qui a trait aux requêtes en arrêt des procédures déposées après l’ouverture du procès, elles sont entendues sur une période totale de douze jours.  Une preuve testimoniale et documentaire plutôt importante est présentée de part et d’autre.  En substance, les requérants allèguent des lacunes et déficiences dans la communication de la preuve ainsi que l’inconduite du ministère public concernant l’étendue de certains chefs d’accusation.  Après analyse et étude de l’ensemble des griefs, le Tribunal dépose une décision écrite concluant qu’il n’y a pas lieu d’arrêter les procédures[14].

H)   L’état de santé de Bernard Trépanier

[36]            Il importe de souligner qu’à compter du 7 mars 2016, l’accusé Bernard Trépanier commence à éprouver des problèmes de santé, ce qui a pour effet de ralentir la progression et la bonne marche du procès.  Bien que l’audition de certaines requêtes puisse se poursuivre, d’autres doivent être interrompues en raison de son absence pour des raisons médicales.  Les détails relatifs à sa condition sont obtenus au compte-goutte jusqu’à ce que le Tribunal ordonne la présence de l’oncologue responsable de son cas.

[37]            Le 6 avril 2016, l’oncologue témoigne et décrit la situation médicale affectant M. Trépanier ainsi que la nature et les effets des traitements de chimiothérapie qui lui sont prodigués.  Le 7 avril 2016, le Tribunal conclut que l’état de santé de M. Trépanier continuera vraisemblablement de perturber le bon déroulement des procédures, et ce, à court et moyen terme.  Dans une décision rendue oralement, le Tribunal ordonne qu’il subisse un procès séparé et poursuit sans tarder l’instruction du procès des autres coaccusés.

I)       Les conflits d’agenda et la continuation en janvier 2017

[38]            Vu tout ce qui précède, le procès n’a de toute évidence pas pu être complété dans le délai initialement jugé suffisant par les parties.  Considérant le nombre, la nature et la teneur des requêtes déposées à l’aube du procès et après son ouverture ainsi que les problèmes de santé de M. Trépanier, cela n’étonnera personne.

[39]            Il importe de noter que dès le mois de mars 2016, le Tribunal propose 25 jours d’audition supplémentaires entre le 2 mai et le 17 juin 2016.  Puisque le procès est d’ores et déjà fixé jusqu’au 28 avril 2016, cette solution aurait permis d’en continuer l’instruction de manière continue.  Le ministère public est disponible mais les recoupements d’agendas des avocats des requérants - et du requérant Pasquale Fedele - réduisent pratiquement à néant les journées disponibles restantes.

[40]            Le Tribunal propose ensuite 38 jours d’audition entre le 6 septembre et le 20 décembre 2016.  Le ministère public est disponible mais les recoupements d’agendas mènent à un résultat similaire en raison notamment du fait que deux avocats sont retenus devant la Cour supérieure pour un procès devant jury à compter du 8 octobre 2016.

[41]            Devant cette impasse, et en l’absence de toute solution de rechange ayant pu véritablement et réellement accélérer la continuation du procès, les dates du 16 janvier au 23 juin 2017 sont retenues.  D’aucuns noteront que la durée restante du procès (cinq mois) est plus longue que celle que les parties avaient initialement prévue comme durée globale (trois mois).  C’est en tenant compte de la progression de cette affaire, de sa complexité et du temps qui s’est avéré jusqu’à maintenant nécessaire pour trancher les nombreuses requêtes préliminaires que cette durée a été décrétée par le Tribunal.

III - LE PLAFOND APPLICABLE : 18 OU 30 MOIS?

[42]            Avant d’appliquer le nouveau cadre d’analyse de l’arrêt Jordan à cette trame factuelle, le Tribunal doit d’abord déterminer le plafond applicable.

[43]            La divergence d’interprétation qui sépare les requérants et le ministère public sur cette question découle du libellé des paragraphes 46 et 49 de l’opinion de la majorité de la Cour suprême, où il est question des circonstances conduisant à l’application de l’un ou l’autre de ces plafonds.  Au paragraphe 46, la Cour énonce :

[46] Au cœur du nouveau cadre d’analyse que nous prescrivons en l’espèce, se trouve un plafond au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable, sous réserve des précisions qui suivent. Ce « plafond présumé » est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (ou celles instruites devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire). (Nos soulignés)

[44]            Au paragraphe 49, la Cour spécifie :

[49] La caractéristique la plus importante du nouveau cadre d’analyse réside dans le fait qu’il fixe un plafond au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable. Dans le cas des affaires instruites devant une cour provinciale, il est fixé à 18 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès. Dans le cas des affaires instruites devant une cour supérieure, ce plafond est fixé à 30 mois entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès [2]. Signalons que le plafond de 30 mois s’applique également aux affaires instruites devant une cour provinciale au terme d’une enquête préliminaire [3]. […] (Notes de bas de page omises) (Nos soulignés)

[45]            Dans la troisième note de bas de page du paragraphe 49, la Cour mentionne :

Bien que la plupart des instances où il y a enquête préliminaire soient instruites subséquemment devant une cour supérieure, ce n’est pas toujours le cas. Par exemple, il se peut qu’une affaire soit instruite devant une cour provinciale à l’issue d’une enquête préliminaire si la province où se déroule le procès en offre la possibilité (comme le Québec), ou si l’accusé change d’avis et opte pour un procès devant une cour de ce type au terme d’une enquête préliminaire. Le plafond de 30 mois s’appliquerait dans les deux cas.

[46]            Sur la base de ces propos, les requérants plaident que le plafond présumé de 18 mois doit en l’espèce trouver application puisqu’aucune enquête préliminaire n’a été tenue et que le procès s’instruit devant la Cour du Québec plutôt que devant la Cour supérieure.  Aux yeux des requérants, l’application de l’un ou l’autre des plafonds est directement tributaire de la tenue ou non d’une enquête préliminaire ainsi que du forum spécifique où se tiendra le procès.  Puisqu’aucune enquête n’a été tenue et que la Cour du Québec n’est pas la Cour supérieure, les requérants plaident que le plafond présumé de 18 mois s’applique tout simplement.

[47]            Le ministère public soutient de son côté que c’est le plafond présumé de 30 mois qui doit plutôt s’appliquer puisque le procès s’instruit devant un « juge sans jury » au sens de l’article 552 du Code criminel et non devant un « juge de la cour provinciale » au sens de l’arrêt Jordan (et de l’article 2 du Code criminel).  De l’avis du ministère public, il est clair que l’intention de la majorité de la Cour suprême était d’appliquer le plafond de 30 mois à toutes les causes instruites par un juge seul au sens de l’article 552, et ce, sans égard à la tenue d’une enquête préliminaire. Selon le ministère public, l’interprétation préconisée par les requérants, si elle était retenue, mènerait à des disparités interprovinciales en ce qui a trait à la portée de la protection offerte par l’al. 11b) de la Charte, ce qu’il faut de toute évidence éviter Aux yeux du ministère public, un juge de la Cour du Québec siégeant à titre de juge sans jury constitue donc une cour supérieure au sens de l’arrêt Jordan.

[48]            Pour les motifs qui suivent, le Tribunal partage l’opinion du ministère public et conclut que le plafond présumé de 30 mois s’applique en l’espèce.  Bien que cette question spécifique n’ait pas été abordée par la Cour suprême, il ressort de l’ensemble des motifs de la majorité que le plafond de 30 mois doit s’appliquer à la situation qui nous concerne.  Il s’agit de la seule conclusion qui s’harmonise avec l’esprit, l’objet et la portée du nouveau cadre d’analyse élaboré par la Cour suprême en matière de délais.  Il s’agit en outre de la seule interprétation permettant d’éviter des disparités interprovinciales dans l’application des protections constitutionnelles.

[49]            D’entrée de jeu, le Tribunal souligne que les juges de la Cour du Québec jouissent d’une juridiction élargie.  Au terme de l’article 552 du Code criminel, la Cour du Québec exerce une compétence qui est exclusivement réservée aux cours supérieures dans l’ensemble des autres provinces et territoires canadiens.  Selon la nature de chaque cause, les juges de la Cour du Québec instruisent des affaires à titre de « juge sans jury » en vertu de l’article 552, de juge de la cour provinciale ou de cour des poursuites sommaires.  Leurs pouvoirs et attributions varieront évidemment en fonction de la compétence spécifique qui est exercée dans un cas donné.

[50]            Dans le cas qui nous concerne, il est clair que le Tribunal instruit la cause des requérants à titre de « juge sans jury » au sens de l’article 552 plutôt qu’à titre de juge de la cour provinciale.

[51]            Étant visés par un acte d’accusation direct, les requérants se sont prévalus du paragraphe 565(2) du Code criminel qui prévoit que les prévenus faisant l’objet d’un tel acte d’accusation sont « réputés avoir choisi d’être jugés par un tribunal composé d’un juge et d’un jury » mais peuvent « choisir de nouveau d’être jugés par un juge sans jury ».

[52]            Dans ce contexte spécifique et particulier, il coule de source que cette affaire n’est pas « instruite par une cour provinciale » au sens des paragraphes 46 et 49 de Jordan.

[53]            Il ressort par ailleurs des dispositions du Code criminel déjà mentionnées que la Cour du Québec exerce en l’espèce une juridiction qui serait exercée par une cour supérieure dans toute autre province ou territoire canadien.  Le Tribunal partage l’opinion du ministère public à l’effet qu’il serait absurde que l’analyse du caractère raisonnable des délais soit régie par deux plafonds différents en fonction de la province ou territoire où les accusations sont portées.

[54]            Il importe par ailleurs de souligner que dans Corriveau c. La Reine[15], la Cour supérieure statue que le plafond de 30 mois s’applique aux situations où aucune enquête préliminaire n’est tenue en raison du dépôt d’un acte d’accusation direct.  Bien qu’il s’agisse d’une affaire instruite devant la Cour supérieure, il est néanmoins clairement déterminé que l’application du plafond de 30 mois n’est pas exclusivement tributaire de la tenue d’une enquête préliminaire.  Le Tribunal partage cette opinion.

[55]            En raison de tout ce qui précède, le Tribunal conclut qu’un juge de la Cour du Québec siégeant à titre de juge sans jury en vertu de l’article 552 constitue une cour supérieure au sens des paragraphes 46 et 49 de l’arrêt Jordan.  De l’avis du Tribunal, il s’agit de la seule conclusion logique et rationnelle qui s’harmonise avec le nouveau cadre d’analyse établi par la Cour suprême.

[56]            Appliquons maintenant ce nouveau cadre d’analyse au cas des requérants.

IV - L’APPLICATION DU NOUVEAU CADRE D’ANALYSE

A)   Le délai total

[57]            Tel que déjà mentionné, le délai total entre l’inculpation et la fin anticipée du procès est en l’espèce de 61 mois.

B)    Les délais attribuables à la défense

[58]            Dans Jordan, la majorité précise que les délais attribuables à la défense doivent être soustraits du délai total aux fins de déterminer si le plafond applicable est dépassé.  Les délais attribuables à la défense sont ceux pour lesquels la défense a renoncé de manière claire et non équivoque[16] et ceux qui résultent uniquement de la conduite de cette dernière[17].

[59]            Au sens de Jordan, cette dernière catégorie comprend notamment le délai causé par le recours délibéré à une tactique visant à causer un délai[18], les demandes frivoles, les délais de fixation de dates lorsque la défense n’est pas prête à procéder ou disponible alors que le ministère public et la Cour le sont[19], ainsi que les délais causés par d’autres mesures ou actes de la défense[20].  Il importe de souligner que « le temps nécessaire pour traiter les mesures prises légitimement par la défense afin de répondre aux accusations »[21] est exclu du délai qui lui est attribuable.

[60]            En l’espèce, après avoir analysé la chronologie de la cause, le Tribunal conclut que les périodes suivantes sont attribuables à la défense au sens de l’arrêt Jordan :

a)      Du 23 janvier au 20 mars 2013 : délai de 56 jours lorsque la défense requiert que la comparution devant la Cour supérieure se tienne à une date ultérieure plutôt qu’à la première date disponible;

b)     Du 12 décembre 2013 au 7 février 2014 : délai de 57 jours en raison du retard de la défense à produire des requêtes antérieurement annoncées;

c)      Du 7 février au 25 mars 2014 : délai de 46 jours en raison du retard de la défense à prendre position sur certaines questions et à produire des requêtes antérieurement annoncées;

d)     Du 25 mars au 23 mai 2014 : délai de 59 jours en raison du retard de la défense à produire des requêtes antérieurement annoncées;

e)      Du 23 mai au 6 août 2014 : délai de 75 jours en raison du retard de la défense à produire des requêtes antérieurement annoncées;

f)       Du 6 août au 8 octobre 2014 : délai de 63 jours en raison de l’absence de certains avocats de la défense et du retard à produire des requêtes antérieurement annoncées;

g)      Du 28 avril 2016 au 16 janvier 2017 : délai de 263 jours en raison de la non disponibilité de la défense alors que la Cour et le ministère public pouvaient procéder.

[61]            Le Tribunal conclut conséquemment que le délai attribuable à la défense est d’un peu plus de 20 mois.

C)    Dépassement du plafond de 30 mois

[62]            Puisque le délai total de 61 mois moins le délai attribuable à la défense de 20 mois résulte dans un délai restant de 41 mois, il appartient au ministère public de réfuter la présomption voulant que ce délai soit déraisonnable.

D)   Circonstances exceptionnelles : événements distincts et affaires particulièrement complexes

[63]            Le Tribunal partage l’opinion du ministère public à l’effet que les problèmes de santé inattendus de M. Trépanier constituent un événement distinct au sens de l’arrêt Jordan.  Cet événement imprévisible constitue l’une de plusieurs raisons ayant empêché le Tribunal de compléter le procès avant le 28 avril 2016.  Bien qu’il soit difficile de déterminer avec précision où en serait le procès si ces problèmes n’étaient pas survenus, il est cependant probable que la durée initialement prévue par les parties aurait de toute manière été insuffisante.

[64]            Par ailleurs, aux yeux du Tribunal, il ne fait aucun doute que la présente cause est une affaire complexe.  Elle comporte de nombreuses caractéristiques de complexité au sens de l’arrêt Jordan.  Les accusations concernent des malversations survenues dans le cadre de la mise en œuvre d’un projet de développement immobilier s’échelonnant sur une longue période.  La communication de preuve est très considérable, sinon monstrueuse, et se chiffre en plusieurs centaines de milliers de pages.

[65]            Les renseignements provenant d’enquêtes parallèles de corruption municipale s’ajoutent à ce volume et soulèvent des questions juridiques plutôt complexes en matière de divulgation.  Il en est de même des diverses questions impliquant la protection de l’identité d’informateurs, dont l’une a exigé la tenue d’une audience de type Basi.  Les requêtes impliquant de nombreux tiers, dont la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction, augmentent le nombre d’intervenants et accentuent encore davantage le degré de complexité de la cause.  Il en est de même du grand nombre de témoins faisant partie de la preuve à charge, dont trois experts dans des domaines variés.

[66]            Il n’est pas inutile de rappeler que dans le cadre d’auditions ou requêtes précédant l’arrêt Jordan, les requérants ont eux-mêmes qualifié cette affaire de dossier d’envergure, de dossier complexe, de « large and complex file » ou de « large and highly complex trial ».

[67]            Il est vrai que certaines difficultés pour trouver des dates de continuation résultent de l’implication de plusieurs avocats et de leurs agendas respectifs.  Dans l’arrêt Vassell[22], qui a été prononcé quelques jours avant l’arrêt Jordan, la Cour suprême énonce ce qui suit à ce sujet :

[6] Dans bien des cas, il faut accepter que les délais attribuables au fait de poursuivre plusieurs coaccusés sont une réalité de la vie, et ils doivent être pris en considération lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui constitue un délai raisonnable pour être jugé.

[68]            Aux yeux du Tribunal, la décision de poursuivre les accusés de manière conjointe était en l’espèce parfaitement justifiée.  La présente cause se distingue de manière manifeste de la situation dans l’arrêt Auclair[23] où il a été jugé irréaliste d’instruire dans un délai raisonnable un procès conjoint de plus de 150 individus en rapport avec une multitude d’activités criminelles s’échelonnant sur de nombreuses années.

[69]            Il est reconnu que lorsque cela est possible, il est généralement dans l’intérêt de la justice de poursuivre conjointement ceux qui sont impliqués dans une aventure criminelle commune.  Dans le cas qui nous concerne, aucun des requérants n’a déposé de requête pour procès séparé.  Et rien ne permet de conclure que le plan mis en place par la poursuite pour mener cette affaire à terme est irréaliste.

[70]            En dépit des quelques manquements relevés par le Tribunal dans sa décision du 17 juin 2016[24], l’on ne saurait aucunement conclure à l’absence de plan ou à la mise en place d’un plan irréaliste.  Il ne s’agit pas non plus d’un cas où des erreurs ou impairs répétés de la part de la poursuite auraient causé des délais indus.  La preuve révèle que la poursuite a pris des mesures pour faire progresser cette affaire rapidement et a plusieurs fois insisté pour fixer une date de procès.  Et que certaines requêtes promises et annoncées par la défense ont été longtemps attendues.

[71]            En définitive, à l’instar de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique dans R. v. Singh[25], le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure qu’il s’agit en l’espèce d’une affaire particulièrement complexe au sens de l’arrêt Jordan.  Dans ce contexte, et considérant toutes les circonstances, sa durée est justifiée et l’arrêt des procédures ne saurait s’ensuivre.

E)     La mesure transitoire exceptionnelle

[72]            En terminant, le Tribunal tient à souligner qu’il aurait appliqué la mesure transitoire exceptionnelle si cela s’était avéré nécessaire.  Il est établi que les parties se sont raisonnablement conformées à l’état du droit antérieur.  Il est également notoire que le district de Montréal était - et est toujours - affecté par des délais institutionnels importants.

[73]            La Cour suprême énonce haut et fort que l’administration de la justice ne peut se permettre une répétition des conséquences qu’a eues la décision Askov en 1990Dans le contexte du présent cas, tenant compte de tout ce qui a été précédemment mentionné et de l’ensemble de la preuve présentée à l’audition, incluant la preuve de préjudice, il est évident que le prononcé d’un arrêt des procédures serait contraire à cette volonté.

POUR TOUTES CES RAISONS, LE TRIBUNAL :

Ø   REJETTE les requêtes en arrêt des procédures de type Jordan.

 

 

 

__________________________________

YVAN POULIN, J.C.Q.

 

Me Louis Gélinas

Me Pascale Girard

Me Maxime Hébrard

Me Isabelle Lamarche

Me Pierre L’Écuyer

Me Pierre Morneau

Me Jean-Marc Tremblay

Me Isabel Schurman

 

Pour les requérants (accusés)

 

Me Pascal Lescarbeau

Me Nicole Martineau

Pour l’intimée (poursuivante)

 

Dates d’audience :

8 et 10 novembre 2016

 



[1]      R. c. Jordan, 2016 CSC 27.

[2]      R. c. Jordan, précité, par. 46 et 49.

[3]      Ibid., par. 60-67.

[4]      Id., par. 68-81.

[5]      Id., par. 71.

[6]      Id., par. 72-75.

[7]      Id., par. 77-80.

[8]      Id., par. 80.

[9]      Trépanier c. R., 2016 QCCQ 687.

[10]     Trépanier c. R., 2016 QCCS 2306.  Le 3 mars 2016, la Cour d’appel du Québec rejette l’appel de M. Trépanier à l’encontre du jugement de la Cour supérieure : Trépanier c. R., 2016 QCCA 388.

[11]     Zampino c. R., 2016 QCCQ 2256.

[12]     Zampino c. R., 2016 QCCQ 2255.

[13]     Requêtes nos 3 et 9 (concernant des renseignements en possession de la Commission d’enquête sur l’industrie de la construction) ; requête no 7 (concernant des renseignements en possession de l’Ordre des ingénieurs) ; requête no 8 (concernant des renseignements en possession du Bureau du contrôleur général de la ville de Montréal) ; requête no 10 (concernant des renseignements en possession du Bureau de la concurrence) ; requête no 11 (concernant des renseignements jugés « non pertinents » par la poursuite) ; et requête no 12 (concernant les « rapports de sources » et les notes des contrôleurs).

[14]     Catania c. R., 2016 QCCQ 5324.

[15]     Corriveau c. R., 2016 QCCS 5799.

[16]     R. c. Jordan, précité, par. 61.

[17]     Ibid., par. 63.

[18]     Id.

[19]     Id., par. 64.

[20]     Id.

[21]     Id., par. 65.

[22]     R. c. Vassell, 2016 CSC 26.

[23]     R. c. Auclair, 2014 CSC 6, [2014] 1 R.C.S. 83.

[24]     Catania c. R., 2016 QCCQ 5324, par. 42-48 et 62-71.

[25]     R. v. Singh, 2016 BCCA 427, par. 78-96.

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