Progeres inc. c. Ikemen | 2023 QCTAL 8165 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||
Bureau de Montréal | ||||
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No dossier: | 624068 31 20220401 S | No demande: | 3621228 | |
RN :
| 3615879
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Date : | 15 mars 2023 | |||
Devant le greffier spécial : | Me Gabriel Miron | |||
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Progeres Inc. | ||||
Locatrice - Partie demanderesse | ||||
c. | ||||
Judy Ikemen#820
Raymond Eastcott#820 | ||||
Locataires - Partie défenderesse | ||||
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DÉCISION
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[1] La locatrice dépose des demandes de fixation de loyers devant le Tribunal administratif du logement (TAL) dans des dizaines de dossiers de locataires, et concernant le même immeuble où demeurent ceux-ci. Le présent dossier en fait partie.
[2] La locatrice ouvre les dossiers au TAL à compter du 24 mars 2022, et ce, jusqu’au 30 juin 2022. Ces ouvertures se font de façon continue par la suite pour la totalité des dossiers de fixation 2022 visant cet immeuble[1].
[3] Le 19 décembre 2022, le Tribunal entend la locatrice sur 31 dossiers de ce volumineux ensemble. Certains locataires sont présents et la plupart sont représentés par procureur.
[4] La locatrice, également représentée par procureur, est entendue sur la question des retards à produire certains documents exigés par la loi dans tous les dossiers visés.
[5] Essentiellement, la trentaine de dossiers entendus ne sont pas conformes aux articles 56.2 et 56.3 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement[2] (LTAL).
[6] Ces articles, en vigueur depuis le 31 août 2020, prévoient que le demandeur doit notifier au défendeur sa procédure introductive dans un délai de 45 jours suivant l’ouverture au TAL.
[7] De même, dans le cas d’une fixation de loyer, la locatrice-demanderesse doit notifier dans un délai de 90 jours de sa réception le formulaire de renseignements nécessaires à la fixation (formulaire RN).
[8] Le texte de la loi sur lequel reposent ces exigences se lit comme suit :
« 56.2. La preuve de la notification ainsi qu’une liste des pièces au soutien de la demande doivent être déposées au dossier du Tribunal. Ce dernier peut refuser de convoquer les parties en audience tant que ces documents n’ont pas été déposés.
Si la preuve de notification n’est pas déposée dans les 45 jours suivant l’introduction de la demande, cette dernière est alors périmée et le Tribunal ferme le dossier.
Le présent article n’a pas pour effet d’empêcher le Tribunal de convoquer les parties sans délai lorsqu’il le juge approprié, auquel cas la preuve de notification de la demande doit être produite à l’audience sous peine du rejet de la demande. »
« 56.3. Lorsque le Tribunal est saisi d'une demande de fixation de loyer, le locateur doit, dans les 90 jours suivant la date de la transmission, par le Tribunal, du formulaire relatif aux renseignements nécessaires à la fixation, déposer au dossier ce formulaire dûment complété.
Il doit également, dans le même délai, notifier une copie de ce formulaire complété au locataire et produire au dossier du Tribunal la preuve de cette notification. Lorsque le demandeur est le locateur et qu'il fait défaut de produire au dossier du Tribunal cette preuve de notification dans le délai requis, la demande est alors périmée et le Tribunal ferme le dossier.
Malgré les articles 56.1 et 56.2, le demandeur n'a pas à notifier les pièces ni une liste des pièces au soutien de sa demande et il n'a pas à déposer une telle liste au dossier du Tribunal.
Le présent article ne s'applique pas à une demande de révision du loyer d'un logement à loyer modique au sens de l'article
(Nos soulignements)
[9] Le TAL, lorsqu’il constate l’absence au dossier de la preuve de notification au défendeur de la demande initiale dans le délai requis, procède à la fermeture administrative du dossier. C’est pourquoi la locatrice a dû présenter une nouvelle demande de réouverture de tous ces dossiers en juillet 2022.
[10] De plus, les dossiers ne contenaient aucune preuve de notification aux locataires du formulaire RN dans le délai initial légal de 90 jours.
[11] Ce sont ces deux irrégularités qui ont mené le Tribunal à d’abord entendre la locatrice sur ces éléments.
1 - Résumé des faits pertinents
[12] Tel que déjà mentionné, sur la trentaine de dossiers concernés par l’audience du 19 décembre 2022, ceux-ci sont ouverts au TAL entre le 24 mars et le 1er avril 2022, par la locatrice.
[13] Ces dossiers, une fois ouverts, permettent à la locatrice de recevoir un accusé-réception du TAL à l’adresse courriel qu’elle a valablement fournie au moment d’ouvrir le dossier.
[14] Le TAL achemine cet accusé-réception dans les dossiers visés entre le 25 mars et le 7 avril 2022. La locatrice confirme avoir reçu les accusés-réception à une adresse courriel valide.
[15] Si le Tribunal retient, pour ces dossiers, la date la plus avantageuse pour la locatrice, en prenant la date d’ouverture du dernier dossier concerné, c’est donc dire que la locatrice avait jusqu’au 16 mai 2022 pour notifier la demande initiale[3]. Le Tribunal a constaté que les preuves de notification de la demande initiale aux locataires n’étaient déposées dans aucun des 31 dossiers à cette date.
[16] La preuve de notification aux locataires la plus proche de la date d’ouverture du dernier dossier visé est datée du 15 août 2022.
[17] La locatrice avait également jusqu’au 6 juillet 2022 pour notifier le fameux formulaire RN aux locataires. Celui-ci a été transmis par courriel à la locatrice lors de l’envoi des 31 accusés-réception.
[18] Encore une fois, la date des dossiers diffère quant à l’envoi du courriel d’accusé-réception, mais le Tribunal retient la date du 6 juillet 2022, comme la plus avantageuse pour la locatrice[4].
[19] Le formulaire RN, signé du 1er juillet 2022, ne sera notifié par huissier qu’à compter du 15 août 2022 dans les dossiers.
[20] Or, le Tribunal devait entendre la locatrice sur ces deux éléments d’abord.
2 - Le défaut de notifier la demande initiale
[21] La locatrice explique essentiellement qu’elle avait notifié la procédure aux locataires, mais qu’elle n’a pas pu déposer cette preuve aux dossiers du TAL. Elle allègue avoir réalisé fin juin 2022 que ces preuves de notification n’avaient pas été déposées, ce qui a conduit le TAL à fermer les dossiers.
[22] S’il est vrai que la locatrice avait remis la demande initiale aux locataires, mais avait seulement omis d’en déposer cette preuve de notification aux dossiers du TAL, le soussigné aurait pu excuser ce simple oubli. Mais ce ne fut pas le cas dans le présent dossier.
[23] Ajoutons qu’à l’audience, la locatrice n’avait pas en main les preuves de notification de ces demandes aux locataires. Un délai a donc été accordé à la locatrice pour en produire copie dans les dossiers du TAL, après l’audience.
[24] Aucun document ne sera ajouté par la locatrice après l’audience quant à cet aspect. Le soussigné ne peut donc pas confirmer de façon probante que les locataires avaient reçu dans le délai les demandes initiales. Aucune preuve n’a été fournie sur ce volet.
[25] De plus, même si ces preuves avaient été transmises au TAL dans le délai prévu suivant l’audience, le sort de la demande de fixation est également compromis, vu la suite du dossier.
[26] Le Tribunal traitera dans un second temps de l’absence de formulaire RN au dossier, dans le délai requis.
3 - Le défaut de notifier le formulaire RN
[27] La locatrice avait 90 jours à compter de la réception de ce formulaire vierge pour le remplir, le notifier aux locataires et en déposer la preuve de notification et le formulaire lui-même au dossier du TAL.
[28] Comme précédemment mentionné, la locatrice avait jusqu’au 6 juillet 2022 pour en déposer copie au dossier du TAL, et y ajouter la preuve de notification du formulaire RN aux locataires.
[29] Ce n’est que le 15 août 2022 que la locatrice commence à compléter les dossiers en notifiant par huissier la nouvelle demande de réouverture du dossier, à laquelle est joint le formulaire RN. C’est ce que confirment les rapports de l’huissier consultés.
[30] Le Tribunal constate que la demande est périmée et la formulation stricte du deuxième alinéa de l'article 56.3 LTAL ne laisse place à aucune discrétion[5].
4 - Motifs pour être relevé du défaut d’avoir notifié le formulaire RN
[31] Le Tribunal a également entendu la locatrice sur les motifs expliquant son retard, afin de valider si ceux-ci sont raisonnables pour la relever du défaut d’avoir produit dans le délai le document en question. Si des motifs sont jugés valables, le Tribunal peut prolonger le délai du dépôt, tel que le permet l’article 59 LTAL :
« 59. Le Tribunal peut, pour un motif raisonnable et aux conditions appropriées, prolonger un délai ou relever une partie des conséquences de son défaut de le respecter, si l’autre partie n’en subit aucun préjudice grave. »
[32] Au soutien des motifs expliquant son retard à notifier le formulaire RN, la locatrice invoque que selon elle, le fait qu’elle ait rempli l’outil de calcul maison qu’elle confectionne suffit pour remplir les obligations qui lui incombent.
[33] Elle invoque aussi qu’une employée de l’entreprise a commis des erreurs dans les dossiers en n’acheminant pas le formulaire RN prescrit, et en ne procédant pas à un suivi des dossiers de façon adéquate.
[34] D’abord, le Tribunal a pu se prononcer abondamment sur la question de l’utilisation d’un autre formulaire que celui que le TAL a acheminé à la locatrice par courriel.
[35] Qu’il s’agisse d’un formulaire maison ou de l’outil de calcul disponible pour les parties sur le site internet du TAL, ces outils ne remplacent pas celui que le TAL achemine au demandeur lors de l’ouverture du dossier.
[36] C’est ce formulaire qui doit être utilisé, comme le rappelait justement le courriel d’envoi à la locatrice. Le TAL a eu l’occasion depuis août 2020 de se prononcer à plus d’une reprise sur cette question :
« [30] Il est clair, par ces mentions, que cette feuille de calcul ne tient pas lieu et place du Formulaire RN. Cette feuille de calcul, spécialement lorsque remplie en ligne sur le site Web du Tribunal, ne contient également pas tous les renseignements qu’il est possible de trouver sur le Formulaire RN, notamment le détail des réparations ou améliorations majeures, qui justifient bien souvent une grande portion de l’augmentation de loyer.
[31] Le soussigné est d’avis que si le législateur avait voulu que le locateur informe le locataire des montants justifiant sa demande d’augmentation de loyer sans autres formalités ou obligations de forme, il aurait choisi d’autres mots moins spécifiques que « formulaire relatif aux renseignements nécessaires[6] ».
[37] Le formulaire utilisé par la locatrice, bien qu’elle en ignorait à ce moment les exigences de la loi, ne peut servir pour pallier à ses obligations légales quant au formulaire à utiliser.
[38] De même, les autres motifs invoqués ne sont pas des éléments permettant de conclure que la locatrice dispose de motifs raisonnables pour expliquer ses manquements dans le dossier.
[39] Ces oublis de la part de la locatrice dans la gestion du dossier ne permettent pas au Tribunal de les accepter comme des motifs pour lui permettre de voir son délai de dépôt prolongé.
[40] La jurisprudence du TAL a statué à maintes reprises que l’ignorance de la loi, ou la négligence du demandeur ne sont pas des motifs raisonnables[7]. Or, dans le présent dossier, c’est justement de ce type d’erreur dont il s’agit.
[41] Bien que le procureur puisse plaider qu’il n’y a là que de simples oublis ou omissions dans des éléments de procédure, et que la locatrice devrait être excusée de ces oublis, le Tribunal ne partage pas cette position.
[42] Les éléments que le législateur a voulu clarifier et préciser en 2020 en modifiant la Loi sur le TAL sont justement des exigences que les parties doivent respecter.
[43] Prétendre que la forme ne doit pas l’emporter sur le fond peut être vrai dans le cas où un élément est mal documenté, ou qu’il n’est pas valablement justifié. Ainsi le Tribunal pourrait permettre de prolonger un délai pour le compléter, ou pallier ce manque.
[44] Mais dans le cas qui nous préoccupe, la locatrice a commis plusieurs erreurs ou omissions, et celles-ci reposent sur des exigences et délais de rigueur qu’impose le processus de fixation de loyer qu’elle demande.
[45] C’est l’essence même du principe ayant guidé le législateur dans l’ajout de ces articles en 2020. La procédure était plutôt informelle, sans réel délai prévu, sans documents prescrits, etc.
[46] La modification législative de 2020 est venue outiller les justiciables en leur dictant le cadre qu’ils doivent suivre. La durée des délais, les exigences des dépôts et la production des bons documents requis font justement partie de ce cadre législatif que doit respecter la locatrice.
[47] Au même titre que lorsque le locataire ne respecte pas un délai de rigueur prévu pour envoyer sa réponse ou son avis à la locatrice, celle-ci est réputée accepter les modifications.
[48] Cette procédure fait partie du cadre même de la fixation des loyers. Retirer tout le volet entourant la procédure, maintenant connue de tous, de cette loi, dénature justement cet exercice.
[49] Vu toute cette preuve et ces explications, le Tribunal conclut que les motifs avancés ne sont pas raisonnables et ne rencontrent pas le premier critère de l’article 59 LTAL. Puisque les deux critères de cet article sont cumulatifs, il n’y a pas lieu d’analyser la présence d’un préjudice grave à l’autre partie.
[50] En conséquence, le défaut de notification du formulaire aux locataires, de même que le défaut de déposer celui-ci au dossier du Tribunal entraînent la péremption du recours de la locatrice. Le rejet de la demande de prolongation de délai emporte le rejet de la demande de fixation du loyer.
[51] Il n’est donc pas utile pour le Tribunal de se pencher sur la question de la fixation du loyer, la demande de la locatrice étant rejetée vu l’absence de notification aux locataires du formulaire RN en question.
[52] Cet élément et la procédure qui l’accompagne demeurent un critère essentiel pour que la demande de fixation de loyer puisse suivre valablement son court devant le TAL.
[53] Il y a aussi lieu de rappeler que la locatrice n’a pas valablement expliqué son retard à déposer la preuve de notification de la demande initiale.
[54] Cette décision vaut pour l’année de fixation demandée. Dès l’an prochain, en respectant le cadre législatif prévu, la locatrice pourra refaire l’exercice de fixation du loyer devant le TAL, si les locataires refusent les augmentations demandées pour l’année suivante.
[55] CONSIDÉRANT l’ensemble de la preuve faite à l’audience;
[56] CONSIDÉRANT les articles 56.2, 56.3 et 59 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement;
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[57] CONSTATE la péremption de la demande;
[58] REJETTE la demande visant à expliquer les motifs de ce manque de notification de la demande initiale dans le délai;
[59] REJETTE la demande visant à expliquer les motifs de ce manque de notification du formulaire RN dans le délai;
[60] REJETTE la demande de la locatrice qui en supporte les frais;
[61] CONFIRME que le loyer demeure à un loyer mensuel de 5 742,00 $ pour la période du 1er juin 2022 au 31 mai 2023.
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Me Gabriel Miron, greffier spécial | ||
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Présence(s) : | Me Serge Laflamme, avocat de la locatrice Me Julien Delangie, avocat des locataires | ||
Date de l’audience : | 19 décembre 2022 | ||
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[1] Le plumitif du TAL fait état de 65 dossiers liés au même ensemble immobilier, et pour lesquels une demande de fixation est ouverte.
[2] RLRQ, c. T-15.01.
[3] Délai de 45 jours calculé sur le dernier dossier ouvert le 1er avril 2022.
[4] Le 6 juillet 2022 correspond au 90e jour du dernier des 31 dossiers ouverts. Le formulaire RN était envoyé par courriel le 7 avril 2022 dans ce dernier dossier.
[5] Marcoux c. Medina-Corona,
[7] Manouchehr Memari c. Ryshpan, 2011 CanLII 127659 (QC RDL); Thevenot c. Turcotte, 2006, 31‑060228‑241G, r. L. Boucher; Succession de Boucher c. Crevier,
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