Décision

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Rivard c. Éoliennes de l'Érable

2022 QCCA 982

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

QUÉBEC

 :

200-09-010235-205

(415-06-000002-128)

 

DATE :

 6 juillet 2022

 

 

FORMATION :

LES HONORABLES

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

 

JEAN RIVARD

et

YVON BOURQUE

APPELANTS – demandeurs

c.

 

ÉOLIENNES DE L’ÉRABLE S.E.C.

INTIMÉE – défenderesse

 

 

ARRÊT

 

 

[1]                Les appelants se pourvoient contre un jugement rendu le 25 février 2020 par l’honorable Marie-France Vincent de la Cour supérieure, district d’Arthabaska, lequel rejette leur demande d’action collective[1].

[2]                Par cette procédure, ils réclament des dommages-intérêts, au nom des résidents, occupants et propriétaires d’immeubles de trois municipalités, pour les troubles de voisinage causés par la construction et l’exploitation d’un parc éolien appartenant à l’intimée.

[3]                La demande décrit les inconvénients anormaux causés par les travaux et la circulation de véhicules lourds pendant la construction : routes endommagées, longs détours en raison de la fermeture d’accès routiers, poussière s’accumulant dans les résidences. L’exploitation du parc éolien est source de bruit, de vibrations et de l’éclairage qui incommodent les habitants riverains. Au surplus, la présence des éoliennes défigure le paysage, dévalue les propriétés, provoque des ennuis de santé aux membres du groupe. La mise en place des éoliennes est également à l’origine d’importantes tensions sociales au sein des municipalités. En effet, même si le projet a fait l’objet de consultations publiques, d’audiences devant le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) et qu’il a reçu toutes les approbations nécessaires au niveau municipal et provincial, la venue du parc éolien a entraîné une forte polarisation d’opinions et des déchirements au sein de la population.

[4]                Le jugement de première instance explique en détail le cheminement du projet. Il décrit le déroulement du chantier et fait état des tensions entre les résidents et du rôle joué par les représentants du groupe, lesquels s’opposaient avec vigueur à la venue du parc éolien. La juge conclut que l’intimée ne peut être tenue responsable de cette situation, «les résidents ayant agi selon leur personnalité, leurs valeurs et leurs croyances». Elle s’attarde ensuite à l’aspect trouble de voisinage en prenant soin de diviser son analyse entre la phase de construction et celle de l’exploitation du parc éolien. Elle estime que la preuve n’établit pas que les travaux de construction ont causé des inconvénients anormaux dépassant le seuil de tolérance d’une personne raisonnable. En ce qui a trait à l’exploitation du parc éolien, elle reconnaît qu’il est possible que certaines personnes soient incommodées. Elle retient toutefois que les appelants ont démontré que le niveau sonore émanant des éoliennes se situe en deçà des normes exigées et qu’il n’est pas suffisant pour donner ouverture à une réclamation pour troubles de voisinage. Elle note enfin que la preuve ne soutient pas les allégations en lien avec la perte du caractère champêtre du milieu, les problèmes de santé, les tensions parasites ou la baisse de valeur des immeubles créées par la présence des éoliennes.

* * * * *

[5]                Insatisfaits du jugement, les appelants font valoir trois moyens d’appel :

1-     Ils reprochent à la juge de les avoir qualifiés d’opposants; 

2-     Ils estiment que la juge aurait dû exclure les déclarations sous serment déposées par l’intimée;

3-     Ils considèrent que la juge commet une erreur en concluant que le fonctionnement des éoliennes ne cause pas d’inconvénients anormaux en se fiant à la norme 98 01.

[6]               Les appelants sont d’avis que la juge de première instance retient uniquement la preuve de l’intimée sans expliquer les raisons pour lesquelles elle écarte la leur. Ils invitent donc la Cour à réévaluer la preuve en invoquant la théorie du prisme déformant, puisque, selon eux, l’appréciation par la juge du comportement des «opposants» est venue fausser son appréciation de celle-ci.

[7]               Contrairement à ce que semblent suggérer les appelants dans leur mémoire, cette théorie ne modifie en rien la norme d’intervention applicable et il leur appartient de faire la démonstration que la juge de première instance a commis une erreur manifeste et déterminante. La Cour suprême le rappelle en ces termes :

[40] À ce propos, tout comme les appelants, je reconnais que l’image du prisme déformant ne peut être invoquée pour remplacer l’obligation de déceler la présence d’une erreur révisable [traduction] «ou masquer le fait qu’une “erreur” constatée par une cour d’appel ne respecte pas la norme élevée imposée par l’arrêt Housen» (m.a., par. 81). Bien que les cours d’appel puissent considérer cette notion utile pour expliquer le fondement de leurs interventions, elle ne change en rien les normes énoncées dans l’arrêt Housen. La juridiction d’appel doit dégager l’erreur fatale que comporte la décision de la juridiction inférieure, qu’il s’agisse — selon la norme énoncée dans l’arrêt Housen qui s’applique — d’une erreur de droit ou d’une erreur manifeste et déterminante. De façon plus précise, la notion de prisme déformant n’autorise pas la juridiction d’appel à soupeser la preuve à nouveau ou à simplement substituer ses propres conclusions de fait à celles du juge de première instance.[2]

(Soulignements ajoutés)

[8]               En ce qui concerne le premier et le troisième moyens d’appel, les appelants demandent en réalité à la Cour de refaire le procès afin d’évaluer les éléments que la juge aurait, selon eux, omis d’analyser. Or, bien que le procès ait duré 24 jours en première instance, ils se sont limités à ne déposer que certains extraits choisis de la preuve. Ils affirment avoir produit tous les éléments qu’ils estiment utiles et pertinents aux fins de faire valoir leurs moyens d’appel.

[9]               Pour intervenir sur une question de fait ou sur une question mixte, la Cour doit être placée dans la situation où se trouvait la juge de première instance. À cette fin, il appartient à la partie appelante de fournir la preuve pertinente[3]. L’intimée n’est pas tenue de suppléer au défaut[4].

[10]           Rappelons le passage suivant de l’arrêt Pateras[5] :

[5] C’est à l’appelant qu’incombe de démontrer à la Cour d’appel que le jugement dont appel doit être modifié ou cassé; il doit alors fournir à la Cour l’entière preuve pertinente aux questions que soulève son appel. C’est ce que requiert l’article 507 [a.C.p.c.] : «les extraits de la preuve nécessaire à la détermination des questions en litige». L’appelant ne peut choisir dans la preuve nécessaire que les parties qui lui sont favorables. S’il le fait et qu’il appert du jugement, ou si la partie adverse dans son mémoire le démontre, qu’il y avait d’autres éléments de preuve que le juge a considérés pour fonder une décision, en l’absence de ceux-ci, la Cour d’appel, n’étant pas en mesure de vérifier si le premier juge a commis une erreur, et vu la présomption de validité des jugements, ne peut que rejeter le motif d’appel dont il s’agit.

[11]           Il est évident, à la lecture du jugement et des observations de l’avocat de l’intimée, que plusieurs éléments de preuve essentiels afin de trancher les questions soulevées ne font pas partie du dossier tel que constitué en appel.

[12]           Il suffit de mentionner les éléments suivants :

  • 225 pièces ont été produites en première instance : 75 par les appelants et 150 par l’intimée. De ce nombre, seules 50 pièces se retrouvent dans le mémoire des appelants. À la lecture du jugement, il est possible de noter qu’il manque 73 pièces auxquelles la juge de première instance se réfère spécifiquement. Soulignons, entre autres, l’absence de la pièce D-150, une carte annotée par l’ensemble des témoins afin de situer leurs résidences par rapport aux limites du parc éolien. Cette carte permet notamment d’apprécier la crédibilité des témoins en comparant leurs témoignages concernant les inconvénients à ceux de leurs voisins immédiats. 
  • L’appelant Bourque ne témoigne pas au procès. Or, l’intimée souligne qu’il manque 1050 pages de son interrogatoire au préalable qui a été déposé au dossier et dont la juge cite plusieurs extraits[6]. Il est impossible de savoir si ces pages contiennent des éléments ayant eu un impact sur la décision de première instance.
  • Les notes sténographiques de certains témoignages cités par la juge ne sont pas reproduites :
    • Vicky Plante : inspectrice pour le ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs («MDDEP»), elle témoigne sur ses visites du chantier et sur le fait qu’elle n’a noté qu’un seul épisode de poussière requérant l’émission d’un avis de non-conformité.[7]
    • Donald Langlois : ancien maire, il témoigne sur le comportement des appelants et sur les démarches entourant l’approbation du projet[8]. Il aborde également les plaintes reçues et le bruit des éoliennes.
    • Serge Nadeau et Javier Parades : deux employés de l’intimée qui témoignent sur le déroulement du chantier et les mesures de mitigation prises afin de limiter les inconvénients.
    • Denis Talbot : employé du MDDEP. Les appelants reprochent à la juge de ne pas avoir tenu compte d’une lettre rédigée par ce témoin concernant le niveau de décibels produits par les éoliennes. En l’absence des notes sténographiques de son témoignage, il est impossible pour la Cour de savoir s’il a discuté du contexte entourant la préparation de cette lettre ou apporté certaines nuances à son contenu. La juge renvoie à son témoignage[9].
    • Dr Christopher Ollson et Dr Robert J. McCunney : deux des trois experts entendus lors du procès. Leurs rapports ne sont pas produits et leurs témoignages non plus. Or, ces experts traitent notamment de la perception des bruits et des vibrations provoqués par les éoliennes et de la tolérance de l’oreille humaine à certains niveaux de décibels. Il semble évident qu’il s’agit là d’éléments de nature à influencer l’appréciation par la juge de la preuve relative à l’impact du niveau de décibels mesuré et des inconvénients causés par l’exploitation du parc éolien. Le Dr McCunney s’appuie notamment sur certaines études scientifiques qui ne sont pas reproduites dans le mémoire.
    • Martin Meunier : expert de l’intimée qui témoigne sur les mesures sonores prises sur les lieux. Les notes sténographiques sont produites, mais pas ses rapports, alors que la juge conclut à la valeur hautement probante de ceux-ci[10].

[13]           Cette énumération, qui n’est pas exhaustive, suffit pour conclure que tant le moyen basé sur la théorie du prisme déformant que celui concernant les inconvénients anormaux causés par l’exploitation du parc éolien ne peuvent être retenus sur la seule base de la preuve partielle produite par les appelants. 

[14]           Par leur second moyen d’appel, les appelants demandent le retrait du dossier de 44 déclarations sous serment signées par des résidents qui affirment ne pas avoir subi d’inconvénients anormaux en lien avec la construction ou l’exploitation du parc éolien.

[15]           La juge de première instance résume ainsi le contexte justifiant l’admission en preuve de ces déclarations :

[71] La défenderesse produit 51 déclarations sous serment de résidents non impactés à la suite d’une autorisation par le Tribunal prononcée le 8 novembre 2018. Par ce jugement, le Tribunal a également établi la procédure pour le contre-interrogatoire de ces déclarants lors de l’instruction. Cet élément de preuve est discuté à nouveau lors d’une conférence préparatoire et consigné par ordonnance le 6 décembre 2018. La déclaration commune de mise au rôle du 14 décembre 2018 préparée par les avocats prévoit 25 h 30 pour le contre-interrogatoire de ces déclarants.

[16]           Les déclarations sont produites pour valoir témoignage et, lors de l’audience, 44 déclarants sont contre-interrogés par l’avocat des appelants. À cette occasion, certains témoins indiquent avoir préalablement reçu un questionnaire afin de vérifier s’ils ont été incommodés par les travaux de construction ou par l’exploitation du parc éolien. La preuve révèle également que l’intimée a mandaté M. Barlow, qui est bien connu dans la région, pour obtenir les déclarations assermentées de certains résidents. Ces déclarations assermentées par M. Barlow sont produites sous forme de procédure avec en-tête.

[17]           La preuve est déclarée close le 5 mars 2019. Les observations de chacune des parties sont présentées les 11 et 12 mars 2019 sans qu’il soit question de la recevabilité des déclarations. L’avocat des appelants indique cependant qu’il souhaite en appeler de deux décisions interlocutoires rendues au cours du procès, notamment en lien avec une objection soulevée par l’avocat de l’intimée lorsqu’il a été question de l’implication de son cabinet dans la préparation des déclarations assermentées. Le 30 octobre 2019, la Cour rejette l’appel soulignant que la question soumise, qui s’apparente au second moyen d’appel, n’a pas été décidée par la juge d’instance.

[18]           Le 6 novembre 2019, les appelants demandent à la juge la permission de «compléter leur argumentation» et produisent ce qu’ils décrivent comme étant une requête demandant l’exclusion de la preuve des 51 déclarations en vertu de l’article 2858 C.c.Q. Ils estiment que l’intimée et ses avocats ne pouvaient communiquer avec les déclarants puisque l’ensemble des résidents sont des membres du groupe et, à ce titre, sont représentés par les avocats des appelants.

[19]           La juge ne traite pas spécifiquement de ce nouveau moyen de contestation des déclarations dans son jugement. Elle refuse d’exclure les déclarations considérant qu’il y a chose jugée sur leur admission. Elle rejette toutefois les sept déclarations signées par des résidents qui n’étaient pas présents pour être contre-interrogés.

[20]           Les appelants plaident que la juge aurait dû exclure les déclarations en raison des circonstances entourant leur signature. Ce moyen doit échouer.

[21]           Bien que la question de la représentation des membres et du droit de l’intimée, ou de ses avocats, de communiquer avec des membres du groupe ne soit pas dénuée d’intérêt, il n’est pas approprié d’en décider dans le présent dossier puisque la demande en exclusion des déclarations est manifestement tardive.

[22]           Celle-ci a été présentée pour la première fois plus de six mois après que la preuve a été déclarée close. Aucune objection à la preuve n’a été formulée en temps utile. Or, comme le mentionne le professeur Ducharme :

1456 Le climat de loyauté qui doit présider au déroulement de l’instruction s’oppose à ce qu’on permette à une partie de soulever pour la première fois une objection à une preuve illégale lors de sa plaidoirie en droit. En effet, à ce stade du procès, il est généralement trop tard pour l’adversaire de proposer une preuve légale en remplacement de la preuve illégalement faite. (…)[11]

[23]           La juge pouvait par ailleurs conclure à la chose jugée puisque l’admissibilité des déclarations a fait l’objet d’une décision, qui n’a pas été portée en appel, le 8 novembre 2018. À l’époque, il était manifeste que les avocats de l’intimée avaient été impliqués dans la préparation des déclarations déposées sous forme de procédure. Il était également manifeste que quelqu’un avait rencontré les déclarants pour obtenir leur version des faits et pour les assermenter. L’existence ou non d’un questionnaire préalable ne change rien à cette trame factuelle. Les avocats des appelants auraient pu, dès ce moment, soulever la question de la communication avec les membres du groupe. Il est maintenant trop tard pour le faire.

[24]           Au surplus, les déclarants étaient des témoins contraignables. Au-delà des déclarations signées, ils ont tous maintenu leur version des faits lors de l’audience et ont été contre-interrogés par les avocats des appelants. La juge a choisi de retenir leur version des faits.

[25]           Enfin, même si la Cour estimait, ce qui n’est pas le cas, que les déclarations devaient être exclues, cela ne changerait en rien le sort du pourvoi. Encore une fois, l’omission de produire l’ensemble de la preuve emporte ce moyen puisqu’il serait impossible d’évaluer l’impact de l’exclusion des déclarations sur l’ensemble de la preuve.

POUR CES MOTIFS, LA COUR :

[26]           REJETTE l’appel avec les frais de justice.

 

 

 

 

JACQUES J. LEVESQUE, J.C.A.

 

 

 

 

 

SUZANNE GAGNÉ, J.C.A.

 

 

 

 

 

GENEVIÈVE COTNAM, J.C.A.

 

Me David Bourgoin

BGA

Me Benoit Marion, avocat conseil

Me Myriam Donato, avocate conseil

BMMD AVOCATS

Me Benoit Gamache, avocat conseil

CABINET BG AVOCAT

Pour les appelants

 

Me Yves Martineau

Me Pierre-Paul Daunais

Me Maéva Robert

STIKEMAN ELLIOTT

Pour l’intimée

 

Date d’audience :

7 juin 2022

 


[1]  Rivard c. Éoliennes de lÉrable, 2020 QCCS 601, [jugement entrepris].

[2]  Salomon c. MatteThompson, 2019 CSC 14.

[3]  Pateras c. M. B., [1986] R.D.J. 441, 1986 CanLII 3718 (QC CA), paragr. 4-5.

[4]  Droit de la famille 112606, 2011 QCCA 1554, paragr. 23.

[5]  Pateras c. M. B., [1986] R.D.J. 441, 1986 CanLII 3718 (QC CA), paragr. 5.

[6]  Jugement entrepris, paragr. 127, 130 à 135, 137 (sur le contenu de la vidéo dont plusieurs segments sont filmés par le témoin), 155 (inconvénients causés par la fermeture de routes et d’un pont) et 161 (état des chemins).

[7]  Jugement entrepris, paragr. 165.

[8]  Jugement entrepris, paragr. 88 et s., 110 et 213.

[9]  Jugement entrepris, paragr. 204 à 205.

[10]  Jugement entrepris, paragr. 204.

[11]  Art. 2859 C.c.Q.; Léo Ducharme, Précis de la preuve, 6e éd., Montréal, Éditions Wilson & Lafleur, 2005, par. 1456.

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