El-Alloul c. Québec (Procureure générale) |
2016 QCCS 4821 |
JD1879 |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
MONTRÉAL |
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N° : |
500-17-087520-154 |
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DATE : |
Le 3 octobre 2016 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE : |
L’HONORABLE |
WILBROD CLAUDE DÉCARIE, J.C.S. |
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RANIA EL-ALLOUL Demanderesse c. LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC et COUR DU QUÉBEC Défenderesses et CONSEIL DE LA MAGISTRATURE DU QUÉBEC et SOCIÉTÉ DE L’ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC Mis en cause
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J U G E M E N T |
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[1] Le 24 février 2015, madame la juge Éliana Marengo, de la Cour du Québec, rend une décision qui soulève les passions dans l’opinion publique canadienne. Elle refuse d’entendre madame Rania El-Alloul pour la seule et unique raison que celle-ci insiste pour être entendue coiffée d’un hijab[1] en raison de ses convictions religieuses. Selon la juge Marengo, elle n’est pas convenablement vêtue comme l’exige l’article 13 du Règlement de la Cour du Québec (le Règlement)[2].
[2] Bien que la cause pour laquelle elle s’est présentée devant la Cour du Québec soit maintenant réglée, El-Alloul poursuit maintenant en justice la Procureure générale du Québec et la Cour du Québec. Elle formule deux conclusions déclaratoires visant à ce que le Tribunal lui accorde les réparations suivantes[3] :
DECLARE that Plaintiff’s right to freedom of religion, as protected by
articles 2 (a) of the Canadian Charter and 3 of the Quebec Charter,
was breached by the decision of Judge Marengo of February 24th, 2015, in Court of Quebec case 500-80-030259-155;
DECLARE that Rania El-Alloul has the right to be heard in the Court of Quebec wearing her hijab or her other religious attire under the Canadian Charter and the Quebec Charter .
[3] La Procureure générale plaide à l’encontre de cette requête qu’elle est incorrectement assignée comme codéfenderesse puisqu’elle n’était pas partie au litige initial et que celui-ci n’a pas pour origine, ni pour objet, une décision gouvernementale. À titre d’amicus curiae, elle se contente d’observations sur la nature du recours et les règles qui lui sont applicables.
[4] La Cour du Québec comparaît uniquement pour défendre sa compétence laquelle serait, selon elle, indument limitée si les conclusions recherchées étaient accueillies.
I. CONTEXTE
[5] Le 11 février 2015, le fils de El-Alloul, au volant du véhicule de celle-ci, est arrêté par les forces policières. Comme son permis de conduire est sous le coup d’une suspension, le véhicule automobile est saisi, pour une période de trente jours, par un agent de la paix.
[6] Le 20 février, El-Alloul dépose au greffe de la Cour du Québec, chambre civile, une demande en vertu de l’article 209.11 du Code de la sécurité routière (CSR)[4] en vue d’obtenir mainlevée de la saisie effectuée. Cette procédure est signifiée à la Société de l’assurance automobile du Québec (S.A.A.Q.) et doit être instruite et jugée d’urgence.
[7] Le 24 février, elle comparaît devant la juge Marengo pour être entendue.
[8] Après avoir déclaré solennellement de dire la vérité, El-Alloul est apostrophée par la juge Marengo qui lui demande : “Can I ask you why you are wearing a scarf? “ Ce à quoi elle répond que c’est parce qu’elle est musulmane. La juge Marengo suspend alors l’audience.
[9] Après un délibéré de vingt-sept minutes, la juge Marengo reprend le siège et rend la décision suivante :
“ In my opinion, the Courtroom is a secular place and a secular space. There are no religious symbols in this room, not on the walls and not on the persons. Article 13 of the Regulation of the Court of Quebec states:
“Any person appearing before the Court must be suitably dressed.”
In my opinion, you are not suitably dressed. Decorum is important. Hats and sunglasses, for example, are not allowed. And I don’t see why scarves on the head would be either. The same rules need to be applied to everyone. I will therefore not hear you if you are wearing a scarf on your head, just as I would not allow a person to appear before me wearing a hat or sunglasses on his or her head, or any other garment not suitable for a Court proceeding. So, what do you wish to do? ”
[10] En réponse à la question posée, El-Alloul informe la juge qu’elle n’a pas l’intention de retirer son hijab. La magistrate lui offre alors la possibilité de consulter un avocat ou de reporter la cause. Invoquant le manque de ressources financières pour retenir les services d’un avocat et l’expiration prochaine du délai de trente jours depuis la saisie, El-Alloul refuse l’invitation de la juge. Par conséquent, la juge reporte le dossier sine die[5].
[11] Le 14 mars, à l’expiration du délai de trente jours, El-Alloul récupère son véhicule.
[12] Le 27 mars, elle dépose sa demande en jugement déclaratoire.
[13] À une date inconnue, elle dépose une plainte contre la juge Marengo auprès du mis en cause Conseil de la magistrature du Québec (CMQ). Elle n’est pas la seule à s’offusquer du comportement de la magistrate puisque le CMQ reçoit trente-sept autres plaintes.
[14] Le 6 février 2016, le CMQ rejette la plainte de El-Alloul ainsi que huit autres pour les motifs suivants :
“ [8] These complaints make no mention of any breach of professional ethics, either because some complainants only relate the facts reported in the media or because they don’t make any accusations against the judge. These complaints are therefore not accepted.” [6]
[15] Par contre, le CMQ, par le même jugement, décide de constituer un comité pour enquêter sur le bien fondé de vingt-huit plaintes retenues. L’enquête suit présentement son cours.
II. PRÉAMBULE
[16] D’entrée de jeu, il est bon de souligner qu’aucune des défenderesses ou des mis en cause n’a tenté de justifier ou défendre, devant le Tribunal, le bien-fondé de la décision de la juge Marengo. Et pour cause.
[17] En effet, la thèse adoptée par la juge Marengo selon laquelle une salle d’audience est un espace séculier où les convictions religieuses d’une personne n’ont pas droit de cité, n’a pas force de loi au Canada. Bien au contraire, cette approche a été rejetée par le plus haut tribunal du pays dans l’affaire R. c. N.S.[7] Madame la juge en chef McLachlin s’exprime ainsi :
« [50] À l’autre extrémité de l’éventail se trouve la thèse selon laquelle la salle d’audience doit constituer un espace où les convictions religieuses particulières d’une personne n’ont pas leur place. Selon cette thèse, si le niqab est une manifestation des opinions religieuses de la personne qui le porte, il n’a pas sa place en salle d’audience. La salle d’audience devrait constituer un espace « neutre » régi par des principes « neutres ». On fait valoir que les changements de procédure fondés sur des motifs religieux ne devraient donc pas être permis.
[51] À mon avis, cette solution doit également être rejetée. Elle est incompatible avec la jurisprudence canadienne, la pratique adoptée en salle d’audience et notre tradition d’exiger des institutions et des représentants de l’État qu’ils respectent dans la mesure du possible les croyances religieuses sincères. Fait important, cette opinion restreint les droits religieux en l’absence d’un droit opposé qui prévaut et, partant, sans raison de les restreindre. Par conséquent, cette opinion ne satisfait pas au critère de la proportionnalité qui guide la jurisprudence relative à la Charte depuis l’arrêt Oakes de 1986.
[52] Premièrement, comme nous l’avons vu, notre jurisprudence nous enseigne que, en cas de conflit entre des droits, il convient de concilier ceux-ci au moyen d’un accommodement si possible, et à la fin, si le conflit ne peut être évité, au moyen d’une pondération au cas par cas : Dagenais. Une règle absolue portant que la salle d’audience est un espace laïc où les croyances religieuses n’ont pas leur place constituerait l’unique exception à cette approche. Il ne serait pas nécessaire de tenter de respecter la croyance religieuse sincère du témoin. Aucune mesure visant à atténuer l’atteinte portée au droit n’aurait à être envisagée. On ne tenterait pas de concilier les droits qui s’opposent, la solution que nous avons constamment préconisée dans notre jurisprudence. Pourquoi? Tout simplement parce que la salle d’audience est le lieu où les droits entrent en conflit.
[53] Deuxièmement, exclure la religion de la salle d’audience est étranger à la tradition canadienne. Depuis que le Canada existe, les Canadiens prêtent serment sur des livres saints — que ce soit la Bible, le Coran ou un autre texte sacré. Ils ont pour pratique de respecter les traditions religieuses dans la mesure du possible sans risquer de porter atteinte à l’équité du procès ou de perturber indûment les procédures. La Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 , permet à présent à un témoin de faire une affirmation solennelle plutôt que de prêter un serment de nature religieuse, mais elle n’exclut pas la possibilité de prêter serment en salle d’audience.
[54] Troisièmement, la démarche retenue au Canada depuis 60 ans pour régler les conflits susceptibles d’opposer la liberté de religion à d’autres valeurs consiste à respecter la conviction religieuse de l’intéressé et à trouver des mesures d’accommodement dans la mesure du possible. On a demandé aux employeurs de modifier les pratiques en milieu de travail afin de respecter les croyances religieuses des employés : Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, p. 555; Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, p. 551-552; Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970, p. 982. Les écoles, les villes, les législatures et d’autres institutions ont fait de même : Saumur c. City of Quebec, [1953] 2 R.C.S. 299, p. 327-329; R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, p. 336-337; R. c. Edwards Books and Art Ltd., [1986] 2 R.C.S. 713, p. 782; Amselem, par. 103;Multani, par. 2. La nécessité de respecter les croyances religieuses sincères et de les mettre en balance avec d’autres intérêts est profondément enracinée en droit canadien. Cette tradition nous sert bien depuis plus d’un demi-siècle. S’en écarter aurait pour effet d’engager le droit dans une nouvelle voie parsemée de virages et de détours inconnus.
[55] Tout récemment, dans S.L. c. Commission scolaire des Chênes, 2012 CSC 7, [2012] 1 R.C.S. 235, la juge Deschamps a écrit ce qui suit au sujet de l’idéal de « neutralité » en droit :
. . . suivant une approche réaliste et non absolutiste, la neutralité de l’État est assurée lorsque celui-ci ne favorise ni ne défavorise aucune conviction religieuse; en d’autres termes, lorsqu’il respecte toutes les positions à l’égard de la religion, y compris celle de n’en avoir aucune, tout en prenant en considération les droits constitutionnels concurrents des personnes affectées. [par. 32]
[56] Cela m’amène à la dernière raison de rejeter une règle qui ne permettrait jamais au témoin de déposer en portant un voile religieux qui couvre le visage. Cette règle ne respecte pas le principe fondamental sous-tendant la Charte selon lequel les droits ne doivent être restreints que par une mesure dont la justification est démontrée. Ce principe est énoncé à l’article premier de la Charte relativement aux règles de droit : les règles de droit qui limitent les droits garantis par la Charte sont invalides dans la mesure où la limite n’est pas raisonnablement justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique. L’interdiction absolue de porter un voile religieux dissimulant le visage pendant tout témoignage présenté en salle d’audience aurait pour effet de restreindre la liberté de religion dans des cas où aucun motif valable n’en justifie la restriction. Comme je l’ai expliqué précédemment, le témoignage non contesté et non controversé ne met pas en jeu le droit à un procès équitable. L’interdiction absolue qui permettrait à l’État d’empiéter sans justification sur la liberté de religion n’est pas conforme à la prémisse sur laquelle repose la Charte : une définition libérale de la portée des droits qu’elle confère, conjuguée à l’exigence de justifier les atteintes à ces droits qui peuvent survenir en raison des intérêts contradictoires ou du bien public. »
(soulignements ajoutés)
[18] De plus, cet arrêt établit clairement qu’une femme peut porter le voile intégral (le niqab) lors de son témoignage si elle est en mesure d’établir que sa volonté de le porter est fondée sur une croyance religieuse sincère et que cela ne porte pas atteinte, d’une façon injustifiée, au droit d’une personne à un procès juste et équitable. À plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un hijab qui ne cache pas le visage. L’on peut donc conclure que la décision de la juge Marengo, là encore, va à l’encontre des principes énoncés dans l’arrêt R. c. N.S.
[19] Ceci étant établi, la question qui se pose est celle de savoir s’il est possible, pour la Cour supérieure, d’émettre une déclaration judiciaire décrétant l’existence d’un droit qui est par ailleurs clairement reconnu en droit canadien.
III. QUESTIONS EN LITIGE
A) Les conditions requises pour l’octroi d’une demande en jugement déclaratoire sont-elles remplies?
B) Y a-t-il d’autres recours utiles possibles?
IV. DISCUSSION
A) Les conditions requises pour l’octroi d’une demande en jugement déclaratoire sont-elles remplies?
[20] La demande en jugement déclaratoire n’est pas une procédure fourre-tout que l’on peut utiliser à toutes les sauces. Elle doit répondre à certains critères précis. De plus, comme il s’agit d’un recours de nature discrétionnaire, le tribunal peut la rejeter même si les conditions d’exercices sont remplies s’il est d’avis que le remède recherché est inutile.
[21] L’article 453 de l’ancien Code de procédure civile[8] énonçait :
453. Celui qui a intérêt à faire déterminer, pour la solution d’une difficulté réelle, soit son état, soit quelque droit, pouvoir ou obligation pouvant lui résulter d’un contrat, d’un testament ou de tout autre écrit instrumentaire, d’une loi, d’un arrêté en conseil, d’un règlement ou d’une résolution d’une municipalité, peut, par requête introductive d’instance, demander un jugement déclaratoire à cet effet.
[22] Cette disposition a été remplacée par l’article 142 du Code de procédure civile (C.p.c.)[9] qui édicte :
142. La demande en justice peut avoir pour objet d’obtenir, même en l’absence de litige, un jugement déclaratoire déterminant, pour solutionner une difficulté réelle, l’état du demandeur ou un droit, un pouvoir ou une obligation lui résultant d’un acte juridique.
[23] En regard de cette disposition, les commentaires de la ministre[10] lors de l’adoption du nouveau Code de procédure civile nous confirment que cet article reprend l’essence des règles antérieures portant sur le jugement déclaratoire par requête.
[24] La lecture conjuguée des articles 142, 10 et 85 du Code de procédure civile, de la doctrine[11] et de la jurisprudence[12] sous l’article 453 de l’ancien Code de procédure civile permet de résumer les conditions de recevabilité de la demande en jugement déclaratoire ainsi :
i) le demandeur doit démontrer un intérêt à solutionner une difficulté réelle;
ii) l’intérêt du demandeur rattaché à cette difficulté réelle doit être né et actuel;
iii) le tribunal n’est pas tenu de se prononcer sur des questions théoriques ou dans les cas où le jugement ne pourrait mettre fin à l’incertitude ou à la controverse soulevée;
iv) la demande en jugement déclaratoire doit rechercher à faire déterminer, par le tribunal, l’état du demandeur ou un droit, un pouvoir ou une obligation lui résultant d’un acte juridique;
v) elle ne peut être utilisée pour contourner les attributions de compétences déterminées par le législateur;
vi) elle ne sera pas accordée lorsque le jugement aura peu ou pas d’utilité ou lorsqu’il existe d’autres recours prévus à la loi.
[25] Avant de procéder à l’application des critères ci-haut mentionnés, il est important de souligner que les deux conclusions déclaratoires recherchées par El-Alloul portent sur deux objets différents : la décision de la juge Marengo et le droit de porter le hijab devant la Cour du Québec dans le futur.
i) Première conclusion déclaratoire
[26] Sans réclamer explicitement une déclaration de nullité de la décision de la juge Marengo, la première conclusion attaque directement celle-ci :
DECLARE that Plaintiff’s right to freedom of religion as protected by articles 2(a) of the Canadian Charter and 3 of the Quebec Charter, was breached by the decision of Judge Marengo of February 24th, 2015, in Court of Quebec. Case 500-80-030259-155;
[27] Or, la seule façon d’attaquer une décision judiciaire c’est en formant un appel ou un pourvoi en contrôle judiciaire. Aucun de ces recours n’a été intenté en l’espèce.
[28] El-Alloul choisit plutôt d’utiliser le recours en jugement déclaratoire pour obtenir la réparation désirée. Malheureusement pour elle ce n’est pas possible. Effectivement, la Cour d’appel a décidé, dans l’arrêt Droit de la famille — 2311[13], que l’on ne peut attaquer une décision judiciaire par voie de demande en jugement déclaratoire. Monsieur le juge Fish s’exprime ainsi :
«Je suis aussi d’avis, toujours avec égards, que le recours déclaratoire ne s’applique pas aux décisions judiciaires. Comme la Cour l’a signalé dans l’affaire Pouliot c. Communauté urbaine de Montréal, on comprend facilement le motif du législateur. Si les décisions de justice étaient visées par les règles du jugement déclaratoire, cela équivaudrait en fait à un appel déguisé et servirait à remettre en question des décisions finales.»
[29] De plus, une déclaration visant la décision de la juge Marengo n’aurait plus d’utilité, car le dossier devant la Cour du Québec est devenu sans objet à compter du moment où El-Alloul a repris possession de son véhicule automobile.
[30] La demande est donc irrecevable quant à la première conclusion recherchée.
ii) Deuxième conclusion déclaratoire
[31] Il s’agit d’une déclaration générale quant au droit de El-Alloul de porter le hijab si un jour elle se représente devant la Cour du Québec. Elle se lit ainsi :
DECLARE that Rania El-Alloul has the right to be heard in the Court of Quebec wearing her hijab or her other religion attire under the Canadian Charter and the Quebec Charter.
[32] El-Alloul prétend que depuis la décision de la juge Marengo, son droit d’être entendue par les tribunaux lorsqu’elle porte le hijab est pour le moins incertain, d’où la nécessité d’une déclaration judiciaire en vertu de l’article 142 C.p.c.
[33] Au premier abord, le véhicule procédural de la demande en jugement déclaratoire semble envisageable afin d’obtenir la conclusion demandée. En revanche, sa recevabilité dépend de l’analyse des critères énumérés au paragraphe 24 ci-haut.
[34] En l’espèce, c’est là que le bât blesse.
[35] La source de la difficulté invoquée par El-Alloul est la décision judiciaire de la juge Marengo qui a reporté l’audience sine die à la suite, il est utile de le rappeler, d’une mauvaise application de l’article 13 du Règlement. Or un jugement ne peut être qualifié d’acte juridique au sens de l’article 142 C.p.c.
[36] Les commentaires de la ministre[14] sur cette disposition expliquent l’expression « acte juridique » ainsi :
«L’objet de la demande peut être de diverses natures et lié à plusieurs types d’actes. Il y a lieu de rappeler que l’expression «acte juridique» signifie, selon le vocabulaire juridique, l’«acte de volonté destiné dans la pensée de son auteur à produire un effet de droit»; «acte juridique» englobe donc les actes qui étaient énumérés à l’ancien article 453, tels le contrat, le testament, la loi, le règlement; le décret ou la résolution.»
[37] En second lieu, il faut se demander s’il existe une difficulté réelle à être solutionnée par le Tribunal?
[38] Le Tribunal estime que non.
[39] Les auteurs FERLAND et EMERY dans leur Précis de procédure civile du Québec[15] écrivent ce qui suit sur la notion de difficulté réelle :
1-1098 - Le demandeur
doit rechercher devant le tribunal, non une simple opinion, mais un jugement
susceptible de mettre fin à l’incertitude ou à la controverse entre les
parties, à défaut de quoi le tribunal
pourrait refuser de prononcer jugement (art. 10, al. 3).
1-1099 - Cette difficulté réelle et actuelle à
solutionner ne doit pas nécessairement provenir d’un acte de la partie intimée.
Cependant l’inexistence actuelle d’un acte de la partie adverse peut rendre le
recours hypothétique.
[40] D’abord il y a lieu de souligner qu’il n’y a jamais eu de controverse entre la Procureure générale du Québec et El-Alloul, ni entre cette dernière et la Cour du Québec. Les défenderesses n’ont jamais été assignées comme parties au litige à l’origine du présent débat.
[41] El-Alloul invoque deux difficultés aux paragraphes suivants de son affirmation solennelle :
“ 7. I felt deeply humiliated by Judge Marengo’s conduct, as I felt that I was forced to choose between my sincerely held beliefs and my fundamental right to be heard by a court on an application that was important to me;
8. Practically speaking, my case 500-80-030259-153 is now moot given that on March 14th, 2015, I recovered my car;
9. I have an interest in the resolution of this problem because in the result I cannot be certain of having access to courts and to the Court of Quebec in particular;
10. I also have a general interest as I institute the present motion to have this issue decided for all other women wearing the hijab for other minorities. ”
(soulignements ajoutés)
[42] Bien qu’elles puissent être réelles pour El-Alloul, ces craintes sont purement subjectives.
[43] La première découle de l’humiliation qu’elle a subie à la suite de la décision de la juge Marengo. Le Tribunal éprouve beaucoup de sympathie à son égard et déplore grandement, encore une fois, la façon dont elle a été traitée. Cependant, il ne s’agit pas là d’une incertitude ou d’une controverse qui pourrait être réglée par une déclaration judiciaire. Cela ne peut donc constituer une difficulté réelle au sens de l’article 142 C.p.c.
[44] L’autre difficulté alléguée, c’est la crainte de El-Alloul de ne pas avoir accès aux tribunaux dans le futur si elle se présente coiffée de son hijab. Cette appréhension repose sur la présomption que tous les juges de la Cour du Québec décideront de la question du port du hijab en salle d’audience comme l’a malheureusement fait la juge Marengo. Or ce postulat est purement hypothétique. En effet, rien dans la preuve ne permet au Tribunal de conclure que la décision isolée de la juge Marengo est suivie par l’ensemble des juges de la Cour du Québec.
[45] La situation aurait été fort différente, peut-être, si la preuve avait révélé que, de façon systématique, les juges de la Cour du Québec refusent d’entendre les femmes qui se présentent pour témoigner portant un hijab. Fort heureusement pour El-Alloul et l’ensemble des justiciables, cette preuve n’existe pas.
[46] Cette deuxième prétendue difficulté n’étant que subjective et de surcroît hypothétique, elle ne constitue pas, elle non plus, une difficulté réelle au sens de l’article 142 C.p.c.
[47] Finalement, il ne faut pas perdre de vue que cette conclusion vise à réparer, conformément à l’article 24 de la Charte canadienne[16] et l’article 49 de la Charte québécoise[17], le préjudice subi par El-Alloul.
[48] Accorder la réparation demandée constituerait une ingérence dans la compétence institutionnelle de la Cour du Québec. En effet, elle aurait pour résultat d’empêcher les juges devant qui elle se présentera d’exercer leurs fonctions judiciaires et de juger si elle peut ou non porter son hijab.
[49] Effectivement, le seul fait pour une femme d’être de foi musulmane ne suffit pas pour être autorisée à porter le hijab en salle d’audience. Il faut plus, comme le souligne madame la juge en chef McLachlin dans l’arrêt R. c. N.S.[18] :
« [11] Pour se prévaloir de l’al. 2a), N.S. doit établir que sa volonté de porter le niqab en cour est fondée sur une croyance religieuse sincère : Syndicat Northcrest c. Amselem, 2004 CSC 47, [2004] 2 R.C.S. 551. Il s’agit, à ce stade, de déterminer si N.S. croit sincèrement que sa religion l’oblige à porter un niqab en présence d’hommes qui ne sont pas des membres de sa famille, et notamment pendant son témoignage.
[12] Le juge présidant l’enquête préliminaire n’a pas examiné adéquatement la question de savoir si le refus de N.S. d’enlever son niqab était fondé sur une croyance religieuse sincère. Vu qu’elle a enlevé le niqab pour la photo de son permis de conduire et affirmé qu’elle le ferait aussi pour un contrôle de sécurité, le juge présidant l’enquête préliminaire semble avoir conclu que la croyance religieuse de N.S. n’était pas assez [traduction]« forte ».
[13] Ce n’était pas là une façon appropriée de statuer sur la question de savoir si N.S. a établi prima facie un droit religieux. Premièrement, la question de savoir si elle a un droit porte sur la sincérité de la croyance plutôt que sur sa force. Comme je l’expliquerai plus loin, bien que la force d’une croyance religieuse du demandeur puisse être pertinente à l’étape de la mise en balance de cette croyance avec le droit de l’accusé à un procès équitable, il suffit que la croyance soit sincère pour conclure qu’elle est protégée. Deuxièmement, l’observance irrégulière d’une pratique religieuse peut laisser croire à l’absence d’une croyance sincère, mais ce n’est pas nécessairement le cas. Il est possible qu’un croyant sincère s’écarte à l’occasion de la pratique, que ses convictions changent au fil du temps ou que ses convictions permettent des exceptions à la pratique dans des cas particuliers. Les écarts antérieurs à la pratique devraient aussi être examinés dans leur contexte; un témoin ne devrait pas être privé du droit d’invoquer l’al. 2a) simplement parce qu’il a fait ce qui semblait être un compromis dans le passé pour participer à un aspect de la vie en société. Le juge présidant l’enquête préliminaire n’a pas examiné ces possibilités. Je conviens donc avec la Cour d’appel qu’il faut renvoyer l’affaire au juge présidant l’enquête préliminaire pour qu’il procède à un examen complet de la question de savoir si la volonté de N.S. de porter un niqab est fondée sur une croyance religieuse sincère. »
(soulignements ajoutés)
[50]
Comme on peut facilement le constater, chaque cas est un cas d’espèce
qui doit être évalué à la lumière du contexte qui existe lors de la comparution
du témoin. On ne peut d’avance déclarer, dans l’absolu et hors contexte, que El-Alloul aura le droit au port du hijab
lors de ses prochaines comparutions devant la Cour du Québec. Nul ne peut
prédire l’avenir. L’état du droit sur cette question peut évoluer, la croyance
religieuse de El-Alloul peut changer. Il faut donc éviter de prononcer un
jugement pour le futur qui lierait les juges de la Cour du Québec et les
empêcheraient d’exercer leur discrétion judiciaire.
[51] La réparation demandée ne peut donc être accordée même si par ailleurs le recours avait été jugé recevable.
B) Y a-t-il d’autres recours utiles possibles?
[52] Subsidiairement, El-Alloul fait valoir que si sa requête en jugement déclaratoire n’était pas recevable, le Tribunal pourrait quand même intervenir en vertu des principes applicables en matière de pourvoi en contrôle judiciaire.
[53] L’article 529 C.p.c. édicte :
529 La Cour supérieure saisie d’un pourvoi en contrôle judiciaire peut, selon l’objet du pourvoi, prononcer l’une ou l’autre des conclusions suivantes:
1° déclarer inapplicable, invalide ou inopérante une disposition d’une loi du Québec ou du Canada, un règlement pris sous leur autorité, un décret gouvernemental ou un arrêté ministériel ou toute autre règle de droit;
2° évoquer, à la demande d’une partie, une affaire pendante devant une juridiction ou réviser ou annuler le jugement rendu par une telle juridiction ou une décision prise par un organisme ou une personne qui relève de la compétence du Parlement du Québec si la juridiction, l’organisme ou la personne a agi sans compétence ou l’a excédée ou si la procédure suivie est entachée de quelque irrégularité grave;
3° enjoindre à une personne qui occupe une fonction au sein d’un organisme public, d’une personne morale, d’une société ou d’une association ou d’un autre groupement sans personnalité juridique d’accomplir un acte auquel la loi l’oblige s’il n’est pas de nature purement privée;
4° destituer de sa fonction une personne qui, sans droit, occupe ou exerce une fonction publique ou une fonction au sein d’un organisme public, d’une personne morale, d’une société ou d’une association ou d’un autre groupement sans personnalité juridique.
Ce pourvoi n’est ouvert que si le jugement ou la décision qui en fait l’objet n’est pas susceptible d’appel ou de contestation, sauf dans le cas où il y a défaut ou excès de compétence.
Le pourvoi doit être signifié dans un délai raisonnable à partir de l’acte ou du fait qui lui donne ouverture.
[54] Encore faudrait-il que El-Alloul recherche un des remèdes contemplés par cette disposition législative. On a beau scruter les conclusions de sa requête, l’on n’y retrouve aucune demande qui pourrait découler des paragraphes 1, 2, 3 ou 4 de l’article 529 C.p.c. Le Tribunal ne peut, d’office, changer les conclusions d’une demande en justice et accorder ce qui n’est pas demandé.
[55] De plus, le pourvoi en contrôle judiciaire est régi par des règles qui sont différentes de celles qui régissent la demande en jugement déclaratoire. L’une de ces règles fait régulièrement couler beaucoup d’encre. Il s’agit de la norme de contrôle applicable. En l’espèce, El-Alloul, lors des plaidoiries, n’a jamais abordé cette question.
[56] De surcroît, même si le Tribunal concluait que la juge Marengo a excédé sa compétence ou encore a refusé d’exercer ses fonctions judiciaires sans motif valable[19] (ce sur quoi le Tribunal n’a pas à se prononcer), son intervention demeurait sans utilité même dans le cadre d’un pourvoi en contrôle judiciaire.
[57] En effet, à l’occasion d’un pourvoi en contrôle judiciaire le tribunal ne peut exercer qu’un pouvoir d’annulation de la décision et de renvoi du dossier devant le tribunal. De quelle utilité serait un jugement qui casserait la décision de la juge Marengo et retournerait le dossier devant la Cour du Québec? D’aucune puisqu’il n’y a plus de litige à trancher devant cette Cour.
[58] La conclusion à laquelle en arrive le Tribunal, à contrecœur, aurait pu être fort différente si le litige devant la Cour du Québec était toujours pendant et si El-Alloul, sur pourvoi en contrôle judiciaire, avait demandé au Tribunal de casser la décision de la juge Marengo et de renvoyer le dossier à la Cour du Québec pour qu’il en soit disposé. Mais tel n’est pas le cas.
POUR TOUTES CES RAISONS, LE TRIBUNAL
REJETTE la requête en jugement déclaratoire de Rania El-Alloul;
Le tout sans frais de justice.
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__________________________________ WILBROD CLAUDE DÉCARIE, J.C.S. |
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Me Julius Grey Me Geneviève Grey |
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GREY, CASGRAIN, s.e.n.c. |
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Me Catherine Elizabeth McKenzie |
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Me Suzie Bouchard IRVING MITCHELL KALICHMAN Procureurs de la demanderesse |
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Me Mario Normandin BERNARD, ROY Procureur des défenderesses |
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Me Pierre Laurin TREMBLAY BOIS MIGNAULT LEMAY, s.e.n.c. |
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Procureur du mis en cause Conseil de la magistrature du Québec |
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Me Carla Isabel Filipe SOCIÉTÉ DE L’ASSURANCE AUTOMOBILE DU QUÉBEC (S.A.A.Q.) Procureure de la mise en cause S.A.A.Q.
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Date d’audience : |
22 septembre 2016 |
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[1] Le hijab est un signe religieux que portent certaines femmes musulmanes. Le voile recouvre l’ensemble de la chevelure et une partie du corps. Le visage reste cependant découvert.
[2] RLRQ, c. C-25, r. 4. Depuis le 1er janvier 2016, ce règlement a été remplacé par le Règlement de la Cour du Québec, RLRQ, c. C-25.01, r. 9, dont l’article 22 est au même effet. Une disposition similaire se retrouve à l’article 34 du Règlement de la Cour supérieure du Québec en matière civile, (2016) 148 G.O. II, 2763.
3 Lors de l’argumentation, El-Alloul a réalisé que les conclusions recherchées étaient trop vastes et a limité celles-ci.
[4] RLRQ, c. C-24.2.
[5] Une demande reportée sine die n’est pas rejetée par le Tribunal. Elle peut toujours être réinscrite au rôle d’audience par l’envoi d’un simple avis de présentation.
[6] Pièce P-4.
[7] [2012] 3 R.C.S. 726.
[8] RLRQ, c. C-25.
[9] RLRQ, c. C-25.01.
[10] MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU QUÉBEC, Commentaires de la ministre de la Justice. Code de procédure civile, chapitre C-25.01, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, art. 142, p. 130.
[11] Denis FERLAND et Benoît EMERY, Précis de procédure civile du Québec, 5e éd., vol. 1 « (Art. 1-301, 321-344 C.p.c.) », Montréal, Éditions Yvon Blais, 2015, par. 1-1097 et suiv. , EYB2015PPC34 (La référence).
[12] Lenscrafters international inc. c. Ordre des opticiens d'ordonnances du Québec, J.E. 93-1516 (C.A.), cité dans Corporation de l'Aéroport de Mascouche c. Mascouche (Ville de), 2011 QCCS 5914 (appel rejeté, 2012 QCCA 773), par. 17.
[13] [1996] R.D.J. 53 (C.A.), cité dans Droit de la famille — 1521, 2015 QCCS 49, par. 22, Coopérative d'habitation Village Cloverdale c. SCHL, 2011 QCCS 2783, par. 51 (appel rejeté, 2012 QCCA 57), Skaff c. Choueiri, B.E. 2002BE-41, par. 34 (C.S.) (requête pour permission d'appeler rejetée, C.A., 500-09-011587-011).
[14] MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU QUÉBEC, Commentaires de la ministre de la Justice. Code de procédure civile, chapitre C-25.01, Montréal, Wilson & Lafleur, 2015, art. 142, p. 130.
[15] D. FERLAND et B. EMERY, préc., note 11, par. 1-1098 et 1-1099.
[16] Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c. 11 (R.-U.)]
[17] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[18] [2012] 3 R.C.S. 726, 739.
[19] Richer c. Comité de discipline du Barreau du Québec, J.E. 96-1661 (C.S.); Longueuil (Ville de) c. Alary, J.E. 2000-776 (C.S.); Dubé & Loiselle inc. c. April, 2016 QCCS 1210.
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