Lehoux c. R. | 2023 QCCA 789 | ||||
COUR D’APPEL | |||||
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CANADA | |||||
PROVINCE DE QUÉBEC | |||||
GREFFE DE
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N° : | |||||
(200-01-220241-180) | |||||
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DATE : | 14 juin 2023 | ||||
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MAXIME LEHOUX | |||||
APPELANT – accusé | |||||
c. | |||||
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SA MAJESTÉ LE ROI | |||||
INTIMÉ – poursuivant | |||||
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MISE EN GARDE : Une ordonnance a été prononcée le 21 août 2018 par la Cour du Québec (l’honorable Marie-Claude Gilbert), district de Québec, en vertu de l’article
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[1] L’appelant se pourvoit à l’encontre d’un verdict de culpabilité pour agression sexuelle prononcé le 14 mai 2021 par un jury présidé par l’honorable Raymond W. Pronovost de la Cour supérieure, district de Québec.
[2] Pour les motifs du juge Cournoyer, auxquels souscrivent les juges Schrager et Ruel, LA COUR :
[3] ACCUEILLE l’appel;
[4] INFIRME le verdict de culpabilité;
[5] ORDONNE la tenue d’un nouveau procès.
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| MARK SCHRAGER, J.C.A. | |
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| SIMON RUEL, J.C.A. | |
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| GUY COURNOYER, J.C.A. | |
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Me Charles Levasseur | ||
LEVASSEUR ET ASSOCIÉS AVOCATS | ||
Pour l’appelant | ||
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Me Michaël Desjardins | ||
DIRECTEUR DES POURSUITES CRIMINELLES ET PÉNALES | ||
Pour l’intimé | ||
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Date d’audience : | 11 mai 2023 | |
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MOTIFS DU JUGE COURNOYER |
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[6] L’appelant estime que le verdict du jury est déraisonnable et il reproche au juge d’avoir fourni une réponse erronée et incomplète aux questions posées par le jury.
[7] Je partage l’avis de l’appelant à l’égard de la deuxième question. La réponse du juge aux questions du jury était incorrecte et incomplète en droit; elle a induit le jury en erreur à l’égard d’une question qu’il considérait importante et qui, tel que je l’expose, l’était.
[8] Pour ce motif, je propose à la Cour d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
FAITS ET PROCÉDURES
[9] L’appelant et la plaignante étaient collègues au Service de police de la Ville de Québec à l’été 2016. Une fête de Noël entre collègues est organisée dans un chalet à Stoneham le 15 décembre 2016, à laquelle l’appelant et la plaignante participent.
[10] Ils sont tous deux intoxiqués. Selon la plaignante, l’appelant l’agresse sexuellement pendant qu’elle dort. Selon l’appelant, il s’agit d’une relation sexuelle consentante.
[11] Outre le témoignage de la plaignante et celui de l’appelant, le jury entend aussi la version d’autres policiers présents lors de cette fête. Deux experts sont aussi entendus, l’un en poursuite et l’autre en défense. Ils offrent des rapports d’expertise et des témoignages relatifs à l’état d’intoxication de la plaignante. Ils élaborent des scénarios de consommation selon différentes informations, connues et inconnues.
[12] Aux fins du pourvoi, il suffit de dire que l’ensemble de la preuve présentée était contradictoire.
[13] Le procès devant jury se tient du 3 au 14 mai 2021. Les plaidoiries ont lieu le 10 mai 2021 et les directives finales, le 11 mai 2021. Le jury délibère quatre jours, du 11 au 14 mai 2021. Le 14 mai 2021, le jury rend un verdict de culpabilité sur le chef d’accusation tel que libellé.
[14] L’appelant présente deux moyens d’appel : 1) le verdict de culpabilité est-il déraisonnable? 2) la réponse du juge aux questions posées par le jury était-elle appropriée et le juge a-t-il erré en refusant de préciser celle-ci à la demande de l’avocat de l’appelant?
* * *
[15] Vu la nécessité de tenir un nouveau procès, j’estime inutile et imprudent de trancher le premier moyen de l’appelant et de résumer minutieusement la preuve contradictoire que devait évaluer le jury.
[16] Cette préoccupation se voit accentuée à la lumière de la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt G.F.[1] le jour même du verdict, décision qui influera inévitablement sur la nature des directives qui devront être formulées lors du nouveau procès[2].
[17] Le juge formule ses directives au jury oralement en matinée le 11 mai 2021 et les délibérations débutent immédiatement.
[18] En fin de journée, le juge reçoit une note du jury[3] qui pose deux questions et que le juge lit aux avocats :
Monsieur le Juge, le jury se demande si l’admission de la possibilité d’un événement constitue une preuve. Pour préciser, si un avocat demande à un témoin si tel[le] ou tel[le] chose est possible, la réponse oui, non ou je ne sais pas doit-elle être appliquée ou perçue de la même manière que si l’avocat avait demandé si tel[le] ou tel[le] chose est vraie?
[19] Une brève discussion s’engage entre les avocats et le juge. J’en reproduis l’intégralité, car elle révèle le caractère théorique de la discussion qui en résulte :
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
Je peux me lancer le premier. En fait, à mon avis il y a une différence entre si tel[le] chose est vraie et si tel chose est possible.
Par exemple si quelqu’un me demande - en fait savez-vous quoi? Je suis pas sûr que je comprends.
LA COUR :
Moi je - c’est pour en discuter. Une discussion, c’est pour - parce que je pourrais dire c’est - est-ce que c’est une admission? Oui, c’est une admission, mais c’est pas la même admission que si on dit que c’est vrai.
À titre d’exemple, est-ce qu’il s’est passé - il a peut-être plu hier? Oui, c’est possible.
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
Oui, c’est possible.
LA COUR :
Est-ce qu’il a plu hier? Oui. Bon. Il affirme que c’est possible tandis que l’autre c’est, c’est une possibilité. Je sais pas s’il y a d’autres exemples à peu près comme ça, mais c’est une admission. C’est une partie d’admission, mais c’est une admission qui est très, très grande là. Je veux dire parce que on peut dire tout est possible dans vie là, mais si c’est - est-ce que c’est - si quelque chose est vrai, c’est beaucoup plus fort que si quelque chose est possible.
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
Oui. De la même façon, si je vous pose - si je pose la question au témoin : “Est-ce qu’il est possible que vous ayez été sur la planète Mars hier?” Pis qu’il me dit non, ben quelque chose qui est pas possible c’est impossible.
LA COUR :
Oui.
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
À mon avis là.
LA COUR :
Est-ce que vous pensez que ça peut...
ME ANN MARIE PRINCE :
Pour la Couronne :
Oui. Moi je - j’ai rien à ajouter là. Monsieur le Juge effectivement si la chose est possible, c’est une admission. C’est une possibilité là, mais pas que la chose est vraie. Alors, je partage vos propos là.
LA COUR :
Ça va aussi Me Levasseur?
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
Oui. Faudrait juste voir maintenant aussi - dire. C’est pas un aveu là. Je veux dire c’est, c’est, c’est, c’est...
LA COUR :
Non, non.
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
C’est ça.
LA COUR :
C’est une possibilité. C’est ça. C’est une preuve comme s’il admet que c’est vrai, mais c’est une possibilité.
ME CHARLES LEVASSEUR :
Pour la défense :
C’est ça.
LA COUR :
C’est vraiment plus, plus large. On va essayer de voir ça si ça peut les éclairer.
[20] Sans prendre de pause pour rédiger avec précision la teneur de sa réponse, le juge explique immédiatement ce qui suit au jury :
Alors, quand vous demandez si l’admission d’une possibilité est un élément qui constitue une preuve, oui ça constitue une preuve. Mais quand qu’on parle de possible, à titre d’exemple : “Est-ce qu’il est possible qu’il ait plu hier?” Je me dis oui il a plu hier, donc oui c’est possible ou c’est possible. C’est pas la même impact que : “Oui, oui. Il a plu hier.” C’est pas comme - si tel[le] chose est vraie, on répond “oui elle est vraie”, mais si elle est possible, elle peut - tout est possible. C’est, c’est une preuve, mais ç’a pas aussi (inaudible) si on, si on confirme que oui ou on nie que non. Est-ce qu’il a plu hier? Non il a pas plu. Oui, il a plu. Est-ce qu’il est possible qu’il ait plu hier? C’est possible qu’il ait plu hier. Vous voyez? C’est un peu dans, dans ce sens-là. Ça demeure une preuve, mais ça demeure une preuve beaucoup plus vague que, que, que lorsqu’on répond “oui c’est vrai. Oui tel[le] chose est exacte.” Parce que beaucoup de choses peuvent être possibles là. C’est dans ce sens-là. Est-ce que ça vous éclaire?
INTERVENANT INCONNU :
(Inaudible).
LA COUR :
Si - vous pouvez en parler ensemble. Si jamais vous avez besoin de plus d’explications, écrivez-nous. On va trouver une autre manière de, de vous répondre. Gênez-vous pas là. Les avocats et moi là, on est, on est là pour ça. On veut vous aider dans votre travail. Alors, ne vous gênez pas à, à réécrire pis (inaudible) encore plus précisé ou d’autres choses. Ça vous convient? Merci beaucoup. Bonne chance.
[21] À ce moment, les avocats affirment que l’explication du juge leur convient.
[22] Le jury ne demande aucune précision additionnelle.
[23] Toutefois, le lendemain matin, l’audience débute en l’absence du jury par des observations supplémentaires de l’avocat de l’appelant au sujet de la question du jury.
[24] Il suggère qu’il existe deux interprétations possibles. La première étant « Est-ce qu’en droit, l’admission d’un fait possible équivaut à un fait véridique? ».
[25] Selon l’avocat de l’appelant, une deuxième interprétation s’avère possible :
Et là moi, la deuxième interprétation que moi je vois, c’est que le jury se demande si lorsqu’un avocat demande à un témoin si tel[le] ou tel[le] chose est possible, si ça signifie que le fait qui est évoqué comme possible doit être considéré par les jurys - par le jury comme étant vrai. Et ça semble, ça semble un peu sémantique là comme, ça semble un peu sémantique comme nuance, mais les exemples que je vous donne dans le courriel[[4]] me semblent, me semblent évocateurs parce que si le jury tient compte que ce qui est dans la question est vrai, lorsqu’on lui demande : “Est-ce qu’il est possible qu’il ait plu hier?” Si le, le, le, le, le - si le témoin répond : “Oui, c’est possible.” Pour le jury - si le jury tient pour acquis que ce qui est dans question est vrai, ben ça prouve qu’il a plu.
Si on lui demande : “Est-ce qu’il a plu hier?” et que le témoin dit oui, ben le jury va en, le jury va en conclure qu’il dit la vérité.
Mais là, c’est là - mais là où ça pourrait devenir dangereux, c’est lorsque le témoin répond “je ne sais pas”.
Si on, si on demande au témoin : “Est-ce qu’il est possible qu’il ait plu hier?” et que le jury tient pour acquis que ce qui est dans la question est vrai et que le témoin répond “je ne me souviens pas” ou “je ne sais pas”, le jury pourrait être sous l’impression que oui il a plu. C’est simplement que le témoin le sait pas. Et ça m’a - c’est, c’est - je vous dirais que cette possibilité ou cette interprétation-là m’a interpellé et c’est pour cette raison dans le, c’est pour cette raison dans le courriel que j’évoquais la possibilité de peut-être en lien avec leur, leur question - non pas répéter ce que vous avez dit hier là. Je pense que c’est clair, mais simplement leur rappeler que ce qui est dans les questions, ce n’est pas de la preuve. Et que la preuve, elle est dans les réponses du témoin. Et que ce n’est pas parce qu’un avocat évoque un fait dans une question qu’il est nécessairement prouvé ou nécessairement vrai là.
C’était là, c’était là, c’était la réflexion que je me faisais.
[Le soulignement est ajouté]
[26] Dans son mémoire, l’appelant développe les deux interprétations qu’il met de l’avant : 1) le jury demandait si l’admission d’une possibilité équivaut à l’admission de la véracité du fait qui est énoncé comme étant possible dans la question; 2) le jury se demandait si, lorsqu’un avocat demande à un témoin si une chose est possible, cela signifie que le fait qui est évoqué dans la question de l’avocat comme étant « possible » doit être considéré comme étant vrai peu importe la réponse du témoin.
[27] La poursuite réitère que la réponse donnée par le juge à la question du jury était impeccable quant à l’admissibilité de la preuve d’une possibilité. Elle ajoute que le juge a déjà donné la directive sur le fait que les questions des avocats ne constituaient pas de la preuve. Il n’y a donc aucune raison de redire quoi que ce soit au jury.
[28] Le juge exprime alors son accord avec la position de la poursuite. Il estime qu’il a donné la directive concernant les questions des avocats dans ses directives préliminaires et finales et qu’il faut faire confiance aux jurés qu’ils ont bien compris celles-ci.
Analyse
L’origine de la question du jury
[29] L’appelant soutient que la question du jury découle du contre-interrogatoire de l'appelant par la poursuite. Je suis d’accord, mais je précise tout de même que la justesse de la réponse qui doit être donnée s’arrime à la capacité d’en comprendre la généalogie au moment du procès bien qu’il faille éviter les conjectures.
[30] En effet, un tel exercice comporte certains périls. Dans son ouvrage Helping Jurors Understand, le juge Watt en révèle tant les affres potentielles que sa futilité :
On receipt of a question from jurors, some judges begin immediately to speculate about the reasons behind the question, its authorship, its implications for the deliberation process, and the immediacy and nature of the verdict it foretells. Speculation of this nature is a fool’s errand. A question has been received from the jury. Each question is significant and important. To the jurors, or at least to one of them. To the other participants. And to the administration of justice. The question requires answer, a response that is correct and comprehensive. Speculation about who and why is idle and apt to product great mischief[5].
[31] Lorsqu’un jury pose une question, la priorité est la justesse et l’exactitude de la réponse apportée. Néanmoins, dans le présent dossier, il est relativement facile de comprendre l’origine de la question du jury.
[32] La poursuite a demandé à l’appelant à plusieurs reprises si une chose ou une autre était possible. Voici quelques extraits pertinents du contre-interrogatoire de l’appelant :
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Q. O.K. Une tournée de shooters, si je vous suggérais que vous avez pris quelques shooters, est-ce que c’est possible, dans le spa, si vous vous en souvenez, là?
R. Pas à mon souvenir, non.
Q. Non? Vous vous souvenez pas de ça, mais c’est possible?
R. Pas à mon souvenir.
Q. Non, c’est pas... vous êtes certain de ça, en fait, là?
R. Je vous mentionne que je m’en souviens pas.
Q. Bon, vous vous en souvenez pas. Donc, c’est possible?
R. Je m’en souviens pas.
***
Q. La première fois que vous échangez des paroles avec madame B…, c’est autour de la table de poker, c’est ça?
R. Possiblement, oui.
Q. Possiblement ou vous vous en souvenez pas?
R. Non. Ce que je vous dis, c’est qu’on s’est discuté sur la table de poker, mais je sais pas si on a parlé juste avant la table de poker.
***
Q. O.K. Ça, vous pourriez pas me dire ça. Est-ce qu’il y a des gens autour?
R. Possiblement.
Q. Vous vous souvenez pas? Possiblement... les gens circulent autour, là, c’est ça?
R. Oui.
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Q. Est-ce qu’il y a des gens qui se joignent à votre conversation?
R. Pas à mon souvenir.
Q. Pas à votre souvenir, mais c’est possible?
R. Pas à mon souvenir.
***
Q. O.K. Mais est-ce que c’est possible qu’il y avait déjà un verre d’eau sur sa table de chevet quand vous êtes allé en porter un?
R. Pas à mon souvenir.
Q. Pas à votre souvenir, mais vous êtes pas certain?
R. Pas à mon souvenir.
***
Q. Dans son témoignage, elle dit que vous avez répondu : « Non non, je vais te réchauffer.» Ça, avez-vous déjà dit ça?
R. J’ai pas souvenir.
Q. Vous avez pas souvenir? Alors, est-ce que c’est possible?
R. J’ai pas souvenir.
Q. Donc, c’est possible que vous ayez peut-être dit ça?
R. J’ai pas souvenir.
***
[33] Les deux questions du jury démontrent que ces échanges ne lui ont pas échappé et qu’il se demande comment interpréter les réponses de l’appelant à la lumière des questions posées.
[34] La procureure de la poursuite évoque la possibilité d’un événement ou d’un geste alors que l’appelant n’avait aucun souvenir. Cela est problématique en soi.
[35] Lorsque l’appelant répond n’avoir aucun souvenir, sa réponse n’établit pas, en l’absence d’autres éléments de preuve dans la preuve présentée, la possibilité que le fait suggéré soit survenu.
[36] Revenons donc aux questions du jury. Celui-ci se demande si l’admission de la possibilité d’un événement constitue une preuve et si les réponses « oui, non, je ne sais pas » d’un témoin doivent être interprétées différemment selon la question posée, soit si la question concerne un fait ou si elle concerne une possibilité.
[37] Voilà qui pose le contexte du débat soulevé par le deuxième moyen de l’appelant.
[38] Avant d’évaluer le caractère adéquat de la réponse du juge, je résume le droit applicable aux questions du jury et l’encadrement qui régit la réponse à celles-ci.
Les questions du jury : le droit
[39] La responsabilité du juge à l’égard des directives en général et des réponses aux questions du jury est certainement exigeante même si elle ne requiert pas la perfection de ce dernier, car c’est l’effet global des directives qui compte[6].
[40] Dans l’arrêt Primeau, les juges Bich et Hamilton soulignent que : « [l]a tâche qui consiste à instruire les membres d’un jury est difficile et délicate »[7] et qu’il « y a donc dans la tâche qui incombe au juge un exercice d’éducation, éminemment pédagogique, qui requiert structure, clarté, cohérence et objectivité, mais aussi une certaine capacité de vulgariser sans trahir les exigences du droit : "Clarifier et simplifier", écrit le juge en chef Lamer dans Jacquard, proposer un exposé "à la fois complet et compréhensible", ajoute le juge Moldaver dans Rodgerson »[8].
[41] De manière plus spécifique, l’importance de la réponse aux questions du jury a maintes fois été soulignée par la Cour suprême et plus particulièrement dans l’arrêt R. c. S. W. (D.)[9], où le juge Cory offre une revue jurisprudentielle complète.
[42] Toujours dans l’arrêt Primeau, les juges Bich et Hamilton notent que la « dimension pédagogique ou, si l’on préfère, didactique, des directives s’affirme encore davantage lorsque, après […] les avoir reçues, le jury, au cours de ses délibérations, soulève certaines questions et requiert à cette fin l’assistance du juge »[10]. Ils ajoutent : « Bref, par ce qu’elles révèlent de leurs préoccupations ou de ce qu’ils n’ont pas compris, les questions des jurés doivent être traitées avec le plus grand soin et les réponses que le juge y apporte sont d’une importance prééminente dans l’examen des directives »[11].
[43] En effet, « les directives répondant à une question du jury ont souvent un effet particulier »[12], car une « question porte généralement sur un point important du raisonnement du jury, ce qui rend encore plus dommageable toute erreur que le juge peut faire en y répondant »[13].
[44] Par ailleurs, comme le souligne le juge Watt dans l’arrêt Cudjoe[14], la nécessité de fournir au jury une réponse complète et correcte à une question ne justifie pas de succomber à une précipitation indue pour y répondre :
[134] Although I have found the trial judge’s response to the jury’s question caused no prejudice in the circumstances of this case, the need for a clear, correct, careful and comprehensive response to all jury questions warrants emphasis. Jury trials, especially the composition of jury instructions, are challenging work for all concerned. It makes little sense to sacrifice accuracy and completeness for immediacy of response. Questions from jurors that arise late in the evening, especially after a full day or longer of deliberations, may be better answered the following morning when everyone returns to their task more refreshed: R. v. Chahal, (2008)
[Les soulignements sont ajoutés]
[45] De plus, lorsque la question du jury est ambiguë, le juge du procès a le devoir de la faire clarifier par le jury avant d’y répondre; l’omission de le faire peut constituer une erreur révisable[15]. Une préoccupation particulièrement marquée dans la présente affaire.
[46] Par ailleurs, un élément indispensable, la réponse communiquée au jury doit non seulement être correcte et complète, mais elle ne doit pas être improvisée, car il convient qu’elle soit soigneusement rédigée.
[47] Dans son ouvrage, le juge Watt expose la raison d’être de cette impérative nécessité :
A final point is of crucial importance. Response to juror questions is no place for judicial extemporaneity. The consequences of error in further instructions, especially those on legal principle, should convince even the most self-assured and sure-footed trial judge of the absolute necessity of a fully-scripted response. Written out. Read aloud. Copy provided. No ad-libbing[16].
[48] Puisque les questions d’un jury s’avèrent toutes importantes, le juge ne doit pas y répondre avec empressement ou à brûle-pourpoint. La réponse à ces questions appelle une rédaction attentive et rigoureuse qui n’est pas brusquée par une urgence inutile.
L’admission d’une possibilité est-elle un élément qui constitue une preuve?
[49] Fondamentalement, le jury se demandait si une possibilité constituait une preuve et comment interpréter la réponse d’un témoin selon la nature des questions posées. Bien évidemment, en général, l’admissibilité d’une possibilité par un témoin, sans plus, ne constitue pas une preuve.
[50] Les parties s’entendaient initialement pour dire que la réponse du juge à la question de savoir si l’admission d’une possibilité constituait une preuve était conforme au droit. En revanche, les observations de l’avocat de l’appelant le lendemain matin révèlent la dissipation complète de ce consensus.
[51] Bien que les deux parties se concentrent principalement sur la deuxième partie de la note du jury, il s’avère essentiel de jauger le caractère approprié de la réponse à la première question du jury puisque la deuxième question découle indubitablement de la première (la deuxième question du jury débutant par « pour préciser »).
[52] Je crois que l’avocat de l’appelant, d’abord interloqué la veille par la question du jury, vise juste dans ses observations supplémentaires le lendemain matin. Il identifie non seulement un problème de fond dans la réponse fournie au jury, mais aussi le danger que le jury glisse dangereusement sur un raisonnement fondé sur la conjecture.
[53] Le risque que le jury ait tiré des inférences en se fondant sur des possibilités et non sur des preuves s’avère réel[17]. D’où le rôle décisif du juge du procès : il doit « inviter le jury à décider uniquement en fonction de la preuve soumise et non à conjecturer sur des possibilités hypothétiques »[18].
[54] Je reproduis la réponse du juge à nouveau :
Alors, quand vous demandez si l’admission d’une possibilité est un élément qui constitue une preuve, oui ça constitue une preuve. Mais quand qu’on parle de possible, à titre d’exemple : “Est-ce qu’il est possible qu’il ait plu hier?” Je me dis oui il a plu hier, donc oui c’est possible ou c’est possible. C’est pas la même impact que : “Oui, oui. Il a plu hier.” C’est pas comme - si tel[le] chose est vraie, on répond “oui elle est vraie”, mais si elle est possible, elle peut - tout est possible. C’est, c’est une preuve, mais ç’a pas aussi(inaudible) si on, si on confirme que oui ou on nie que non. Est-ce qu’il a plu hier? Non il a pas plu. Oui, il a plu. Est-ce qu’il est possible qu’il ait plu hier? C’est possible qu’il ait plu hier. Vous voyez? C’est un peu dans, dans ce sens-là. Ça demeure une preuve, mais ça demeure une preuve beaucoup plus vague que, que, que lorsqu’on répond “oui c’est vrai. Oui tel[le] chose est exacte.” Parce que beaucoup de choses peuvent être possibles là. C’est dans ce sens-là. Est-ce que ça vous éclaire?
[Les soulignements sont ajoutés]
[55] La réponse du juge est non seulement confuse, mais elle est clairement erronée. L’admission par un témoin de l’existence d’une possibilité, sans autre preuve pour l’enraciner, ne constitue pas un élément de preuve. Confuse, car le juge fait une distinction entre la preuve d’un fait et la preuve d’une possibilité, la dernière étant une preuve « plus vague », mais, doit-on comprendre, néanmoins une preuve plus vague à considérer.
[56] Selon un principe de base du droit de la preuve, la règle de la pertinence, un élément de preuve est pertinent « lorsque, selon la logique et l’expérience humaine, elle tend jusqu’à un certain point à rendre la proposition qu’elle appuie plus vraisemblable qu’elle ne le paraîtrait sans elle »[19]. Or, appliquant cette définition, tout témoin qui affirme, sans plus, qu’une chose est possible ne rend pas la preuve d’un fait plus vraisemblable à moins qu’il n’existe d’autres éléments de preuve sur lesquels se fonder.
[57] Mais il y a plus.
[58] L’arrêt Simpson[20] de la Cour suprême apporte une réponse complète à la problématique soulevée dans le présent dossier. Le juge Moldaver y précise que l’admission d’une possibilité dans une réponse en contre-interrogatoire n’établit pas qu’un événement est bel et bien survenu :
[36] Durant le contre‑interrogatoire, à au moins deux occasions, la juge du procès est intervenue et a demandé à Jean‑Marc Arcand s’il était « possible » que son père ait conclu un accord verbal avec les intimés relativement à l’espace commercial. La juge du procès a en outre demandé s’il était « possible » que Marius Arcand ait donné les clés des locaux en question aux intimés durant l’été 2010. Jean‑Marc Arcand a reconnu qu’il était possible qu’un accord ait été conclu par son père et que les clés aient été remises aux intimés. Cependant, à aucun moment durant son témoignage, n’a‑t‑il admis que ces événements étaient bel et bien survenus. Il était tout simplement incapable de nier les suggestions qui lui étaient faites, puisqu’il n’était pas au courant des interactions entre son père et les intimés, M. Simpson et Mme Farrell.
[37] La juge du procès s’est fondée sur les réponses de Jean‑Marc Arcand pour conclure à l’existence d’une preuve d’apparence de droit. Soit dit en tout respect, ce faisant, elle a commis une erreur. Comme le ministère public l’a fait remarquer à bon droit, une affirmation faite à un témoin durant son contre‑interrogatoire ne constitue pas une preuve de celle‑ci, à moins que le témoin ne la tienne pour véridique : voir R. c. Skedden,
[38] L’incapacité de Jean‑Marc Arcand de nier les suggestions qui lui étaient faites ne nous éclaire en rien quant à la véracité ou non de ces suggestions. Prises isolément, ses réponses se limitent à faire savoir qu’il ne connaissait pas personnellement les interactions précises, le cas échéant, que pouvait avoir eues son père avec les intimés. La juge du procès n’était donc pas autorisée à se fonder sur ces réponses comme preuve de quelque chose de plus — par exemple, du fait que les intimés pourraient avoir conclu un accord avec Marius Arcand. Ainsi, le témoignage de son fils Jean‑Marc ne peut être utilisé pour évaluer si la défense d’apparence de droit alléguée franchit le seuil de la vraisemblance. Soit dit en tout respect, la juge du procès a commis une erreur de droit en concluant autrement[21].
[Les soulignements sont ajoutés]
[59] De ces passages ressortent les principes suivants : 1) la suggestion de l’avocat en contre-interrogatoire ne fait partie de la preuve que si elle est adoptée par le témoin[22] et 2) l’admission d’une possibilité n’est pas une preuve.
[60] Généralement, la réponse d’un témoin qui admet une possibilité qui lui est proposée en contre-interrogatoire se distingue de celle qui adopte le fait proposé[23]. Dans le contexte de la présente affaire, c’est la réponse que devait donner le juge du procès en précisant qu’une possibilité ne tient pas lieu de preuve.
[61] De plus, la réponse du juge ne traite pas de la possibilité où la réponse d’un témoin à la question posée était « je ne sais pas » ou « je ne m’en souviens pas », ce qui s’avérait très important en l’espèce.
[62] Finalement, j’estime que le juge a refusé à tort de redonner ses directives initiales. Voici comment il s’exprime :
Parce que c’est pas parce qu’on répète pas une directive que les, les jurys l’ont oubliée là. Je l’ai dit dans mes directives préliminaires. Je l’ai dit dans mes directives finales. Et je pense que j’ai même insisté là-dessus. Alors, je pense que il faut pas y aller pièce par pièce, mais regarder ça dans l’ensemble des directives que j’ai données. Je pense que le jury aussi va faire ça à l’effet que il y avait une question précise. On a répondu à la question précise, mais ils savent pertinemment que les directives en général je les ai données dans leur LOG. Alors, vous avez vu d’ailleurs pendant que les gens prenaient des notes là. Alors je pense qu’il faut, qu’il faut leur faire confiance.
[63] Or, pour donner une réponse complète, le juge devait aussi réitérer la directive qu’il avait déjà donnée concernant les questions posées par les avocats et les réponses fournies par le témoin.
[64] Le refus du juge de répéter ses directives antérieures au jury s’explique difficilement. Manifestement, cela contredit le principe énoncé il y a presque 30 ans par la Cour suprême dans l’arrêt S.(W.D.) selon lequel : «[m]ême si l'exposé original traitait de la question, il faut le répéter pour l'essentiel même que cela semble constituer une redite »[24].
[65] Dans son ouvrage consacré aux directives au jury, le juge Watt défend la même approche :
There is no precise formula for a trial judge to follow in composing a response to a question from the jury. The answer must be correct and comprehensive. Even it the issue raised by the question was covered in the main charge, it need be repeated, in its essentials, however repetitious this seems to be[25].
[66] Non seulement le juge devait-il répondre correctement aux questions du jury, mais il devait aussi répéter ses directives antérieures.
L’application de la disposition réparatrice
[67] En principe, la disposition réparatrice peut s’appliquer lorsqu’aucun préjudice n’a été engendré par la réponse erronée donnée au jury[26].
[68] Cela dit, comme le précisent les juges Bich et Hamilton dans l’arrêt Primeau, le risque de conjecture impose à cet exercice une certaine circonspection :
Les directives du juge ont pour objectif de mettre à la disposition du jury les outils nécessaires sur la manière de réfléchir à la preuve qui lui a été présentée et de traiter les faits dans le respect du droit. On ne les lui a pas fournis en l’espèce et on ne peut pas conclure – ce serait de la spéculation – qu’il aurait prononcé le même verdict si on l’avait instruit adéquatement[27].
[69] Les principes qui précèdent s’appliquent sans peine à la présente affaire.
[70] J’estime utile de préciser que même si « [l]e droit tient pour acquises la sagesse et l’intelligence collectives des jurés »[28], il « ne présume pas de leur connaissance des principes juridiques qu’ils doivent appliquer »[29] ou même « qu’il est possible de s’en remettre au bon sens du jury à l’égard de notions juridiques »[30].
[71] Ainsi l’absence de nouvelles questions du jury nous éclaire peu, car le jury ne peut identifier lui-même les carences dans la réponse qui leur a été donnée et son impact sur ses propres délibérations.
[72] Dans ce dossier, le jury identifie deux questions qu’il considère importantes. Celles-ci concernent la manière d’évaluer la réponse de l’appelant à certaines questions, un aspect fondamental dans le contexte de la preuve contradictoire présentée lors du procès. Le questionnement du jury n’exigeait rien de moins qu’une réponse correcte et complète[31]. Celle-ci devait être ancrée concrètement dans les questions en litige que le jury devait résoudre et non selon une approche théorique désincarnée.
[73] Un accusé doit être acquitté si son témoignage est cru, si celui-ci soulève un doute raisonnable ou s’il existe un doute raisonnable à la lumière de l’ensemble de la preuve. Le doute raisonnable repose sur la preuve ou l’absence de preuve. Toute question portant sur ce qui constitue une preuve devient dès lors déterminante, de même que toute erreur à l’égard de celle-ci, singulièrement lorsque la preuve que doit évaluer le jury est contradictoire.
[74] À mon avis, il s’avère impossible, sans conjecture inopportune, de mesurer la portée de la réponse inappropriée dans la réflexion du jury. La disposition réparatrice ne peut trouver application car nul ne peut affirmer avec une confiance suffisante que « l’erreur était si inoffensive, et si négligeable, qu’elle n’a pu avoir d’incidence sur le verdict »[32].
[75] Dans les circonstances, la tenue d’un nouveau procès s’impose.
[76] Pour ces motifs, je propose d’accueillir l’appel et d’ordonner la tenue d’un nouveau procès.
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GUY COURNOYER, J.C.A. |
[1] R. c. G.F.,
[2] Voir K. ROACH, « Sexual Assault Law »,
[3] J-8. La note elle-même n’est pas reproduite dans le mémoire de l’appelant ou de la poursuite.
[4] Ce courriel n’a pas été reproduit dans les mémoires des parties.
[5] D. Watt, Helping Jurors Understand, Thomson Carswell, 2007, p. 259.
[6] R. c. Daley,
[7] Primeau c. R.,
[8] Ibid. Appels de notes en bas de page omis.
[9] R. c. S. W. (D.),
[10] Primeau c. R.,
[11] Ibid., paragr. 52.
[12] R. c. Naglik,
[13] R. c. Pétel,
[14] R. v. Cudjoe,
[15] R. v. Mohamed (1991), 64 C.C.C. (3d) 1 (C.A. C.-B.); R. v. Fleiner (1985), 23 C.C.C. (3d) 415 (C.A. Ont.); R. v. Bradshaw,
[16] D. Watt, Helping Jurors Understand, Thomson Carswell, 2007, p. 260.
[17] Tshilumba c. R.,
[18] Aprile c. R.,
[19] Dans l’arrêt R. c. J.‑L.J.,
[20]
[21] Dans l’arrêt Paroisse de St-Alexis-des-Monts (Municipalité) c. Scierie Pin Rouge Inc., 2004 CanLII 24536, paragr. 31, le juge Nuss défend une position similaire en tous points : « En droit, le premier juge ne peut pas accepter qu'une possibilité constitue une preuve de l'existence du fait contesté ».
[22] Voir sur ce point les décisions citées par la Cour au paragr. 37: R. v. Skedden,
[23] R. v. M.B.M. (2002), 170 C.C.C. (3d) 394 (C.A. Man.), paragr. 27 : « when counsel puts a proposition to a witness which is not adopted by the witness as true and regarding which no other evidence is presented in support, the proposition, whether in the form of a question or suggestion, has no evidentiary value and should indeed be disregarded ».
[24] R. c. S. W. (D.),
[25] D. Watt, Helping Jurors Understand, Thomson Carswell, 2007, p. 259.
[26] R. c. Jaw,
[27] Primeau c. R.,
[28] R. c. Daley,
[29] R. c. Daley,
[30] R. c. Layton,
[31] R. c. S. W. (D.),
[32] R. c. Jaw,
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