Racicot c. Procureure générale du Québec |
2020 QCCS 1322 |
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COUR SUPÉRIEURE |
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CANADA |
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PROVINCE DE QUÉBEC |
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DISTRICT DE |
SAINT-HYACINTHE |
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N° : |
750-17-003744-202 |
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DATE : |
24 avril 2020 |
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE |
L’HONORABLE |
LOUIS-PAUL CULLEN, J.C.S. |
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JEAN-FÉLIX RACICOT |
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Demandeur |
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c. |
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PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC et MINISTRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX et DIRECTEUR NATIONAL DE LA SANTÉ PUBLIQUE |
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Défendeurs |
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JUGEMENT |
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[1] Le 20 avril 2020, le demandeur signifie aux défendeurs une demande intitulée comme suit :
DEMANDE EN HABEAS CORPUS
(art. 44 & 398 et ss. C.p.c.)
ET
POUR DÉCLARATION DE NULLITÉ DE DÉCRETS
GOUVERNEMENTAUX
-ET-
D’ARRÊTÉS MINISTÉRIELS
(art.
[2] Les articles
CHAPITRE II
LA COMPÉTENCE TERRITORIALE DES TRIBUNAUX
(…)
SECTION II
LA COMPÉTENCE TERRITORIALE EN PREMIÈRE INSTANCE
(…)
44. En matière d’intégrité, d’état ou de capacité de la personne, la juridiction compétente est celle du domicile ou de la résidence du mineur ou du majeur concerné par la demande ou, dans un cas d’absence, de son représentant.
Lorsque le majeur réside dans un établissement de santé ou de services sociaux, la demande peut aussi être portée devant la juridiction du lieu où le majeur est gardé ou devant celle du lieu où il avait auparavant son domicile ou sa résidence ou encore devant celle du domicile du demandeur.
Lorsque le majeur protégé, le demandeur ou le représentant ne demeure plus dans le district où le jugement a été rendu, la demande en révision peut être portée devant la juridiction du domicile ou de la résidence de l’un d’eux.
(…)
CHAPITRE II
LES DEMANDES EN MATIÈRE D’INTÉGRITÉ
(…)
SECTION II
L’HABEAS CORPUS
398. Toute personne privée de sa liberté sans qu’une décision du tribunal compétent l’ait ordonné peut s’adresser à la Cour supérieure afin qu’il soit statué sur la légalité de sa détention et que sa libération soit ordonnée si la détention est illégale. Un tiers peut également agir pour elle.
L’avis d’assignation enjoint à celui qui exerce la garde de se présenter à la date qui y est indiquée afin d’exposer au tribunal les motifs de la détention.
Lorsque la privation de liberté résulte d’une garde dans un établissement visé par les lois relatives aux services de santé et aux services sociaux ou d’une détention dans un établissement de détention ou un pénitencier, la demande est notifiée au procureur général, avec un avis de la date de sa présentation.
399. La demande doit être instruite le jour de sa présentation. La preuve du demandeur peut être faite par déclaration sous serment.
Si le tribunal estime que le procureur général a un intérêt suffisant dans la demande, il ordonne que celle-ci lui soit notifiée. Il ajourne alors l’instruction à une date rapprochée ne pouvant pas excéder trois jours.
400. Si la demande ne peut être instruite lors de la présentation, le tribunal peut autoriser immédiatement la libération de la personne; cependant, si celle-ci est en détention, il peut établir les conditions pour garantir qu’elle se présentera à l’instruction et obéira aux ordres qui pourraient lui être donnés.
(…)
LIVRE VI
LES VOIES PROCÉDURALES PARTICULIÈRES
TITRE I
LES MESURES PROVISIONNELLES ET DE CONTRÔLE
(…)
CHAPITRE IV
LE POURVOI EN CONTRÔLE JUDICIAIRE
SECTION I
LES RÈGLES GÉNÉRALES
529. La Cour supérieure saisie d’un pourvoi en contrôle judiciaire peut, selon l’objet du pourvoi, prononcer l’une ou l’autre des conclusions suivantes:
1° déclarer inapplicable, invalide ou inopérante une disposition d’une loi du Québec ou du Canada, un règlement pris sous leur autorité, un décret gouvernemental ou un arrêté ministériel ou toute autre règle de droit;
2° évoquer, à la demande d’une partie, une affaire pendante devant une juridiction ou réviser ou annuler le jugement rendu par une telle juridiction ou une décision prise par un organisme ou une personne qui relève de la compétence du Parlement du Québec si la juridiction, l’organisme ou la personne a agi sans compétence ou l’a excédée ou si la procédure suivie est entachée de quelque irrégularité grave;
3° enjoindre à une personne qui occupe une fonction au sein d’un organisme public, d’une personne morale, d’une société ou d’une association ou d’un autre groupement sans personnalité juridique d’accomplir un acte auquel la loi l’oblige s’il n’est pas de nature purement privée;
4° destituer de sa fonction une personne qui, sans droit, occupe ou exerce une fonction publique ou une fonction au sein d’un organisme public, d’une personne morale, d’une société ou d’une association ou d’un autre groupement sans personnalité juridique.
Ce pourvoi n’est ouvert que si le jugement ou la décision qui en fait l’objet n’est pas susceptible d’appel ou de contestation, sauf dans le cas où il y a défaut ou excès de compétence.
Le pourvoi doit être signifié dans un délai raisonnable à partir de l’acte ou du fait qui lui donne ouverture.
(Le Tribunal souligne.)
[3] Le demandeur recherche initialement les conclusions suivantes :
ORDONNER la levée de toute ordonnance de huis-clos en lien avec l’audition de la présente affaire et ORDONNER la retransmission et la diffusion des débats entourant la présente demande par voie électronique;
ORDONNER la communication de tous les scénarios utilisés par le gouvernement pour justifier les décrets;
DÉCLARER NULS LES DÉCRETS ET ARRÊTÉS SUIVANTS :
a) Décrets : 177-2020, 220-2020, 223-2020, 388-2020, 394-2020, 418-2020, 460-2020,
b) Arrêtés de la ministre de la santé : 2020-004, 2020-005, 2020-009, 2020-011, 2020-012, 2020-013, 2020-014, 2020-015, 2020-016, 2020-017, 2020-018, 2020-020, 2020-021, 2020-022,
c) Arrêtés de la ministre de la Sécurité publique, 0004-2020
ORDONNER l’exécution provisoire du jugement à intervenir et ce nonobstant appel;
LE TOUT avec les frais.
[4] Le troisième alinéa de
l’article
[5] Le présent jugement porte exclusivement sur la qualification de la véritable nature de la demande : en d’autres mots, s’agit-il véritablement d’une demande d’habeas corpus?
[6] Il est de connaissance judiciaire que le 11 mars 2020, l’Organisation Mondiale de la Santé affirme que l'éclosion de la COVID-19 est devenue une pandémie.
[7] À compter du 13 mars 2020, le gouvernement du Québec prend plusieurs décrets et la ministre de la Santé et des Services sociaux prend plusieurs arrêtés ministériels dans le but déclaré de limiter la propagation au Québec du COVID-19 et ainsi réduire ses conséquences néfastes sur la population du Québec.
[8] En voici une brève énumération partielle :
8.1. Le 13 mars 2020, le gouvernement du Québec prend un décret déclarant un état d’urgence sanitaire au Québec. En conséquence, les rassemblements de plus de 250 personnes sont interdits, les garderies et les établissements d’enseignement sont fermés.
8.2. Le 15 mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel ayant pour effet, entre autres, de suspendre les activités dans les lieux accueillant le public, de déclarer le huis clos de toute audience judiciaire et administrative sauf si le décideur en décide autrement ainsi que le huis clos pour les réunions des conseils municipaux et d’autres conseils.
8.3. Le 17 mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel par lequel, entre autres, elle suspend l’exécution de certaines décisions judiciaires en matière de logement.
8.4. Le 17 mars 2020, les travaux de l’Assemblée nationale sont suspendus jusqu’au 5 mai 2020.
8.5. Le 20 mars 2020, un nouveau décret a pour effet, entre autres, d’interdire certains rassemblements intérieurs ou extérieurs.
8.6. Le 22 mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel par lequel, entre autres, elle suspend certains déplacements et rassemblements de citoyens, les activités des restaurants, de certains commerces de vente au détail dans les centres commerciaux et de certains salons de soins personnels.
8.7. Le 24 mars 2020, le conseil des ministres prend un décret qui suspend, entre autres, les activités en milieu de travail offrant des services non prioritaires.
8.8. Le 28 mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel par lequel elle limite à certaines personnes l’accès à certaines régions.
8.9. Le 29 mars 2020, le conseil des ministres prend un décret qui renouvelle l’urgence sanitaire jusqu’au 7 avril 2020 et le maintien des mesures prévues dans les décrets et arrêtés déjà mentionnés.
8.10. Le 30 mars 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel prévoyant la fermeture le dimanche de certains commerces au détail.
8.11. Le 2 avril 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel prévoyant que l’ouverture des soumissions de contrats municipaux ne s’effectue plus en présente des soumissionnaires et qu’un enregistrement audiovisuel en soit produit dès que possible.
8.12. Le 3 avril 2020, la ministre de la Sécurité publique prend un arrêté ministériel autorisant la déclaration d’un état d’urgence local de l’agglomération de Montréal.
8.13. Le 4 avril 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel modifiant certaines conventions collectives, élargissant les interdictions de déplacement pour les résidents de la ville de Gatineau, et, sous réserve du pouvoir d’habeas corpus - accorde le pouvoir d’ordonner l’isolement d’une personne pour un maximum de 14 jours d’une personne qui ne consent pas à le faire volontairement si :
8.13.1. la personne présente des symptômes liés au Covid-19 ou s’il y a des motifs sérieux de croire que cette personne a été en contact avec une personne atteinte de cette maladie;
8.13.2. la personne vit ou séjourne dans un milieu où vivent ou séjournent des personnes qui présentent des facteurs de vulnérabilité à la Covid-19 ou dans un milieu à risque accru de propagation et qu’il y a des motifs sérieux de croire qu’elle a été en contact avec une personne atteinte de la maladie;
8.13.3. la personne attend le résultat d’un test de dépistage prioritaire à la Covid-19.
8.14. Le 7 avril 2020, le conseil des ministres prend un décret prolongeant l’état d’urgence sanitaire au 16 avril 2020 et les mesures prévues aux décrets et arrêtés précédents.
8.15. Le 9 avril 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel créant une interdiction d’accès à un secteur de la ville de Boisbriand.
8.16. Le 10 avril 2020, la ministre de la Santé et des Services sociaux prend un arrêté ministériel prévoyant, entre autres, la suspension de droits d’accès en vertu de jugements si l’enfant réside dans une résidence pour personnes victimes de violence conjugale.
8.17. Le 15 avril 2020, le conseil des ministres prend un décret prolongeant l’état d’urgence sanitaire au 24 avril 2020 et le maintien des mesures prévues dans les décrets et arrêtés.
[9] Le demandeur allègue, en substance, que les décrets et arrêtés qu’il conteste briment des droits et libertés fondamentaux, dont la liberté de se réunir, la liberté de culte et de conscience, la liberté de jouir de ses biens et de les faire fructifier par le fruit de son travail, le droit à l’éducation de ses enfants, la liberté de se déplacer, la liberté de travailler, certaines « libertés juridiques », les libertés démocratiques liées à la suspension des travaux de l’Assemblée nationale et la suspension des mesures de contrôle direct des électeurs auprès des municipalités et, enfin, le droit à une presse indépendante.
[10] Le demandeur ajoute :
10.1. que tous ses procès de mars, avril et mai ont été annulés devant la Cour supérieure, la Cour du Québec et en Cour municipale;
10.2. qu’il n’a pu se réunir avec ses parents et amis;
10.3. qu’il n’a pu exercer sa liberté de culte, notamment à Pâques;
10.4. qu’il a reçu des directives policières via les médias sociaux de ne pas utiliser de moyen de transport sauf pour une activité essentielle;
10.5. que ses enfants ne sont plus vraiment scolarisés;
10.6. que les autorités ont reconnu que des libertés ont été enfreintes;
10.7. qu’il revient à l’État de démontrer que ces mesures sont légales et raisonnables;
10.8. qu’il entend démontrer qu’elles ne sont ni légales ni raisonnables.
[11] En somme, le demandeur allègue une atteinte à des droits et libertés par des actions gouvernementales qu’il aurait un motif légitime de contester, de sorte qu’il incomberait à l’autorité publique de démontrer non seulement la légalité de ces actions, mais également qu’elle a le pouvoir de les ordonner et enfin que ses décisions sont le fruit d’un processus équitable et raisonnable.
[12] Les défendeurs plaident que le recours entrepris par le demandeur ne peut être qualifié juridiquement de demande en habeas corpus et qu’il est uniquement de la nature d’un pourvoi en contrôle judiciaire.
[13] Ils ajoutent qu’une intervention judiciaire immédiate n’est pas justifiée, puisque le demandeur n’allègue pas qu’il se trouve dans une situation menaçant sa vie, sa santé ou sa sécurité.
[14] Par ailleurs, les parties ont transmis par courriel au Tribunal leur plan d’argumentation ainsi que leurs autorités hier, à 11h39 dans le cas du demandeur, et à 18h07 dans le cas des défendeurs, tel qu’il avait été convenu avec le Tribunal lors d’une conférence téléphonique de gestion tenue plus tôt cette semaine.
[15] De plus, à 6h15 ce matin, le demandeur a transmis au Tribunal une demande introductive modifiée.
[16]
Essentiellement, le demandeur supprime la référence à l’art.
[17] Enfin, il a été convenu durant la conférence téléphonique de gestion de laisser aux procureurs le soin d’inviter les médias à l’audition, ce qui a été fait.
[18] Le présent jugement ne porte pas sur la légalité des actions gouvernementales contestées, mais uniquement sur la qualification de la véritable nature de la demande introductive.
[19] Il s’agit donc uniquement de déterminer si la demande introductive constitue réellement une demande d’habeas corpus plutôt qu’une demande coiffée de ce titre, mais dont la véritable nature est autre.
[20] Les sept décrets et 14 arrêtés ministériels contestés résultent de l’exercice d’un pouvoir conféré au gouvernement (ou conseil exécutif) et à un ministre habilité par lui en vertu des articles 118 et 123 de la Loi sur la santé publique[1] :
118. Le gouvernement peut déclarer un état d’urgence sanitaire dans tout ou partie du territoire québécois lorsqu’une menace grave à la santé de la population, réelle ou imminente, exige l’application immédiate de certaines mesures prévues à l’article 123 pour protéger la santé de la population.
123. Au cours de l’état d’urgence sanitaire, malgré toute disposition contraire, le gouvernement ou le ministre, s’il a été habilité, peut, sans délai et sans formalité, pour protéger la santé de la population:
1° ordonner la vaccination obligatoire de toute la population ou d’une certaine partie de celle-ci contre la variole ou contre une autre maladie contagieuse menaçant gravement la santé de la population et, s’il y a lieu, dresser une liste de personnes ou de groupes devant être prioritairement vaccinés;
2° ordonner la fermeture des établissements d’enseignement ou de tout autre lieu de rassemblement;
3° ordonner à toute personne, ministère ou organisme de lui communiquer ou de lui donner accès immédiatement à tout document ou à tout renseignement en sa possession, même s’il s’agit d’un renseignement personnel, d’un document ou d’un renseignement confidentiel;
4° interdire l’accès à tout ou partie du territoire concerné ou n’en permettre l’accès qu’à certaines personnes et qu’à certaines conditions, ou ordonner, lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen de protection, pour le temps nécessaire, l’évacuation des personnes de tout ou partie du territoire ou leur confinement et veiller, si les personnes touchées n’ont pas d’autres ressources, à leur hébergement, leur ravitaillement et leur habillement ainsi qu’à leur sécurité;
5° ordonner la construction de tout ouvrage ou la mise en place d’installations à des fins sanitaires ou de dispensation de services de santé et de services sociaux;
6° requérir l’aide de tout ministère ou organisme en mesure d’assister les effectifs déployés;
7° faire les dépenses et conclure les contrats qu’il juge nécessaires;
8° ordonner toute autre mesure nécessaire pour protéger la santé de la population.
Le gouvernement, le ministre ou toute autre personne ne peut être poursuivi en justice pour un acte accompli de bonne foi dans l’exercice ou l’exécution de ces pouvoirs.
(Le Tribunal souligne.)
[21] Dans l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina[2], la Cour suprême du Canada décrit le bref d’habeas corpus dans les termes suivants :
[1] Le bref d’habeas corpus est une ancienne mesure de réparation juridique qui demeure fondamentale aujourd’hui pour la liberté individuelle et la primauté du droit. Remontant au 13e siècle, ce bref garantit la protection de la personne contre les privations illégales de liberté. Enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés, à l’al. 10c), le droit à l’habeas corpus permet à ceux qui sont détenus de s’adresser à une cour supérieure provinciale et de revendiquer de savoir si la détention est justifiée en droit. Si l’autorité compétente ne peut fournir une justification suffisante, la personne doit être libérée.
(…)
[19] L’habeas corpus — que l’on peut traduire à peu près par « que tu aies le corps pour le soumettre » — était une expression familière dans le domaine de la procédure civile anglaise au 13e siècle; cette procédure exigeait que l’on présente physiquement le défendeur à une action devant le tribunal (Farbey, Sharpe et Atrill, p. 2). Au cours des 15e et 16e siècles, l’habeas corpus a pris sa forme moderne, permettant à un demandeur de réclamer une justification pour sa détention (p. 4) et devenant le [traduction] « grand bref efficace pour tous les cas de détention illégale » (W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England, Vol. III, par T. P. Gallanis, éd. (2016), p. 131). L’habeas corpus n’a jamais été [traduction] « un recours statique, étroit et formaliste »; au cours des siècles, sa portée « s’est [plutôt] élargie[. . .] afin qu’il puisse remplir son objet premier — la protection des individus contre l’érosion de leur droit de ne pas se voir imposer de restrictions abusives à leur liberté » (May, par. 21, citant Jones c. Cunningham, 371 U.S. 236 (1962), p. 243).
[22] Dans l’arrêt May[3], la Cour suprême du Canada énonce comme suit le rôle essentiel de l’habeas corpus :
[22] L’habeas corpus demeure un recours essentiel pour la protection de deux droits fondamentaux garantis par la Charte canadienne des droits et libertés : (1) le droit à la liberté et à ce qu’il n’y soit porté atteinte qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale (art. 7 de la Charte), et (2) le droit à la protection contre la détention ou l’emprisonnement arbitraire (art. 9 de la Charte). En conséquence, la Charte garantit le droit à l’habeas corpus :
10. Chacun a le droit, en cas d’arrestation ou de détention :
. . .
c) de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d’obtenir, le cas échéant, sa libération.
[23]
Rappelons que l’article
7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.
[24]
Par ailleurs, l’article
32. Toute personne privée de sa liberté a droit de recourir à l’habeas corpus.
[25] Enfin, le Québec est signataire du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[4] dont le paragraphe 4 de l’article 9 se lit comme suit :
Article 9
1. Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l'objet d'une arrestation ou d'une détention arbitraire. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n'est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi.
2. Tout individu arrêté sera informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et recevra notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui.
3. Tout individu arrêté ou détenu du chef d'une infraction pénale sera traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et devra être jugé dans un délai raisonnable ou libéré. La détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l'intéressé à l'audience, à tous les autres actes de la procédure et, le cas échéant, pour l'exécution du jugement.
4. Quiconque se trouve privé de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d'introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.
5. Tout individu victime d'arrestation ou de détention illégale a droit à réparation.
(Le Tribunal souligne.)
[26] L’établissement et le maintien de la cohésion sociale nécessitent l’imposition d’une multitude de normes obligatoires de portée générale qui limitent forcément les libertés individuelles et collectives et, parfois même, les libertés fondamentales.
[27] Cependant, toute atteinte à un droit enchâssé n’est pas en soi illégale et en cas d’atteinte de cette nature, il incombe à l’autorité publique de la justifier.
[28] En raison de son objet primordial, le recours d’habeas corpus a toutefois priorité sur toutes les autres demandes en justice et il opère un renversement immédiat du fardeau de preuve qui normalement incombe à la partie qui s’adresse à la justice.
[29] Cela étant, il va de soi que ce recours très particulier ne permet pas de contester toute restriction à tout droit et à toute liberté, ce qui mènerait facilement au chaos. Il vise plutôt à contrer toute forme de détention illégale d’une personne, au sens d’une restriction corporelle ou de mouvement de celle-ci[5].
[30] Il n’est pas sans importance de noter que les précédents judiciaires soumis par le demandeur au sujet d’une demande d’habeas corpus se penchent sur les notions de détention, de garde et de libération, notions cruciales en la matière.
[31] Ainsi, une privation de liberté pouvant donner ouverture à une demande d’habeas corpus sera liée à une décision exigeant la détention d’une personne ou à une autre privation de sa liberté personnelle fondée sur un changement dans ses conditions de détention ou la continuation de sa détention.
[32] À l’inverse et à titre illustratif, le barrage d’un chemin public ou l’obstruction d’une voie ferrée utilisée par des trains de passagers ne pourraient pas fonder une demande d’habeas corpus puisqu’il ne saurait alors être question d’une détention ni d’une garde - son corollaire - non plus, par conséquent, d’une libération.
[33] Dans le cas présent, le demandeur n’allègue pas être lui-même victime d’une détention ou d’une quelconque restriction corporelle ni d’une autre atteinte personnelle à sa liberté de mouvement qui l’affecterait concrètement :
33.1. Il invoque plutôt que tous ses procès de mars, avril et mai ont été annulés devant la Cour supérieure, la Cour du Québec et en cour municipale. Or, il ne s’agit vraisemblablement pas de ses propres procès, mais bien des procès des clients qu’il représente. Son gagne-pain personnel est vraisemblablement affecté, mais non sa liberté personnelle de mouvement.
33.2. Il invoque ensuite qu’il n’a pu se réunir avec ses parents et amis. Sans plus de détails, il met ainsi apparemment en cause sa liberté d’association, mais pas explicitement sa liberté de mouvement.
33.3. Il invoque qu’il n’a pu exercer sa liberté de culte, notamment à Pâques. Or, la liberté de culte n’est pas synonyme de liberté de mouvement.
33.4. Il invoque également qu’il a reçu des directives policières via les médias sociaux de ne pas utiliser de moyen de transport, sauf pour une activité essentielle. Or, il ne précise pas que ces directives ont effectivement entravé ses déplacements personnels.
33.5. Enfin, il invoque que ses enfants ne sont plus vraiment scolarisés. Ce grief ne met pas en cause une détention ni une entrave à sa liberté de mouvement.
[34]
L’habeas corpus ne
permet pas de contester une entrave alléguée aux libertés fondamentales prévues
à l’art.
[35] De plus, le redressement que le demandeur recherche n’aurait pas pour effet de le soustraire personnellement à l’application des décrets et arrêtés ministériels qu’il conteste, mais bien d’annuler ces décrets et arrêtés ministériels à l’égard de tous.
[36] En raison de leur caractère général et impersonnel, les décrets et arrêtés contestés constituent des actes normatifs à vocation générale visés par l’art. 529 al. 1 par. 1 C.p.c.[6]. Or, le contrôle de la légalité des actes normatifs à vocation générale visés par cette disposition relève de la demande de pourvoi en contrôle judiciaire.
[37] L’habeas corpus ne peut s’y substituer dans l’espoir de déclencher une audition judiciaire immédiate, prioritaire et comportant un renversement du fardeau de preuve normal.
[38] Ce qui précède ne signifie pas que les enjeux soulevés par la présente demande ne sont pas sérieux ou importants.
[39] Le Tribunal estime, au contraire, qu’ils méritent d’être traités avec célérité, mais qu’ils relèvent du pourvoi en contrôle judiciaire et non de l’habeas corpus.
[40] Soyons clair : le Tribunal ne refuse pas de se saisir d’une véritable demande d’habeas corpus au motif qu’il existerait un autre recours jugé plus commode.
[41]
Le Tribunal constate plutôt que la demande introductive n’a pas pour
objet véritable de contrôler la légalité d’une privation de liberté personnelle
alléguée par le demandeur non plus que sa remise en liberté personnelle ou une
autorisation personnelle à se rendre dans un lieu quelconque, mais l’annulation
d’actes de caractère normatif à vocation générale, tel que le prévoit
l’art.
[42]
Il convient de noter à cet égard que l’intitulé de la demande introductive
initiale comportait une mention expresse de l’art.
[43] Les amendements de dernière heure apportés à la demande introductive sont cosmétiques et ne changent en rien son objet véritable.
[44]
Soulignons qu’en vertu de l’art.
[45] Bref, la demande introductive, telle que libellée, ne constitue pas véritablement une demande d’habeas corpus, mais plutôt une demande de pourvoi en contrôle judiciaire.
[46] Par conséquent, les parties devront rapidement voir à mettre le dossier en état d’être instruit sur le fond afin qu’il puisse alors être fixé en priorité.
[47] DÉCLARE que la demande introductive ne constitue pas une demande d’habeas corpus, mais plutôt une demande de pourvoi en contrôle judiciaire;
[48] FIXE le dossier pour gestion par le juge coordonnateur du district de Saint-Hyacinthe le 27 avril 2020 à une heure qui sera déterminée à cette date avec son adjointe;
[49] FRAIS À SUIVRE.
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__________________________________LOUIS-PAUL CULLEN, j.c.s. |
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Me Jean-Félix Racicot |
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Pour lui-même |
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Me Mario Normandin et Me Manuel Klein |
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BERNARD, ROY (JUSTICE-QUÉBEC) |
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Avocats des défendeurs |
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Date d’audience : |
24 avril 2020 |
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L’APERÇU................................................................................................................................. 1
1. LE CONTEXTE.............................................................................................................. 5
2. LES QUESTIONS EN LITIGE....................................................................................... 8
3. L’ANALYSE.................................................................................................................... 8
4. LES CONCLUSIONS.................................................................................................. 14
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :................................................................................. 14
TABLE DES MATIÈRES....................................................................................................... 15
[1][1] Loi sur la santé publique (RLRQ., c. S-2.2) (LSQ).
[2]
Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina,
[3]
May c. Établissement Ferndale,
[4][4] Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 999 R.T.N.U. 171, (1966).
[5]
Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina,
[6]
Juste investir inc./Just Invest Inc. c. Québec (Procureure générale)
(Ministère du Développement durable, de l'Environnement et de la Lutte contre
les changements climatiques),
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.