Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (C.A. et un autre) c. Comeau | 2021 QCTDP 47 | |||||
TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE | ||||||
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CANADA | ||||||
PROVINCE DE QUÉBEC | ||||||
DISTRICT DE | GASPÉ – sECTEUR PERCÉ | |||||
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N° : | 110-53-000001-194 | |||||
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DATE : | 16 décembre 2021 | |||||
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SOUS LA PRÉSIDENCE DE | MADAME LA JUGE | SOPHIE LAPIERRE | ||||
AVEC L’ASSISTANCE DES ASSESSEURES : |
Me Marie Pepin, avocate à la retraite Me Myriam Paris-Boukdjadja | |||||
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COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE, agissant dans l’intérêt public et en faveur de C. A. et R. D. | ||||||
Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
MARIE-JOSÉE COMEAU | ||||||
et | ||||||
ROGER VIBERT | ||||||
Parties défenderesses | ||||||
et | ||||||
c. A. | ||||||
et | ||||||
r. d. | ||||||
Parties victimes | ||||||
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JUGEMENT
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[1] Cette affaire repose sur des allégations d’exploitation financière, psychologique, physique et sexuelle de personnes handicapées intellectuellement, par un couple d’amis, pendant environ trois ans.
[2] Les versions des faits des protagonistes sont diamétralement opposées. La délicate question de l’évaluation de leur crédibilité s’inscrit dans un contexte où certains des acteurs principaux de l’histoire souffrent de difficultés de compréhension et d’expression.
[3] La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Commission), agissant dans l’intérêt public et au bénéfice de C.A. (Mme A.) et R.D. (M. D.), reproche à Mme Marie-Josée Comeau et M. Roger Vibert d’avoir porté atteinte au droit de Mme A. et de M. D., des personnes handicapées, à la protection contre toute forme d’exploitation, contrairement à l’article
[4] De leur côté, Mme Comeau et M. Vibert soutiennent qu’ils ne se sont pas approprié l’argent de Mme A. et M. D. pour leur propre bénéfice, qu’ils leur ont apporté aide et conseils plutôt que de les exploiter, et que les abus sexuels allégués à l’endroit de Mme A. ne se sont pas produits.
[5] Ce sont les articles
4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.
[…]
10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’identité ou l’expression de genre, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap.
Il y a discrimination lorsqu’une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou de compromettre ce droit.
[…]
48. Toute personne âgée ou toute personne handicapée a droit d’être protégée contre toute forme d’exploitation.
Telle personne a aussi droit à la protection et à la sécurité que doivent lui apporter sa famille ou les personnes qui en tiennent lieu.
49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.
En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.
[6] Mme Comeau et M. Vibert ne contestent pas que Mme A. et M. D. se qualifient de personnes handicapées au sens des articles
[7] Le Tribunal est d’accord avec Mme Comeau et M. Vibert à cet égard. Il suffit de savoir que Mme A. souffre de dysphasie sévère, et que M. D. est atteint de déficience intellectuelle légère. Ils doivent recourir à une forme d’accompagnement pour gérer leur vie quotidienne et participer à la vie active dans notre société.
[8] Il importe également de noter que Mme Comeau et M. Vibert reconnaissent que Mme A. et M. D. sont des personnes vulnérables[3]. Le Tribunal est également d’accord avec Mme Comeau et M. Vibert à ce sujet.
[9] Mme A. a besoin d’aide pour effectuer des transactions simples et gérer ses finances. Elle évalue mal les situations, fait confiance aux gens, souffre d’insécurité et d’angoisse[4]. Quant à M. D., il est vulnérable au plan affectif, est très anxieux et évalue mal les situations. Il a besoin de stimulation pour conserver une alimentation et une hygiène adéquates. Il nécessite un encadrement pour la gestion de ses finances[5].
[10] Les personnes affectées d’une autonomie diminuée en raison de leur handicap peuvent être plus fragiles, dépendantes, ce qui crée ou accroît leur vulnérabilité[6]. La Charte protège la personne handicapée dans le respect de sa dignité et de son autonomie, ce qui implique qu’elle conserve le contrôle de son patrimoine autant que faire se peut[7].
[11] Ce caractère de vulnérabilité est pertinent à l’analyse des éléments qui permettent au Tribunal de conclure qu’une personne est victime ou non d’exploitation au sens de l’article
1) met à profit,
2) une position de force,
3) au détriment d’intérêts plus vulnérables[8].
[12] Finalement, la jurisprudence reconnaît que l’exploitation d’une personne handicapée constitue ou entraîne généralement une atteinte à sa dignité[9].
[13] En 2010, Mme A. rencontre M. D., qui lui présente Mme Comeau et M. Vibert. Elle est alors âgée de 25 ans.
[14] Son dossier médical révèle ce qui suit[10].
[15] Les parents de Mme A. se séparent alors qu’elle n’a que deux ans. Les contacts avec son père sont quasi inexistants à partir de l’âge de trois ans jusqu’à l’âge adulte.
[16] Dès l’âge de 11 ans, ses difficultés de compréhension et de langage l’amènent à vivre de grandes frustrations et à s’isoler. Déjà à cet âge, les concepts temporaux et séquentiels lui échappent.
[17] On lui diagnostique un trouble sévère du langage et de la communication (dysphasie sévère), et le pronostic demeure réservé.
[18] Elle quitte l’école en première secondaire, après avoir doublé deux années du primaire.
[19] Jusqu’en 2008, elle habite avec sa mère. À partir de ce moment, elle est prise en charge par diverses ressources sociales, sa mère ne voulant plus l’héberger vu ses problèmes de comportement qui découlent en partie de ses difficultés d’expression.
[20] En 2011, Mme A. s’installe en appartement. De 2012 à 2015, soit pendant la période en litige, Mme A. travaille à temps plein dans le cadre d’un programme de soutien, sauf pour une certaine période en 2013.
[21] Lorsqu’il fait la connaissance de Mme A., M. D. est âgé de 33 ans. Il connaît déjà Mme Comeau et M. Vibert depuis quelques années.
[22] Son dossier médical nous apprend ce qui suit[11].
[23] M. D. reçoit un diagnostic de déficience intellectuelle légère tôt dans sa vie.
[24] M. D. vit en famille d’accueil de l’âge de 8 à 18 ans. Il est incapable de parler de son passé aux intervenants qui l’évaluent au fil du temps.
[25] Pendant l’adolescence, on note qu’il n’exprime pas ses besoins matériels et qu’il ne peut se défendre lorsqu’une personne lui veut du mal. Il ne fait preuve d’aucune initiative et ne peut fonctionner seul, sans supervision étroite. Il est incapable d’effectuer un achat seul parce qu’il ne peut compter l’argent qui lui revient. Les autres élèves l’agacent à l’école et il reçoit des coups. Il a peu d’amis. Il est renfermé et souffre d’insécurité.
[26] De 2012 à 2015, M. D. occupe divers emplois et reçoit de l’aide sociale pendant quelques mois en 2014.
[27] La preuve ne révèle que peu de choses la concernant.
[28] Elle est mariée à M. Vibert. Ils ont un fils qui, en 2013 ou 2014, connaît des problèmes qui mobilisent sa mère. Le Tribunal en ignore la nature et l’ampleur. Ce fils fréquente le Centre Joie de vivre qui favorise l’intégration sociale des personnes handicapées.
[29] Mme Comeau occupe divers emplois surtout en restauration. Elle connaît une période d’arrêt de travail suite à une blessure en 2014.
[30] Mme Comeau et M. Vibert sont locataires à diverses adresses jusqu’en 2019. Ils habitent le même immeuble à logement que Mme A. et M. D. de juillet à septembre 2014. Ils deviennent propriétaires d’une maison suite à un gain de 100 000 $ à la loterie en juillet 2018.
[31] M. Vibert fréquente l’école jusqu’en sixième année du primaire. Il gagne sa vie depuis l’âge de 13 ans. Il effectue des travaux manuels. Il dit qu’il travaille presque tout le temps. Il pratique la chasse et la pêche.
[32] Il ne sait ni lire, ni écrire. Le Tribunal constate que son vocabulaire est pauvre, et qu’il ne comprend que les questions courtes et simples.
[33] C’est sa conjointe, Mme Comeau, qui s’occupe des finances, de la paperasse et de l’organisation de leur vie.
[34] Les deux couples commencent à se fréquenter dès le début de la relation entre M. D. et Mme A.
[35] Rapidement, ils passent pratiquement tout leur temps ensemble. Mme A. et M. D. n’entretiennent presque aucune relation sociale à cette époque. L’arrivée du couple Comeau-Vibert dans leur vie prend toute la place.
1- La crédibilité
[36] Deux couples, deux versions diamétralement opposées de leur histoire. Le Tribunal est d’accord avec Mme Comeau et M. Vibert : le sort du litige dépend de la crédibilité respective que le Tribunal accordera aux uns ou aux autres.
[37] Mme A. et M. D. témoignent d’une séquence de gestes posés par Mme Comeau et M. Vibert qui aboutissent à leur quasi complète dépendance économique et sociale et, pour Mme A., à sa soumission aux demandes de nature sexuelle de M. Vibert pendant quelques mois.
[38] De leur côté, Mme Comeau et M. Vibert prétendent que les gestes qu’on leur reproche ne se sont tout simplement pas produits. Ils n’utilisent pas les cartes bancaires de Mme A. et M. D. à leur profit, ni hors leur présence, ils n’ont pas la clé de leur case postale, ni celle de leur appartement. Aucun des gestes à caractère sexuel reprochés à M. Vibert n’est survenu.
[39] Il appartient au Tribunal d’évaluer la crédibilité des témoins même s’il n’existe pas de « méthode infaillible pour découvrir la vérité ou encore de boule de cristal leur [les tribunaux] permettant par magie de recréer les événements »[12]. L’appréciation de « la crédibilité ne relève pas de la science exacte. Il est très difficile pour le juge de première instance de décrire avec précision l’enchevêtrement complexe des impressions qui se dégagent de l’observation et de l’audition des témoins, ainsi que des efforts de conciliation des différentes versions des faits. »[13].
[40] L’évaluation de la crédibilité peut tenir compte de l’intégrité générale et de l’intelligence du témoin, de ses facultés d’observation, de la capacité et la fidélité de sa mémoire, de l’exactitude de sa déposition, de sa volonté de dire la vérité de bonne foi, de sa sincérité, sa franchise, de ses préjugés, du caractère évasif ou des réticences de son témoignage, de son comportement, de sa fiabilité, ainsi que de la compatibilité de son témoignage avec l’ensemble de la preuve et de l’existence de contradictions avec d’autres témoignages et preuves[14].
[41] Mme A., M. D. et M. Vibert souffrent de difficultés de compréhension et d’expression du langage à des degrés différents, pour diverses raisons. Le Tribunal estime que ces difficultés ne les ont toutefois pas empêchés de rendre un témoignage sur ce qu’ils ont vécu dans cette affaire. Conscient de cette réalité, le Tribunal ne s’attarde pas aux imprécisions de langage, aux possibles quiproquos résultant de questions trop longues, ou comportant plusieurs propositions ou des mots de sens moins commun. Le Tribunal a plutôt porté son attention sur les contradictions franches entre les témoignages et les versions antérieures, sur les hésitations, sur le ton employé, l’attitude, les impressions qui se dégagent lorsqu’un témoin est sincère ou qu’il se défile, est certain ou qu’il déduit, est émotif ou cérébral.
[42] Cette affaire a ceci de particulier qu’il s’agit en fait du deuxième procès puisqu’un premier jugement a été rendu par défaut contre Mme Comeau et M. Vibert, puis rétracté. Les parties ont convenu de verser au présent dossier, la transcription de la preuve recueillie au premier procès, de sorte que le Tribunal n’a pas observé Mme A. et M. D. témoigner en chef.
[43] Par contre, Mme A. et M. D. ont été contre-interrogés et ont assisté au procès. Le Tribunal a pu les observer et constater qu’ils témoignent sans contradiction significative avec leur témoignage en chef rendu il y a plus d’une année. Ils témoignent calmement, sobrement. Leur comportement est empreint de respect envers chacun des intervenants, dont Mme Comeau et M. Vibert. Des émotions fortes les habitent par moment, mais ils les contiennent et ne perturbent pas le déroulement des débats.
[44] Le témoignage de Mme Comeau comporte d’importantes contradictions avec une déclaration sous serment qu’elle donne à l’enquêtrice de la Commission le 8 décembre 2015, alors qu’une avocate la représente et l’accompagne[15]. Cette déclaration est ensuite retranscrite et lui est transmise pour signature. Elle la signe le 26 décembre suivant. La Commission la communique et la produit d’avance au dossier judiciaire. Le Tribunal retient ce qui suit de la mise en parallèle du témoignage entendu au procès et de cette déclaration :
[45] Ces contradictions portent sur des faits cruciaux censés soutenir la position que Mme Comeau défend. Pour tenter d’expliquer ces contradictions, elle n’a réussi qu’à balbutier qu’elle était très nerveuse au moment de livrer sa déclaration à l’enquêtrice.
[46] Au procès, Mme Comeau témoigne parfois de manière désinvolte, laissant errer son regard ou balayant de la main une question ou ses propres réponses. Pendant le reste de l’audience, elle s’impatiente, soupire, s’agite.
[47] Le témoignage de M. Vibert comporte aussi des contradictions avec sa déclaration à l’enquêtrice, alors qu’il est accompagné par la même avocate que Mme Comeau et, pour la seconde partie de sa déposition, se trouve en présence de cette dernière. Voici ce qui ressort de la mise en parallèle de son témoignage et de sa déclaration antérieure :
[48] Son témoignage en chef ne porte aucunement sur les allégations d’agressions sexuelles auxquelles il fait face. Ce sujet grave n’est abordé qu’en contre-interrogatoire alors qu’il s’agite, n’attend pas les questions et répète inlassablement « non, non, non c’est non » et « ce n’est pas arrivé ». Il termine son témoignage à ce sujet en déclarant « qu’il n’a rien à dire là-dessus ».
[49] Le Tribunal retient les témoignages de Mme A. et M. D. parce qu’ils sont vraisemblables, cohérents, sans contradictions importantes, sincères et sobres. Ils sont crédibles et fiables pour ces raisons.
[50] Les témoignages de Mme Comeau et M. Vibert doivent être écartés parce que flous, empreints de contradictions majeures sur des faits importants, et parce que leurs tentatives vaines de les expliquer démontrent un manque de sincérité, d’honnêteté, et de bonne foi. Quant à M. Vibert, il esquive, se ferme et se montre même agressif.
[51] Mais il y a plus. Les témoignages de Mme Lyne Gendreau, intervenante au Centre Joie de vivre, et de Mme Cathy Dupuis, éducatrice spécialisée, supportent la version de l’histoire présentée par Mme A. et M. D.
[52] Mme Gendreau travaille avec Mme A. au Centre Joie de vivre, un organisme voué à l’intégration sociale des personnes handicapées. Elle témoigne avoir constaté que Mme A. n’a souvent pas d’argent sur elle, même pas un dollar. Mme A. apporte peu de nourriture pour dîner, parfois n’a rien. Puis, elle apprend que le réfrigérateur de Mme A. n’a rien dans son réfrigérateur. Elle alerte le CLSC.
[53] Mme Gendreau connaît M. D. qui fréquente le Centre. Elle constate que M. D. est maigre. Il porte des vêtements beaucoup trop petits pour lui, donnés par M. Vibert. Il fume des mégots de cigarettes trouvés par terre, ou souvent, des cigarettes qu’elle lui donne parce qu’il n’a pas d’argent pour en acheter.
[54] En fait, c’est grâce à son initiative, déclenchée par ses observations du piteux état de Mme A. et de M. D., que le contrôle exercé par Mme Comeau et M. Vibert sur leur vie est mis au jour.
[55] Quant à Mme Dupuis, elle travaille au CLSC. Elle rencontre Mme A. à la fin du mois de novembre 2014 après avoir été interpelée d’abord par le père de Mme A., qui exprime des craintes parce qu’il constate que sa fille semble manquer grandement d’argent. Son réfrigérateur est vide. Mme Gendreau sollicite aussi son intervention.
[56] Dès qu’il est question de ses finances ou de son budget, Mme A. est sur la défensive, craintive et fermée. Elle finit par accepter d’examiner son relevé bancaire en compagnie de Mme Dupuis et ne s’ouvre à elle qu’une fois qu’elle réalise que des dépenses au restaurant Dixie Lee et chez Pétro Canada ne sont pas les siennes. Mme A. lui confie que Mme Comeau possède sa carte bancaire et le plein contrôle de ses finances.
[57] Mme Dupuis se rend à l’appartement de Mme A. Elle constate qu’il n’y a qu’un pot d’eau dans le réfrigérateur, et des boîtes de céréales presque vides dans le garde-manger.
[58] Mme Dupuis contacte Mme Comeau pour récupérer la carte bancaire de Mme A. Mme Comeau avise Mme Dupuis que si elle doit rendre la carte bancaire à Mme A., elle ne lui parlera plus et ne s’occupera plus d’elle. Ces propos de Mme Comeau confirment les craintes exprimées par Mme A.
[59] En mars 2015, Mme Dupuis intervient auprès de M. D. Il a peur, parle peu. Quelque temps après, M. D. s’enfuit de chez Mme Comeau et M. Vibert, et se réfugie au CLSC. Il demande l’aide de Mme Dupuis. Il est terrorisé.
[60] Mme Dupuis téléphone à M. Vibert pour récupérer la carte bancaire de M. D. Au téléphone, M. Vibert crie et finit par lui raccrocher au nez. L’appel se fait en présence de M. D., rongé par la peur. Mme Dupuis doit le rassurer, lui expliquer que ce n’est pas grave si M. Vibert a crié et raccroché le téléphone abruptement.
[61] Petit à petit, grâce à un accompagnement soutenu de la part de Mme Dupuis, Mme A. et M. D. reprennent le contrôle de leur vie.
[62] Mme Dupuis témoigne du changement positif constaté dans la vie de Mme A. et M. D. depuis qu’ils ont repris le contrôle de leurs finances, de leur vie. Ils se sont mariés, M. D. a obtenu son permis de conduire, ils ont acheté une voiture, assisté à un concert de Céline Dion. Leur niveau d’autonomie s’est apprécié de façon significative, à tous égards.
[63] Pour ces motifs, le Tribunal retient entièrement la version des faits des victimes.
2- La prise en charge par Mme Comeau et M. Vibert
[64] Dans des circonstances qui demeurent obscures, Mme Comeau prend en charge le paiement du loyer de Mme A. et M. D. à compter de mars 2012. Chaque mois, le locateur, M. Denis Thibodeau, se rend chez eux pour quérir le loyer que Mme Comeau lui paie en argent comptant.
[65] Un peu plus tard en 2012, Mme Comeau propose de les aider à mieux gérer leurs finances et les convainc de lui remettre leur carte bancaire et leur numéro d’identification personnel. Ils acceptent. Mme Comeau obtient aussi un accès internet aux comptes bancaires. Désormais, c’est elle qui paie leurs comptes en ligne et effectue les retraits au guichet automatique. Elle leur remet 20 $ d’argent de poche par semaine à chacun.
[66] Mme Comeau demande à Mme A. de faire le ménage chez elle. Elle lui promet de la payer, ce qui lui fera plus d’argent de poche. Malgré sa promesse, Mme Comeau ne versera pas un sou à Mme A. qui fera le ménage chaque semaine jusqu’à la fin de l’année 2014.
[67] M. D. fait parfois le ménage avec Mme A. chez Mme Comeau et M. Vibert. Il ne reçoit aucune rémunération. Il n’en reçoit pas non plus lorsqu’il travaille avec M. Vibert à l’exécution de contrats de tonte de pelouse et de déneigement.
[68] Mme A. et M. D. remettent à M. Vibert la clé de leur case postale. Désormais, M. Vibert rapporte leur courrier qu’il remet à Mme Comeau.
[69] Mme A. et M. D. donnent à M. Vibert une clé de leur appartement à l’occasion de travaux de réparation du plancher qu’effectue M. Vibert. Il conserve la clé par la suite.
[70] Les deux couples font ensemble l’épicerie chaque semaine. Ils apportent leurs achats chez Mme Comeau et M. Vibert. Mme Comeau fait le tri. Elle conserve de la viande destinée à Mme A. et M. D. dans son congélateur en leur disant qu’ils n’ont qu’à en demander lorsqu’ils en veulent. Mme A. constate que parfois, sa viande n’y est plus lorsqu’elle la veut. Ils repartent généralement chez eux avec seulement deux ou trois sacs pour la semaine.
[71] À l’épicerie, dans les magasins, lors des sorties, c’est Mme Comeau qui paie. Elle est toujours en possession de quatre cartes bancaires existantes : la sienne, celle de son mari, et celles de Mme A. et M. D. Ces derniers ignorent quelle carte elle utilise pour payer.
[72] Il arrive que des fournisseurs impayés contactent Mme A. par téléphone. Elle s’enquiert auprès de Mme Comeau des raisons pour lesquelles ils lui réclament de l’argent. Chaque fois, Mme Comeau la rassure et lui dit que tout est payé.
[73] M. D. est un gros fumeur. Il dépend de M. Vibert pour ses cigarettes. Ce dernier lui procure des cigarettes de contrebande. Lorsque M. D. en manque, il est réduit à en quêter à d’autres personnes ou à fumer des mégots trouvés ici et là.
[74] À une certaine époque, M. D. porte les vêtements de M. Vibert, trop petits pour lui.
[75] Mme A. raconte qu’en octobre 2014, M. D. part à la chasse avec M. Vibert. Au retour, M. D. lui annonce que c’est fini entre eux. Il la quitte et s’installe chez Mme Comeau et M. Vibert. Mme A. ne comprend pas la raison de cette rupture.
[76] De son côté, M. D. raconte que M. Vibert lui dit que Mme A. dépense tout son argent et n’est pas une bonne fille pour lui, qu’il doit la quitter. Puis, M. Vibert lui interdit de sortir seul au-delà du Tim Hortons; ainsi, il ne risque pas de revoir Mme A.
[77] Le mois suivant, Mme A. et Mme Dupuis remarquent sur le relevé bancaire de Mme A. une transaction de 32 $ au restaurant Dixie Lee. Pourtant, elle n’y est pas allée. Mme A. trouve cette transaction bizarre.
[78] Mme Comeau possède toujours sa carte bancaire. Mme A. réalise alors que Mme Comeau utilise son argent. Elle porte plainte au Service de police contre Mme Comeau et M. Vibert pour fraude.
[79] Sa relation avec eux se termine.
[80] En février 2015, M. D. comprend qu’il doit cesser sa relation avec Mme Comeau et M. Vibert, mais il a peur. Un jour, il s’enfuit de chez eux. Il se rend au CLSC pour obtenir de l’aide et ne retourne plus chez Mme Comeau et M. Vibert.
[81] Il récupère sa carte bancaire avec l’aide de Mme Dupuis.
[82] Il met fin à la relation avec Mme Comeau et M. Vibert et reprend sa vie commune avec Mme A.
3- Les agressions sexuelles
[83] Pendant les mois de juillet à septembre 2014, Mme Comeau et M. Vibert occupent un appartement dans le même immeuble que leurs amis. Un jour, alors que Mme Comeau est au travail, M. Vibert demande à Mme A. de venir faire du ménage. C’est à cette occasion que M. Vibert agresse sexuellement Mme A. pour la première fois. Mme A. refuse de faire ce que M. Vibert lui demande, mais elle finit par céder sous la menace qu’elle sera privée de souper.
[84] Une vingtaine d’agressions surviennent jusqu’en février 2015, allant d’attouchements jusqu’à la pénétration complète. Mme A. proteste, mais elle finit par s’exécuter ou le laisser faire à chaque fois. M. Vibert la menace de dénoncer le tout à M. D., l’abreuve d’insultes et fait planer des mesures de représailles lorsqu’elle proteste. Il la récompense avec des cappuccinos, de la crème molle ou un peu d’argent quand elle est « fine ».
[85] M. Vibert lui interdit d’en parler. Mme A. se tait jusqu’au moment où elle termine la déposition de sa plainte pour fraude à la police. Là, elle dévoile ces agressions au policier, en présence de Mme Dupuis et de M. D. Ce dernier, incapable d’écouter son récit jusqu’à la fin, quitte la pièce. Mme Dupuis, surprise, écoute péniblement son récit farci de détails précis.
[86] La transcription du témoignage de Mme A. versée au dossier judiciaire regorge de détails qu’elle n’a pu inventer. Il est vrai qu’en raison de son handicap, il lui est difficile de situer les événements dans le temps. Les concepts abstraits comme le temps, ou la confiance, lui échappent généralement. En revanche, les éléments concrets, les mots qui sont dits, les objets ou le détail des lieux qui l’entourent, ce qu’elle voit ou touche, s’impriment dans sa mémoire. Les émotions resurgissent à leur évocation. Sa version de ce qui s’est passé aux mains de M. Vibert n’est pas le fruit d’une histoire enrichie par des suggestions, altérée par des impressions et des carences du langage. Son récit est véridique, exprimé spontanément pour la première fois devant un policier, en présence d’une personne de confiance, alors qu’elle ne se sent pas en danger. Malgré que cette première version de Mme A. n’a pu être produite au dossier judiciaire, il est permis de penser qu’elle ne diffère pas de celle rendue au procès.
[87] Le Tribunal conclut que les événements se sont déroulés comme Mme A. les relate. M. Vibert l’a soumise à de multiples agressions sexuelles, sous la menace, employant la technique « récompense-punition », efficace avec les personnes vulnérables.
[88] Il s’agit d’un cas patent d’exploitation de personnes handicapées. L’article
[89] Les trois éléments de l’exploitation, 1) soit la mise à profit, 2) d’une position de force, 3) au détriment des intérêts d’une personne vulnérable, sont prouvés.
[90] En prenant complètement et exclusivement en charge la gestion de l’argent de Mme A. et M. D., en payant leurs comptes, en leur remettant un montant ridicule d’argent de poche par semaine, en effectuant l’épicerie, le tri des denrées pour ne leur laisser que le minimum, en envahissant tout le champ de leur vie sociale et de leurs loisirs, Mme Comeau et M. Vibert se sont placés en position de force par rapport à Mme A. et M. D., deux personnes handicapées, vulnérables et sans défense.
[91] Dès lors, Mme Comeau et M. Vibert mettent à profit cette position de force pour piger dans les argents de Mme A. et M. D., les faire travailler sans rémunération et, pour M. Vibert, obtenir des faveurs sexuelles de Mme A., sans que leurs victimes ne puissent réagir.
[92] Vu leur vulnérabilité, Mme A. et M. D. ne sont pas en mesure de demander une rémunération, de poser des questions et d’exiger des réponses sur l’utilisation de leur argent, sur la gestion de leurs finances, ou de faire cesser les agressions sexuelles de M. Vibert.
[93] La Commission rencontre également son fardeau d’établir que M. Comeau et Mme Vibert ont porté atteinte au droit à la dignité de Mme A. et M. D., contrevenant à l’article
[94] Plusieurs décisions du Tribunal des droits de la personne reconnaissent que l’exploitation d’une personne vulnérable entraîne une atteinte à son droit à la dignité[17]. Et la Cour suprême du Canada avalise la conception du droit à la dignité telle que définie par le Tribunal des droits de la personne[18] :
[104] Le Tribunal des droits de la personne du Québec, dans Commission des droits de la personne du Québec c. Lemay, précité, exprime correctement, à mon avis, l'essence du droit à la sauvegarde de la dignité de la personne (à la p. 1972):
En conséquence, chaque être humain possède une valeur intrinsèque qui le rend digne de respect. Pour la même raison, chaque être humain a droit à la reconnaissance et à l'exercice en pleine égalité des droits et libertés de la personne. [Je souligne.]
[105] À la lumière de la définition donnée à la notion de «dignité» de la personne et des principes d'interprétation large et libérale en matière de lois sur les droits et libertés de la personne, j'estime que l'art.
[Souligné au texte original]
[95] Voyons maintenant la réparation à laquelle Mme Comeau et M. Vibert doivent être tenus.
[96] La Commission réclame le remboursement de la somme de 486 $ pour Mme A. et de la somme de 100 $ pour M. D. pour les achats effectués par Mme Comeau et M. Vibert, à leur profit, avec les cartes bancaires des victimes.
[97] Hormis leur dénégation générale de mise à profit, les défendeurs n’offrent pas de défense à l’encontre de ces réclamations.
[98] La prépondérance de la preuve démontre que les dépenses notamment pour de l’essence à Rimouski, au restaurant Coq d’Or à Grande-Rivière ou encore au magasin La Source, n’ont pas été faites pour Mme A. ni M. D., et qu’elles correspondent aux sommes réclamées. Lors de son témoignage principal, Mme Dupuis indique avoir révisé les relevés bancaires avec les victimes afin d’identifier les transactions effectuées par les défendeurs sans justification et dont elles n’ont pas bénéficié.
[99] Le Tribunal accorde le remboursement des sommes réclamées par la Commission à titre de dommages-intérêts pour préjudice matériel.
[100] La Commission réclame la somme de 475 $ qui représente le loyer impayé pour le mois d’octobre 2014 que Mme Comeau et M. Vibert n’ont pas versé au locateur. Cette réclamation est appuyée par le témoignage de M. Denis Thibodeau, le locateur. À cela s’ajoute la déclaration de Mme Comeau à l’enquêtrice de la Commission le 8 décembre 2015 voulant qu’elle n’ait pas payà é le loyer du mois d’octobre 2014.
[101] Le Tribunal accorde la réclamation de la Commission pour le remboursement du loyer impayé de 475 $.
[102] La Commission effectue un exercice mathématique qui consiste à additionner les retraits d’argent au guichet pour chacune des victimes et d’en soustraire leurs dépenses courantes liées aux besoins de base payées en argent comptant. Le résultat correspond, selon la Commission, aux sommes que Mme Comeau et M. Vibert se sont appropriées et dont ils ont bénéficié.
[103] Le Tribunal estime que cet exercice mathématique est incomplet sans une analyse de ce que révèlent les relevés bancaires de Mme A. et M. D. quant à leurs revenus et leurs dépenses, avant, pendant et après la période de prise de contrôle de leurs finances par Mme Comeau et M. Vibert.
[104] Un examen attentif de la preuve montre que Mme A. travaille de façon stable et régulière, sauf en 2013 lorsqu’elle reçoit des prestations d’aide sociale. Avant la prise de contrôle par Mme Comeau et M. Vibert, elle utilise régulièrement sa carte bancaire pour faire de petits achats. Elle fait peu de retraits au guichet. Lorsqu’elle en fait, elle retire de petites sommes, généralement de l’ordre de 20 $ à 40 $.
[105] La situation change de façon notable à partir de novembre 2013. Les achats par carte bancaire sont moins fréquents à partir de cette date, et on observe qu’ils ne correspondent pas aux habitudes d’achat de Mme A. : nombreuses transactions dans divers restaurants, dont Dixie Lee où Mme A. déclare ne pas s’être rendue à la date dite, paiements réguliers de factures d’essence alors qu’elle ne possède pas de véhicule.
[106] Les relevés de transactions bancaires révèlent par ailleurs des retraits plus importants chaque mois. Ceux-ci varient en fonction des rentrées d’argent et du solde disponible au compte en fin de mois. En 2014, le compte bancaire de Mme A. est systématiquement vidé et il sera même à découvert la moitié du temps.
[107] Alors que les loyers d’octobre, novembre et décembre 2014 sont impayés, on observe que des sommes importantes sont retirées : 1 420 $ en octobre, 1 000 $ en novembre et 840 $ en décembre. La somme des retraits effectués pendant ces trois mois s’élève à 3 260 $.
[108] Durant cette période, Mme A. n’a presque rien à manger chez elle et n’a la plupart du temps aucun lunch avec elle le midi lorsqu’elle travaille au Centre Joie de vivre. Mme Line Gendreau témoigne que souvent, elle n’a même pas un dollar pour s’acheter une boisson gazeuse.
[109] Lorsque Mme A. récupère sa carte bancaire vers la fin décembre 2014, début janvier 2015, on observe que son utilisation correspond à son profil d’avant 2013. Elle recommence à faire plusieurs modestes achats et quelques petits retraits au guichet. Son solde bancaire est toujours positif et elle réussit même à faire des économies.
[110] En ce qui concerne M. D., la preuve révèle qu’il gagne de faibles revenus. Parfois, aucune entrée d’argent n’est constatée pendant le mois. Le journal des opérations de M. D. démontre que de janvier 2012 à mai 2014, il utilise peu sa carte bancaire pour faire des achats. Il dépense généralement ce qu’il reçoit. À l’occasion, son compte est à découvert à la fin du mois.
[111] À partir de juin 2014, le nombre des achats par carte bancaire augmente. Puis, de décembre 2014 à mars 2015, alors qu’il vit chez les défendeurs, on observe une nette augmentation du nombre des achats et des retraits bancaires. Durant cette période, le compte est vidé systématiquement.
[112] Durant cette même période, Mme Gendreau constate une dégradation générale de l’état de M. D. Il a beaucoup maigri, il porte les vêtements usagés de M. Vibert et il fume des mégots ramassés dans la rue, car il n’a pas d’argent pour s’acheter des cigarettes.
[113] L’examen des transactions bancaires, retraits au guichet et achats par carte bancaire, effectuées à partir de juin 2014, révèle une nette différence par rapport aux habitudes de M. D. durant les années antérieures. À titre d’illustration, de décembre 2014 à mars 2015, soit une période de quatre mois, le total des dépenses et retraits s’élève à 2 000 $ environ, montant qui correspond à peu près aux sommes dépensées par M. D. sur douze mois en 2012 et 2013.
[114] Ces constats permettent d’attribuer à Mme Comeau et M. Vibert une grande partie, sinon la totalité des retraits bancaires qui excèdent les dépenses effectuées en argent pour les besoins exclusifs de Mme A. et M. D.
[115] La preuve ne permet toutefois pas d’en faire un calcul précis, chirurgical. Le Tribunal est satisfait de l’exercice mathématique effectué par la Commission, lequel est cohérent avec l’évolution des revenus et des habitudes de dépenses des victimes. Le Tribunal accorde 15 210 $ à Mme A. et 3 234 $ à M. D.[19].
[116] Le préjudice moral peut être la conséquence d’une atteinte aux droits extrapatrimoniaux protégés par la Charte, comme le droit d’une personne handicapée d’être protégée contre l’exploitation et comme son droit à la dignité[20]. Les dommages-intérêts pour préjudice moral visent à indemniser la victime en raison de l’atteinte à ses droits[21].
[117] L’évaluation du montant à accorder à ce titre constitue un exercice difficile. Le préjudice moral est non apparent. Il affecte l’être humain dans sa nature intime[22].
[118] Les dommages-intérêts qui visent à compenser le préjudice moral s’évaluent en tenant compte des conséquences de la faute ou de l’atteinte sur chaque victime. Une même faute ou atteinte aux droits peut causer un préjudice moral différent chez une victime ou une autre. La jurisprudence en cette matière peut servir de guide, mais chaque cas doit être analysé selon la spécificité de la victime et selon la preuve apportée au procès.
[119] De plus, lorsque le préjudice est causé par plus d’une personne fautive, elles en sont tenues solidairement responsables[23]. La victime est admise à recevoir l’entièreté de la compensation de l’une ou l’autre des personnes fautives. Contrairement aux dommages punitifs[24], l’évaluation du préjudice moral n’est pas tributaire de la gravité de la faute. Cependant, elle entre en jeu pour partager la responsabilité entre les personnes fautives[25].
[120] À titre de dommages-intérêts pour préjudice moral pour Mme A., la Commission réclame 8 000 $ à Mme Comeau et 50 000 $ à M. Vibert. Pour M. D., elle réclame 5 000 $ à Mme Comeau et 8 000 $ à M. Vibert. En somme, sans tenir compte des principes exposés précédemment, la Commission divise le préjudice ou la réclamation pour chacune des victimes en fonction de la gravité de la faute et sans égard à la solidarité.
[121] Le Tribunal estime que Mme Comeau et M. Vibert ont exploité ensemble, de concert, les deux victimes. Leur faute est commune. Cette faute commune a causé un préjudice moral à chacune des victimes. Le Tribunal doit l’évaluer et Mme Comeau et M. Vibert en seront tenus solidairement responsables envers chacune des victimes.
[122] Quant au préjudice moral découlant des sévices sexuels par M. Vibert, la preuve ne permet pas de conclure à la connaissance ni la participation de Mme Comeau. Le préjudice moral causé à Mme A. est distinct, et seul M. Vibert doit en être tenu responsable.
Pour Mme A.
[123] Mme A. a été exploitée financièrement, psychologiquement, physiquement, et a subi des sévices sexuels de la part de M. Vibert.
[124] Mme A. ne parle à personne de ce qu’elle vit jusqu’à ce qu’en présence d’un policier et d’une personne en qui elle a confiance, elle dévoile tous les abus dont elle est victime.
[125] Le témoignage de Mme A. lors du premier procès, pourtant rendu en l’absence de ses bourreaux, est laborieux et courageux. Il est corroboré en grande partie par celui de Mme Dupuis, qui ajoute des détails et d’autres faits. Il ressort de la preuve ce qui suit quant au préjudice moral subi par Mme A.
[126] Relativement à l’emprise exercée par Mme Comeau et M. Vibert sur pratiquement tous les aspects de sa vie courante, Mme A. s’enfonce de plus en plus dans la dépendance et la perte d’autonomie, ce qui la conduit à les craindre. Mme Comeau et M. Vibert la menacent parfois directement ou laissent souvent planer la menace qu’ils la laisseront tomber, cesseront de l’aider, et lui retireront leur amitié si elle proteste, questionne, ne se conforme pas à leurs demandes. Elle en vient à avoir franchement peur d’eux. Elle est envahie également par la honte; elle n’a pas d’argent, ne peut participer normalement aux activités du Centre Joie de vivre ou partager son repas du midi, effectuer de petits achats au Dollorama comme les autres.
[127] En ce qui concerne les agressions sexuelles, Mme A. ressent de la honte à chaque fois et se sent coupable même si elle sait « dans le fond » qu’elle n’est pas « comme ça ». Elle « se dégrade » à ses propres yeux.
[128] Elle est effrayée. Elle a peur de M. Vibert. Elle a peur que son conjoint la laisse tomber s’il apprend ce que M. Vibert lui fait subir.
[129] Au témoignage de Mme A. s’ajoute celui de Mme Dupuis qui explique qu’à force de douceur et de patience, petit à petit, elle parvient à franchir le mur de peur et de déni que Mme A. avait érigé pour se protéger.
[130] Au moment de son témoignage le 4 novembre 2019, Mme A. obtient du soutien du Centre d’aide aux victimes d’actes criminels, ainsi que du Centre Joie de vivre. Elle a bénéficié d’une rencontre avec un psychologue et envisage une thérapie, mais la preuve au procès ne permet pas de savoir ce qui en est. Elle prend des médicaments contre l’anxiété.
[131] Mme A. va mieux « depuis qu’elle a parlé ». Par contre, elle continue d’avoir des « flashs », par exemple lorsqu’elle se balade en voiture ou passe à proximité des bois où M. Vibert l’amenait pour l’agresser. Elle souffre de troubles du sommeil et pleure parfois. Lorsque des souvenirs des agressions l’assaillent, elle tente de les chasser en s’occupant, en écoutant de la musique ou en visionnant des films.
[132] L’exploitation financière et psychologique de Mme A. a duré près de quatre ans. Les abus sexuels par M. Vibert, environ cinq mois. Les atteintes aux droits fondamentaux de Mme A sont graves et n’eût été de la vigilance, du professionnalisme et du dévouement de mesdames Dupuis et Gendreau, il est probable que l’exploitation de Mme A. se serait continuée.
[133] Le Tribunal accorde à Mme A. la somme de 8 000 $ à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral découlant de l’exploitation financière et psychologique dont elle a été victime aux mains de Mme Comeau et M. Vibert. Leur condamnation sera solidaire.
[134] Le Tribunal lui accorde 30 000 $ à titre de dommages-intérêts pour le préjudice moral résultant de l’exploitation de nature sexuelle par M. Vibert.
Pour M. D.
[135] Pendant près de quatre ans, M. D. est victime d’exploitation financière, psychologique et physique par Mme Comeau et M. Vibert. M. D. s’exprime peu au procès sur ce qu’il a vécu. Ce qui ressort de son témoignage au premier procès, c’est la peur, et même la terreur à compter de sa rupture avec Mme A et son déménagement chez Mme Comeau et M. Vibert. Jeune, M. D. est incapable de se défendre contre ses agresseurs. Cette incapacité persiste à l’âge adulte. Ainsi, aux mains de M. Vibert particulièrement, il revit la même situation avec la même incapacité à se défendre. M. Vibert crie après lui, lui fait peur, le menace. M. D. encaisse, sans réagir.
[136] Poussé par M. Vibert, avec l’acquiescement tacite de Mme Comeau, M. D. rompt sa relation avec Mme A., contre son gré. Puis, il est forcé de rester à l’écart, de ne pas communiquer avec elle et d’éviter de se déplacer dans la ville pour ne pas la rencontrer. Il est totalement sans défense et ne fait qu’obéir aux ordres qu’on lui donne.
[137] Sans argent, il quête des cigarettes, fume des mégots ramassés par terre, et porte des vêtements trop petits qui le rendent ridicule.
[138] Le Tribunal accorde à M. D. la somme de 8 000 $ à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral résultant de la faute commune de Mme Comeau et M. Vibert. Leur condamnation sera solidaire.
[139] À ce titre, la Commission réclame à Mme Comeau 3 000 $ pour Mme A. et la même somme pour M. D.
[140] Elle réclame à M. Vibert 10 000 $ pour Mme A. et 5 000 $ pour M. D.
[141] En cas d’atteinte illicite et intentionnelle aux droits protégés par la Charte, le Tribunal peut octroyer des dommages-intérêts punitifs[26]. Il y a atteinte illicite et intentionnelle lorsque celui qui porte atteinte aux droits protégés par la Charte agit dans un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou qu’il agit en connaissant ou ne pouvant ignorer les conséquences probables que sa conduite engendrera[27].
[142] Les dommages-intérêts punitifs ont une fonction préventive et dissuasive. Ils visent aussi parfois à marquer la désapprobation sociale[28].
[143] Dans l’esprit du Tribunal, il ne fait aucun doute que Mme Comeau et M. Vibert ont agi de concert, intentionnellement, sans aucun souci pour les dommages qu’ils causaient à Mme A. et M. D. qui sont des personnes vulnérables, sans défense; ils les ont exploités sans vergogne.
[144] Quand Mme A. pose des questions sur la gestion de ses finances, elle se fait rabrouer et menacer. Quand elle proteste devant les demandes de nature sexuelle de M. Vibert, c’est la même chose. Quand M. D. tente de s’opposer à ce que M. Vibert lui demande, ce dernier lui crie après et instaure un régime proche de la terreur. L’exploitation s’intensifie lorsque les deux couples habitent le même immeuble et, finalement, s’aggrave encore lorsqu’ils arrivent à faire rompre la relation amoureuse entre Mme A. et M. D.
[145] Le Tribunal constate le manque total d’empathie de Mme Comeau et M. Vibert au procès. Ils s’enferment dans un déni inébranlable, et n’offrent pas d’explication un tant soit peu crédible quant à leurs agissements ou quant aux contradictions flagrantes avec leurs déclarations antérieures. Ils se présentent comme les victimes de leur bonté à l’égard de Mme A. et M. D., et pour M. Vibert, comme la victime de la publicité médiatique du premier jugement rendu contre lui. Dans ces circonstances, le Tribunal se doit de fixer la hauteur des dommages-intérêts punitifs afin de dissuader Mme Comeau et M. Vibert de recommencer, et afin de marquer la réprobation face à une telle conduite dépourvue de toute considération pour la vulnérabilité des autres et les conséquences de leurs actions sur ces personnes.
[146] Le Code civil du Québec prévoit que les dommages punitifs ne peuvent excéder ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive et dissuasive. Le Tribunal possède une grande discrétion pour en fixer la valeur. Ces dommages s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, dont la gravité de la faute, la situation patrimoniale des fautifs, et l’étendue de la réparation à laquelle ils sont déjà tenus[29].
[147] Le Tribunal s’est déjà exprimé quant aux circonstances dont il tient compte et quant à la gravité de la faute de Mme Comeau et M. Vibert. Quant à leur situation patrimoniale, elle s’est considérablement appréciée alors qu’en juillet 2018, ils ont gagné 100 000 $ à la loterie.
[148] Le Tribunal accorde à Mme A. les montants réclamés par le Commission, soit 3 000 $ payables par Mme Comeau ainsi que 10 000 $ payables par M. Vibert.
[149] À M. D., le Tribunal accorde aussi les montants réclamés par la Commission, soit 3 000 $ payables par Mme Comeau ainsi que 5 000 $ payables par M. Vibert.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[150] ACCUEILLE partiellement la demande introductive d’instance;
[151] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer à C. A. la somme de QUATRE CENT QUATRE-VINGT-SIX DOLLARS (486 $);
[152] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer à R. D. la somme de CENT DOLLARS (100 $);
[153] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer conjointement à C. A. et R. D. la somme de QUATRE CENT SOIXANTE-QUINZE DOLLARS (475 $);
[154] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer à C. A. la somme de QUINZE MILLE DEUX CENT DIX DOLLARS (15 210 $);
[155] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer à R. D. la somme de TROIS MILLE DEUX CENT TRENTE-QUATRE DOLLARS (3 234 $);
[156] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer à C. A. la somme de HUIT MILLE DOLLARS (8 000 $) à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral;
[157] CONDAMNE solidairement les défendeurs à payer à R. D. la somme de HUIT MILLE DOLLARS (8 000 $) à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral;
[158] CONDAMNE M. Roger Vibert à payer à C. A. la somme de TRENTE MILLE DOLLARS (30 000 $) à titre de dommages-intérêts pour préjudice moral;
LE TOUT en plus de l’intérêt légal et de l'indemnité additionnelle prévue à l'article
[159] CONDAMNE Mme Marie-Josée Comeau à payer à C. A. la somme de TROIS MILLE DOLLARS (3 000 $) à titre de dommages punitifs;
[160] CONDAMNE Mme Marie-Josée Comeau à payer à R. D. la somme de TROIS MILLE DOLLARS (3 000 $) à titre de dommages punitifs;
[161] CONDAMNE M. Roger Vibert à payer à C. A. la somme de DIX MILLE DOLLARS (10 000 $) à titre de dommages punitifs;
[162] CONDAMNE M. Roger Vibert à payer à R. D. la somme de CINQ MILLE DOLLARS (5 000 $) à titre de dommages punitifs;
LE TOUT en plus de l’intérêt légal et de l'indemnité additionnelle prévue à l'article
[163] CONDAMNE solidairement les défendeurs aux frais de justice.
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| __________________________________ SOPHIE LAPIERRE, Juge au Tribunal des droits de la personne | ||
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Me Liz Lacharpagne | |||
BITZAKIDIS, CLÉMENT-MAJOR, FOURNIER | |||
Pour la partie demanderesse | |||
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Me Alena Zviahintsava | |||
SDN LEGAL INC. | |||
Pour la partie défenderesse | |||
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Dates d’audience: | 28 et 29 septembre 2021 | ||
[1] Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ, c. C-12.
[2] Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville),
[3] Plaidoirie de l’avocate des défendeurs.
[4] Pièce P-6, Outil d’évaluation de l’autonomie multiclientèle.
[5] Pièce P-7, Outil d’évaluation de l’autonomie multiclientèle.
[6] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (M.C. et autres) c. Robitaille,
[7] Turcotte c. Turcotte,
[8] Vallée c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse,
[9] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (L.D. et un autre) c. Rankin,
[10] Pièce P-2.
[11] Pièce P-3.
[12] R. c. Carosella,
[13] R. c. Gagnon,
[14] Gestion immobilière Gouin c. Complexe funéraire Fortin,
[15] Pièce P-8.
[16] Vallée c. Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse,
[17] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Succession Provencher) c. Riendeau,
[18] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand,
[19] Les retraits du compte de Mme A. totalisent 29 520 $, moins le coût de vie estimé de 14 310 $ pour un total de 15 210 $ pour les années 2012 à 2014. Pour M. D., les retraits totalisent 17 544 $, moins le coût de vie estimé de 14 310 $, pour un total de 3 234 $ pour les années 2012 à 2014. Voir les pièces P-8, P-9, P-10, P-11, P‑12 et P-13 ainsi que les calculs effectués par la Commission.
[20] Chaput v. Romain,
[21] Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (Succession Hamelin-Piccinin) c. Massicotte, préc., note 9, par. 147.
[22] Bou Malhab c. Métromédia C.M.R. Montréal inc., 2003 CanLII 47948 (QC CA), par. 62 et 63.
[23] Code civil du Québec, art. 1526.
[24] C.c.Q., id., art. 1621.
[25] C.c.Q., id., art. 1478.
[26] Charte, préc., note 1, art. 49.
[27] Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand, préc., note 18, par. 121 et 122.
[28] Montigny c. Brossard (Succession),
[29] C.c.Q., préc., note 23, art. 1621.
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