Nadeau c. 9428-6226 Québec inc. | 2024 QCTAL 5109 |
TRIBUNAL ADMINISTRATIF DU LOGEMENT | ||||||
Bureau dE Salaberry-de-Valleyfield | ||||||
| ||||||
No dossier : | 674493 27 20230120 G | No demande : | 3772661 | |||
|
| |||||
Date : | 15 février 2024 | |||||
Devant le juge administratif : | Michel Huot | |||||
| ||||||
Marc-Olivier Nadeau |
| |||||
Locataire - Partie demanderesse | ||||||
c. | ||||||
9428-6226 Québec Inc. |
| |||||
Locatrice - Partie défenderesse | ||||||
| ||||||
D É C I S I O N
| ||||||
[1] Le 20 janvier 2023, le locataire Marc-Olivier Nadeau produisait au Tribunal administratif du logement une opposition au changement d’affectation de son terrain loué de la locatrice et sur lequel est installée une maison mobile. Il produisait cette demande en opposition en vertu de l’article 1966 du Code civil du Québec. Le locataire réclamait également des dommages moraux et des dommages punitifs de la locatrice pour une somme de 15 000 $.
[2] Le locataire refusait le changement d’affectation du logement tel que proposé par la locatrice dans son avis d’éviction du 29 décembre 2022.
[3] Les parties sont liées par un bail[1] pour la période du 1er juillet 2022 au 30 juin 2023 au loyer mensuel de 150 $, reconduit pour la période du 1er juillet 2023 au 30 juin 2024 au même loyer mensuel. Le locataire loue le terrain depuis de nombreuses années.
[4] Le présent dossier fut réuni avec plusieurs autres dossiers[2], tous identiques, déposés par les autres locataires du parc de maisons mobiles pour qu’une preuve commune soit administrée en vertu de l’article 57 alinéa 2 de la Loi sur le Tribunal administratif du logement[3] (ci-après nommée « L.T.A.L. »). Ledit article se lit comme suit :
« 57. Plusieurs demandes entre les mêmes parties, dans lesquelles les questions en litige sont en substance les mêmes, ou dont les matières pourraient être convenablement réunies en une seule, peuvent être jointes par ordre du Tribunal, aux conditions qu’il fixe.
Le Tribunal peut en outre ordonner que plusieurs demandes portées devant lui, qu’elles soient mues ou non entre les mêmes parties, soient instruites en même temps et jugées sur la même preuve, ou que la preuve faite dans l’une serve dans l’autre, ou que l’une soit instruite et jugée la première, les autres étant suspendues jusque-là.
Le Tribunal peut également, si plusieurs demandes ont été jointes, ordonner qu’elles soient disjointes en plusieurs instances, s’il l’estime opportun eu égard aux droits des parties. »
[5] Il est à noter que les autres oppositions furent déposées par les locataires suivants :
Georges Allaire et Suzanne Mondoux (dossier no 674504);
Karine Duchesneau (dossier no 675452);
Normande Verreault (dossier no 675353);
Danielle Fafard (dossier no 674536);
Gilles Vincent (dossier no 675459);
Robert Lavergne (dossier no 674515);
Jean-François Roy (dossier no 674549);
Alexandre Quintin (dossier no 678283);
Sylvie Chartrand et Stéphane Trottier (dossier no 677619);
Les immeubles Christian Gareau inc. (dossier no 674571).
[7] À cet effet, les pièces produites par la locatrice porteront les mêmes cotes dans tous les dossiers. Toutefois, les pièces spécifiques à chaque locataire seront différentes selon les dossiers, telles que l’avis d’éviction, la preuve de notification de l’avis d’éviction ainsi que le bail. En ce qui a trait aux pièces produites par les locataires, elles seront distinctes puisque chaque locataire a produit des pièces distinctes dans leur dossier respectif.
[8] Les audiences dans le présent dossier ont eu lieu les 25 avril, 22 août et 21 novembre 2023.
LA PREUVE PRÉSENTÉE
[10] La locatrice acquérait le 21 décembre 2021 plusieurs terrains. Ces terrains comportent un parc de maisons mobiles depuis les années 1970-1980. Il y a actuellement onze maisons mobiles qui se situent sur les six terrains acquis par la locatrice.
[11] Les locataires de tous les terrains ont produit des oppositions aux avis d’éviction reçus. Dans le présent dossier, le locataire a reçu l’avis d’éviction rédigé par la locatrice en date du 4 janvier 2023[4].
[12] Il y a lieu de reprendre le contenu de l’avis d’éviction[5] de la locatrice :
« Avis à : Marc-Olivier Nadeau
[...], Les Cedres, Quebec, [...]
Dans le cas d’un bail à durée fixe :
Vous êtes avisé qu’à l’expiration de votre bail se terminant le 2023-06-30, j’entends changer l’affectation de votre logement : Terrain de Construction Residentielle.
Je vous demande donc de quitter votre logement à l’expiration de votre bail. » [Tel que rédigé]
[13] À la suite de la réception de cet avis d’éviction, le locataire rédige une opposition à l’avis d’éviction. Il y a lieu d’en reprendre le contenu :
« OBJET DE LA DEMANDE :
Voir dossier 606729 demande 3436673 et le jugement en date du 16 décembre 2022. Je demande en plus un dédommagement moraux et punitifs de 15 000 $.
Refuser le changement d’affectation avec les frais de justice. » [Tel que rédigé]
[14] Il est à noter que le soussigné a déjà été saisi de demandes d’opposition introduites par les locataires contre la locatrice en 2022 pour le même motif, soit un changement d’affectation pour une construction résidentielle. Le Tribunal avait accueilli toutes les demandes d’opposition[6] des locataires à la suite de l’analyse de la preuve présentée.
[15] Le Tribunal rendra une décision pour chacune des oppositions à la suite de l’analyse de la preuve qui lui fut présentée lors des audiences des 25 avril, 22 août et 21 novembre 2023.
Témoignage du mandataire de la locatrice, monsieur Christian Lafrance
[16] Monsieur Lafrance est le président de la locatrice et son seul actionnaire. Il explique qu’il souhaite changer l’affectation des terrains où se trouvent les maisons mobiles. Il souhaite retirer les onze maisons mobiles se trouvant actuellement sur les six terrains[7] pour les remplacer par six maisons unifamiliales.
[17] Il explique qu’il a demandé trois types de permis distincts pour chacun des lots, soit une demande de permis de construction à usage résidentiel, une demande de permis d’installation septique, et un permis de branchement au réseau d’aqueduc. Toutes les demandes furent déposées en avril 2023 auprès de la Municipalité des Cèdres (ci-après nommée « la Municipalité »).
[18] Pour les modèles de maisons qu’il souhaite construire, il a acquis un plan[8] de Dessins Drummond. Il s’agit d’un bungalow de trois chambres à coucher. Il a déjà remis le plan à la Municipalité lors de la demande de permis. Il a également fait faire un plan de lotissement et d’implantation[9] ainsi qu’une étude de sol[10].
[19] Il fera affaire avec un entrepreneur en construction dans le cadre d’un partenariat pour développer les six terrains. La locatrice s’est associée[11] avec la compagnie 9211-4701 Québec inc. (ci-après nommée « 9211-4701 ») en date du 16 mars 2023 pour aller de l’avant avec le projet. Cette entreprise possède une licence de la Régie du bâtiment du Québec.
[20] En vertu de l’entente conclue, il s’occupe des terrains et 9211-4701 assume le coût de construction des maisons. En fait, la locatrice fournit les terrains à 9211-4701 qui construit les maisons.
[21] Il a fait faire des soumissions pour les frais d’installations de fosses septiques[12], pour les frais de déménagement des maisons mobiles[13], pour les frais[14] de débranchement et de rebranchement électrique, pour enlever et remettre les jupes[15] des maisons mobiles et de la plomberie ainsi que pour les frais[16] pour faire retirer les fosses septiques actuelles.
[22] Il a également obtenu une acceptation[17] de financement hypothécaire de la firme Belabri Capital inc. (ci-après appelée « Belabri »). Belabri lui prête la somme de 450 000 $ pour financer les frais relatifs au déménagement des maisons mobiles et au retrait des fosses septiques actuelles. Ledit financement est basé sur des hypothèques qui grèveront les six lots. Le prêt serait pour une durée d’une année à un taux d’intérêt de 24 % l’an, réduit à un taux de 13 % l’an tant que l’emprunteur respecte ses obligations.
[23] Il admet au cours de son témoignage que les locataires Georges Allaire et Suzanne Mondoux bénéficient de la protection de l’article 1959.1 du Code civil du Québec et qu’il n’aurait pas dû leur acheminer un avis d’éviction.
[24] En contre-interrogatoire, il admet qu’il n’a fait aucune demande à la Commission de la protection du territoire agricole du Québec pour savoir s’il pouvait construire les maisons en remplacement des maisons mobiles actuellement sur les lots ayant des droits acquis.
Témoignage de François Bélanger, président de Belabri
[25] Monsieur Bélanger est le président de Belabri. La compagnie a conclu avec la locatrice une lettre d’engagement[18] datée du 13 avril 2023. Belabri lui prête la somme de 450 000 $ pour une durée d’une année à un taux d’intérêt de 13 % l’an. Le coût total de l’emprunt pour la durée est de 72 000 $.
Témoignage de monsieur Andy Hiep Vu, directeur de l’urbanisme pour la Municipalité
[26] Monsieur Vu témoigne qu’il est le directeur de l’urbanisme pour la Municipalité. Il explique qu’une personne souhaitant construire doit obtenir un permis. Il doit fournir avec sa demande plusieurs documents, entre autres un plan de construction, un plan d’ingénieur, un plan de localisation et un plan d’arpentage.
[27] Il sait que des demandes de permis ont été déposées par la locatrice le 5 avril 2023. La locatrice demande d’installer de nouvelles installations septiques. Au moment de son témoignage, le 22 août 2023, il y a 3 demandes de permis par terrain, soit 18 demandes de permis qui sont en analyse.
[28] Il explique que le traitement des demandes dépend de la complexité de chaque dossier. Il ignore si les demandes seront acceptées ou refusées. Il ignore également quand la décision sera rendue pour chacune des demandes de permis. Il explique que les installations septiques actuellement installées sont vétustes.
[29] Il témoigne qu’aucun plan d’architecte ou de technologue n’a été produit auprès de la Municipalité au moment de son témoignage le 22 août 2023.
[30] Il ignore si le projet de la locatrice est conforme ou non avec les règlements en vigueur.
[31] En ce qui a trait à la Loi sur la protection du territoire agricole et des activités agricoles[19], il explique que c’est la responsabilité de la locatrice de faire une demande auprès de la Commission de la protection du territoire agricole pour construire puisque les terrains ont un zonage agricole, mais qu’ils ont des droits acquis.
Témoignage de monsieur Francis Lavoie, entrepreneur en construction
[32] Il est actionnaire de contrôle de 9211-4701. Il explique avoir conclu une entente de partenariat avec la locatrice. Il détient une licence de la Régie du bâtiment du Québec via 9211-4701. Il sera responsable de construire les maisons sur les terrains appartenant à la locatrice. La locatrice de son côté s’occupera de la vente des terrains.
[33] Il explique être architecte, mais également entrepreneur en construction. Il témoigne qu’il est prêt à construire cinq maisons seulement sur cinq lots, vu la protection accordée par l’article 1959.1 du Code civil du Québec à l’un des locataires. Il ne voit pas de problème à construire des maisons résidentielles avec une maison mobile dans le quartier comme voisin.
[34] Il explique que même si les terrains ont un zonage agricole, les terrains bénéficient de droits acquis lui permettant de construire des maisons. Il devra faire une demande à la Commission de la protection du territoire agricole, ce qui n’a pas été fait au moment de son témoignage lors de l'audience du 22 août 2023.
[35] Il explique que 9211-4701 n’a pas d’employés permanents, mais il fera affaire avec des sous‑traitants pour construire les maisons. Il supervisera lui-même les travaux.
[36] Il soumet une feuille[20] où il détaille le coût de construction des maisons pour le modèle type discuté avec la locatrice. Il a préparé le document en mars 2023. Il en coûtera 209 250 $ par maison à construire.
[37] Il ne s’occupe pas des frais de déménagement des maisons mobiles qui seront à la charge de la locatrice.
[38] En ce qui a trait aux fossés des rues, il explique qu’ils devront être fait par la Municipalité ou par lui.
[39] Il pense faire un profit d’environ 15 000 $ par maison construite.
[40] Il financera la construction des maisons avec une marge de crédit ou avec des déboursés progressifs des acheteurs. Il n’a pas choisi le mode de financement encore.
Témoignage de monsieur Stéphane Émond
[41] Monsieur Émond est propriétaire de l’entreprise SHX transport, qui est spécialisé dans le transport de maisons mobiles.
[42] Il explique la façon de faire de son entreprise dans le cadre du déménagement des maisons mobiles. Il explique qu’il ne fait pas la préparation de la maison mobile pour le transport. Il a fait des soumissions[21] pour chacune des maisons mobiles visées par le présent litige. Il explique s’être déplacé sur place pour compléter les soumissions pour toutes les maisons mobiles se trouvant sur les six lots.
Témoignage du locataire
[43] Le locataire s’oppose à la demande de la locatrice. Il ne croit pas que le projet se réalisera.
[44] Advenant le cas où le Tribunal concluait de rejeter l’opposition qu’il a formulée, il demande que la locatrice lui paie le déménagement de la maison mobile ainsi que les frais de rebranchement aux différents services. Il demande également les frais de déménagement de ses meubles se trouvant dans la maison mobile.
[45] À cet effet, il ne fournit aucune estimation des coûts dudit déménagement. Il ne présente pas d’autre preuve.
QUESTION EN LITIGE
[46] L’opposition du locataire doit-elle être accueillie?
ANALYSE ET DÉCISION
[47] Avant de répondre à la question posée, le Tribunal rappelle aux parties les règles de preuve prévues aux articles 2803, 2804, 2843, et 2845 du Code civil du Québec, lesquels se lisent comme suit :
« 2803. Celui qui veut faire valoir un droit doit prouver les faits qui soutiennent sa prétention.
Celui qui prétend qu’un droit est nul, a été modifié ou est éteint doit prouver les faits sur lesquels sa prétention est fondée. »
« 2804. La preuve qui rend l’existence d’un fait plus probable que son inexistence est suffisante, à moins que la loi n’exige une preuve plus convaincante. »
« 2843. Le témoignage est la déclaration par laquelle une personne relate les faits dont elle a eu personnellement connaissance ou par laquelle un expert donne son avis.
Il doit, pour faire preuve, être contenu dans une déposition faite à l’instance, sauf du consentement des parties ou dans les cas prévus par la loi. »
« 2845. La force probante du témoignage est laissée à l’appréciation du tribunal. »
[48] Les parties ont l’obligation de convaincre le Tribunal, selon la balance des probabilités, des prétentions qu’elles allèguent.
[49] Par conséquent, si, par rapport à un fait essentiel, la preuve offerte n’est pas suffisamment convaincante, ou encore si la preuve est contradictoire et que le Tribunal est dans l’impossibilité de déterminer où se situe la vérité, la partie qui l’allègue perdra.
[50] Comme le soulignent les auteurs Nadeau et Ducharme[22] dans leur Traité de droit civil du Québec :
« Celui sur qui repose l’obligation de convaincre le juge supporte le risque de l’absence de preuve, c’est-à-dire qu’il perdra son procès si la preuve qu’il a offerte n’est pas suffisamment convaincante ou encore si la preuve offerte de part et d’autre est contradictoire et que le juge est placé dans l’impossibilité de déterminer où se trouve la vérité. »
[51] Le recours de la locatrice se fonde sur l’article 1959 du Code civil du Québec qui prévoit le droit pour la locatrice d’évincer un locataire. Ledit article se lit comme suit :
« 1959. Le locateur d’un logement peut en évincer le locataire pour subdiviser le logement, l’agrandir substantiellement ou en changer l’affectation. »
[52] L’article 1892 du Code civil du Québec prévoit que certains baux sont assimilés à un bail de logement. Ledit article se lit comme suit :
« 1892. Sont assimilés à un bail de logement, le bail d’une chambre, celui d’une maison mobile placée sur un châssis, qu’elle ait ou non une fondation permanente, et celui d’un terrain destiné à recevoir une maison mobile.
Les dispositions de la présente section régissent également les baux relatifs aux services, accessoires et dépendances du logement, de la chambre, de la maison mobile ou du terrain, ainsi qu’aux services offerts par le locateur qui se rattachent à la personne même du locataire.
Cependant, ces dispositions ne s’appliquent pas aux baux suivants :
1° Le bail d’un logement loué à des fins de villégiature ;
2° Le bail d’un logement dont plus du tiers de la superficie totale est utilisée à un autre usage que l’habitation ;
3° Le bail d’une chambre située dans un établissement hôtelier ;
4° Le bail d’une chambre située dans la résidence principale du locateur, lorsque deux chambres au maximum y sont louées ou offertes en location et que la chambre ne possède ni sortie distincte donnant sur l’extérieur ni installations sanitaires indépendantes de celles utilisées par le locateur ;
5° Le bail d’une chambre située dans un établissement de santé et de services sociaux, sauf en application de l’article 1974. »
[53] Le bail de la location d’un terrain destiné à recevoir une maison mobile est donc assimilé à un bail de logement. Les règles en matière d’éviction s’appliquent donc à la location des terrains loués à cette fin.
[54] Dans le présent cas, la locatrice demande de changer l’affectation des terrains où se trouvent les maisons mobiles.
[55] Pour ce faire, elle doit respecter les conditions qui lui sont imposées par le Code civil du Québec. Ces dispositions sont d’ordre public en vertu de l’article 1893 du Code civil du Québec, lequel se lit comme suit :
« 1893. Est sans effet la clause d’un bail portant sur un logement, qui déroge aux dispositions de la présente section, à celles du deuxième alinéa de l’article 1854 ou à celles des articles 1856 à 1858, 1860 à 1863, 1865, 1866, 1868 à 1872, 1875, 1876 et 1883. »
[56] Premièrement, pour pouvoir procéder à l’éviction d’un locataire, la locatrice doit envoyer un avis d’éviction selon les délais prévus par l’article 1960 du Code civil du Québec. Ledit article se lit comme suit :
« 1960. Le locateur qui désire reprendre le logement ou évincer le locataire doit aviser celui-ci, au moins six mois avant l’expiration du bail à durée fixe ; si la durée du bail est de six mois ou moins, l’avis est d’un mois.
Toutefois, lorsque le bail est à durée indéterminée, l’avis doit être donné six mois avant la date de la reprise ou de l’éviction. »
[57] Dans le présent cas, l’avis d’éviction envoyé par la locatrice prévoit que la date d’éviction sera le 30 juin 2023. La locatrice, ayant rédigé son avis d’éviction le 29 décembre 2022 et l’ayant mis à la poste par la suite, respecte les délais requis. L’avis fut donc valablement donné.
[58] Deuxièmement, l’avis d’éviction envoyé doit respecter les exigences de l’article 1961 du Code civil du Québec, lequel se lit comme suit :
« 1961. L’avis de reprise doit indiquer la date prévue pour l’exercer, le nom du bénéficiaire et, s’il y a lieu, le degré de parenté ou le lien du bénéficiaire avec le locateur.
L’avis d’éviction doit indiquer le motif et la date de l’éviction.
Ces avis doivent reproduire le contenu de l’article 1959.1.
La reprise ou l’éviction peut prendre effet à une date postérieure à celle qui est indiquée sur l’avis, à la demande du locataire et sur autorisation du tribunal. »
[59] L’article 1959.1 du Code civil du Québec se lit comme suit :
« 1959.1. Le locateur ne peut reprendre un logement ou en évincer un locataire lorsque ce dernier ou son conjoint, au moment de la reprise ou de l’éviction, est âgé de 70 ans ou plus, occupe le logement depuis au moins 10 ans et a un revenu égal ou inférieur au revenu maximal lui permettant d’être admissible à un logement à loyer modique selon le Règlement sur l’attribution des logements à loyer modique (chapitre S-8, r. 1).
Il peut toutefois reprendre le logement dans l’une ou l’autre des situations suivantes :
1° il est lui-même âgé de 70 ans ou plus et souhaite reprendre le logement pour s’y loger ;
2° le bénéficiaire de la reprise est âgé de 70 ans ou plus ;
3° il est un propriétaire occupant âgé de 70 ans ou plus et souhaite loger, dans le même immeuble que lui, un bénéficiaire âgé de moins de 70 ans.
La Société d’habitation du Québec publie sur son site Internet les seuils de revenu maximal permettant à un locataire d’être admissible à un logement à loyer modique. »
[60] L’avis d’éviction de la locatrice respectait les exigences de l’article 1961 du Code civil du Québec.
[61] Troisièmement, l’article 1966 du Code civil du Québec prévoit que le locataire doit s’adresser au Tribunal pour s’opposer au changement d’affectation proposé par la locatrice dans le mois de la réception de l’avis d’éviction. Ledit article se lit comme suit :
« 1966. Le locataire peut, dans le mois de la réception de l’avis d’éviction, s’adresser au tribunal pour s’opposer à la subdivision, à l’agrandissement ou au changement d’affectation du logement ; s’il omet de le faire, il est réputé avoir consenti à quitter les lieux.
S’il y a opposition, il revient au locateur de démontrer qu’il entend réellement subdiviser le logement, l’agrandir ou en changer l’affectation et que la loi le permet. »
[62] Le locataire a introduit sa demande d’opposition dans le délai imparti.
[63] Le fardeau de preuve en matière d’éviction pour changement d’affectation est quelque peu différent du fardeau de preuve en matière de reprise de logement.
[64] En matière d’éviction pour changement d’affectation, le locateur doit démontrer la légalité du projet et sa faisabilité en démontrant qu’il entend réellement procéder aux changements envisagés. Il n’a pas, comme en matière de reprise du logement, à démontrer que ce projet ne constitue pas un prétexte pour atteindre d’autres fins.
[65] Sur ce dernier point, le soussigné fait sienne l’analyse de la juge administrative Anne Mailfait dans l’affaire Tangco c. Dumenko[23] :
« La formule « qu’il entend réellement » oblige le tribunal à vérifier si la démarche entreprise par le locateur se caractérise par sa faisabilité et le caractère certain et ferme de l’intention, tel qu’exprimé et défendu devant le tribunal par le locateur.
Il faut noter que contrairement à l’article 1963 du Code civil du Québec, le législateur n’a pas évoqué le critère de la finalité c’est-à-dire « qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins ».
Que faut-il inférer de cette différence entre les articles 1966 et 1963 du Code civil du Québec ? D’une part que la question de la finalité n’est pas un critère d’examen et d’autre part que « le locateur jouit d’une grande discrétion quant au but poursuivi ».
C’est aussi ce que confirme la jurisprudence constante des tribunaux supérieurs :
« L’opposition de la locataire se base sur l’article 1966 du Code civil du Québec.
Cette disposition se lit comme suit : « 1966. Le locataire peut, dans le mois de la réception de l’avis d’éviction, s’adresser au tribunal pour s’opposer à la subdivision, à l’agrandissement ou au changement d’affectation du logement ; s’il omet de le faire, il est réputé avoir consenti à quitter les lieux.
S’il y a opposition, il revient au locateur de démontrer qu’il entend réellement subdiviser le logement, l’agrandir ou en changer l’affectation et que la loi le permet. »
La simple lecture de cet article permet d’établir que lors d’une opposition, le locateur doit supporter le fardeau de preuve en démontrant qu’il entend réellement poser les gestes dont il a informé le locataire.
À moins d’obtenir un aveu spontané du locateur qu’il n’entend pas mener à terme son projet, cette volonté devra s’inférer par sa bonne foi, sa crédibilité, la preuve documentaire et les circonstances entourant le projet.
Au niveau documentaire, la preuve de conformité du projet du locateur avec la loi et la réglementation municipale ou autre est l’un des éléments dont le tribunal doit prendre en considération. Elle s’établit notamment par la production des permis délivrés par la municipalité ou par l’opinion d’un expert. » (Nos soulignements)
[66] Après délibérations et analyse de la preuve, le Tribunal estime que la locatrice n’a pas fait la démonstration requise par l’article 1966 du Code civil du Québec. Elle n’a pas démontré qu’elle entendait réellement changer l’affectation des terrains qu’elle possède lesquels étaient destinés à recevoir des maisons mobiles afin d’en faire un ensemble résidentiel. La locatrice ne s’est pas déchargée de son fardeau de preuve.
[67] Premièrement, le Tribunal retient de la preuve présentée que la locatrice n’a obtenu aucun permis de la Municipalité pour construire les maisons entre les mois d’avril 2023, moment de dépôt de ses demandes de permis, et la date de la prise en délibéré du dossier, le 21 novembre 2023. De plus, le Tribunal retient que la locatrice n’avait fait aucune demande de permis au moment où elle a envoyé les avis d’éviction le 29 décembre 2022 à tous les locataires.
[68] Si de tels permis ne sont pas délivrés, un expert peut venir expliquer que le projet respecte tous les règlements de la Municipalité. Aucun expert ne fut entendu pour faire cette preuve.
[69] De plus, le Tribunal retient du témoignage du directeur de l’urbanisme de la Municipalité qu’il n’était pas en mesure de dire si les permis seraient ou non délivrés. Comme il le mentionnait le 22 août 2023, l’analyse des demandes de permis est en cours. Au jour de la prise en délibéré, aucun permis n’avait été délivré.
[70] Dès lors, le Tribunal a de sérieux doutes sur la réalisation du projet. En fait, la locatrice ne possède aucun permis et n’a aucune confirmation qu’elle peut construire quoique ce soit sur lesdits terrains.
[71] Deuxièmement, le Tribunal ignore si les droits acquis allégués en vertu de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles[24] seront reconnus. Le mandataire de la locatrice n’avait fait aucune demande en ce sens lors de son témoignage du 25 avril et du 22 août 2023. La locatrice a déclaré sa preuve close le 22 août 2023.
[72] Toutefois, après l’audience du 22 août 2023, la locatrice a déposé une demande auprès de la Commission de la protection du territoire agricole du Québec (ci-après nommée « la Commission ») pour obtenir l’autorisation de construire les maisons projetées. Elle a obtenu un accusé de réception le 13 novembre 2023, soit huit jours avant l’audience du 21 novembre 2023. Aucune décision ne fut rendue par la Commission au moment de la prise en délibéré des dossiers.
[73] Le Tribunal retient que la locatrice tente de bonifier sa preuve lorsqu’elle se rend compte qu’elle n’a pas fait ses devoirs. Un accusé de réception n’atteste que du dépôt d’une demande. Il ne fait pas la preuve que la demande sera acceptée ou refusée. Le Tribunal retient que la demande fut faite par une firme spécialisée. Le contenu de cette demande ne sera pas admis en preuve puisque la personne l’ayant rédigée pour la locatrice n’a pas été entendue à titre de témoin, soit monsieur Richard Brunet, urbaniste, et qu’il n’a pas pu être contre-interrogé sur le contenu de la demande qu’il a rédigée. Dans tous les cas, cette situation ne change rien à la présente décision.
[74] Le Tribunal retient qu’aucun expert n’a témoigné à ce propos pour déterminer si la locatrice remplissait les conditions permettant de construire en zone agricole en vertu de droits acquis.
[75] Troisièmement, la preuve présentée par 9211-4701 ne permet pas de conclure qu’elle a la capacité financière de réaliser le projet de construire cinq maisons. Son mandataire a témoigné sur les modes de financement qu’il privilégiait, mais n’a pas fourni de preuve qu’il possédait une marge de crédit ou des actifs permettant de financer la construction des maisons.
[76] Quatrièmement, le document produit estimant les coûts de construction des maisons est une simple feuille 8½ par 11 sans entête et sans détail. Aucune soumission des sous-traitants n’est jointe au document pour justifier le prix de construction allégué.
[77]
Le Tribunal conclut que la locatrice lui demande d’évincer onze locataires pour un projet qui n’a aucune confirmation de la légalité au niveau municipal et provincial.
[78] Le droit au maintien dans les lieux constitue la pierre angulaire du droit locatif au Québec. L’article 1936 du Code civil du Québec le prévoit expressément. Ledit article se lit comme suit :
« 1936. Tout locataire a un droit personnel au maintien dans les lieux ; il ne peut être évincé du logement loué que dans les cas prévus par la loi. »
[79] La preuve soumise est insuffisante pour convaincre le Tribunal, selon la balance des probabilités, que la locatrice a réellement l’intention de changer l’affectation du terrain et que la loi le permette.
[80] En conséquence, l’opposition du locataire est accueillie. Le locataire pourra continuer de vivre dans sa maison mobile sur le terrain loué de la locatrice.
POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :
[81] ACCUEILLE l’opposition du locataire Marc-Olivier Nadeau;
[82] INTERDIT l’éviction du locataire et de tout occupant du logement;
[83] CONDAMNE la locatrice à payer au locataire Marc-Olivier Nadeau les frais de la demande de 84 $ et les frais de notification de 9,75 $;
[84] REJETTE le surplus des demandes.
|
| ||
|
Michel Huot | ||
| |||
Présence(s) : | le locataire le mandataire de la locatrice Me Élisabeth Ouaknine, avocate de la locatrice | ||
Date de l’audience : | 25 avril 2023 | ||
Présence(s) : | le locataire le mandataire de la locatrice | ||
Dates des audiences : | 22 août 2023 21 novembre 2023 | ||
| |||
| |||
[1] Pièce P-1, Formulaire de consentement à la cession de bail pour habitations usinées.
[2] Dossiers no 674504, 674515, 674536, 674549, 674571, 675353, 675452, 675459, 677619 et 678283.
[3] RLRQ, chapitre T-15.01.
[4] Pièce P-2, preuve de notification. Il est à noter que l’avis d’éviction et la preuve de notification furent produits en liasse.
[5] Pièce P-2, avis d’éviction.
[6] Voir les décisions rendues le 16 décembre 2022 : Allaire c. 9428-6226 Québec inc.,
[7] Pièce P-1, certificats de localisation des terrains en liasse.
[8] Pièce P-4.
[9] Pièce P-5.
[10] Pièce P-3.
[11] Pièce P-7.
[12] Pièce P-8.
[13] Pièce P-9.
[14] Pièce P-10.
[15] Pièce P-11.
[16] Pièce P-12.
[17] Pièce P-13.
[18] Pièce P-13.
[20] Pièce P-6.
[21] Pièce P-9.
[22] NADEAU, André et DUCHARME, Léo, vol. 9, 1965, Montréal, Wilson et Lafleur ltée, pages 98 et 99.
[23] Tangco c. Dumenko,
[24] RLRQ, chapitre P-41.1
AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans
appel; la consultation
du plumitif s'avère une précaution utile.