Décision

Les décisions diffusées proviennent de tribunaux ou d'organismes indépendants de SOQUIJ et pourraient ne pas être accessibles aux personnes handicapées qui utilisent des technologies d'adaptation. Visitez la page Accessibilité pour en savoir plus.
Copier l'url dans le presse-papier
Le lien a été copié dans le presse-papier
Gabarit de jugement pour la cour d'appel

9302-9239 Québec inc. (Habitations Mozenco) c. Média QMI inc.

2018 QCCA 846

COUR D’APPEL

 

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

GREFFE DE

 

MONTRÉAL

N° :

500-09-027038-173

(500-17-097684-172)

 

DATE :

29 mai 2018

 

 

CORAM :

LES HONORABLES

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.

CLAUDINE ROY, J.C.A.

 

 

9302-9239 QUÉBEC INC, faisant affaires sous le nom HABITATIONS MOZENCO

APPELANTE - demanderesse

c.

 

MÉDIA QMI INC.

HUGO JONCAS

INTIMÉS - défendeurs

 

 

ARRÊT

 

 

[1]           L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 9 août 2017 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Kirkland Casgrain), qui a accueilli la requête en irrecevabilité des intimés fondée sur la prescription du recours et rejeté sa demande introductive d’instance en diffamation;

[2]           Pour les motifs de la juge Thibault, auxquels souscrivent les juges Gagnon et Roy, LA COUR :


 

 

[3]           REJETTE l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 

 

 

 

 

CLAUDE C. GAGNON, J.C.A.

 

 

 

 

 

CLAUDINE ROY, J.C.A.

 

Me Marc E. Barchichat

Marc Émile Barchichat, avocat

Pour l’appelante

 

Me Silviu Bursanescu

Pour les intimés

 

Date d’audience :

27 avril 2018



 

 

MOTIFS DE LA JUGE THIBAULT

 

 

[4]           L’appelante se pourvoit contre un jugement rendu le 9 août 2017 par la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Kirkland Casgrain), qui a accueilli la requête en irrecevabilité des intimés fondée sur la prescription du recours et rejeté sa demande introductive d’instance en diffamation[1].

[5]           Le pourvoi concerne le régime particulier de prescription prévu par la Loi sur la presse[2] (Loi). À l’article 2 de la Loi, le législateur prévoit que, à la suite de la publication d’un article, l’action en diffamation se prescrit par trois mois. L’article 9, alinéa a) crée une exception et étend ce délai à un an lorsque le journal accuse une personne d’avoir commis une offense criminelle.

1-    Les faits

[6]           L’appelante fait affaire sous la dénomination Habitations Mozenco. Elle exploite une entreprise de construction et de promotion d’immeubles à logements multiples. À cette fin, elle achète, en 2015, un terrain à Montréal pour y développer un projet d’immeuble en copropriété appelé Le Sherby.

[7]           L’intimée est propriétaire du quotidien Le Journal de Montréal (le Journal). L’intimé est journaliste et travaille pour le Journal. Le 2 juillet 2016, l’intimée publie l’article suivant écrit par l’intimé où il est question notamment du projet immobilier de l’appelante :

LE CLAN DESJARDINS ACTIF DANS LES CONDOS

La fille et le gendre du caïd écoulent les unités d’un projet qu’a lancé sa compagnie en 2012

Condos neufs, bien situés sur Sherbrooke, dans Tétreaultville. À partir de 166 420 $ pour un 3 1/2. Le concepteur du projet, en prison pour meurtre, est un aspirant parrain de la mafia, et sa fille écoule les unités.

BUREAU D’ENQUÊTE

Hugo Joncas

Le promoteur du Sherby assure qu’il n’a rien à voir avec Raynald Desjardins, mais le projet doit être construit sur un terrain racheté l’an dernier à une compagnie à numéro liée au caïd.

En 2013, Desjardins fut même officiellement président de 7 820 330 Canada inc., l’entreprise qui a vendu le terrain. Il remplaçait son partenaire Gaétan Gosselin, mort assassiné.

Selon les documents officiels, la compagnie est aujourd’hui dirigée par Vicky Roy. Son adresse est l’ancienne résidence de Desjardins, rue Bellevue à Laval. La maison appartient aujourd’hui à Vanessa Desjardins, la fille du pégriot.

Le promoteur qui a racheté leur terrain, Habitations Mozenco, a négocié un solde de prix de vente et a toujours une dette de 765 000 $. Il doit rembourser la somme dès que 18 condos auront été vendus.

Quand ce sera fait, la vente du terrain aura permis au clan Desjardins de réaliser un profit brut de 615 000 $ entre 2011 et 2015.

Fidèle aux plans du caïd

La Ville de Montréal a approuvé les plans du Sherby dès 2012, alors que la compagnie de Desjardins était toujours propriétaire des lots.

L’entreprise a cependant mis le terrain en vente en 2015. L’équipe de courtiers, à l’agence Remax Alliance, incluait Vanessa Desjardins.

Aujourd’hui, elle s’apprête à passer à la caisse une fois de plus en touchant des commissions sur les condos du Sherby.

« Le contrat de vente du terrain prévoit que l’équipe de mise en marché des condos doit être moi et Vanessa Desjardins », dit Luc Thibodeau, de Remax Alliance, rencontré au bureau de vente du projet.

Le mari de Vanessa Desjardins, Boubker Chergui, courtier à la même agence, met aussi la main à la pâte. Il a travaillé par le passé pour un projet du Groupe Samara, une autre compagnie de Desjardins.

«Moi, je n’ai pas cette information-là, que ça appartenait à mon beau-père», a dit Chergui quand notre Bureau d’enquête l’a contacté.

Vanessa Desjardins n’a pas voulu commenter. «De toute façon, tout est public», a-t-elle dit au téléphone.

Notre Bureau d’enquête a rencontré le président de Mozenco, promoteur actuel du Sherby, au bureau de vente. Il assure qu’il ignorait que le vendeur était lié à Desjardins.

« Rien à voir avec la mafia »

«Moi j’ai acheté ça d’une compagnie à numéro, dit Jacques Lusignan. Que ça vienne de Pierre, Jean, Jacques, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse?»

Son projet «n’a rien à voir avec la mafia», ajoute-t-il. «J’ai pas eu de cadeau ici, là! J’ai payé le total du prix listé.»

L’homme d’affaires assure qu’il ignorait que les courtiers qui écoulent ses unités étaient en fait la fille et le gendre de Desjardins.

- Avec la collaboration de Philippe Langlois

[8]           Cet article est accompagné de deux photos, d’une illustration du projet d’immeuble et de deux encadrés reproduits ci-dessous. La première photo est celle de Raynald Desjardins avec la mention « Caïd ». La seconde photo contient les fiches de l’agence immobilière Remax de la fille de Desjardins et de son conjoint avec la mention « Les fiches de courtiers de Vanessa Desjardins et son mari Boubker Chergui à l’agence Remax Alliance ». Finalement, on peut y voir l’illustration d’une maquette du projet Le Sherby avec la mention « En 2012, la compagnie du clan Desjardins a présenté à la Ville de Montréal une maquette identique à celle du Sherby ».

[9]           Le premier encadré traite du passé criminel de Raynald Desjardins. Il porte le titre suivant en lettres majuscules et en caractères gras : « SES MAISONS EN CAUTION POUR FAIRE LIBÉRER SON PÈRE » et comprend le texte suivant :

Lors de l’enquête pour remise en liberté de son père en 2013, Vanessa Desjardins s’était engagée à déposer plus d’un million de dollars en caution. Si elle pouvait se le permettre, c’est que Raynald Desjardins lui avait transféré deux maisons à Montréal et LavaI. Son père a finalement plaidé coupable à une accusation de complot pour le meurtre du caïd rival Salvatore Montagna. Quand Vanessa Desjardins s’est mariée avec l’autre courtier du Sherby, Boubker Chergui, plusieurs membres du crime organisé étaient présents à la noce. Parmi eux, le narcotrafiquant Miguel Torres et quatre coaccusés de son père, qui ont eux aussi plaidé coupables de complot pour meurtre. - Avec Éric Thibault.

[10]        Le deuxième encadré présente une chronologie portant le titre « Du clan Desjardins à Mozenco » :

2011 : La compagnie 7820330 Canada inc. achète le terrain situé au 9050, Sherbrooke Est. Elle est alors présidée par l’associé de Raynald Desjardins, Gaétan Gosselin.

2012 : La compagnie fait approuver les plans de son projet par la Ville de Montréal.

2013 : Gosselin est assassiné. Desjardins s’inscrit brièvement comme président de l’entreprise, avant de passer le relais à Vicky Roy.

Mars 2015 : 7820330 donne une garantie de 395 062,50 $ à 9190-3963 Québec inc., détenue par Desjardins.

Septembre 2015 : 7820330 vend le terrain aux Habitations Mozenco. Le contrat prévoit la vente des condos par la fille de Desjardins.

[11]        Le 3 juillet 2016, soit le lendemain de sa publication, le représentant de l’appelante Jacques Lusignan prend connaissance de l’article.

[12]        Le 13 octobre 2016, 102 jours après la publication de l’article, l’appelante transmet une mise en demeure aux intimés. Le document fait également office d’avis préalable en vertu de l’article 3 de la Loi. L’appelante exige le retrait de l’article du site Internet du Journal et la publication d’une rétractation tant sur le site Internet que dans la version imprimée du Journal, et ce, dans un délai de trois jours. Elle réclame aussi 800 000 $ à titre de dommages-intérêts pour atteinte à sa réputation et pour compenser les pertes financières subies.

[13]        Le 10 novembre 2016, l’avocat du Journal répond que l’article a fait l’objet de vérifications usuelles, qu’il a été publié conformément aux règles de l’art, et que, par conséquent, aucune suite ne sera donnée à la mise en demeure.

[14]        Le 24 février 2017, 226 jours depuis la prise de connaissance de l’article, l’appelante dépose sa demande introductive d’instance en dommages et intérêts pour diffamation au greffe de la Cour supérieure. Elle allègue que, à la suite de la publication de l’article, huit personnes ont résilié leur promesse d’achat de copropriété dans le projet immobilier visé. Elle ajoute que, dans les mois qui ont suivi, aucune vente n’a été réalisée. L’article serait responsable de la perception négative du projet dans le public. Elle a donc dû se résoudre à abandonner le projet ainsi que ses autres activités portant le nom d’Habitations Mozenco.

[15]         Elle réclame des intimés 508 256,52 $ en dommages-intérêts pour compenser les pertes pécuniaires subies en raison des fausses accusations - collaboration avec le clan criminel Desjardins et recyclage d’argent de la criminalité - contenues dans l’article du Journal. Elle réclame également 25 000 $ à chacun d’eux à titre de dommages moraux pour atteinte à sa réputation en plus de requérir le retrait de l’article du site Internet du Journal et la publication d’une rétractation complète.

[16]        Le 31 juillet 2017, les intimés déposent un avis de dénonciation d’un moyen de non-recevabilité pour absence de fondement juridique. Ils invoquent que l’action de l’appelante est prescrite parce qu’elle n’a pas été intentée dans les trois mois de la publication de l’article, suivant l’article 2 de la Loi[3].

[17]        Le 9 août 2017, les parties plaident le moyen de non-recevabilité. Séance tenante, le juge de première instance accueille la requête des intimés et rejette la demande introductive d’instance de l’appelante.

2-    Le jugement de première instance

[18]        Le jugement consigné au procès-verbal d’audience du 9 août 2017 est laconique:

La requête en irrecevabilité est accueillie parce que prescrite en vertu de l’article 2 de la Loi sur la presse et incidemment, l’article 9 plaidé par la partie demanderesse ne s’applique pas puisqu’il n’y a aucune accusation d’offense criminelle. Du reste, à la lecture de l’article de journal, le Tribunal ne voit pas qu’il y a diffamation à l’endroit de la demanderesse.

AVEC LES FRAIS DE JUSTICE.

3-    Les moyens d’appel

[19]        Dans son mémoire, l’appelante pose cinq questions, mais, en définitive, l’appel exige l’examen d’une seule : le juge de première instance a-t-il commis une erreur en concluant à la prescription de l’action de l’appelante?

[20]        Selon l’appelante, l’article du Journal sous-entend qu’elle entretient une relation d’affaires avec la famille Desjardins, une organisation criminelle liée à la mafia. L’article insinue qu’elle est impliquée dans le recyclage de produits de la criminalité. Les lecteurs du Journal peuvent conclure que son projet Le Sherby sert à blanchir de l’argent au profit de la famille Desjardins. Les intimés l’accusent donc d’une offense criminelle, une situation qui donne lieu à un délai de prescription plus étendu tel que prévu à l’article 9 de la Loi.

4-    L’analyse

[21]        Le journaliste est soumis à un régime de responsabilité semblable à celui des autres professionnels. Il doit respecter les standards de la profession et tenter, dans la mesure du possible, de publier une information complète, exacte, après avoir fait une enquête sérieuse[4].

[22]        La première loi sur la presse est entrée en vigueur le 4 avril 1929. Intitulée Loi de la Presse[5], elle a subi peu de transformations malgré ses quelques modifications et refontes faites au fil des ans[6]. Sauf un changement de numérotation, l’article 2 de la présente Loi sur la presse[7] relatif à la prescription est identique à l’article 3 d’origine, tandis que l’exception de l’article 9 n’a jamais changé depuis son adoption en 1929.

[23]        La lecture des débats[8] de l’Assemblée législative du Québec[9] indique que le projet de loi (alors « bill 23 ») a été présenté par le premier ministre Louis-Alexandre Taschereau à la suite de pressions exercées par les journalistes. Ceux-ci s’estimaient peu protégés par la législation en vigueur à l’époque. L’objectif de la loi était de protéger la liberté de presse sans diminuer la protection de la réputation des citoyens. Il s’agissait donc de balancer la liberté d’expression et d’opinion avec le droit au respect de la réputation d’une personne. Selon l’auteure Céline Gervais « le but de la loi n’était pas tant de protéger l’individu que le journal »[10]. Je note que, après quelques hésitations dans la jurisprudence, la Cour a décidé que les journalistes bénéficient de la protection que la Loi accorde au journal[11].

[24]        La Loi actuellement en vigueur comporte 13 articles. Le mot « journal » utilisé dans la Loi est défini (art. 1). L’action en diffamation intentée contre un journal se prescrit par trois mois (art. 2). L’action en diffamation est précédée d’un avis au journal pour permettre à ce dernier de rectifier ou de rétracter l’article visé (art. 3) de la manière et à l’endroit prévus par la Loi (art. 4, 5 et 6). Un droit de réponse est offert à la partie lésée (art. 7). En cas de rétractation complète le jour ou le lendemain de la réception de l’avis, et si le journal justifie de sa bonne foi, les dommages sont limités à ceux réellement subis (art. 4). En cas de rétractation et d’usage du droit de réponse, il n’y a plus lieu à poursuite (art. 8). Le journal ne peut se prévaloir de la Loi si l’article (a) contient une accusation d’offense criminelle; (b) concerne un candidat à une élection parlementaire ou municipale, et ce, dans le délai prévu à la disposition; et (c) si les formalités prévues par la Loi sur les journaux et autres publications[12] n’ont pas été observées (art. 9 et 12). La publication de certains rapports, avis, etc. énumérés à l’article 10 de la Loi est privilégiée. Au cours d’une instance en diffamation, le juge peut ordonner un cautionnement (art. 11). Le jugement qui porte condamnation doit être publié sur l’ordre du tribunal qui l’a prononcé (art.13).

[25]        Pour éviter que la presse soit soumise entièrement au régime de droit commun[13], la Loi instaure, comme je viens de l’énoncer,  un mécanisme général permettant d’obtenir, avant une poursuite, une sorte de réparation par équivalent par la publication d’une rétractation par le journal. De plus, le délai de prescription d’un an en matière de diffamation est réduit au court délai de prescription de trois mois prévu par l’article 2 de la Loi. Selon les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore, l’exception de l’article 9, alinéa a) de la Loi, prévue par le législateur en cas d’accusation d’offense criminelle, s’explique par la gravité particulière de l’atteinte à la réputation de la partie qui se croit lésée[14]. Cette exception se justifie également par le fait que le tort causé à cette partie risque d’être considérable et la réparation offerte par le régime spécial de la Loi sur la presse inadéquate[15].

[26]         L’article 2 de la Loi sur la presse prévoit un délai de prescription de trois mois pour intenter une action lorsqu’une personne « qui se croit lésée par un article publié dans un journal » veut réclamer des dommages-intérêts :

2. Toute personne qui se croit lésée par un article publié dans un journal et veut réclamer des dommages-intérêts, doit intenter son action dans les trois mois qui suivent la publication de cet article, ou dans les trois mois qu’elle a eu connaissance de cette publication, pourvu, dans ce dernier cas, que l’action soit intentée dans le délai d’un an du jour de la publication de l’article incriminé.

2. Every person who deems himself injured by an article published in a newspaper and who wishes to claim damages must institute his action within the three months following the publication of such article, or within three months after his having had knowledge of such publication, provided, in the latter case, that the action be instituted within one year from the publication of the article complained of.

 

[27]        Plus précisément, l’action en diffamation doit être intentée (1) dans les trois mois de la publication de l’article ou (2) dans les trois mois de la connaissance de la publication à condition qu’elle le soit dans l’année suivant la publication litigieuse.

[28]        L’article 9, alinéa a) de la Loi prévoit cependant une exception et allonge le délai de prescription à un an si le journal accuse une personne d’une offense criminelle :

9. Le journal ne peut pas se prévaloir des dispositions de la présente loi dans les cas suivants:

a) si la partie qui se croit lésée est accusée par le journal d’une offense criminelle; […]

9. No newspaper may avail itself of the provisions of this Act in the following cases:

(a) when the party who deems himself injured is accused by the newspaper of a criminal offence; […]

 

[29]        Lorsque les conditions de l’article 9, alinéa a) de la Loi sont satisfaites, le délai de prescription général d’un an en matière de diffamation s’applique (art. 2929 C.c.Q.)[16]. La jurisprudence reconnaît que l’accusation d’offense criminelle au sens de l’article 9 de la Loi peut être directe ou indirecte[17].

[30]        L’appelante rappelle que, au stade de la présentation d’un moyen d’irrecevabilité, les faits allégués dans l’action doivent être tenus pour avérés[18]. Or, fait-elle valoir, selon les allégations de sa demande introductive d’instance, l’article du Journal insinue qu’elle est impliquée dans le recyclage de produits de la criminalité avec la famille Desjardins et que son projet domiciliaire sert à blanchir de l’argent au profit de cette organisation criminelle apparentée à la mafia.

[31]        L’appelante a raison sur un point. Le juge doit tenir les faits allégués pour avérés. Il faut cependant ajouter qu’il n’est pas lié par la manière dont une partie qualifie les faits[19]. Le juge doit, de plus, considérer les pièces déposées au soutien de la demande introductive d’instance[20]. En conséquence, même si l’appelante soutient que l’article du Journal contient des insinuations graves d’offense criminelle à son endroit, le juge bénéficie de l’article - une pièce déposée au soutien de la demande - pour voir ce qu’il en est et prendre sa décision.

[32]        Que dit l’article en question? L’appelante est-elle accusée d’avoir commis une offense criminelle?

[33]         À l’audience, l’avocat de l’appelante a plaidé que le lecteur peut, à la lecture des titres de l’article et des encadrés ainsi qu’à l’examen des photographies de Raynald Desjardins et de la maquette du projet, déduire que l’appelante est impliquée dans les affaires de ce criminel, et même qu’elle en est le « bras droit ».

[34]        Les titres et les photographies qui accompagnent un article de journal en font partie[21]. Un journal doit donc être prudent lorsqu’il choisit les titres qui coiffent un article ou un encadré et lorsqu’il illustre ses propos avec des photographies.

[35]        Les titres de l’article et des encadrés examinés de concert avec les photographies ne permettent pas de faire le rapprochement suggéré par l’appelante et, encore moins, d’y déceler une accusation d’offense criminelle à son endroit. D’ailleurs, même si l’on pouvait déduire que l’appelante est associée en affaire avec un criminel, ce qui n’est pas le cas ici, il ne s’agirait pas d’une accusation d’offense criminelle[22].

[36]        Un exercice plus global, soit la lecture de l’article au complet, incluant ses titres et l’examen des photographies, nous apprend que :

(1)   le projet Le Sherby était, à l’origine, un projet immobilier de la société commerciale 7820330 Canada inc., dont Raynald Desjardins, un criminel notoire, était le président;

(2)   cette société commerciale numérique était propriétaire du terrain sur lequel le projet domiciliaire devait être réalisé; Desjardins avait fait approuver le projet par la Ville de Montréal :

(3)   cette société commerciale numérique a vendu le terrain à l’appelante en 2015 et il subsiste un solde de prix de vente de 765 000 $ payable dès que 18 condominiums auront été vendus;

(4)   le contrat de vente prévoit que l’équipe de mise en marché des condominiums est constituée de deux courtiers de l’agence immobilière impliquée, soit Luc Thibodeau et Vanessa Desjardins;

(5)   le conjoint de Vanessa Desjardins participe également à la vente des condominiums avec les deux courtiers;

(6)   l’intimé conclut que, au terme du remboursement du prix de vente, la société commerciale numérique dont  Desjardins était le président aura fait un profit de 615 000 $ et que Vanessa Desjardins aura touché une commission sur les ventes des condominiums.

[37]        L’article ne rapporte rien de plus au sujet de l’appelante, sauf les propos de son représentant, Jacques Lusignan. Celui-ci assure : (1) n’avoir rien à voir avec Raynald Desjardins et la mafia; (2) avoir acheté le terrain d’une « compagnie à numéro »; (3) ne pas avoir eu de traitement de faveur et avoir payé le prix de vente convenu; et (4) ignorer que les courtiers immobiliers prévus par le contrat de vente étaient la fille et le gendre de Desjardins.

[38]        À mon avis, l’article visé ne contient aucune accusation d’offense criminelle contre l’appelante, ni directe ni indirecte[23]. Contrairement à ce qu’affirme cette dernière, le lecteur ne peut déduire qu’elle se livre à du blanchiment d’argent au profit du clan Desjardins ni à du recyclage des produits de la criminalité. Le lecteur retient plutôt que la famille Desjardins fera des profits à la suite de la vente des condominiums du Sherby. Or, l’achat du terrain d’une société commerciale dirigée par un criminel n’a rien d’une offense criminelle; la réalisation d’un profit par cette société commerciale à cette occasion n’a rien d’une offense criminelle; il en est de même du paiement de commissions à la fille et au gendre d’un criminel lors de la vente des condominiums.  

[39]        L’article peut certes faire germer dans l’esprit du lecteur l’idée que le clan Desjardins tirera des bénéfices de la vente du terrain et des condominiums, mais pas que l’appelante, par son projet immobilier, est à la solde de cette famille ni qu’elle a commis une offense criminelle. Il est aussi possible que le lecteur cherche à éviter d’enrichir un individu apparenté au crime organisé ou les membres de sa famille. Dans ce contexte, on peut comprendre qu’il ne soit pas tenté d’acheter un condominium dans ce projet et que cette situation soit susceptible d’entraîner des conséquences financières pour l’appelante.

[40]        Le fardeau de prouver que l’article 9 de la Loi trouve application, soit que l’article du Journal contient une accusation d’offense criminelle, repose sur l’appelante[24]. Celle-ci n’a pas réussi à s’en décharger.

[41]        Par conséquent, la prescription de trois mois énoncée à l’article 2 de la Loi s’applique. L’action de l’appelante, intentée plus de trois mois après la connaissance de l’article, est prescrite. Le juge n’a donc pas commis d’erreur en accueillant le moyen d’irrecevabilité des intimés et en rejetant le recours en diffamation de l’appelante.

[42]        Pour ces motifs, je propose de rejeter l’appel, avec les frais de justice.

 

 

 

FRANCE THIBAULT, J.C.A.

 



[1]     9302-9239 Québec inc. c. Média QMI inc., C.S. Montréal, no 500-17-097684-172, 9 août 2017, Casgrain, j.c.s.,[Jugement dont appel].

[2]     Loi sur la presse, RLRQ, c. P-19.

[3]     Les intimés demandaient aussi que le recours de l’appelante contre Québecor Média inc. - alors également défenderesse avec Média QMI inc. et Hugo Joncas - soit rejeté pour cause d’absence de lien de droit entre celle-ci et l’appelante. En l’absence de contestation, le juge accueille ce moyen d’irrecevabilité et la défenderesse Québecor Média est retirée du dossier. Cet aspect n’est pas en litige dans le présent pourvoi.

 [4]     Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53, paragr. 56-62; Prud'homme c. Prud'homme, 2002 CSC 85; Société Radio-Canada c. Radio Sept-Îles Inc., [1994] R.J.Q. 1811 (C.A.)

[5]     Loi de la Presse, S.Q. 1929, c. 72.

[6]     Loi de la Presse de la province de Québec, S.R.Q. 1941, c. 337; Loi de la presse, S.R.Q. 1964, c. 48; Loi sur la presse, RLRQ, c. P-19.

[7]     Ibid.

[8]     Assemblée législative, Débats de l’Assemblée législative, 17e lég., 2e sess., 21 mars 1929, p. 758-764.

[9]     Tel que se nommait à l’époque l’actuelle Assemblée nationale.

[10]    Céline Gervais, La prescription, Cowansville, Yvon Blais, 2009, p. 93.

[11]    Hebdos Transcontinental Rive-Nord c. Légaré, [1999] R.J.Q. 1029 (C.A.).

[12]    Loi sur les journaux et autres publications, RLRQ, c. J-1.

[13]    Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore, La responsabilité civile, vol. 1 « Principes généraux », 8e éd., Cowansville, Yvon Blais, 2014, no 314, p. 311.

[14]    Id., no 315, p. 313.

[15]    Jean-Louis Baudouin, « La responsabilité des dommages causés par les moyens d’information de masse », (1971) 8 R.J.T. 201, p. 204.

[16]    Toupin c. La Presse, 2017 QCCS 538, paragr. 54, s’appuyant sur Sébille c. Photo Police, 2003 CanLII 16057 (C.S.). Voir également Paquette c. Éditions du Boisé inc., [1997] R.R.A. 553 (C.S.).

[17]    Fabien c. Dimanche-Matin Ltée, [1979] C.S. 928; Bouchard c. Communications Quebecor inc., [2002] R.R.A. 1019 (C.S.); C.H.A. Claudex inc. c. 3834310 Canada inc., 2003 CanLII 40944 (C.S.); Siciliano c. Presse ltée (La), 2015 QCCS 4775.

[18]    Bohémier c. Barreau du Québec, 2012 QCCA 308, paragr. 17.

[19]    Ibid.

[20]    Ibid.

[21]    Paiement c. Presse Ltée (La), J.E. 85-1076, AZ-85021462 (C.S.).

[22]   Giammarella c. Joncas, 2017 QCCS 749.

[23]    Pour un exemple d’accusation d’offense criminelle indirecte, voir Bouchard c. Communications Quebecor inc., supra, note 17.

[24]    Siciliano c. Presse ltée (La), supra, note 17, paragr. 20.

AVIS :
Le lecteur doit s'assurer que les décisions consultées sont finales et sans appel; la consultation du plumitif s'avère une précaution utile.